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mardi, 12 février 2019

J'AI LU SÉROTONINE 1

1 - La toile de fond.

J’ai donc lu Sérotonine de Michel Houellebecq. Je me garderai de faire l’éloge de l’auteur et de son roman. Je me garderai aussi de raconter l’histoire qu’on y trouve, au demeurant assez mince, où le scénario ressemble assez à l’idée qu’on se fait d'une « marche au supplice », mais dans un état proche de l'hébétude (je crois que c'est dans Ennemis publics (2008) qu'on trouve ce mot sous la plume de l'auteur pour qualifier sa propre attitude). Aujourd'hui, je me contenterai de dire, aussi directement que possible, les réflexions que m’inspire la lecture de ce livre.

Ce n’est pas forcément facile. D’abord la question du style. Bien des « gens autorisés » lui reprochent sa platitude, sans se rendre compte que cette platitude correspond en tout point au projet littéraire : un style volontairement décharné au milieu et famélique sur les bords, sans belles phrases, sans substance charnue, l’image exacte du « moi » de Florent-Claude Labrouste, le protagoniste. De toute façon, Houellebecq a répondu par avance à toute critique de son style dans sa Lettre à Lakis Proguidis (1997) : « Pour tenir le coup, je me suis souvent répété cette phrase de Schopenhauer : "La première – et pratiquement la seule – condition d’un bon style, c’est d’avoir quelque chose à dire." ». « Quelque chose à dire » ! Pour ça, on peut lui faire confiance.

Ce projet, quel est-il ? Je ne suis pas dans la tête de celui qui l’a conçu et réalisé, mais il ne me semble pas absurde de le formuler ainsi : « Description méticuleuse de la loque intérieure que la civilisation occidentale, matérialiste et consommationniste, a faite de l’individu ». Une loque intérieure, le sac vide de la peau de Saint Barthélémy, qui fut écorché, comme on sait. Voilà l'individu occidental tel que Houellebecq nous le montre, à travers le personnage de Florent-Claude Labrouste.

MICHEL ANGE ST BARTH.jpg

Visible sur le mur du fond de la Sixtine.

Je n’ai pas réussi à retrouver dans quel texte Houellebecq émet explicitement cette idée de l'inanité infligée par la civilisation technique à l'individu moderne, mais il me semble bien que. Peut-être pas. Quoi qu'il en soit, à la lecture de Sérotonine, j’ai retrouvé l’impression produite par Extension du domaine de la lutte, où le personnage, éprouvant la liquéfaction de ses raisons de vivre, fait face à ce vide.

Comment s’y est prise notre civilisation pour aboutir à ce paysage intérieur dévasté ? C’est la question cruciale que posent les romans de Houellebecq en général, et celui-ci en particulier.

J’essaie de comprendre depuis longtemps comment cette civilisation, qui a façonné le monde d'aujourd'hui de façon ineffaçable (non, pas de jugement de valeur : un fait), a pu aboutir à cette façon de désastre humain. C'est sûr, notre romancier est loin d’être le premier ni le seul à faire ce constat. Mais il est certainement le seul à donner à celui-ci une forme littéraire aussi achevée, aussi pertinente.

Oui, comment en est-on arrivé là ? A cette question, du point de vue qui est le mien au fond de mon terrier, je réponds qu’il y a d’abord la production des objets, renforcée plus tard par leur promotion, au moyen de la publicité, cette arme de décervelage massif : la marchandise s’est imposée en tant que « bien » dans nos représentations du monde, disant au « moi » de l'individu : "Ôte-toi de là que j'm'y mette". Houellebecq le dit : « ... la publicité vise à vaporiser le sujet pour le transformer en fantôme obéissant du devenir » (Approches du désarroi, 1992). Comment fonctionne l'image publicitaire ? C'est tout simple : en conduisant l'énergie du désir vers un objet marchand. Le désir humain réduit à la marchandise. De ce point de vue, tout ce qui est humain est transformé en marchandise.  

De « moyen » qu’elle était, la marchandise, élevée à la dignité de « fin » par la publicité, a acquis, grâce à celle-ci, une aura, un surcroît de dignité, une intensité d'« être » supplémentaire, quoique fantomatique. Elle a progressivement gagné du terrain dans nos imaginaires, occupant de plus en plus de place dans nos désirs, les dirigeant toujours davantage vers le monde des objets et se substituant à d’autres désirs, qui venaient auparavant de l’intérieur. La publicité est même devenue un objet d’étude à part entière, jusqu’au sein de l’université, c’est vous dire que la moisissure a gagné le centre du cerveau. 

Et puis sont arrivés les moyens de communication de masse. Après le téléphone, première intrusion du monde extérieur dans l'univers domestique et première « connexion », il y eut d’abord la radio, dont l’écoute, dans le premier 20ème siècle, nous est presque présentée comme religieuse, la famille réunie communiant autour du « poste ».

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C’est précisément contre l’irruption de la radio dans le cercle familial que s’insurge violemment le philosophe Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme, au motif qu’elle capte toute l’énergie d’attention que son absence permettait de consacrer à ses proches. Elle capte l’oreille de l’auditeur, c’est-à-dire qu’elle le rend captif et le détourne de sa propre existence. Le chant des sirènes, quoi.

La radio est, selon Anders, un intrus, un parasite, une interférence qui s’interpose indûment comme un écran entre les personnes qui vivent sous le même toit, induisant une forme de relâchement dans leurs relations. Il n’a pas complètement tort, même si l’appareil en question s’est fondu dans le paysage avec le temps, au point que tout le monde vit avec et que son absence paraît presque inconvenante.

Quant à la télévision, c'est pire, car si l’effet de la radio n’est pas niable, mais somme toute limité, l’évidence est encore plus éclatante s’agissant du petit écran, et son effet encore plus dévastateur : la fascination produite sur les gens présents dans la pièce est telle que les regards sont irrésistiblement attirés par l’image animée, et plus personne ne s’adresse à son voisin. Bon, c’est vrai, je me rappelle des soirées chez M. Bachelard, à Tence, quand la télé était encore rare (et en NB) : l’ambiance était souvent déchaînée lors des premiers Interville (Guy Lux, Léon Zitrone, Simone Garnier).

Même chose pour le Tournoi des 5 nations regardé en famille et commenté par Roger Couderc (« Allez les petits ! ») ou, en 1990, au camping de Mamaia, sur la Mer Noire, où cinquante personnes et plus se rassemblaient le soir venu devant la lucarne allumée. Cela ne change rien au diagnostic : la télé impose son ordre aux individus, comme la flamme attire les phalènes, faisant de chaque téléspectateur une solitude à côté des autres solitudes. La télé emporte dans son nulle part, morceau par morceau, la vie intérieure de l'individu, pour la remplacer par une foule innombrable de fantômes. L'individu moderne est habité par des fantômes qui, dans le miroir, ont tellement pris son aspect qu'il les prend pour lui-même.

Le stade provisoirement ultime de ce processus de dépossession de soi par les moyens de communication de masse est évidemment atteint par le déferlement récent du smartphone sur le pauvre monde. Chacun emporte avec lui, dans tous ses mouvements, sa radio, sa télé, son téléphone, sa machine à écrire. Et sous ce volume restreint et maniable, il emporte tout son « moi », qu'il a « externalisé » (essayez de l'en priver, pour voir !). Et beaucoup d’utilisateurs tiennent ce « moi » à la main en toute circonstance, prêts à répondre dans l’instant au moindre stimulus. Le plus renversant dans l'affaire, c'est l'ahurissant degré de consentement des individus à la chose, au motif diabolique que « ça peut rendre bien des services ». L'innovation technologique, c'est Ève tendant la pomme à Adam. C'est Faust tenté par Méphisto. 

Par-dessus tout ça, la faculté de se connecter avec la planète entière dès qu’on le veut : grâce à cet outil, l’individu ressemble à l’araignée qui, au centre de sa toile, semble exercer un pouvoir absolu sur son entourage immédiat (fût-il au bout du monde), sauf que si ça lui donne l’impression de vivre intensément l’instant présent (ne rien manquer de ce qui se dit, se sait, se raconte, ...), il n’a jamais été aussi réellement seul.

Pas de plus flagrante image de solitude que celle de passagers du bus ou du métro concentrés sur ce qui se passe sur leurs écrans personnels : l’individu est réduit à lui seul, et les autres, bien concrets dans leur chair et leurs os, bien palpitants de vie, ont disparu. Le smartphone a réinventé l’onanisme social, cette "délectation morose". Comment une quelconque société digne de ce nom pourrait-elle survivre en tant que société dans ce contexte ? Un jour viendra peut-être (on peut rêver) où les individus se rendront compte que, loin d'être des araignées au centre de leur toile, ils sont la mouche qui vient se prendre dans les filets tissés par d'autres gourmands arthropodes.

Ainsi, étape après étape, la civilisation technique a trouvé des moyens de plus en plus sophistiqués de s'introduire dans la conscience, dans la mémoire, dans les affects, dans les goûts, dans les choix des individus, pour remplacer ce qui tenait autrefois à leur "personnalité propre" par une personnalité d'emprunt, largement virtuelle, largement fabriquée par une instance extérieure, et beaucoup plus docile aux exigences du système. Et avec le siphonnage des données personnelles par facebook et consort, le système n'a pas fini de vider l'individu de son « moi ». Houellebecq le dit (Approches du désarroi) : « Les techniques d'apprentissage du changement popularisées par les ateliers "New Age" se donnent pour objectif de créer des individus indéfiniment mutables, débarrassés de toute rigidité intellectuelle ou émotionnelle ». Les gens ne savent plus où se trouve leur désir : ils ont perdu la source d'eux-mêmes.

C’est cette invasion progressive du moi par des sollicitations extérieures, dotées de toutes les apparences de la proximité, de la vie et de la familiarité, qui fait dire à Georges Bernanos (je crois bien que c’est dans La France contre les robots, 1944) que la civilisation technique est « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » : dépossédé de lui-même, l’individu ne s’appartient plus, il appartient corps et âme à toutes les réquisitions qui ne cessent de le convoquer hors de lui, en provenance du monde extérieur (fil twitter, facebook, telegram, instagram, amstramgram, …). Il ne peut plus être dans l’action : il est paralysé dans la réaction à ce qui vient du dehors.

Le moi individuel s’en trouve fragmenté en autant de petits bouts que de sollicitations reçues. Car le pire, c’est que ces petits bouts, en s’accumulant, ont fini par former une foule fantomatique qui s’agite à l’intérieur et qui, en le remplissant d’artefacts, lui a refaçonné un « moi » presque complet (et constamment renouvelé par un flux permanent, parfois obsessionnel), un « moi » exogène sur lequel l’individu a de moins en moins de prise (et je ne parle pas de la relation au temps : il peut oublier son texto d'il y a dix minutes, seul le « réseau » n’oubliera rien de ce qu’il y a laissé). Dans ces conditions, peut-on encore parler de volonté ? De libre-arbitre ? Dans l’expression du « désir », impossible de savoir quelle est la part du « moi » authentique et la part de propagande ingurgitée. C'est peut-être pour ça que Michel Houellebecq se méfie du désir : « Si l'on considère que le désir est mauvais, ce qui est mon cas ... » (Entretien avec Christian Authier, 2002).

C’est si vrai que la crise des gilets jaunes a mis en lumière l’illusion de susciter une relation humaine au moyen de « l’ouverture » électronique sur le monde : combien de fois n’a-t-on pas entendu parler, au cours des reportages sur les ronds-points, d’une forme neuve de « socialisation », certains allant même jusqu’à déclarer qu’ils avaient trouvé une espèce de « famille » ? Preuve que la vraie socialisation passe par la relation interpersonnelle directe. Un « réseau », ça vous bombarde de propagandes diverses ou d’éructations haineuses : c’est bon pour fixer des rendez-vous, pas pour se faire d’improbables « amis ».

Alors Houellebecq, dans tout ça ? Eh bien selon moi, avec Sérotonine, on est en plein dans ce paysage, perdu au milieu de nulle part, seul. La plus forte impression d’ensemble qui se dégage du livre est vraiment le sentiment d’une solitude irréparable et définitive, une solitude dense, massive et compacte, qui s’épaissit à mesure que le moi du personnage se met à flotter et à se diluer dans l’air, de plus en plus évanescent. Je connais peu d'écrivains capables de traduire en littérature avec une telle justesse le sort commun fait par le monde réel à l'individu ordinaire. Il faut beaucoup de compassion envers l'espèce humaine pour donner une forme littéraire aussi accomplie au désespoir. Je peux me tromper, mais je persiste à penser que Michel Houellebecq appartient à cette espèce d'hommes qui ont nourri un espoir infini dans l'avenir de l'humanité, et qui se sont cassé le nez sur la réalité. Peut-être son ambition est-elle de traduire en littérature l'absolu de la DÉCEPTION.

Tel est, selon moi, le paysage humain qui sert de territoire aux personnages de Michel Houellebecq, et en l’occurrence à Florent-Claude Labrouste. 

Tout ça pour dire à quel point Sérotonine parle du monde tel qu'il est, et à quel point il entre en résonance avec l'idée que je m'en fais.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : Prochainement, quelque chose de plus consistant sur le livre lui-même.

lundi, 21 janvier 2019

HOUELLEBECQ

HOUELLEBECQ POÈTE

Pour illustrer la « platitude » que bien des gens reprochent au style de l'écrivain, je me penche aujourd'hui sur son écriture poétique qui fut son premier moyen d'expression littéraire. S'il y a "platitude", elle est réfléchie, voulue, intentionnelle, et plutôt deux fois qu'une. C'est une "platitude" clairement théorisée par Michel Houellebecq. Mais commençons par le poème censé expliquer le titre "La possibilité d'une île". 

 

« Ma vie, ma vie, ma très ancienne

Mon premier vœu mal refermé

Mon premier amour infirmé,

Il a fallu que tu reviennes.

 

Il a fallu que je connaisse

Ce que la vie a de meilleur,

Quand deux corps jouent de leur bonheur

Et sans fin s’unissent et renaissent.

 

Entré en dépendance entière,

Je sais le tremblement de l’être

L’hésitation à disparaître,

Le soleil qui frappe en lisière

 

Et l’amour, où tout est facile,

Où tout est donné dans l’instant ;

Il existe au milieu du temps

La possibilité d’une île ».

 

Il flotte encore dans ce texte, qui figure à la page 433 de La Possibilité d'une île, un arôme d'effusion personnelle et un zeste d'effluve de sentiment, certes teintés d'ironie, mais. A ce titre, il n'illustre guère, la "théorie du style" qui figure à la page 451 du même roman. Attention : « Dans la rédaction de leurs consignes, ils [les "Sept Fondateurs" de la néo-humanité] se reconnaissent d'ailleurs comme principale source d'inspiration stylistique, plus que toute autre production littéraire humaine, "le mode d'emploi des appareils électroménagers de taille et de complexité moyennes, en particulier celui du magnétoscope JVC HR-DV3S/MS" ». Attention, disais-je, on n'est pas dans Lamartine ou Musset. Pas de lyrisme, pas d'épanchement sentimental, pas de "musique avant toute chose" (Verlaine).

Ailleurs (Lettre à Lakis Proguidis, dans Interventions 2, où il faut bien dire que j'ai parfois l'impression qu'il se paie ma tête), Houellebecq dénonce : « Au contraire, de prime abord, la poésie paraît encore plus gravement contaminée par cette idée stupide que la littérature est un travail sur la langue ayant pour objet de produire une écriture ». De quoi décoiffer René Char, Paul Valéry, Louis Aragon, Guillaume Apollinaire, Paul Eluard et beaucoup d'autres. 

Bon, il est vrai que, toujours dans Interventions 2, on trouve de la musique dans "Opera Bianca", spectacle ("installation", ça fait tout de suite plus digne) très contemporain (1997 au Centre Pompidou). Mais pas n'importe quelle musique. Les sculptures de Gilles Touyard se mêlent au texte de Houellebecq, sur fond de "musique" du compositeur Brice Pauset. Or il faut savoir que Brice Pauset, dont je ne connais pas toutes les productions, applique scrupuleusement le principe énoncé dans La Possibilité d'une île, au moins dans une pièce où il place un micro à la sortie d'un aspirateur. Je ne suis pas encore tout à fait remis du traumatisme (bien que Pierre Schaeffer, Luigi Nono et Takemitsu Toru soient passés avant). On appelle ça "musique contemporaine". Verlaine ne s'attendait sans doute pas à de telles applications paradoxales de son vers célébrissime.

Rassurons-nous, les exemples ne manquent pas de textes de Houellebecq lui-même, écrits avec le souci de se conformer scrupuleusement à sa théorie de la page 451. Par exemple, un poème paru dans Configuration du dernier rivage (Flammarion, 2013).

 

« J'ai pour seul compagnon un compteur électrique,

Toutes les vingt minutes il émet des bruits secs

Et son fonctionnement précis et mécanique

Me console un p'tit peu de mes récents échecs.

 

Dans mes jeunes années j'avais un dictaphone

Et j'aimais répéter d'une voix ironique

Des poèmes touchants, sensibles et narcissiques

Dans le cœur rassurant de ses deux microphones.

 

Adolescent naïf, connaissant peu le monde,

J'aimais à m'entourer de machines parfaites

Dont le mode d'emploi, plein de phrases profondes,

Rendait mon cœur content, ma vie riche et complète.

 

Jamais la compagnie d'un être humanoïde

N'avait troublé mes nuits ; tout allait pour le mieux

Et je m'organisais la vie d'un petit vieux

Méditatif et doux, gentil mais très lucide.»

 

On voit que Houellebecq s'accroche aux alexandrins, même si plusieurs sont approximatifs. Et pour finir, un poème tiré de Le Sens du combat (1996), intitulé "Chômage".

 

« Je traverse la ville dont je n'attends plus rien

Au milieu d'êtres humains toujours renouvelés

Je le connais pas cœur, ce métro aérien ;

Il s'écoule des jours sans que je puisse parler.

 

Oh ! ces après-midi, revenant du chômage

Repensant au loyer, méditation morose,

On a beau ne pas vivre, on prend quand même de l'âge

Et rien ne change à rien, ni l'été, ni les choses.

 

Au bout de quelques mois on passe en fin de droits

Et l'automne revient, lent comme une gangrène ;

L'argent devient la seule idée, la seule loi,

On est vraiment tout seul. Et on traîne, et on traîne ...

 

Les autres continuent leur danse existentielle,

Vous êtes protégé par un mur transparent ;

L'hiver est revenu. Leur vie semble réelle.

Peut-être, quelque part, l'avenir vous attend. »

 

Voilà ce que c'est, le style de Michel Houellebecq, en poésie. J'espère qu'on admettra que le "style" de l'auteur, ou plutôt le refus d'un certain "style" en poésie (sous-entendu de clichés plus ou moins sentimentaux et lyriques), relève d'un choix stylistique absolument délibéré : une poésie du refus du "poétique" (peut-être ce qu'il entend par "travail sur la langue ayant pour objet de produire une écriture"). Tout au moins refus de ce que certaines conventions traditionnelles ont fait du poétique. Comme si la banalité volontaire de ces poèmes était faite pour décourager le lecteur, et qu'il n'ait aucune envie de les apprendre par cœur ou de se les réciter à mi-voix. C'est sans doute fait pour ça.

Dans la même Lettre à Lakis Proguidis, Houellebecq ajoute : « Pour tenir le coup, je me suis souvent répété cette phrase de Schopenhauer : "La première - et pratiquement la seule - condition d'un bon style, c'est d'avoir quelque chose à dire." Avec sa brutalité caractéristique, cette phrase peut aider. Par exemple, au cours d'une conversation littéraire, lorsque le mot d'"écriture" est prononcé, on sait que c'est le moment de se détendre un peu. De regarder autour de soi, de commander une nouvelle bière ». 

Je peux me tromper, mais si j'osais une hypothèse, ce serait d'imaginer que Houellebecq, pour parvenir à cette fin, a adopté, dans sa poésie et ses romans, une stratégie de la déception. Cela irait bien dans le sens d'une autre remarque qu'il glisse je ne sais plus où : le désir est mauvais (parce que l'homme sans désir ne souffre d'aucune frustration). Mais après tout, ce n'est peut-être pas une stratégie : on ne peut lui dénier une certaine constance dans l'attitude.

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 19 janvier 2019

HOUELLEBECQ

Je continue ma grande révision des romans de Michel Houelebecq. Aujourd’hui, La Possibilité d’une île. Je précise que j'ai largement taillé dans les billets parus ici en trois morceaux copieux du 6 au 8 avril 2015. Je me suis aussi permis quelques modifications.

4 POSSIBILITE ÎLE.jpg

De droite à gauche : quatrième de couverture, dos et couv' de La Possibilité d'une île, photo de Michel Houellebecq.

Si les projecteurs se sont braqués sur Michel Houellebecq, la personne de l’auteur n’y est pour rien, mais bien ses livres. Que la personne, ensuite, se soit prise au jeu, c’est possible. Je le dis nettement : de cela, je me fous éperdument. Toujours est-il que j’ai lu, avec un intérêt constant et soutenu, cinq romans, en faisant fi de leur ordre de parution.

Un sixième roman manquait à mon tableau de chasse : La Possibilité d’une île (2005). Dix ans après parution [treize aujourd'hui], j'ai corrigé cet oubli. C’est un gros livre (près de 500 pages). Je n’ai pas été déçu. D’une certaine façon, il est annoncé dès Les Particules …, et certains de ses passages annoncent étonnamment Soumission. On se rappelle que les travaux du savant Michel Djerzinski, à la fin des Particules …, rendent possible le clonage reproductif des humains. 

Le « dispositif narratif » dépayse tout d’abord le lecteur : qui est Daniel24 ? Sur quoi fait-il un « commentaire » ? Et puis qui est ce Daniel1, qui semble contredire le titre de la 1ère partie ? Cela surprend, mais on s’y fait vite. Le livre est ambitieux, peut-être plus difficile d’accès, à cause tant du dit dispositif faisant alterner le « récit de vie » de Daniel1 et le « commentaire » de Daniel24 (puis Daniel25), que du thème ici exploré, qui tourne autour de la déception amère que procure l’existence humaine et de la quête d’immortalité qu’elle suscite : l’existence humaine est étroitement bornée, et le désir est infini.

On ne tarde pas à comprendre que Daniel24, plus tard Daniel25, est l’exacte réplique, à deux millénaires de distance, de Daniel1 : le clonage imaginé par Djerzinski dans les Particules … a permis la création d’une nouvelle espèce, les « néo-humains », qui n’a rien à voir avec l’ancienne humanité, dont les survivants de la grande extermination sont très vite retournés à l’état sauvage, primitif, rudimentaire. 

Daniel1 a fait fortune en faisant le clown : les sketches comiques et scénarios, dont il faisait le clou de ses spectacles et de ses films avec un succès retentissant, portaient des titres comme « Broute-moi la bande de Gaza », « Deux mouches plus tard », « Le combat des minuscules », « On préfère les partouzeuses palestiniennes », et d’autres tout aussi suggestifs. Plus il provoquait, plus le succès grandissait.

Le choix du métier d'humoriste pour son personnage n'est certainement pas dû au hasard. Rien de mieux qu'un « humoriste professionnel » pour mettre en scène l'avilissement de toute une civilisation par l'usage purement anesthésiant et manipulatoire qu'elle fait du rire, qui était, disait-on, le "propre de l'homme" (Rabelais). Je pense au rôle purement instrumental que les médias de masse assignent aujourd’hui à l'hilarité. Rien de plus lugubre que ces fantoches insupportables, payés pour déclencher les rires, toujours mécaniques et forcés, même quand ils ne sont pas enregistrés. Et pour rire de quoi, le plus souvent ? De quelques fantoches qui tournent en boucle sur les écrans et réseaux sociaux, et qui n'ont d'existence que virtuelle, éphémère et ectoplasmique.

Car avec les titres ci-dessus, Houellebecq met sur la scène romanesque une provocation à l’état pur, qui ricoche curieusement sur l’état actuel du comique médiatique entretenu à heure fixe par un tas de sinistres individus qui sévissent sur les plateaux pour « animer » des émissions et faire rire un public d’avance acquis à « la cause du rire ». 

Le rire est désormais un produit de consommation de masse, quelque part entre le politique, le social et le médical. Daniel1 est finalement un cynique exacerbé : « Finalement, le plus grand bénéfice du métier d'humoriste, et plus généralement de l'attitude humoristique dans la vie, c'est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité, et même de grassement rentabiliser son abjection, en succès sexuels comme en numéraire, le tout avec l'approbation générale » (p. 23). J’applaudis vivement au mot "abjection". Le choix de l'humoriste comme personnage principal relève à mon sens, de la part de l'auteur, d'une démarche profondément morale. J'imagine que cette seule idée suffit à expliquer la haine dont les livres et la personne de l'auteur font l'objet.

Daniel1, dans le genre, se présente comme un désespéré fataliste, même si tout le monde lui reconnaît un talent indéniable. Sa « philosophie », le comique de profession, est simple : « Ma carrière n’avait pas été un échec, commercialement du moins : si l’on agresse le monde avec une violence suffisante, il finit par le cracher, son sale fric : mais jamais, jamais il ne vous redonne la joie » (p. 164). Et de l’argent, il en a gagné plus que sa dose (quarante-deux millions d’euros). Quant à la joie, elle est comme le temps perdu : elle ne se rattrape jamais.

Quoi qu’il en soit, Daniel1, par honnêteté, et de moins en moins motivé par la création de ses spectacles, jusqu'à n'en plus rien avoir à foutre, se pose la question existentielle : tout ça vaut-il la peine de se donner encore la peine ? S’il a du mal à s’y résoudre, il finit par répondre, après avoir descendu la pente, un « non » aussi franc que décisif et désespéré.

Heureusement, si l’on peut dire, il a fait entre-temps la connaissance de Patrick, le grand-prêtre (le « Prophète ») de la secte baptisée Eglise Elohimite, grossier décalque de la secte raëlienne de Claude Vorilhon, le fada qui a rencontré, dit-il, les extra-terrestres sur un volcan d'Auvergne.

On a déjà rencontré les raëliens dans Lanzarote (2002). Dominique Noguez l’évoque dans son bouquin (Houellebecq, en fait, Fayard, 2003) : l’auteur s’est un peu frité avec Raphaël Sorin, directeur de je ne sais quoi chez Flammarion, qui, ne voulant prendre aucun risque juridique, voire judiciaire, réclamait un nom fictif. Il paraît que Houellebecq avait envisagé de la rebaptiser en secte des "Raphaëliens", pour se venger. 

Les Elohim ? Ce sont ces entités qui ont créé l'humanité : ils ont décidé de reprendre contact avec elle parce qu'elle est arrivée à un stade satisfaisant de développement technique. Le sort tomba sur Claude Vorilhon, par eux renommé Raël. Je n'ai pas vérifié dans les fichiers de l'INPI si la marque était libre de droit, mais j'imagine que Raphaël Sorin craignait un grabuge en correctionnelle.

Raël et ses fidèles ne prétendent à rien de moins que d’acquérir l’immortalité : vous adhérez à l’Eglise, on prélève et on stocke votre ADN, et l’on attend que les biotechnologies aient rendu possible le clonage de votre personne. Alors, c'est promis, vous ressusciterez.

Qui plus est, vous ressusciterez à un âge où l'on est débarrassé de tout ce qui encombre la vie des hommes (parents, éducation, scolarité, puberté, apprentissage sexuel, tout ça) entre zéro et vingt ans. Et ainsi indéfiniment, jusqu'à l'achèvement des temps, puisqu'on peut recommencer indéfiniment. Une variante non chrétienne de la vie éternelle, quoi. C'est la raison pour laquelle les adeptes élohimites n'ont aucune répugnance à se suicider le moment venu. 

C’est ce que fera Daniel1 pour finir. Mais en attendant, sa célébrité en fait un VIP, que le « Prophète » se fait un plaisir et un honneur (en plus d’un argument de propagande) d’inviter, d’abord en Herzégovine, puis à Lanzarote, une île des Canaries au climat favorisé. L’occasion rêvée pour observer de l’intérieur le fonctionnement d’une secte, avec ses adeptes fascinés et béats devant le charisme du « Prophète », entouré de ses lieutenants, que le visiteur rebaptise « Flic » et « Savant », l’un chargé de tout ce qui est organisation, l’autre de tout ce qui touche à la recherche en génétique, et dont le laboratoire, dans ce domaine, n’a pas de rival dans le monde. 

Inutile de dire que le « Prophète » use de son charisme pour grouper autour de lui un certain nombre de « fiancées » plus accortes et avenantes les unes que les autres et toujours disposées à lui prêter l’orifice qu’il souhaite honorer. Il ne se gêne pas pour autant, à l'occasion, quand il trouve une adepte particulièrement à son goût, pour aller pêcher dans le cheptel féminin et offrir son lit à une autre heureuse élue. Celle-ci, flattée, met son corps à sa disposition, pendant que son compagnon ressent cela comme un honneur. Sauf quand le compagnon est un Italien particulièrement amoureux, jaloux et irascible. Du coup, le cours des choses s’accélère brutalement. 

Mais je ne veux pas résumer l’action du livre. Qu’on sache simplement que Daniel1, s’il a amassé grâce à ses talents de provocateur une fortune confortable, finit par n’éprouver dans sa vie privée que des déconvenues. D’abord pleinement heureux ("heureux" voulant dire pour Daniel1 "sexuellement  épanoui") avec Isabelle, qui « bosse dans des magazines féminins » (p. 33) et qu’il a épousée, la répétition émoussant le sensation, il se lasse. Ils se quittent courtoisement : elle se contente de sept millions d’euros. On n’est pas plus raisonnable.

Il est vrai que les quarante-sept ans qu’il affiche au compteur commencent à peser.  Mais incapable de se faire à l’idée de la déréliction sexuelle qui accompagne la venue de l’âge, il repique, comme Isabelle l'avait prédit, avec une jeunette « libérée » de vingt ans, Esther, splendide femelle un peu droguée et partouzarde, un peu actrice, qui lui donne un plaisir fou, très douée au lit, mais avec laquelle Daniel1 fait l’expérience terrible et douloureuse de l’amour absolu quand il n’est pas payé de retour.  

Les réflexions sur l’âge se situent non loin du centre de gravité du roman. Il va de soi que la grande affaire du sexe masculin est le bonheur par le plus grand épanouissement sexuel possible. Que les personnes les plus aptes à le procurer sont les jeunes et jolies filles, si possible pleines d'appétit de plaisir et armées de l'irremplaçable minijupe (jeunes filles qui se réduisent quand les hommes prennent de l'âge à des seins et à des touffes offerts à la vue sur la plage – mais assortis de l’impérieux "Pas touche !". T’es plus dans le coup, pépé. Je précise que tout ça est dans le livre).  

C’est vrai que la sève masculine s’assèche et raréfie avec le temps, mais surtout, et surtout plus vite que chez les hommes, la peau féminine ne tarde pas à ressembler à une étoffe tout juste bonne pour la friperie, à la pelure d'une pomme qui a passé l'hiver au frais sur sa claie, et la chair féminine, avant même les quarante, a tendance à gondoler, à se boursoufler et ramollir, à obéir de plus en plus fatalement à la loi de la gravitation. Ce constat irréfutable à de quoi, il est vrai, froisser quelques amours-propres. 

Comme le dit ailleurs l’auteur, le culte de la beauté, qui entraîne le culte de la jeunesse, a quelque chose de totalitaire, voire d'un peu nazi. La force de Houellebecq romancier est dans l'impavidité avec laquelle, à partir d'une donnée, il déroule jusqu'à son point ultime la chaîne inéluctable des causes et des conséquences. Houellebecq s'étonne de la pusillanimité de ceux qui, élaborant un raisonnement, sont pris de panique devant la conclusion à laquelle la simple logique les conduit. Cela peut-être qui heurte les sensibilités en haut lieu. 

La civilisation occidentale, en faisant de la beauté corporelle un idéal inatteignable dans la longue durée (« Cueillez les roses de la vie » quand il est temps, après c'est foutu), a condamné l’humanité à la compétition impitoyable, à la tristesse et à la dépression. Avouons qu’il y a des perspectives plus gaies. 

Comme le disent les personnages de Houellebecq : il ne fait pas bon vieillir dans ce monde. Plus l'être humain avance en âge, plus il est en butte au Mal et à la souffrance. A lire les journaux, on ne saurait lui donner tout à fait tort. Voilà, pourrait-on presque dire, à quoi se résume le traité d'anthropologie (mâtinée de philosophie) dont Michel Houellebecq a fait un roman. Et les bien-pensants, ça, ils n'aiment vraiment pas. Finalement, ils détestent qu'on leur dise la vérité sur eux-mêmes. 

On a le Balzac qu’on mérite. 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 17 janvier 2019

HOUELLEBECQ

Je recycle aujourd'hui, en une seule fois, deux billets écrits en 2011 sur deux livres de Michel Houellebecq, au moment où je venais enfin de comprendre, grâce à La Carte et le territoire, l'importance de ses romans. Pourquoi "importance" ? Après tout ce temps, je crois y voir une figuration assez exacte de ce qui achemine la civilisation occidentale vers sa déchéance actuelle et sa destruction prochaine. Le système communiste a implosé, comme on sait, c'est-à-dire qu'il s'est effondré de l'intérieur, sous le poids de sa propre sénilité. Et je me demande si le même destin ne guette pas le système capitaliste, aujourd'hui encore tout fringant et triomphant, mais travaillé de l'intérieur par des forces que nul n'est capable de comprendre dans leur globalité et leurs interactions. J'ai beaucoup élagué tout ce qui m'est apparu superflu à la relecture (digressions, etc). J'ai laissé tout le reste. Je dois reconnaître que je n'ai guère développé le commentaire sur Plateforme. Un signe ? Mais de quoi ?

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J’ai mis beaucoup de temps avant d’ouvrir un livre de Michel Houellebecq. Ce qui me repoussait, je crois l’avoir dit ici, c’est la controverse : il y a quelque chose de si futilement médiatique dans la présence éphémère du parfum de quelques noms dans l’air du temps, que je tenais celui-ci pour tout à fait artificiel, voire carrément illusoire, comme c’est le cas de la plupart des effervescences télévisuelles. Je suis devenu excessivement méfiant. En l’occurrence, j’avais tort. 

J’ai donc commencé la lecture de Michel Houellebecq quand son dernier roman, La Carte et le territoire, fut placé, un peu par hasard, à proximité immédiate de ma main. J’ai dit grand bien du livre dans ce blog. J’en ai maintenant accroché deux autres à mon tableau de chasse : Les Particules élémentaires et Plateforme. Conclusion, vous allez me demander ? Voilà : je ne sais pas si on a à faire à un « grand » écrivain, je ne sais pas si ce sont des « chefs d’œuvre », comme les critiques patentés en décèlent à foison au fil des semaines. Je veux juste dire que ce sont des livres qui se situent au centre du paysage, pour qui espère comprendre quelque chose à la marche du monde actuel.  

Donc, je ne sais pas si Michel Houellebecq est le digne successeur de Balzac et Proust. Ce que je sais, c’est qu’il travaille sur le monde qu’il a sous les yeux, qu’il dit quelque chose du monde tel qu’il est, et qu’il développe sur celui-ci un point de vue, une analyse, une proposition d’éclairage précise, une grille de lecture, si l’on veut. 

C’est un romancier qui a pris position par rapport à la « civilisation occidentale », et qui a ceci de bien, s’il parle de lui, de le faire à distance respectable, hors de portée de tir de son propre nombril (malgré les apparences) et des ravages courants que celui-ci commet dans les rangs des « écrivains » français.  

On peut trouver le point de vue développé par Michel Houellebecq d’une noirceur exécrable : pour résumer, grâce à la civilisation actuelle, exportée par l’Europe, moulinée avec la sauce techniquante, massifiante et consommante de l’Amérique triomphante, le monde actuel court à sa perte et, d’une certaine façon, est déjà perdu.  

L’auteur met-il pour autant ses pas dans ceux de Philippe Muray, comme je l’ai suggéré ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que Philippe Muray a développé dès les années 1980 un regard analogue sur la réalité, d’une acuité de plus en plus grande, et un regard de plus en plus pessimiste.  

Avant lui, plusieurs auteurs se sont inquiétés de l’évolution de notre monde : Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme), Lewis Mumford (Les Transformations de l’homme), Hannah Arendt (La Crise de la culture), Christopher Lasch (La Culture du narcissisme), Jacques Ellul (Le Système technicienLe Bluff technologique), Guy Debord (La Société du spectacle), et quelques autres. 

Pardon pour l’étalage, mais c’est parce qu’il y a un peu de tous ces regards dans les romans de Michel Houellebecq, tout au moins les trois que j’ai lus (publiés en 1998, 2001 et 2010, ce qui révèle quand même une certaine constance). La « patte » de Philippe Muray, c’est l’attention portée à un aspect particulier de la crise moderne : l’humanité est devenue peu à peu superflue, submergée par des objets techniques, des gadgets qui sont devenus pour elle si « naturels », mais en même temps si dominateurs, qu’elle est progressivement devenue une vulgaire prothèse de ses propres inventions. Philippe Muray le synthétise dans la notion de fête, dans l’abolition de tout ce qui permettait la différenciation (en particulier entre les sexes), dans le nivellement de toutes les « valeurs », et dans l'instauration unilatérale du règne de la positivité en tout, autrement dit de l'Empire du Bien (un des titres des Essais, éd. Les Belles lettres, 1991). 

Les Particules élémentaires est un roman qui raconte quelle histoire, en fin de compte ? Janine Ceccaldi, une fille aux capacités intellectuelles hors du commun, épouse Serge Clément, qui entrevoit déjà (on est dans les années 1950) les immenses possibilités de la chirurgie esthétique. Puis elle rencontre Marc Djerzinski, homme talentueux qui œuvre dans le cinéma. Elle divorce pour l’épouser. De ces deux unions naîtront deux demi-frères : Bruno Clément et Michel Djerzinski.  

Il y a donc l’histoire de Janine en pointillé. L’histoire d’Annabelle, qui a failli vivre une « belle histoire d’amour » avec Michel. L’histoire des ratages de Bruno qui, en compagnie de Christiane ou sans elle, hantera divers lieux où il espère connaître quelque aventure sexuelle.  

A travers le personnage un peu pathétique de Janine, la mère, qui se fait appeler Jane, se formule une description somme toute caustique de l’ère baba-cool : délaissant les deux pères de ses enfants (et ses deux enfants par la même occasion), elle suit un genre de gourou, Francesco Di Meola, qui, s’étant fait pas mal d’argent,  abandonne la Californie et Big Sur, où il a rencontré les dieux et les diables de la contre-culture, y compris l’imposteur Carlos Castaneda, celui qui était entiché de son sorcier yaqui, Don Juan Matus, dont il vendit les bobards à des millions d’exemplaires (mais ça, ce n’est pas dans le livre de Michel Houellebecq). Di Meola achète une propriété en Provence.  

Janine-Jane (la mère) a baigné dans le jus contre-culturel, mais ce jus a tourné, ou alors il a aigri. Le bilan de son existence est « nettement plus catastrophique ». Et la mère des deux frangins aura une triste fin, dans une maison du village de Saorge, où vivent encore quelques illuminés post-soixante-huitards, dont « Hippie-le-Gris » et « Hippie-le-Noir », que Bruno appelle Ducon.  

La scène est curieuse. Bruno est sous traitement de lithium pour raisons psychiatriques. 

« Michel observa la créature brunâtre, tassée au fond de son lit, qui les suivit du regard alors qu’ils pénétraient dans la pièce. » Quant à Bruno, tout ce qu’il arrive à dire : « Tu n’es qu’une vieille pute… émit-il d’un ton didactique. Tu mérites de crever. ». « T’as voulu être incinérée ? Poursuivit Bruno avec verve. A la bonne heure, tu seras incinérée. Je mettrai ce qui restera de toi dans un pot, et tous les matins, au réveil, je pisserai sur tes cendres. »  

Il y a souvent des problèmes, chez Michel Houellebecq, avec la transmission et avec la filiation. Un moment vaguement hallucinant, où Bruno se met à entonner à pleine voix "Elle va mourir la mamma", tout en insultant à qui mieux-mieux les hippies qui, d'après le testament maternel, vont hériter de la maison.  

Face à Bruno, qui débloque sévèrement, le littéraire raté et hors du coup, Michel Houellebecq fait de Michel, en dehors d’un errant affectif quasiment indifférent à tout ce qui est humain, un biologiste à la pointe du « progrès », disons-le, une sorte de génie : son « testament » de chercheur s’intitule Prolégomènes à la réplication parfaite. Michel ne veut pas être emmerdé par les tribulations humaines ordinaires. Peut-être est-ce ce qui guide ses recherches.  

Car ce testament s'avère porteur de tout l'avenir scientifique de l'humanité. Chacune de ses propositions révolutionnaires en sera plus tard dûment et scientifiquement prouvée. Autrement dit, le point culminant de son travail ouvre la voie à l’admission du clonage humain comme fondement institutionnel de l’humanité, ce qui débarrasse l'ancienne humanité (la nôtre) de tout le poids sentimental qui l'écrase.  

Le livre évoque, depuis un moment du futur, l’extinction de la vieille race humaine. « On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition. » [16 janvier : cela me fait penser à Soumission et à l'évidence tranquille avec laquelle l'islam s'impose en France en 2022.]  On perçoit en positif cette post-humanité, qui adresse in fine sa gratitude à l’humanité archaïque : « Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique ». 

On est alors quelque part, dans ce regard rétrospectif, à la fin du 21ème siècle. Et la post-humanité rend alors hommage à l’humanité (la nôtre), qui fut si défectueuse, mais si touchante aussi. Glaçant, et très fort. Quand on ferme le livre, on se prend à espérer que c’est de la science-fiction. Mais ce n’est pas sûr.  

La Carte et le territoire offrait une perspective analogue sur la disparition programmée de l’humanité, à travers l’œuvre en mouvement de Jed Martin, présenté comme un grand artiste de son temps. Plateforme nous plonge dans la décadence sexuelle de l'Occident en général et de l’Europe vieillissante en particulier. Le personnage principal, qui se nomme là encore Michel, est un obscur fonctionnaire aux Affaires Culturelles, un statut social négligeable. Au début du livre, Michel, qui vient de perdre son père, participe à un voyage organisé en Thaïlande. Il passe bien sûr par des « salons de massage ». Valérie fait partie du groupe, un groupe triste, hétérogène, et bête, avec ça !  

Revenu à Paris, il démarre une relation vraiment amoureuse avec Valérie, qui travaille dans une entreprise de tourisme, sous la direction de Jean-Yves. Lui et Valérie, professionnellement, sont complémentaires. Ils gagnent confortablement leur vie. Une opportunité les propulse à la tête des villages Eldorador.  

C’est dans un village de Cuba que Michel suggère à Jean-Yves, pour rétablir la situation de la société, de faire de ses villages des destinations pour un tourisme, disons … « de charme ». Tout se goupille à merveille, et l’entreprise est florissante, mais ces salauds d’islamistes feront tout capoter, avec à la clé l’insurrection de tout le féminisme français contre l’esclavage dégradant et le tourisme sexuel.   

C’est sûr, l’humanité de Michel Houellebecq n’est pas belle à voir. Au fond, autant vaut qu’elle disparaisse, n’est-ce pas ? J'ai l'impression que les romans de Michel Houellebecq sont des applications romanesques pratiques de la pensée de Günther Anders (L'obsolescence de l'homme), de Hannah Arendt et de Guy Debord. Et le pire, c'est que ces romans paraissent être à peine de la science-fiction. Ce sont, et c'est Philippe Muray qui le dit à propos des Particules élémentaires, des romans de la fin. Très juste.

mercredi, 16 janvier 2019

HOUELLEBECQ

En attendant de trouver une plage de temps suffisante pour déguster Sérotonine, je remets sur le tapis le petit billet que j'avais écrit (13 novembre 2011) sur le premier roman de Michel Houellebecq. Il n'est pas trop bavard, contrairement à d'autres billets de la même époque, où je me laissais aller trop souvent à diverses considérations oiseuses, digressions et remarques parenthétiques superflues.

Pour répondre à bien des remarques de "critiques" littéraires (sic) touchant la manière d'écrire de Michel Houellebecq et à tous ceux qui dénoncent et déplorent la platitude et la pauvreté du style dans ses livres, je répondrai juste que, si on a lu les poèmes de l'auteur, on a forcément compris qu'il a fait un choix stylistique bien clair : il cultive avec amour la platitude du style comme d'autres les orchidées. Le style de Houellebecq se situe à la hauteur exacte de son intention littéraire et morale. Le style de Michel Houellebecq épouse à merveille les contours de son projet en littérature.   

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Le titre exact du livre est Extension du Domaine de la lutte. L’auteur s’appelle Michel Houellebecq. Il me semble avoir déjà parlé de lui. Petit livre. Qui fait vraiment dans le modeste : cent quatre-vingts pages, un argument terne. C’est son premier roman, publié en 1994.   

Comme dans Plateforme, c’est un narrateur qui est censé tenir la plume. Et le narrateur, à la fin, décide d’en finir. Il a trente ans. Il roule en Peugeot 104, dont il perd les clés. Ça fait deux ans qu’il n’a pas couché. Il vomit facilement après plusieurs vodkas. Il est cadre moyen, analyste-programmeur dans une société qui lui donne une façade d’existence sociale objectivement acceptable. Et totalement insipide. 

C’est un livre sur l’envie de vivre. Ce qu’on appelle, dans les C.V., la « motivation ». En fait, c’est la motivation qui est terne. L’envie de vivre est faible. C’est un livre sur le ratage. Mais un ratage mal caractérisé, et pas grandiose du tout : le ratage ordinaire, quotidien, le ratage de tout le monde et de tout le temps, quoi. Une sorte de routine du ratage dont le narrateur a fait son principal vêtement de sortie dans le monde. 

Une des pistes qui s’offrirait au narrateur, s’il en éprouvait un début d’envie, ce serait l’écriture. Mais l’écriture d’avance désabusée : « Ce choix autobiographique n’en est pas réellement un : de toute façon, je n’ai pas d’autre issue. Si je n’écris pas ce que j’ai vu je souffrirai autant – et peut-être un peu plus. Un peu seulement, j’y insiste. L’écriture ne soulage guère. Elle retrace, elle délimite. Elle introduit un soupçon de cohérence, l’idée d’un réalisme ». 

Ce chapitre 3 pourrait être considéré comme une sorte de « théorie littéraire ». Caractérisée par un rejet dégoûté de la psychologie. De l’anecdote. Et une préférence marquée pour le constat sec. Mais soigneusement sélectionné. Une littérature qui évite de prendre le lecteur par les sentiments. Ici, impossible en effet de s’identifier à cet être falot qui a du mal à exister à ses propres yeux. C’est l’avantage de cette narration neutre et distanciée. 

C’est un roman sur le monde modérément et normalement chiant qui est le nôtre. Un monde et des individus face auxquels il est difficile d’éprouver. On dirait parfois un monde qui parodie l’époque où il y eut vraiment de la vie à l’intérieur des gens. Le narrateur : « Je n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas ». Exactement ce que dit la Valérie de Plateforme. 

Le tableau ici n’est pas aussi précis, ni aussi poussé que dans les romans ultérieurs, mais la froideur et le peu d’intérêt sont à l’œuvre. L’univers où évolue le narrateur est défini de façon floue : une entreprise informatique comme il en existe sans doute des milliers. C’est fou ce qu’il y a de « un peu », dans ce livre. 

Houellebecq s’attaquera ensuite à beaucoup plus net et consistant (l’industrie touristique, la recherche en génétique, la création artistique). Ici, il dessine dans ses grandes lignes ce qui deviendra sa « marque de fabrique » (désolé du cliché, mais c’est ça). 

Bref, le premier roman d’un véritable auteur. 

Voilà ce que je dis moi.

mardi, 15 janvier 2019

HOUELLEBECQ

Ou : comment Houellebecq affole les boussoles des gens les plus savants.

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Oui : une belle ânerie.

Je n'ai pas retenu le nom de la personne qui a prononcé cette phrase (voir ci-dessous), mais c'était sur France Culture, vendredi 11. J'ai écouté le début d'une émission Du grain à moudre, consacrée aux commentaires sur des livres tout juste parus. Le livre de Michel Houellebecq faisait partie du lot. Tous ces braves gens s'en donnaient à cœur joie pour éviter d'éreinter Sérotonine. Etant entendu, sans doute, que ce n'est plus possible, sous peine de passer pour le dernier des Mohicans. Ils ont donc fait chauffer leurs intellects à feu vif (je ne sais pas à quelle température) pour contourner la difficulté et pour fournir du commentaire qui, tout en débinant l'objet du débat, ait l'air d'être un peu pensé, voire intelligent et profond. Parmi toutes les remarques soigneusement pesées déversées par les personnes présentes, voici la phrase que j'ai retenue  :

« Michel Houellebecq n'a pas un regard sur le monde et sur la société : il met en forme le discours que la France tient sur elle-même. » (presque textuellement, en tout cas l'essentiel est là)

Cette phrase résume à elle seule, selon moi, les souffrances que le phénomène Houellebecq inflige à l'armée des doctes hexagonaux qui, humiliés par le succès international des ouvrages du monsieur, dépensent des trésors d'imagination pour en réduire la portée littéraire et intellectuelle. Puisqu'on ne peut pas s'en prendre frontalement à la vision "pessimiste" qui se dégage de ses livres, efforçons-nous de relativiser la chose et, pour tout dire, de la minimiser. N'affichons pas d'emblée notre haine de l'événement que constitue en soi désormais la parution d'un "roman-de-Houellebecq", et faisons-lui payer cher le fait qu'il nous oblige à parler de lui. C'est incroyable, le nombre de gens qui ne pardonnent pas à Houellebecq d'être ce qu'il est.

Que signifie la phrase ci-dessus, en définitive ? Elle signifie que les lunettes de celui qui l'a prononcée sont fabriquées pour faire Houellebecq plus petit que ce qu'une foule de niais irresponsables prétendent qu'il est. S'il ne fait que mettre en forme l'air et la rumeur du temps, vous parlez d'un "grand écrivain" ! Dénier à Houellebecq tout "regard sur le monde", c'est le ramener à des hauteurs plus humaines, plus à portée de nous autres, nains, médiocres et lilliputiens.

La subtilité malveillante, le venin astucieux et le fiel malin déployés dans cette phrase me paraissent illustrer à merveille le marécage dans lequel pataugent les savantasses français, universitaires ou non, qui proposent à longueur de médias analyses complexes, considérations documentées et raisonnements chantournés supposés nous permettre de "penser le monde", et dont la plupart, tout compte fait, se contentent de bonimenter du concept pour justifier leur salaire et leur utilité.  

Je n'en veux pour preuve que l'ingéniosité déployée par tous les débatteurs lus et entendus depuis deux mois à propos des "gilets jaunes", pour en appeler à la "responsabilité républicaine" et au "dialogue constructif". Ils se tortillent le croupion de la cervelle pour éviter de nommer le Mal qui ronge l'âme et le corps des sociétés occidentales, et qui s'appelle injustice, accaparement des richesses par un tout petit nombre, privatisation et marchandisation de tout, abandon des masses par des élites de plus en plus intelligentes et conscientes de l'être. Ces élites sont finalement de plus en plus bornées et retranchées dans des univers de mots, de signes, de représentations abstraites, pendant que les gens ordinaires se cognent de plus en plus fort, et se font de plus en plus mal sur le granit de la réalité concrète que les gens qui tiennent les manettes leur fabriquent jour après jour.

Je ne sais pas si c'est le même quidam qui, dans le feu de la conversation, a traité Plateforme de "roman de gare complètement raté", mais si c'est lui, je me contenterai de dire qu'il cumule. Tiens, ça me donnerait presque envie de republier l'intégralité des billets que j'ai consacrés à Houellebecq depuis 2011.

1 - La Carte et le territoire ....

2 - La Carte et le territoire ...

3 - La Carte et le territoire ...

4 - La Carte et le territoire ...

5 - Philippe Muray chez Michel Houellebecq ...

Je précise que je n'ai pas encore ouvert Sérotonine, et pour une raison bête : pas le temps. Pour lire, j'ai besoin de me poser dans un coin tranquille jusqu'à consommation complète. Ce que je peux déjà dire, c'est que les six autres romans de l'auteur me paraissent toujours ce que j'ai lu de plus captivant dans tout ce qui se pare des plumes de la littérature dans la France d'aujourd'hui. 

lundi, 29 octobre 2018

UN PEU DE BERNANOS

Message à tous les caritatifs, à tous les humanitaires, à tous les altruistes, à toutes les grandes âmes qui font profession de se porter au secours des misérables du monde entier et des victimes de toutes les calamités, qu'elles soient naturelles ou causées par les activités humaines.

« Les misérables n'ont jamais été aimés pour eux-mêmes. Les meilleurs ne les souffrent ou ne les tolèrent que par pitié. Par la pitié, ils les excluent de l'amour. Car la réciprocité est la loi de l'amour. Il n'est pas de réciprocité possible à la pitié. »

Merci, à l'occasion, à celui qui me dira de quel ouvrage sont tirées ces quelques lignes.

 

 

lundi, 30 juillet 2018

UN GÉOGRAPHE HORS-NORME

YVES LACOSTE 

AVENTURES D’UN GÉOGRAPHE 

Equateurs, 2018 

Yves Lacoste est un géographe à la renommée solidement établie. Chaque fois que je l’ai entendu à la radio, j’ai été saisi par l’originalité de son propos. Je veux dire que je n’aurais jamais pensé à mettre en relation des faits appartenant à des domaines différents. Je me souviens par exemple qu’il avait opposé, en comparant l'Asie du sud-est et l'Afrique, deux sortes de tracés de frontières, suivant qu’ils étaient conçus par des officiers de marine ou par des officiers d’infanterie (on parle de l’époque coloniale), avec une prime à l’intelligence et à la pertinence accordée à la marine, alors que les « biffins » avaient tendance à tirer des lignes droites. Je n’ai pas cherché à savoir si l’idée était toujours opérationnelle : je m’étais contenté d’apprécier l’inattendu de la conception.

Je viens de lire Aventures d’un géographe, paru très récemment. Le livre se présente curieusement comme des « Mémoires ». Curieux, en soi, à cause du nombre de pages (330), mais aussi à cause du contenu, d’aspect beaucoup trop schématique (mais ça va avec) à mon goût. J’aurais aimé en particulier que l’auteur entre beaucoup plus dans les détails, s’agissant des problématiques envisagées.

Il concentre son récit autour de deux points qui constituent, pense-t-il avec raison, son principal apport à la discipline. D’abord, avoir arraché la « géopolitique » à l’acception qu’elle avait sous le régime nazi : « Je lui [Julien Gracq] répondis que les géographes allemands avaient proclamé de prétendues lois instituant la propriété des peuples germaniques sur certains territoires » (p.254). Ce que les nazis appelaient, je crois, le "Lebensraum" (espace vital). Ensuite, d’avoir fondé la revue Hérodote, devenue un outil indispensable dans l’exercice de la profession de géographe.

Je n’ai jamais fréquenté la revue, mais j’aurais lu avec beaucoup d’intérêt la narration circonstanciée de l’installation du mot « géopolitique » dans le langage des géographes, avec les aléas, les oppositions rencontrées, bref : les heurs et malheurs d’un concept qui, de mal famé qu’il était, est devenu d’un usage tellement courant que les journalistes l'invoquent souvent à tout bout de champ. Un volume de 600 pages ou davantage ne m’aurait pas fait peur. C’est dire que je reste (un peu, n'exagérons pas) sur ma faim.

Même remarque à propos de l'ouvrage – à léger parfum de scandale – par lequel il s’est fait un nom : La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre (Maspero, puis La Découverte) : « Et le petit livre bleu hérissa en effet la confrérie » (p.7). J'ai du mal à comprendre les raisons de cette réaction : ne parlait-on pas depuis longtemps de "cartes d'état-major" ? Or, si la carte est forcément géographique, qu'est-ce qu'un état-major, sinon le haut commandement militaire dirigeant des opérations, c'est-à-dire un acteur de l'histoire ? J’aurais aimé en savoir plus sur les raisons de l’hostilité déclarée des confrères géographes. Yves Lacoste préfère s’étendre sur le peu de considération dont jouissait la géographie dans la hiérarchie intellectuelle et son souci de participer à sa revalorisation : il voulait qu’on puisse le prendre au sérieux, et pour des motifs solides. Il avait bien raison, même si j’aurais été intéressé, par exemple, par un chapitre évoquant plus précisément la réception de l’ouvrage "scandaleux".

Si j’ai bien compris, la géopolitique, c’est précisément la mise en rapport des données de la géographie d’un territoire précis (question d'échelle : cela peut aller de quelques centaines de mètres à plusieurs centaines, voire milliers, de kilomètres) avec les événements qui se produisent sur ce territoire, conditionnés par ces données. La géopolitique traite des rapports de forces qui s'exercent sur un territoire. Dans le fond, la géopolitique, c’est vouloir expliquer la géographie par l’histoire, et envisager d’expliquer un certain nombre de faits de l’histoire par les données de la géographie. Il me semble qu’un certain Bismarck (1815-1898) avait déjà eu de telles idées, mais je ne suis pas spécialiste (est-il l'auteur de cette formule dont je crois me souvenir : « La seule chose qui ne change pas dans l'histoire, c'est la géographie » ?).

Et le duc de Saint-Simon, quand il commente certaines batailles perdues ou occasions manquées par l’un des bâtards de Louis XIV (le duc de Vendôme, je crois bien), ne manque pas de souligner, en plus de la paresse native de ce dernier, le peu d’à-propos avec lequel il choisissait et organisait le terrain de ses « exploits ». Et quand il relate les entreprises militaires (du début du printemps à la fin de l’automne, chaque année ou à peu près), il ne manque jamais de commenter l’intelligence ou la bêtise du général en chef dans la disposition des troupes en fonction du terrain, qu'il s'agisse de franchissement de fleuve, d'occupation d’une position dominante, de passage d’un défilé ou de défense d'une cité fortifiée, à l'exemple de celle, splendide, que le marquis de Boufflers conduit lors du siège de Lille, mené par le prince Eugène). Oui, la géographie est bien une constante des événements historiques.

Ce qui intéresse le spécialiste de géopolitique, ce sont les interactions entre la conformation d’un site et la façon dont se produisent les rapports entre les forces en présence ou l’affrontement des volontés et des intérêts. Cette préoccupation constante de l’auteur l’amène à conduire ses étudiants sur le terrain, dans la vallée de Chevreuse ou sur la Montagne de Reims : « En effet, il est interdit de planter de la vigne sur la totalité des versants de la Montagne de Reims. Il s’agit d’une décision du Comité interprofessionnel du vin de Champagne qui engendre d’énormes écarts de prix entre deux parcelles voisines, l’une plantée de vigne, l’autre où c’est interdit » (p.224). Voilà un exemple de passage où, n’étant pas géographe, j’ai du mal à comprendre les tenants et aboutissants du problème. Cette histoire de pente, de sable, de lignite et de prix du champagne me semble nébuleuse, faute de précision.

Dans un autre chapitre, en revanche, Yves Lacoste raconte comment il a été amené à intervenir au Vietnam, pendant la guerre et les bombardements américains : chapitre absolument passionnant. Je passe sur les aspects anecdotiques (croustillants : comment voyager en avion sans visa avec un billet offert en douce). Les Américains avaient imaginé de bombarder les digues qui contenaient les eaux du fleuve Rouge : « … j’écrivis un petit article très pédagogique expliquant que le fleuve coule au-dessus de la plaine du delta surpeuplée, et je l’avais envoyé au journal "Le Monde" » (p.180). Le journal publie l’article.

La suite est étonnante : les Nord-Vietnamiens ont immédiatement compris le parti qu’ils pouvaient tirer des compétences et du regard particulier du géographe, et le lui font savoir. Sautant allègrement par-dessus les formalités avec l'aide obligeante des soviétiques, il atterrit à Hanoï, il réclame et finit par obtenir les cartes, malgré le secret militaire, où figurent « les points qui ont été atteints » (p.182). On apprend que « la rupture d’une digue est plus probable si elle a été attaquée dans la partie concave du méandre, parce que c’est là que s’exerce surtout la pression du courant » (p.183). « Le réseau des digues du fleuve Rouge est l’un des plus complexe au monde et il faisait l’admiration de Pierre Gourou. Ces digues ont été construites en terre compactée par la mobilisation du peuple vietnamien au cours des siècles, de l’amont vers l’aval » (p.185). Pierre Gourou est l’auteur d’une thèse sur le fleuve Rouge.

Le plus fort de l’affaire montre que la géopolitique peut à l’occasion devenir un acteur dans un conflit, car la conclusion fut la suivante : « De retour à Paris, je me suis rendu au siège du "Monde" qui publia l’après-midi même la carte du delta du fleuve Rouge représentant les digues et les points bombardés, ainsi que mon commentaire. Des journaux du monde entier l’ont repris, même au Japon et aux Etats-Unis. Quelques jours plus tard, les bombardements américains sur les digues cessèrent » (p.186). On imagine sans peine la catastrophe humaine que le géographe a permis d’éviter. Yves Lacoste peut être fier : il a arrêté l’aviation américaine ! D'un autre côté, on pourrait souligner qu'il a mis clairement la géopolitique au service de l'un des belligérants, faisant fi de la sacro-sainte neutralité scientifique, mais bon.  

Un autre chapitre tout à fait intéressant raconte la rencontre de l’auteur avec Julien Gracq, lui-même professeur d’histoire et géographie. L’idée lui en est venue à la lecture du Rivage des Syrtes, ce roman somptueux qui a obtenu le prix Goncourt (refusé par Gracq), et dont la trame illustre bien la phrase de Voltaire : « L’homme est fait pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude ou dans la léthargie de l’ennui ». Un jeune aristocrate, rouage du destin, provoque la fin catastrophique de son pays, la principauté vieillissante d’Orsenna, parce qu’il finit par ne plus supporter la vie étale, immobile et sans relief qu’il mène dans le poste où il a été affecté à sa demande.

Yves Lacoste écrit à Gracq pour lui dire qu’il lui semble qu’il a écrit un « roman géopolitique ». La rencontre a lieu chez le romancier. Il lui explique que le terme sert à « désigner toute rivalité de pouvoirs sur un territoire et confronter les arguments des uns et des autres » (p.254). « Dans ce roman, lui dis-je, vous vous attachez aux signes avant-coureurs du nouvel affrontement à venir entre le Farghestan mystérieux, voire mystique, et les grandes familles vieillissantes d’Orsenna » (ibid.).

Il va jusqu’à faire dessiner par un spécialiste la carte « en perspective cavalière » de la façon dont il se représente la disposition des lieux tels que Julien Gracq les a imaginés. « Désorienté » par une précision demandée par Lacoste, le romancier lui répond, « presque en s’excusant » : « Vous savez, j’ai seulement voulu faire un "tremblé géographique" » (p.255). Pour un lecteur assidu de Julien Gracq, voilà un chapitre qui ne manque pas d’intérêt, en ce qu’il lui procure une grille de lecture inédite.

Il faudrait encore faire un sort aux multiples centres d’intérêt sur lesquels Yves Lacoste a été amené à travailler : Ibn Khaldoun, la Haute-Volta, Cuba, voire mentionner les recherches de son épouse sur les Kabyles. Ce dernier point donne à l’auteur quelques occasions délectables de s’en prendre aux thèses de Pierre Bourdieu : mon dieu, une tache sur la statue ! Au total, un livre foisonnant d’aperçus d’une grande variété. Si j’avais une réserve à faire, ce serait donc à propos du nombre de pages, à mon avis insuffisant pour combler la curiosité du lecteur, frustré par l’évocation trop rapide de certains aspects du travail de ce géographe hors-norme.

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 20 juillet 2018

RETOUR A LEMBERG 2/2

SANDS PHILIPPE RETOUR A LEMBERG.jpgPHILIPPE SANDS : RETOUR A LEMBERG;

(Editions Albin Michel, 2017)

Deuxième épisode : la trajectoire des individus.

Résumé : Philippe Sands, dans Retour à Lemberg, dresse l'historique de l'inscription dans le droit international de deux concepts désormais familiers : le "crime contre l'humanité" et le "génocide", qui servirent de base à l'accusation lors du procès de Nuremberg. Ce procès en quelque sorte fondateur, inaugure un nouveau modèle d'instance judiciaire internationale. C'est à Nuremberg que fut admis le principe qu'un Etat ne peut pas traiter n'importe comment ses citoyens : l'Etat reste souverain, mais il ne peut pas faire n'importe quoi. On voit tous les jours ce qu'il en est de la réalité de tels grands principes en suivant jour après jour ce qui se passe dans la Syrie de Bachar el Assad.

L'auteur montre d'ailleurs que ce problème s'est posé dès 1919 : on assiste en effet en Pologne à des massacres de juifs. Les vainqueurs tentèrent d'imposer au nouvel Etat polonais un traité l'obligeant à un minimum d'humanité dans le sort qu'il réservait à ses minorités, juives en particulier mais pas que. L'efficacité de ce traité fut éphémère, la Pologne considérant cette ingérence extérieure dans ses affaires comme une inadmissible mise sous tutelle, et affirmant sa pleine souveraineté sur toute l'étendue de son territoire et sur les gens qui l'habitaient.   

Face à ces considérations à caractère juridique qui occupent plutôt la deuxième moitié du livre, Philippe Sands se livre pour commencer à une enquête quasi-policière pour comprendre quelles furent les trajectoires d'un certain nombre d'individus, ce qui l'amène à parcourir un certain nombre de pays. Il tient à voir les lieux de ses yeux, à rencontrer les acteurs encore vivants (voir par exemple le chapitre "La fille qui avait choisi de ne pas se souvenir"), à s'imprégner dans la mesure du possible des conditions qui leur furent faites en leur temps. Il s'efforce aussi de recueillir les témoignages de leurs enfants (Eli Lauterpacht, Niklas Frank, Horst von Wächter).

Il est lancé sur la piste de plusieurs personnes : outre les deux juristes que sont Lauterpacht et Lemkin (à chacun desquels ils consacre un chapitre copieux, voir hier), il s'attache à retracer d'abord la trajectoire exacte suivie par son grand-père, Leon Buchholz, depuis sa Galicie natale jusqu'à Paris, en passant par Vienne, au moment même de la montée du nazisme et de l'annexion de l'Autriche (Anschluss). 

Une question, en particulier, préoccupe Philippe Sands : comment se fait-il que ce grand-père, quand il a quitté Vienne (l'Autriche étant sous régime nazi) pour Paris en janvier 1939, n'ait pas emmené avec lui sa femme Rita et sa fille Ruth (la propre mère de l'auteur) ? Plus tard, en juillet de la même année, la petite fille le rejoint, accompagnée par celle qui sera présentée comme étant "Miss Tilney de Norwich". Pourquoi la mère n'est-elle pas montée dans le train ? Elle est juive, et elle sait ce qu'elle risque en tant que telle dans un pays largement "nazifié". Pourtant, ce n'est qu'en 1942 qu'elle rejoint sa petite famille à Paris.

Est-elle restée pour veiller sur sa mère ? Peut-être. L'hypothèse de l'auteur est liée à "l'homme au nœud papillon", auquel il consacre un chapitre. Une photo (p.256) montre celui-ci en "lederhosen" (la typique culotte de cuir tyrolienne) et grandes chaussettes blanches, signe, selon Sands, d'une adhésion au nazisme. Cette hypothèse oblige à faire de cet homme (que de patientes recherches permettront d'identifier comme étant Emil Lindenfeld) l'amant de Rita, grâce auquel celle-ci, se sentant protégée, peut résider sans crainte à Vienne, jusqu'à son départ pour Paris, trois ans après. Après tout, elle est mère. Les disputes entre Leon et Rita sont-elles dues aux infidélités de cette dernière ? Voilà pour l'histoire familiale (très simplifiée).

Quant à "Miss Tilney de Norwich", le détective Philippe Sands parviendra après de longs efforts à reconstituer le parcours de cette femme, morte en 1974, reconnue plus tard « juste parmi les nations ». Ce n’est pas simple, parce que la dame a beaucoup voyagé, de l’Angleterre à l’Afrique du sud et de la France à l’Autriche, avant de prendre sa retraite quelque part en Floride. C’est logique, puisqu’elle se considère comme une « missionnaire », dont l’unique but dans l’existence est de « sauver les juifs » pour accomplir le message du Christ. Elle est chrétienne jusqu’au fond de l’âme. Son rôle dans l'histoire de la famille est central, tout en restant farouchement anonyme. Il y a là de l'héroïsme.

Une autre question mobilise l’attention de l’auteur : pourquoi les parents de Lauterpacht n’ont-ils pas rejoints leur fils à Londres ? Quoi qu’il en soit, le sort de ceux qui sont restés en Galicie ne fera aucun doute : ils ont disparu quelque part entre Belzec, Majdanek et Treblinka, à moins qu’ils n’aient été massacrés dans la ville même qu’ils habitaient ("die grosse Aktion"). Quant à Leon, Philippe Sands le verra toujours taciturne et muet : il ne dira jamais un mot des soixante-dix parents plus ou moins directs qui ont disparu dans le génocide.

Le cas de Hans Frank comporte son lot d’étrangetés : tout au long de son gouvernorat de la Pologne, il a rédigé très méthodiquement, jour après jour, un « Journal » où il note les événements, les décisions et les actions de l’armée allemande qu’il a sous ses ordres. Et ce qui est incroyable, c’est que, quand il a vu la défaite arriver, il s’est simplement replié chez lui en Allemagne, en emportant les milliers de pages de ce « Journal », et que le lieutenant Walter Stein de la VII° armée américaine venu l’arrêter n’a eu qu’à placer les volumes sur le siège avant de la Jeep. Frank livrait ainsi aux procureurs du futur tribunal tous les motifs possibles de le condamner à être pendu. Autre curiosité : Hans Frank, en prison, s’est converti au catholicisme et a, malgré des biais et des rétractations, admis une part de responsabilité dans la « destruction des juifs d’Europe », s’attirant le mépris de Göring.

Le hasard de l'histoire fait que le petit-fils de Leon Buchholz, au cours de ses études de droit, aura pour professeur Eli Lauterpacht (né en 1939), le propre fils de Hersch, l'inventeur du "crime contre l'humanité". Eli a de vagues souvenirs de ses grands-parents, venus rendre visite à Londres en 1935, « lorsque son père "les supplia de rester"». En vain. On ne les reverra jamais. En 1937, Hersch Lauterpacht est « élu à la prestigieuse chaire de droit international de Cambridge » (p.128). L'auteur se demande brièvement quel était l'état des relations entre le fils et ses parents. Peut-être distantes. En tout cas Eli ne l'a jamais entendu s'exprimer au sujet de sa famille restée au pays. On préfère ne pas imaginer qu'il a préféré privilégier sa carrière, au détriment de sa famille, mais le soupçon n'est pas tu.

Philippe Sands tient aussi à rencontrer le fils de Hans Frank (né en 1939 lui aussi), le bourreau de la Pologne, pendu à Nuremberg. On peut dire que Niklas Frank ne pardonne rien à son père. Il est journaliste au Stern. Il a publié Der Vater [le père], où il règle ses comptes et dont une très insatisfaisante traduction abrégée a été publiée sous le titre In the Shadow of the Reich. Sands en fait un portrait sympathique : « c'était un homme généreux, doté d'un solide sens de l'humour, et qui n'avait pas sa langue dans sa poche » (p.279). En réalité, il était sans doute le fils de Karl Lasch, ami de son père, gouverneur de Galicie et amant de sa mère, qui sera tué ou se donnera la mort. De toute façon, la personnalité de Hans Frank ne sort pas grandie du livre de l'auteur : peut-être était-il un homosexuel refoulé. Il avait en tout cas une crainte souveraine de Brigitte, son épouse, et apparaît comme un homme plein de contradictions et de faiblesses.

Horst von Wächter, le fils d'Otto, le gouverneur du district de Galicie après Karl Lasch et le subordonné de Frank, n'a toujours pas honte de son père quand Philippe Sands le rencontre dans son « imposant château du XVII° siècle situé à une heure environ au nord de Vienne » (p.297). Il est même très fier de lui montrer la bibliothèque qu'il a héritée de lui, et qui n'est rien d'autre que « le "département national-socialiste" de l'histoire familiale » (ibid.). L'auteur ouvre au hasard un ouvrage dédicacé au père par Himmler en personne. L'étonnant est que le fils du nazi ne rougit pas de honte, bien au contraire, en montrant ses "trésors", et qu'il ne cache pas son plaisir lorsque Sands déniche un exemplaire de Mein Kampf : « Je ne savais pas qu'il était ici » (ibid.). Horst voudrait "réhabiliter" son père : « Mon père était un homme bon, un libéral qui a fait de son mieux » (p.300). De quoi tomber de sa chaise. 

Voilà pour le volet "histoires individuelles" de Retour à Lemberg, ce livre remarquable.

En conclusion, qu'il s'agisse du versant juridique ou du versant narratif, l'ensemble fait de Retour à Lemberg un impressionnant livre d’histoire, qui fourmille de détails qu'il est impossible de rapporter, et où rien, au long des 450 pages, n’est inutile : Philippe Sands ne bavarde pas, il est lui aussi un juriste international, et en tant que tel, il sait que l’essentiel se suffit à lui-même. Ce qui m’impressionne en particulier, c’est l’art avec lequel il tient constamment – sans pathos, il faut le souligner – deux fils narratifs :  celui des trajectoires individuelles des fourmis humaines aux prises avec les circonstances et celui du chaudron du diable qu'est la grande et terrible Histoire du XX° siècle.

Voilà ce que je dis, moi.

Ajouté le 24 juillet : je ne voulais pas entrer dans certains détails figurant dans le livre de Philippe Sands, et puis je me dis qu'il n'y a pas de raison de ne pas montrer bien concrètement les raisons bien concrètes pour lesquelles on a pourchassé les nazis après la guerre. Car si l'auteur ne cite pas tous les témoins intervenus au tribunal de Nuremberg, il rapporte au moins le témoignage de Samuel Rajzman, qui vaut pour tous les autres. En voici une partie : « Rajzman poursuivit d'une voix monocorde. Une femme âgée avait été amenée au "Lazarett", avec sa fille enceinte dont le travail avait commencé ; on avait couché la fille sur l'herbe. Les gardes l'avaient regardée pendant qu'elle accouchait. Mentz avait demandé à la grand-mère qui elle préférait que l'on tue d'abord. La vieille femme avait supplié d'être la première.

                 "Ils ont bien sûr fait le contraire", dit Rajzman à la salle, parlant très doucement. "Le nouveau-né fut tué en premier, puis la mère de l'enfant, enfin la grand-mère" ».

Pas de commentaire.

jeudi, 19 juillet 2018

RETOUR A LEMBERG 1/2

SANDS PHILIPPE RETOUR A LEMBERG.jpgPHILIPPE SANDS : RETOUR A LEMBERG;

1 (Editions Albin Michel, 2017)

Voilà un livre remarquable en tout point. Si j’ai lu un nombre certain d’ouvrages traitant de la deuxième guerre mondiale et du programme d’extermination des juifs, des tziganes, des Polonais et des Slovènes (et autres) élaboré par Hitler et ses sbires, je n’avais jamais lu ce qu’un juif d’aujourd’hui, juriste de son état, pouvait avoir à dire d’un grand-père qui avait échappé à la mort et de la laborieuse mise en place du tribunal de Nuremberg : le rapport n'est pas évident. L’incroyable de ce livre, c’est qu’il marie parfaitement la reconstitution patiente du destin de plusieurs individus nettement  identifiés, et l'implacable « Solution finale » : l’extermination des juifs d’Europe en tant que groupe (mais avec les tziganes, ils n’étaient pas les seuls au programme d’Hitler : la défaite ne lui a pas laissé le temps).

Philippe Sands conçoit son livre en ouvrier tisseur impeccable : il ne lâche jamais le fil des destins individuels, tout en ourdissant la trame méticuleuse d’un destin collectif. La question centrale qu’il pose est de savoir s’il faut (s'il fallait), à Nuremberg, juger les crimes nazis au nom des droits inaliénables des individus ou de la défense de groupes nationaux (Slovènes, Polonais, …), ethniques ou religieux (juifs, tziganes, …).

Autrement dit, ce qui prime, est-ce le droit des individus ou le droit des groupes ? Question qui n'a l'air de rien a priori, mais une question ardue. Pour y répondre, il s’appuie, en juriste consommé, sur le conflit entre deux concepts juridiques entièrement nouveaux proposés par deux brillants juristes juifs dont les familles ont à peu près entièrement disparu – Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin –, même s’ils ignorent encore tout de la terrible réalité au moment de leur travail.

Lauterpacht proposait l’inscription du « crime contre l’humanité » dans le droit international, alors que pour Lemkin, le terme de « génocide » devrait s’imposer en priorité. Le premier considère que la fin ultime du droit est l'individu, alors que le second se donne pour objectif la défense des groupes, c'est-à-dire des individus en tant qu'ils appartiennent à une entité collective (ethnique, religieuse, ...). Les deux hommes sont originaires d’un territoire, la Galicie, tour à tour polonais ou ukrainien et placé sous l’autorité successive de la Pologne, de l’Allemagne et de l’Union Soviétique, avec des allers-retours. Le livre oscille avec obstination entre Žołkiew et Lemberg (alias Lwów, alias Lviv, suivant les annexions successives).

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Philippe Sands relate en détail la longue et laborieuse trajectoire des deux concepts, depuis les deux cerveaux qui en ont eu l’idée jusqu’à leur gravure dans le marbre du nouveau droit international : vu les horreurs absolument inouïes que l’on découvre à la Libération – dans les usines à tuer imaginées par les nazis, mais pas seulement – il est nécessaire d’enrichir la panoplie des armes juridiques à même de les prévenir ou de les châtier.

A cet égard, Hersch Lauterpacht a plus de chance que Raphael Lemkin : le concept de « crime contre l’humanité » fait quasiment l’unanimité au sein de la communauté des juristes impliqués dans le futur procès. Il faut dire que son auteur a l'opportunité, avant même la fin de la guerre, de capter l'attention d’un haut responsable américain du futur tribunal, alors que Lemkin, de son côté, indispose ses interlocuteurs par son caractère passionné, jugé incompatible avec l’impassibilité supposée du juriste. D’autant que le concept de génocide gêne un certain nombre de gens, à commencer par les Américains, qui craignent un jour d’en être la cible, à cause du sort qu'ils ont réservés à toutes les ethnies amérindiennes lors de la "conquête de l'ouest", les survivants étant condamnés à vivre parqués dans des réserves.

Mais si Lauterpacht a fait entrer comme dans du beurre le « crime contre l’humanité » dans le droit international, Lemkin a dû batailler jusqu’à la fin pour qu’il en soit de même pour le « génocide ». Beaucoup, au sein du consortium de juristes internationaux, jugeaient le concept indésirable, et l'homme déséquilibré, caractériel.

Le mot a cependant fini par s’imposer (de justesse), mais par malheur avec un effet pervers que Philippe Sands souligne : « … élevant la protection des groupes au-dessus de celle des individus. La puissance du terme forgé par Lemkin l’explique peut-être, mais, comme l’avait craint Lauterpacht, sa réception a entraîné une bataille entre victimes, une concurrence, où le crime contre l’humanité a été perçu comme le moindre des deux maux » (p.445).

On n’a pas fini de mesurer les effets indésirables entraînés par cette concurrence victimaire, qui interdit en principe d’établir une hiérarchie des malheurs collectifs, donc qui ouvre la porte, sans distinction de gravité, à toutes sortes de victimisations extensives, voire abusives. Je suis effaré, par exemple, du nombre des gens qui se sont portés parties civiles au procès d'Abdelkader Merah (plus de 200, selon son défenseur Me Dupond-Moretti). Que dire des parties civiles du futur procès de Salah Abdeslam (environ 2000 pour l'instant) ? Je ne savais pas que les attentats de novembre 2015 avaient fait tant de victimes collatérales. Après tout, moi aussi, comme la France entière, j'ai reçu en plein cœur la tragédie du Bataclan. On pourrait se demander si la motivation de certains n'est pas, tout simplement, l'espoir d'un dédommagement bien concret. J'ai peut-être tort, mais je n'aime vraiment pas cette prolifération vertigineuse des victimes, avec en perspective le fonds d'indemnisation.

L'effet pervers souligné par Philippe Sands agit comme une bombe à retardement : « C'est un défi sérieux pour notre système de droit international confronté à une tension tangible : d'une part, les gens se font tuer parce qu'ils appartiennent à un groupe ; d'autre part, en insistant sur le sentiment d'identité collective, la reconnaissance de cette appartenance par le droit rend le conflit entre groupes plus probable. Leopold Kohr ["un individu remarquable", p. 235] avait peut-être raison de noter, dans la lettre personnelle et puissante qu'il avait adressée à son ami Lemkin, que le génocide finirait par susciter les situations mêmes qu'il cherchait à corriger » (p.446). 

Je ne suis pas juriste : je n'ai pas compris la raison pour laquelle le tribunal de Nuremberg s'est déclaré incompétent en ce qui concerne les atrocités commises par les nazis avant l'ouverture officielle des hostilités (juste à cause d'une virgule dans le texte, d'après l'auteur). De toute façon, je n'ai jamais éprouvé d'attirance pour le droit : je crois que la réalité de la vie déborde constamment le droit. On peut s'en féliciter (qui peut avoir pour but de vivre en restreignant son existence à l'observance scrupuleuse de tous les articles d'un code ?). On peut aussi le regretter (combien de crimes – personnels ou internationaux – restent impunis ?). Il reste que le droit est, selon moi, une construction plus ou moins abstraite dont la validité et la légitimité dépendent du bon vouloir des vivants. Et on ne peut pas dire que les vivants d'aujourd'hui (je parle surtout des hauts dirigeants) en aient beaucoup, de bon vouloir.

Philippe Sands dresse d'ailleurs une liste de procès intentés à de grands criminels par la CPI depuis sa formation en 1998 (Rwanda, Pinochet, Milosevic, Omar al Bashir, Charles Taylor, et sans doute quelques autres : l'auteur ne cite pas Pol Pot, c'était avant). Il le dit : « Les procès se succèdent, comme les crimes eux-mêmes. Aujourd'hui, je travaille sur des cas impliquant le génocide ou les crimes contre l'humanité en Serbie, en Croatie, en Libye, aux Etats-Unis, au Rwanda, en Argentine, au Chili, en Israël et en Palestine, en Grande-Bretagne, en Arabie Saoudite et au Yémen, en Iran, en Irak et en Syrie » (p.444). Il en oublie probablement (rien sur la Chine de Xi Jin Ping ? Rien sur les Philippines du président Duterte ?).

Le seul fait qu'une telle liste puisse être dressée est décourageant, car elle éclaire l'impuissance du droit à prévenir et empêcher les grands crimes. Si le droit se réduit à courir après les coupables pour les châtier une fois les crimes commis, je me dis, à tort ou à raison, que le Mal n'a pas grand-chose à craindre du Code Pénal des démocraties, et que c'est vain et désespérant : il a fallu quelques mois pour que disparaissent des centaines de milliers de Rwandais (surtout Tutsis, mais aussi Hutus). Et combien d'années pour traîner quelques responsables devant le tribunal ? 

Faire justice après coup est indispensable, évidemment, mais je crois que l'humanité serait plus efficace et mieux inspirée dans la lutte contre le Mal en agissant effectivement (et en amont) contre les inégalités et les injustices : faire en sorte que chaque être humain puisse se trouver justement rétribué pour ses efforts, je veux dire tarir la source des tensions (économiques, sociales, ethniques, etc.), est la meilleure façon de prévenir les aigreurs et les haines. Mais là, tout le monde va dire que je suis un doux rêveur. Parti comme c'est, le dernier génocide et le dernier crime contre l'humanité ne sont pas pour demain, et l'on n'en a pas fini avec ce genre de procès. Mais bon, ça donne un gagne-pain de longue durée – et une raison de vivre – aux juristes spécialisés. Il faut voir le bon côté des choses, non ?

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 05 juillet 2018

LE LAMBEAU, DE PHILIPPE LANÇON

Chose promise (voir ici même au 13 juin dernier), chose due : j’ai lu Le Lambeau, de Philippe Lançon, rescapé de la tuerie de Charlie Hebdo. Le Lambeau est un livre redoutable. Peut-être pas pour tout le monde, mais à coup sûr pour tous ceux qui ont ressenti jusqu’au centre d’eux-mêmes la dévastation de la salle de rédaction de Charlie Hebdo, un certain 7 janvier, par un tandem de frères décidés à mourir. "Ressenti" : j’imagine quelque chose de pas très éloigné de ce que fut le "9 / 11" (nine / eleven) pour un Américain.

Pour moi, vieux lecteur du mensuel Hara Kiri, de son petit frère hebdomadaire, de son cousin Charlie (le mensuel de BD tenu par Wolinski) et de son neveu Charlie (l’hebdo, après le coup de ciseau de la censure pour crime de lèse-majesté), l’atmosphère assez « anar » et totalement libre que véhiculaient ces revues était la seule respirable : la dizaine de déchaînés qui faisait souffler ce vent semblait capable de pousser les murs à volonté et d’agrandir l’espace des possibles. J’ai mangé et ruminé mon foin à ce râtelier pendant de nombreuses années. Même si, à la longue, j’ai éprouvé la lassitude pour tout ce qui commence à tourner en rond pour se mordre la queue, les boyaux de mon crâne avaient assimilé tellement de cette matière que l’attentat m’a enlevé une partie de moi-même.

Lire Le Lambeau, dans ces conditions, n’a pas été une partie de plaisir, parce que, du moment où j’ai ouvert le livre jusqu’à la dernière page, j’ai revécu – et je revis en écrivant ces lignes – le 7 janvier dans toute sa dimension incompréhensible, absurde, avec le sentiment constant de l’irréparable. J’y suis finalement arrivé, par toutes petites étapes, en lecteur déjà fourbu au bout de vingt pages. Philippe Lançon est un examinateur impitoyable : il sait comme personne appuyer là où ça fait le plus mal. La balle de 7,62 tirée par Kouachi lui a emporté le maxillaire inférieur, faisant de lui une « gueule cassée » en tout point semblable aux innombrables défigurés de 14-18.

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Une "gueule cassée" dans la réalité. Quelle épouse reconnaîtrait son époux ?

Le Lambeau raconte en détail les étapes de la reconstruction (réinvention) de son visage détruit. En 500 pages, j’ai le sentiment d’avoir laborieusement accompagné la tâche de titan à laquelle les assassins de ses amis ont contraint le journaliste pour revenir parmi les vivants ordinaires. Car l’attentat a fait de Philippe Lançon un « non-mort », faisant tomber un rideau d’acier entre lui et les gens normaux. Pour ses amis (Cabu, Wolinski, Bernard Maris, …), la chose est sans bavure et définitive (le jour fatidique, Reiser, Gébé, Cavanna, Choron étaient excusés, eux, pour cause de décès préalable). Pour lui, que les assassins ont après tout raté, le retour dans la vie quotidienne sera horriblement compliqué, jalonné d'un nombre impressionnant d'opérations chirurgicales. Le bloc opératoire de La Salpêtrière (« le monde d’en bas ») devient un lieu presque familier, où Chloé, sa chirurgienne (« la fée imparfaite »), parfois remplacée par Hossein ou une assistante, tente de lui refaire une mâchoire, morceau par morceau, de peau, de chair et d’os.

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Monument aux morts de 14-18, à Trévières (Calvados), promu "gueule cassée" en 1944.

Lançon explique à la page 249 le titre de son livre. C’est au moment où les chirurgiens décident de lui prendre un péroné pour remplacer l’os pulvérisé par la balle : « La greffe du péroné était depuis plusieurs années pratiquée, d’abord sur les cancéreux de la mâchoire et de la bouche, principaux patients du service. On lui donnait aussi un autre nom et un autre soir, j’ai entendu sortir de la bouche de Chloé le mot qui allait désormais, en grande partie, me caractériser : le lambeau. On allait me faire un lambeau ». Une vie en lambeaux. Un morceau de jambe pour mâcher de nouveau ! Et je ne parle pas des mésaventures de la peau et de la chair dans la reconstitution laborieuse. Par exemple, quand on lui greffe un morceau de cuisse ou de mollet (je ne sais plus) pour faire la lèvre inférieure, des poils vont lui pousser dans la bouche ! Et puis les fuites persistantes, qui font qu’il en met partout quand on l’autorise enfin à manger un yaourt par l’orifice buccal !

Non, Philippe Lançon ne sera plus jamais l’homme qu’il a été, que ce soit pour lui-même ou pour ceux qui l’entouraient avant l’attentat. Il est devenu, en un instant, un bébé exigeant et un vieillard intraitable. Les frères Kouachi ont fait de lui un oxymore, et c'est ce qui passe mal auprès de certains. Par exemple, nous le suivons dans les hauts et les bas que subit sa relation avec Gabriela, la femme aimée – dont la vie suit par ailleurs une trajectoire instable et compliquée : l’homme qu’elle aime n’est plus celui dont elle était tombée amoureuse. Elle supporte mal la brutalité du changement. Accourue de New York aussitôt qu’elle apprend la nouvelle, puis faisant des allers-retours, elle ira jusqu’à reprocher à son amant de ne penser qu’à lui.

Et l’auteur assiste impuissant à cet éloignement, qu’il n’a ni voulu ni causé, mais dont il est, malgré tout, responsable, pense-t-il : « L’attentat s’infiltre dans les cœurs qu’il a mordus, mais on ne l’apprivoise pas. Il irradie autour des victimes par cercles concentriques et, dans des atmosphères souvent pathétiques, il les multiplie. Il contamine ce qu’il n’a pas détruit en soulignant d’un stylo net et sanglant les faiblesses secrètes qui nous unissent et qu’on ne voyait pas. Assez vite, les choses ont mal tourné avec Gabriela.

         J’étais heureux de la revoir, mais j’avais pris des habitudes en son absence, et plus que des habitudes : des règles de vie et de survie. J’avais tissé mon cocon de petit prince patient, suintant, nourri pas sonde et vaseliné autour d’un frère, de parents, de quelques amis et de soignants » (p.343). "Mon cocon" !? "Petit prince" !? Qu'est-ce qu'il lui faut ? Mais qui envierait un tel cocooning de "petit prince" ?

A dire vrai, j’ai trouvé dans un premier temps déplacées ces confidences sur la vie intime de l’auteur, l’accusant de tomber dans l’auto-fiction, par nature indécente. Et puis, je me suis dit que ça aussi, ça appartient de plein droit au récit, et que, après tout, cette façon d’objectiver ce moment de la vie privée permet au lecteur bouleversé de prendre un peu de distance avec le tragique de la situation. Je pense à l’épouse d’une « gueule cassée » de 14-18, et je me dis qu’il lui a fallu bien de l’héroïsme pour rester attachée à son homme, quand elle l'a revu, "après". Qu'est devenu le couple de la "gueule cassée", après 1918 ?

Car juste avant le passage cité, on trouve ceci, qui se passera de mes commentaires : « Mes parents sont arrivés peu après et se sont installés, l’un à droite, l’autre à gauche, chacun me tenant une main et la caressant. J’ai pris la tablette et j’ai écrit : "Miroir ?" Ils l’avaient apporté. J’allais savoir à quoi je ressemblais. J’ai pris le miroir et j’ai découvert, à la place du menton et du trou, cernée par d’épaisses sutures noires ou bleu sombre, une grosse escalope sanguinolente et vaselinée de couleur claire, entre jaune et blanc, d’une surface lisse, glabre et unie comme celle d’un jouet en plastique. C’était ça, mon menton ? C’était pour ça qu’on m’avait opéré pendant dix heures, retiré un os de la jambe et mis dans cet état ? J’étais accablé » (p.334).

Heureusement, Philippe Lançon se fait accompagner par quelques amis infiniment plus dociles et réconfortants : les pages de La Recherche où Proust raconte la mort de sa grand-mère, de La Montagne magique de Thomas Mann, de Kafka, mais aussi et (selon moi) surtout, Jean-Sébastien Bach et Beethoven : « J’ai senti les piqûres et me suis concentré sur la musique de cet homme, Bach, dont j’avais chaque jour un peu plus l’impression qu’il m’avait sauvé la vie. Comme chez Kafka, la puissance rejoignait la modestie, mais ce n’était pas la culpabilité qui l’animait : c’était la confiance en un dieu qui donnait à ce caractère coléreux le génie et la paix » (p.390). Ainsi, Bach a "sauvé la vie" de l’auteur ! Quelle beauté dans la formule ! Oui, la musique de Jean-Sébastien Bach est bien ce qui sauve en dernier recours.

J’ai un seul reproche à faire au livre de Philippe Lançon : l’éloge qu’il fait de Laurent Joffrin. Il est vrai que celui-ci est son patron, et qu’il lui doit sans doute beaucoup dans l’exercice de son métier de journaliste. Mais je n’oublie pas quant à moi l’insupportable gougnafier, capable d’assassiner un dialogue en empêchant son interlocuteur de développer sa pensée, quand celle-ci commet l’impardonnable erreur de s’opposer à la sienne. Invité chez Guillaume Erner ou Alain Finkielkraut, sur France Culture, il se débrouille, avec son importunité fanatique, pour se rendre haïssable, et transformer en bouillie le propos de l’adversaire, qu’il s’appelle Obertone ou Maler. Laurent Joffrin incarne à merveille l’idée que je me fais de l’intolérance bornée (on peut lire ici ce que je disais du monsieur le 17 février 2017).

Il va de soi que cette réserve ne fait pas oublier la violence exercée à travers ce livre sur un lecteur (moi) que les équipes d’Hara Kiri, Charlie et compagnie ont entouré comme des ombres tutélaires pendant quelques dizaines d’années. Et là, non, y a pas à tortiller du croupion :

« Quand l'un d'entre eux manquait à bord,

C'est qu'il était mort.

Oui mais jamais au grand jamais

Son trou dans l'eau ne se refermait ».

(Tonton Georges).

Merci, monsieur Philippe Lançon, pour ce livre tellement dur à avaler. Oui, je vous remercie pour tout ce qu'il m'a coûté. Parce qu'il m'a restitué l'essentiel. On peut appeler ça la Vérité.

dimanche, 17 juin 2018

CE QUE C'EST QUE DEUX FRÈRES

4 CE QUE C'EST QUE DEUX FRÈRES

Le Lambeau est un très dur et très beau livre. J'ai même parfois un peu de mal à comprendre comment, après un déchaînement de violence meurtrière où tant d'amis sont morts et où son propre corps est soumis à une torture de tous les instants, il est encore possible d'écrire de cette façon pacifiée, presque sereine. Et distanciée. Mais, comme le dit Philippe Lançon, il y a deux Philippe Lançon : celui d'avant et celui d'après. Celui d'après regarde de l'extérieur celui d'avant. Il le dit très simplement, d'ailleurs. Et sa prose dépassionnée place le lecteur que je suis (mentalement ficelé dans l'aventure de Charlie Hebdo depuis son tout début) au cœur de ce qu'il ressent encore de la tragédie, mais (miraculeusement) sans appuyer sur le moi et sur ce qu'il endure (en en parlant sans arrêt). Sortir de soi pour dire ce qui fut : chapeau, monsieur Lançon ! Du fond du cœur. Le Lambeau est un livre d'une grande dignité.

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« J'ai relevé les yeux et, à ma gauche, au-dessus de moi, est apparu le visage de mon frère Arnaud. J'ai alors senti pour la première fois qu'il m'était arrivé quelque chose de grave, que si le café et le reste étaient un rêve, l'attentat, lui, ne l'était pas, et j'ai regardé mon frère, moi l'aîné, comme je ne l'avais jamais regardé. Comme il était mince ! Et étrangement blafard ... Il avait maigri et pâli en si peu de temps ? Que faisait-il là ? Tout seul ? Depuis quand ne l'avais-je pas vu ? Quelques jours à peine ... Maintenant les lumières de cet endroit inconnu avaient déteint sur lui. On avait repeint mon frère aux couleurs de ma nouvelle vie et on l'avait rajeuni du même coup, du cœur même de la fatigue et de l'angoisse, rajeuni et affermi dans la mission qu'il acceptait et entamait. Cette mission allait faire de lui mon jumeau et mon directeur de cabinet pratique, administratif, social, intime, pendant plusieurs mois. L'ordre en a été ancé, malgré lui et malgré moi, dans ce premier échange de regards. J'ai déplacé ma main vers la sienne avec une double exigence de consolation : je devais le consoler et il devait me consoler, l'un n'allait pas sans l'autre, il n'y aurait pas de consolation à sens unique.

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Monument aux morts de 14-18 à Trévières (Calvados). Un obus de la bataille de Normandie en 1944 en a fait une "gueule cassée". Les municipalités successives ont eu la bonne idée de le laisser en l'état. 

J'ai pensé que chacun de nous n'avait qu'un frère, l'autre, et cherché ce que pourrait être sa vie sans la mienne, et, le regardant fixement, ma vie sans la sienne. Les enfants font parfois cette expérience, par jeu, pour se faire peur et pour tester les limites de leur endurance à l'effroi – pour mieux se rassurer finalement. L'exercice a besoin de complaisance – comme lorsqu'on appuie sur la dent qui fait mal pour vérifier la douleur qu'on augmente et avoir le délicat plaisir de s'en plaindre en la renouvelant. Ce qui m'arrivait était peut-être de même nature, mais d'intensité différente : je ne jouais pas, j'étais joué, et la vision me tomba dessus sans que j'y sois préparé.

Quand on imagine le moins imaginable avec une force  imprévue et comme détachée de soi-même, une force telle que la scène imaginée devient la seule possible, quelque chose crève dans le tissu fragile et résistant qui sert de conscience : la perspective de nos morts jumelles a ouvert un champ dont j'ai aussitôt pressenti, malgré l'abrutissement, que l'arpenter me rendrait tout aussi fou que de trop voir la cervelle de Bernard. Je voyais mon frère mort et j'ai vu défiler la suite, son enterrement, nos parents défaits, moi les prenant en charge, etc. Je me voyais mort et j'ai vu défiler la suite, mon frère à mon enterrement, nos parents défaits, lui les prenant en charge, etc. Dans les deux cas, l'enterrement avait lieu dans notre village et la tombe de chacun était celle de nos grand-parents, à quelques mètres de celle de Romain Rolland [Vézelay]. Les scènes se détachaient de moi-même et tournaient, comme des chevaux de bois sur un manège, se mélangeaient pour m'envelopper et m'enferment dans leur fixité et leur répétition. Le manège allait revenir régulièrement dans les mois suivants. Il accueillait des scènes différentes, mais récurrentes, mais récurrentes, et qui tournaient, tournaient. Les unes me faisaient vivre ce que je craignais le plus ; les autres, les plus redoutables, ce que j'avais vécu et ne pourrais plus jamais vivre : j'assistais en boucle à l'enterrement de mes vies passées ; mais qui portait le deuil exactement ? Je n'en savais rien. C'était le champ du pire aussitôt là, une suite d'images qui m'acculaient pour étrangler les restes de ma propre existence et les remplir d'incertitude, de vide. Je devenais ce que je voyais et ce que je voyais me faisait disparaître. Comme un vol de corbeaux dans un champ de blé était devenu un jour, tandis qu'il le peignait, la seule réalité, celle de l'artiste à l'oreille coupée et du nuage dans lequel il s'est perdu.

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Le champ Van Gogh est apparu pour la première fois à cet instant, dans la nuit du réveil. J'ai fermé les yeux pour lui échapper, espérant retrouver l'illusion du café et de l'haleine de Gabriela, les retrouver par la réalité. Mais l'attentat ne permet pas ce genre de fiction : il dissout toute tentative de retour en arrière. Il est l'avenir qu'il détruit, le seul avenir, sa seule destruction, et tant qu'il règne il n'est que ça. J'ai rouvert les yeux. Mon frère était toujours là et il était vivant. Moi aussi. Le champ Van Gogh a disparu. L'infirmière est arrivée pour vérifier mon état et celui des perfusions. Elle nous a donné une tablette Velleda et un feutre bleu pour qu'on puisse communiquer. 

Quels rapports ont les frères, les sœurs ? Comment se mêlent les souvenirs d'une intimité quotidienne – celle de l'enfance – à l'éloignement progressif qui généralement lui succède ? Arnaud et moi nous entendions bien, sans tensions ni conflits, mais sans nous voir beaucoup, sinon aux repas familiaux. Nous avions des vies et des amis aussi différents que possible – deux chiens d'une même portée mais de race différente, et qui ne retrouvent leurs réflexes communs que dans la niche qui les renvoie au temps perdu et partagé. Acquise ou innée, cette distance a sauté dans la salle de réveil – ou bien notre intimité, latente, a profité d'une occasion dont nous nous serions passés pour ressurgir. Nos parents n'étaient pas encore là, je ne savais pas si c'était l'aube, la journée ou la nuit ; c'était Arnaud qui prenait en charge ma vie et mon emploi du temps. Il l'a fait avec la fiabilité, la diplomatie et le sens moral qui le caractérisaient. notre enfance commune, nos vacances, nos blagues à deux balles, nos déjeuners rapides et réguliers dans un restaurant chinois situé sur l'avenue de la République où nous mangions toujours exactement la même chose, les mille et un liens qui nous tenaient sans que nous y pensions, tout ne semblait avoir eu lieu que pour aboutir là, dans cette salle de réveil, premier cadre de l'épreuve qui nous attendait. L'attentat a pesé sur nous avec une telle puissance qu'il n'y a jamais eu besoin, dans les mois suivants, de commentaires ni d'explications : sa violence et la violence de ses conséquences simplifiaient tout.

Arnaud était arrivé en se demandant ce qu'il faudrait affronter. Il ignorait à quel point j'étais touché, conscient ou diminué. Sa hantise était de tomber sur un légume ou un homme entièrement défiguré. Il a découvert un visage aux deux tiers intact. Le troisième tiers, inférieur, était couvert de pansements. On ne pouvait qu'imaginer l'absence de lèvres, de dents, et le trou. L'opération avait duré entre six et huit heures. Les orthopédistes ont attendu que les stomatologues aient fini leur boulot pour rafistoler les mains et l'avant-bras droit. Ma chirurgienne, Chloé, déjeunait avec une amie quand on l'a appelée. "Et vous savez de quoi on parlait ? m'a-t-elle dit deux ans plus tard. De Houellebecq ! Mon amie était venue avec Soumission, qu'elle m'a offert ..." Leur repas s'est arrêté là. Plus tard, elle a lu le livre et l'a aimé. Qu'en aurait-elle pensé si mon arrivée au bloc n'avait pas abrégé son déjeuner ? Quand elle m'en a parlé, nous étions dans son cabinet de consultation, je n'étais plus en position horizontale et nous avons simplement ri de la coïncidence, mais, après tout, en était-ce une ? Houellebecq me semblait bien loin, désormais. Il appartenait à mes souvenirs, comme il appartient à mon livre. Je me demande qui a récupéré l'exemplaire annoté de Soumission, que j'ai perdu. 

J'ignorais quelle heure il était, si une heure, un jour ou un mois avait passé. Plus tard, j'ai su qu'il était minuit. Arnaud m'a dit d'une voix douce : "Nous avons eu beaucoup de chance, mon frère. Tu es vivant..." Je n'ai compris qu'en écoutant ces mots que j'aurais pu être mort et, regardant de nouveau mes mains et mes bras bandés, me rappelant que la mâchoire était détruite, me suis demandé pourquoi je ne l'étais pas. Il n'y avait ni colère ni panique ni plainte dans cette question muette, adressée à je ne sais qui. Il n'y avait qu'une recherche du nord. J'étais désorienté. J'ai de nouveau regardé mon frère, senti que j'avais du mal à respirer. Mon ancien corps s'en allait pour laisser place à un encombrement de sensations précises, désagréables et inédites, mais assez bien élevées pour n'entrer que sur la pointe des pieds.

Arnaud me regardait, je le trouvais décidément maigre et blafard comme la lumière dont il semblait sortir. Il avait l'air si jeune, si seul ! Pour un peu, je l'aurais plaint et l'aurais pris dans mes bras ; mais mes bras ne voulaient pas bouger. Et, cette fois ensemble, nous nous somme regardés comme deux frères qui avaient failli ne plus jamais se voir et que la perspective de la mort venait de souder. Je n'ai même pas essayé de parler. Je n'avais pas encore conscience des pansements qui fermaient le visage et de la trachéotomie, la trach' comme on allait vite m'apprendre à dire, ni de la sonde nasale qui allait bientôt m'irriter insupportablement la gorge et le nez, mais quelque chose m'avertissait que parler était impossible. Le patient pressent ce qu'il ignore. Son corps violé est un aboyeur. Il annonce des invités, inconnus et presque tous indésirables, à la conscience qui se croyait maîtresse de maison. J'ai fait un signe lent à Arnaud, un tout petit geste de souverain moribond, et il a commencé à me parler. De quoi ? Peu importe. Il me parlait. »

Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018, pp. 114-119.

vendredi, 04 mai 2018

LA GOUVERNANCE PAR LES NOMBRES 2

 

SUPIOT ALAIN.jpg10 septembre 2015

J'ai lu La Gouvernance par les nombres, d'Alain Supiot, professeur au Collège de France. J'en étais resté au "délabrement des institutions", qu'elles soient nationales ou internationales. C'est-à-dire à la déliquescence progressive de la notion de Loi (s'imposant d'en haut à tous de manière égale), au profit de celle de Contrat (horizontalité, bilatéralisme et rapport de forces : c'est le plus fort qui gagne ; mais depuis Le Livre des ruses, on sait qu'il n'y a pas que de la force dans le rapport de forces).

2/2 

Qu’est-ce qu’une « institution » ? La structure qui organise la vie commune et en fixe les règles. Chacune est spécialisée dans un domaine. En gros, la justice, la santé, la politique, l’éducation, la protection sociale … En gros, tout ce qui fait ce qu'on appelle une Société, qui lie les individus par un certain nombre de relations et qui encadre la vie de la collectivité dans un certain nombre de règles. Une institution est un facteur de stabilité et de cohésion. Elle sert de point de repère. Inutile de dire que le « délabrement » n’annonce rien de bon, et que la déliquescence qui touche les institutions risque bien d'annoncer celle de la Société. Le « délabrement » annonce l’affaissement de l’Etat, cette instance « verticale » dont les lois permettent à tous les individus d’une population d’être logés à même enseigne sur le plan du droit. 

Alain Supiot montre ce que veut dire le passage du « gouvernement par les lois » (principe admis comme venu d’en haut : d’un dieu ou d’une « volonté générale » définissant le « bien commun ») à la « gouvernance par les nombres » (pour résumer : toute relation humaine est fondée sur des éléments négociables) : « On n’attend plus des hommes qu’ils agissent librement dans le cadre des bornes que la loi leur fixe, mais qu’ils réagissent aux multiples signaux qui leur parviennent pour atteindre les objectifs qui leur sont fixés [sous-entendu : par contrat] ». Non plus une Société, mais un « marché total, peuplé de particules contractantes n’ayant entre elles de relations que fondées sur le calcul d’intérêt ». Cette façon de concevoir le collectif, Susan George l’appelle « liberté pour les loups ». A bon entendeur. 

A cette façon de s’entendre politiquement pour définir les contours d’une autorité surplombante qui s’impose à tous indistinctement (la Loi, la volonté générale, si je ne m’abuse), s’est substituée l’instrumentalisation de la Loi entre les mains d’un pouvoir, qui n’est plus référé à autre chose que lui-même. La Loi elle-même est devenue un instrument destiné à renforcer un pouvoir, au détriment de l’autorité (deux notions qu’il ne faut pas confondre, cf. Hannah Arendt). Plus rien ne "fait autorité" pour cimenter une collectivité. Une telle population est faite d'individus de moins en moins liés à une totalité.

Alain Supiot parle de l’humilité des législateurs de l’antiquité : ils voulaient des lois en tout petit nombre. Et des lois simples, donc courtes. De plus, ils recommandaient aux générations à venir de n’y toucher, de ne les modifier qu’en prenant d’extrêmes précautions, et seulement en cas de nécessité absolue. Nicolas Sarkozy et François Hollande devraient en prendre de la graine, eux qui bâclent des lois à la petite semaine et à toute vitesse, souvent obèses, au moindre frémissement des faits divers. Trop de lois, et des lois à n’importe quel propos, rien de tel pour disqualifier la notion même de loi. 

En théorie, gouverner revient à maintenir la cohésion (l’harmonie) du corps social, et non à parer au plus pressé ou naviguer à vue : « Dire qu’un gouvernement est représentatif, c’est dire que les gouvernés peuvent "s’y reconnaître" ». Or on est passé d’une sorte de « poétique du gouvernement » (p.28) à la recherche d’une « machine à gouverner ». Ce n’est pas d’hier, mais la tendance se précise et devient de plus en plus prégnante. Simplement, la conception d’une sorte de mécanisme d’horlogerie (du moyen âge au Léviathan de Hobbes) a été remplacée par la structure réticulaire élaborée sur le modèle de la cybernétique.

L'apparition dans le langage courant du terme "numérisation" est un révélateur lumineux de l'inexorable processus menant à la "gouvernance par les nombres". Au niveau du quotidien, je pense à l'obsession qui semble guider tous les hauts responsables (politiques, économiques, administratifs, ...) vers un Graal : la "dématérialisation", c'est-à-dire la généralisation du numérique jusque dans les gestes les plus quotidien (en passant, je m'amuse beaucoup à la caisse de magasins de plus en plus nombreux, de voir l'empressement des clients à user pour payer de leur carte bleue dite "sans contact" mais qu'ils posent quand même sur la machine, sans voir de contradiction).

L’effet de la mise en réseau et de la programmation informatique est d’abolir en apparence la relation hiérarchique dans le travail, et de faire émaner la tâche de la tâche elle-même, comme une pure et simple nécessité : le travailleur devient un rouage dans la machine. Il n’est plus le Charlot de la déshumanisation mécanique du travail dans Les Temps modernes, dévoré par celle-ci, mais un objet interchangeable. Une pièce de rechange, si vous voulez. 

La fin du livre évoque les conséquences de cette évolution générale des relations humaines dans ce système économique qui exacerbe l’exigence de rentabilité et de productivité. Alain Supiot voit dans la disparition de la Loi au profit du contrat (il parle du « dépérissement de l’Etat ») la promotion d’une nouvelle forme de féodalité. 

Je crois qu’il a raison de parler de « liens d’allégeance » (entre individus, entre entreprises et entre Etats), mais j’aurais trouvé plus explicite et parlant de dire « vassalité ». L’allégeance manifeste une sorte de volonté du vassal de servir un suzerain en échange d’une protection. Or dans le système qui s’est mis en place, je ne vois pas où pourrait se situer une quelconque volonté, mais je peux me tromper. 

Je pense par exemple aux liens qui existent entre l’Europe et les Etats-Unis : qu’il s’agisse de l’attitude envers la Russie de Poutine ou des relations commerciales entre l’Etat américain et le continent européen, on peut nettement affirmer que ce dernier est à la remorque, obligé de suivre le grand « Allié ». Pour preuve l'amende d'1 milliard de dollars qui vient d'être infligée au Crédit Agricole parce que cette banque a eu le culot de commercer avec des pays placés sous embargo par les seuls Etats-Unis, au motif que les transactions étaient rédigées en dollars. C’est bien d’une vassalité qu’il s’agit, et qui ne résulte pas d’un choix ou d’une décision. C’est bien une telle vassalité que proclamait avec arrogance le titre français de l’ouvrage de Robert Kagan, La Puissance et la faiblesse (Plon, 2003). 

Je n’en finirais pas d’énumérer les idées importantes soulevées par Alain Supiot dans La Gouvernance par les nombres, un livre qu’il faut lire impérativement. Je finirai sur la conséquence ultime que laisse entrevoir la fin du règne d’une Loi surplombante qui s’impose à tous sans distinction et l’avènement de la « gouvernance par les nombres ». Si la Loi (principe d’ « hétéronomie ») n’est plus garante de ce qu’on appelle encore le « Bien commun », c’est toute la société qui se fragmente : « Une société privée d’hétéronomie est vouée à la guerre civile ». 

Ce que la Commission européenne est en train de négocier avec les Etats-Unis en est un exemple archétypal. Car ce qui est en jeu, c’est la défaite de la souveraineté de ce qui reste de nos Etats : en cas de conflit entre ceux-ci et les grandes entreprises (Google, Monsanto, etc.), les USA voudraient bien que les Européens renoncent à recourir à la justice officielle et s’en remettent à un tribunal arbitral. 

Quand on pense à ce qu’a donné l’arbitrage dans l’affaire Tapie, on devine ce que donnerait un arbitrage entre Monsanto (OGM, phtalates, etc.) et l’Etat français si celui-ci continuait à entraver les affaires du géant des biotechnologies. Monsanto ferait tout pour se faire payer lourdement le manque à gagner que des lois restrictives ou prohibitives auraient selon lui engendré. C’est la fin du Bien commun. 

S’il n’y a plus de Bien Commun, il n’y a plus que des rapports de forces et des calculs d’intérêts. Cela fait-il une société ? Non. 

S’il n’y a plus de Bien Commun, il n’y a plus de société. 

Allons-y ! Continuons dans cette voie ! Supprimons la Loi ! Sacralisons le Contrat ! Contractualisons l'existence ! Individualisons à l'extrême les relations sociales ! Jetons le principe d'Egalité à la poubelle ! Tout est négociable ! Rétablissons les droits de la jungle : d'un côté le prédateur, de l'autre la proie !

Liberté pour les loups !

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 03 mai 2018

LA GOUVERNANCE PAR LES NOMBRES 1

9 septembre 2015

1/2 

A force, d’une part, de suivre d’assez près l’actualité et d’entendre les discours, analyses et autres déclarations de responsables politiques, d’experts et de spécialistes de tout poil ; et d’autre part d'avoir lu un certain nombre d’ouvrages (Naomi Oreskes, Susan George, Fabrice Nicolino, Pablo Servigne, Paul Valadier, Thomas Piketty, Roberto Saviano, Jean de Maillard, Bernard Maris, Günther Anders, Jacques Ellul … : ce n’est pas ce qui manque, mais ce dont on est sûr, c'est que ce ne sont pas des « best-sellers ») qui parlent de l’état du monde (dans des domaines et avec des grilles de lectures très divers, ce qui renforce l'impression d'ensemble, accablante),  je finis par ranger tout ce qui pense et qui « cause dans le poste » en deux catégories. On dira ce qu'on voudra, mais un peu de manichéisme aide à clarifier les problèmes et les idées. D'abord les couleurs, ensuite les nuances (et tant pis pour Verlaine et son "Art poétique").

Du côté du Mal, tout ce qui adhère béatement au monde tel qu’il va, que ce soit par foi, enthousiasme ou parce qu’il y a un bénéfice à en tirer ou un pouvoir à exercer (ça, c’est le « mainstream », et ça occupe le terrain, pousse-toi de là que je m'y mette) ; du coté du vrai et seul Bien, tout ce qui voit dans cette marche du monde une forme de « marche au supplice » (Berlioz), un cheminement vers la catastrophe annoncée (dans les médias, ça occupe le strapontin, là-bas, tout au fond de la salle). Le mensonge contre l’effort de vérité. Avec priorité massive au mensonge (langue de bois, baratin, pipeau, « storytelling » et compagnie). 

D’un côté la pure et simple propagande produite par les adeptes et les adorateurs prosternés de « l’Empire du Bien » (Philippe Muray), les optimistes fanatiques, adulateurs du temps présent et apologistes serviles du « progrès de l’humanité » genre Laurent Joffrin ; de l’autre le dévoilement et la désintoxication, par les partisans de la lucidité, qui persistent à chercher, dans le magma contemporain, un sens à l’aventure humaine dans un système de plus en plus inhumain. Pris globalement, on est bien obligé de voir que le monde actuel, à beaucoup de points de vue, est dans un état inquiétant. Ceux qui refusent de le voir sont dans le déni du réel : faire de l'individu la base toutes les réflexions sur le monde contemporain, alors même que dans les faits il compte pour virgule de guillemet d'accent circonflexe, cela tient du cynisme le plus méprisant (de quel poids pèse un milliardième de vote dans l'élection du président de la Terre ?).

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Je ne connaissais ni le nom de l'auteur, ni les ouvrages d’Alain Supiot. Un petit tour sur le blog de Paul Jorion m’a convaincu de lire La Gouvernance par les nombres (Fayard, 2015). A ceux qui, gavés des discours qui nous chantent les merveilles du monde à venir, veulent décaper le vernis rutilant dont cet horizon est dépeint, je conseille la lecture de ce bouquin. Ils y trouveront la substance du cours que Supiot a donné au Collège de France de 2012 à 2014. Pas à dire, c’est du solide. Mais ça réclame un effort. 

Le titre peut sembler énigmatique. Peut-être « par les mathématiques » aurait-il été plus explicite (Condorcet – 1743-1794 – avait envisagé très sérieusement l’application des mathématiques à l’organisation de la société). Dans « nombres », il faut entendre toutes sortes de considérations fondées sur les données chiffrées, à commencer par le règne des statistiques (et autres indicateurs). L’auteur analyse l’évolution des activités humaines vues à travers le prisme de la quantité, de la quantification, du dénombrement. A travers ce prisme, rien de ce qui est humain n’échappe à l’évaluation chiffrée. Et ça fait très peur. 

Car autant dire que Supiot examine une tendance de fond du monde actuel, qui enserre progressivement toute l’existence des individus, et dans la diversité de ses facettes. Mais aussi l’ensemble des individus : Alain Supiot décrit ce qu’il faut bien appeler un système, et un système à visée totale. Jacques Ellul avait décrit en son temps, dans une perspective voisine, Le Système technicien (Calmann-Lévy, 1977). Supiot s’efforce de nous éclairer sur l’avènement d’un autre système : le « Marché total » (p. 15). Et ça fait froid dans le dos, quand on sait ce qui se dissimule sous le mot « total ». 

Remarquez que sur le fond, je n’ai pas appris grand-chose : il faut être aveugle pour ne pas voir que toutes sortes de menaces se font sentir depuis trois ou quatre décennies, qu’il s’agisse de la planète (voir l’article de Pierre Le Hir dans Le Monde (23-24 août) sur les maux qui affectent toutes les forêts, sans exception) ; des animaux terrestres ou marins (voir, toujours dans Le Monde (22 août) l’article montrant que l’homme est un prédateur jusqu’à quatorze fois plus gourmand que les prédateurs sauvages) ; de l’homme en personne (la liste est trop longue et s’allonge plusieurs fois par jour, il n’y a qu’à lire le journal). Que l’humanité va (mode indicatif, s’il vous plaît) vers le pire, on le savait un peu. 

A cet égard, le livre d’Alain Supiot vaut confirmation de cette tendance de fond. Mais ce qu’il apporte de nouveau et de passionnant, c’est un angle d’attaque, une grille de lecture, tout cela dans une impeccable rigueur méthodologique, et avec une incroyable richesse conceptuelle et documentaire. Son « créneau » à lui se situe « au carrefour du droit, de l’anthropologie et de la philosophie » (rabat de couverture). Cela veut dire que l’ouvrage exige un lecteur volontaire, actif, éveillé, attentif et concentré. Au début, cette formule (« gouvernance par les nombres ») paraît fumeuse. Pas pour longtemps. 

Dès l’introduction, il résume la problématique : « Le projet de globalisation est celui d’un Marché total, peuplé de particules contractantes n’ayant entre elles de relations que fondées sur le calcul d’intérêt. Ce calcul, sous l’égide duquel on contracte, tend ainsi à occuper la place jadis dévolue à la Loi comme référence normative ». Autrement dit, le système qui se met en place et qui tend de plus en plus à occuper tous les compartiments de l’existence humaine, dans le privé comme dans le public, substitue à la verticalité d’une Loi (Supiot appelle cela l’ « hétéronomie ») qui surplombe les hommes et s’impose également à tous, l’horizontalité du Contrat entre deux « particules » (le terme « particule » me paraît fort bien trouvé).

[Rien de plus américain dans l'esprit, comme le montrent les propos de l'artiste Kerry James Marshall dans l'émission La Grande Table d'Olivia Gesbert le 1 mai 2018 : d'après lui, tout ce qui doit guider l'individu est le calcul de ses intérêts. Rien de plus américain non plus, comme le montre la présidence de Donald Trump, avec les défis que celui-ci lance tous azimuts à la Chine, à la Corée, à l'Iran, à l'Europe même : venez vous mesurer avec moi dans une partie de bras-de-fer, on verra qui est le plus fort. Rien de plus américain que le "bilatéralisme", qui met aux prises deux adversaires (partenaires ? ennemis ? concurrents ?) et qui voit le plus fort gagner.] 

Pour illustrer la chose, voir ce qui se passe en ce moment [2015] entre le gouvernement Valls-Hollande et le MEDEF de Gattaz autour de la réforme du Code du Travail (on prévoit de donner la priorité aux "accords de branche" ou aux "accords d'entreprise" sur le respect des normes légales contenues dans le Code du Travail, dont tout le monde s'entend pour dire qu'il est devenu "illisible"). Travailleurs, gare à vous !

Ce nouvel ordre des choses a été pensé, voulu et mis en œuvre par le monde anglo-saxon, disons par les Etats-Unis. Ceux-ci, en effet, préfèrent de très loin passer des accords bilatéraux (ALENA en 1994 avec le Canada et le Mexique, il n’y a qu’à voir le pauvre Mexique vingt ans après ; bientôt TAFTA avec l’Union Européenne, pauvre Europe, déjà que …), plutôt que de se soumettre à des traités contraignant toutes les nations du monde à se référer à des critères universels : il suffit de voir le nombre de traités internationaux que le Congrès US a refusé de ratifier. 

[Je le répète : cette tendance américaine à donner la priorité absolue à la relation bilatérale (horizontalité et préférence pour le rapport de forces) et à disqualifier les instances juridiques internationales (verticalité : ONU, OMC, ...) est portée à son comble depuis l'élection de Donald Trump.]

Alain Supiot part d’un constat qui a de quoi effrayer : au lieu d’aller vers « l’avenir radieux prophétisé par les chantres de la fin de l’Histoire et de la mondialisation heureuse », le monde se trouve aujourd’hui face à des crises de toutes sortes (« Montée des périls écologiques, creusement vertigineux des inégalités, paupérisation et migrations de masse, retour des guerres de religion et des replis identitaires, effondrement du crédit, qu’il soit politique ou financier … ») : « Toutes ces crises s’enchevêtrent et se nourrissent les unes les autres comme autant de foyers d’un même incendie. Elles ont un facteur en commun : le délabrement des institutions, qu’elles soient nationales ou internationales ». 

Nous voilà fixés. 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 17 avril 2018

OGM : LE DOUTE PROFITE AU CRIMINEL

Préambule ajouté le 16 avril 2018.

 

Les choses s'enchaînent parfois de façon curieuse. Par exemple, il se trouve qu'entre le 28 février et le 4 mai 2012, j'ai publié cinq billets qui traitent du même sujet, les OGM. J'imagine que ce qui paraissait dans la presse de l'époque n'est pas étranger à ce regroupement dans le temps. D'un côté, ça a un petit aspect obsessionnel, je veux bien, mais de l'autre, ça me donnait l'occasion de marteler une idée : la haine que nourrissent les industriels pour la science authentique et pour la vérité scientifique, en l'occurrence pour toutes les parties de la science qui tournent autour de l'étude des milieux et de la protection de l'environnement, bref : de l'écologie scientifique.

 

Ils ne veulent à aucun prix que l'on procède à l'étude objective des effets et conséquences de la mise sur le marché, de la diffusion et de la dissémination des produits qui sortent de leurs usines. Autrement dit, ils ne veulent à aucun prix qu'on mette quelque obstacle que ce soit à la recherche du profit pour leurs actionnaires. Et d'en marteler une seconde : dénoncer toutes les stratégies, frontales ou biaises, ou carrément tordues, inventées par les puissants industriels en question et l'armée des juristes ou spécialistes en communication qu'ils ont les moyens de mettre à leur service exclusif, pour contrer l'action de tous les empêcheurs de danser en rond et de s'en mettre plein les poches. 

 

Ce qui se passait (et qui se passe toujours, si j'en crois l'énormité, par exemple, des surfaces brésiliennes où sont cultivés les sojas OGM de Monsanto et autres) en l'occurrence, au sujet des OGM, c'était à mes yeux le cynisme absolu et totalement décomplexé des firmes promouvant ces produits innovants, qui, alors que l'unique préoccupation de toute l'armée de leurs commerciaux était de placer leurs produits éminemment rentables, utilisaient tout leur énorme potentiel juridique à contrecarrer l'action des associations et ONG de défense de l'environnement qui, quant à elles, invoquaient, pour interdire les OGM, le principe de précaution.

 

Je trouvais assez vain, de la part de ces associations et ONG, de se laisser piéger dans l'interminable et faux débat "scientifique" autour de la nocivité éventuelle des OGM sur la santé humaine. A mes yeux, et je suis toujours convaincu de la chose, l'essentiel n'est pas dans le débat scientifique, forcément long, subtil et compliqué, et peut-être indécidable, mais dans une offensive jamais vue auparavant visant à la conquête par des entreprises privées du patrimoine public que constitue la nourriture de l'humanité. Ce qui m'apparaît encore aujourd'hui comme le véritable danger que font courir à l'humanité les firmes OGM, ce n'est rien d'autre que la privatisation de tout ce qui sert à la nourrir, par un petit nombre de firmes à tendance monopolistique (ce que j'appelle la GPT : Grande Privatisation de Tout). Poser sa marque de propriétaire exclusif sur un gène qu'on a fabriqué en laboratoire (ce qu'on appelle la "brevetabilité du vivant"), voilà le véritable scandale. Que cela puisse être simplement imaginable et légal, voilà un autre grand scandale.

 

Autrement dit, attendons la transformation de toutes les filières agricoles mondiales en autant de clients, voués à acheter aux propriétaires des plantes génétiquement modifiées, année après année, les semences qui sont la base de leur activité. Pour le dire encore autrement : la réduction de l'ensemble de l'humanité à l'état de dépendance, pour ce qui touche sa nourriture, à l'égard de mastodontes industriels dictant leurs lois et imposant leurs produits à leur gré. Ce processus, s'il allait à son terme, donnerait aux "inventeurs" des gènes ainsi répandus un pouvoir absolument exorbitant sur l'ensemble des populations humaines. Je voyais là, et j'y vois toujours, l'établissement d'un monstrueux projet totalitaire (raison pour laquelle je parlais, dès 2011, d'"Adolf OGM").

 

14 mars 2012

 

Oui, on a bien lu le titre : le doute ne doit plus profiter à l'accusé, mais au criminel. On pourrait même dire : au criminel impuni, voire encouragé par les puissants. Puisqu'il fait partie des puissants.

 

J’aurai le triomphe modeste, je vous promets, et je ne clamerai pas, d'un air victorieux : « Je vous l'avais bien dit ». Les aimables lecteurs qui auront l’obligeance et la vaillance de se reporter à mes billets des 28 février et 1 mars (comprendre aujourd'hui 15 et 16 avril 2018) le constateront d’eux-mêmes : ce blog est véritablement d’avant-garde, pour ne pas dire prophétique. Mais j’ai juré d’avoir le triomphe modeste. Pour les lecteurs qui n’aiment pas regarder dans le rétroviseur, petit rappel des faits. 

 

Les deux jours précités, j’abordais le problème des OGM en affirmant nettement qu’il ne fallait surtout pas entrer dans la « controverse » scientifique, parce que, selon moi, elle fait partie de la stratégie de firmes mondiales comme Monsanto ou BayerCropScience, et que cette stratégie est purement commerciale, et vise à aplanir les obstacles qui se présentent face au rouleau compresseur de la conquête mercantile du monde. 

 

L’obstacle, en la matière, étant les résultats obtenus de façon rigoureuse dans les laboratoires des scientifiques, qui remettent en question l'innocuité de certains produits et de certaines innovations, il s’agit donc, pour les industriels, qui sont aussi des marchands, de tout faire pour le franchir ou le contourner, cet obstacle que constitue la vérité. En l’occurrence, il s’agit de neutraliser la vérité. De la rendre inopérante dans la durée. Le plus inopérante possible, le plus longtemps possible. 

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Or, il vient de sortir un livre consacré, précisément, à ce sujet. Le titre est en lui-même, sans le savoir, une approbation, bref, en un mot comme en cent, un éloge sans fioritures de ma propre argumentation, rendez-vous compte : Les Marchands de doute. Les auteurs sont beaucoup plus savants que moi : Naomi Oreskes, de l’université de Californie, à San Diego, et Erik M. Conway, du Jet Propulsion Laboratory de la NASA. 

 

Editions Le Pommier, 29 euros, c’est vrai, mais attention, 512 pages, on entre dans le respectable et l’argumenté. Plus documenté, tu meurs.  Claude Allègre peut aller se rhabiller, avec ses impostures médiatiques énoncées avec l’aplomb le plus imperturbable (qui est souvent, soit dit en passant, l’ineffaçable marque du mensonge et masque de la bêtise) et ses « courbes scientifiques » qu’il a lui-même retravaillées au stylo-bille. 

 

Un titre formidable. Le mien (la « stratégie de la controverse ») est trop compliqué. Les Marchands de doute, ça situe tout de suite le problème sur le terrain juste : le FRIC. Mais je l’ai dit, les auteurs sont beaucoup plus savants que moi. En particulier, ils mettent le doigt sur ce qui fait le lien entre des événements qui n’ont aucun lien, en apparence et pour le commun des mortels. 

 

Pensez donc, ils vont du tabac au réchauffement climatique, en passant par les pluies acides et le trou dans la couche d’ozone. Rien à voir, direz-vous, entre tous ces terrains de discussion. Eh bien détrompez-vous ! Mais commençons par le commencement : le tabac. 

 

Pour le tabac, on est dans les années 1950. Certains scientifiques commencent à être emmerdants : ils pointent une sorte de concomitance et de proportionnalité entre d’une part la consommation de tabac et d’autre part la survenue de cancers des voies respiratoires, bronches et poumons principalement. 

 

Pour l’industrie du tabac, il est « vital » (!) de neutraliser l’information scientifique qui commence à se répandre dans le public et, plus grave, dans les sphères politiques, où se prennent les décisions concernant la santé publique. Il est vital que des masses de gens continuent, l'esprit tranquille, à s'adonner à l'inhalation de fumées diverses, et au remplissage des caisses de Philip Morris et d'AJ Reynolds. 

 

Deux vecteurs s’avèrent indispensables pour contrer le danger : la meilleure des agences de communication (ce sera Hill and Knowlton), et des scientifiques prestigieux et politiquement sympathisants. La stratégie consiste à semer le doute sur les résultats de la science. Comment ? On amplifie artificiellement des incertitudes souvent réelles mais limitées, et puis on valorise à tout bout de champ le doute ainsi créé en se servant des réseaux politiques, économiques et médiatiques. 

 

La « stratégie du tabac » fut d'une efficacité redoutable et, à ce titre, servit de modèle : l’industrie cigarettière américaine ne commença à perdre des procès que dans les années 1990. Quarante ans de gagnés, quarante ans de profits. Oui, un sacré délai, tout entier consacré aux profits. C’est d’ailleurs le but principal de la manœuvre. 

 

 

La stratégie fut simplement décalquée et recyclée quand il s’est agi d’autres controverses scientifiques, concernant l’environnement, le réchauffement climatique, et tcétéra. S'étonnera-t-on d'apprendre que les tenants de cette stratégie appartiennent aux couches les plus conservatrices et les plus réactionnaires de la population ? 

 

Les Marchands de doute le dit : certes, le doute fait partie intégrante de la démarche scientifique, mais en l’occurrence, il est, tout simplement, instrumentalisé. « Vous pouviez utiliser cette incertitude scientifique normale pour miner le statut de la connaissance scientifique véritable ». 

 

Un « mémoire » produit par l’un des dirigeants de l’industrie du tabac en 1969 titrait : « Notre produit, c'est le doute ». Et le doute, en la matière, reste le meilleur moyen de contrer l’ensemble des faits et, dans le fond, d’anéantir la réalité de ces faits. 

 

Je n’ai parlé, fin février-début mars, que des OGM. Soyons sûrs que la stratégie actuelle de Monsanto et des climato-sceptiques ne diffère en rien de celle qu’expose Les Marchands de doute, de Naomi Oreskes et Eric Conway 

 

L’aspect le plus redoutable de ce doute-là, qui n’a rien de scientifique, c’est qu’il est efficace. Et s’il est efficace, c’est pour une raison très précise : il interdit au politique de prendre la décision d’interdire le produit. 

 

Avec ce doute-là, oui, il est interdit d'interdire. Tiens, ça me rappelle quelque chose. Drôle de retournement des choses, cinquante ans après, vous ne trouvez pas ? 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Demain : des nouvelles d'Adolf OGM.

mardi, 10 avril 2018

VOUS AVEZ DIT ECOLOGIE ?

Préambule ajouté le 9 avril 2018.

 

Il n'y a pas que la santé mentale, morale, psychologique et sociale des gens, qui pose problème aujourd'hui (voir hier).

 

A partir d'aujourd'hui, et toujours pour des raisons indépendantes de ma volonté (on ne fait pas toujours ce qu'on veut), je remets en ligne, en retouchant plus ou moins les textes, une série de billets depuis le début de la tenue de ce blog, en 2011. Leur sujet tourne toujours, et de façon insistante, autour de tout ce qui menace la vie humaine sur la terre, et la folie de destruction qui a saisi l'humanité dans l'espoir illusoire de vivre de plus en plus épargnée par les incertitudes du lendemain, et de se protéger à tout prix du manque, de l'imprévu, et même de l'imprévisible, voire de la catastrophe.

 

Catastrophe ou pas, la question me semble assez cruciale pour y aller voir, y revenir et y retourner, inlassablement. On notera que je n'ai pas dit que la question était "urgente", tant nous sommes assaillis d'urgences de toutes sortes : toute la société semble s'être muée en "société de l'urgence". Alors si tout est "urgent", à quoi bon actionner les signaux d'alarme ?

 

Bercés par le ronronnement confortable et tellement performant de nos objets techniques, nous nous sommes efforcés de rejeter hors de nos consciences l'essence invariablement tragique de notre existence. Nous avons oublié que, pour fabriquer les éléments de notre satisfaction immédiate, nous étions amenés dans le même mouvement à détruire les conditions naturelles mêmes qui rendaient possibles nos si admirables fabrications. C'est-à-dire que nous avons programmé notre propre destruction.

 

Certains billets pourront apparaître archéologiques, que dis-je : paléontologiques, donc totalement dépassés. Tant pis. Et même je dirai : pas tant que ça, à bien y regarder, si l'on fait abstraction des aspects anecdotiques et purement circonstanciels. Par exemple, on sait que Nicolas Hulot, désormais ministre "En Marche", a bien fait de se faire battre par Eva Joly en 2011 : ce monsieur incarne la défense de l'environnement de la même façon que le cumulus poussé par le vent incarne la stabilité des choses, tant il a déjà avalé de couleuvres depuis son embauche par Emmanuel Macron. Un ministre de l'écologie (ou quel que soit son titre exact) dans un gouvernement tout orienté vers la performance économique est une contradiction dans les termes. Cela ne fait qu'un fantoche de plus, me dira-t-on. Et l'on aura raison.

 

Sept ans après, ma conviction reste la même : nous sommes mal barrés. Ce qui m'impressionne de plus en plus, c'est la convergence de toutes les informations fiables (je veux parler évidemment des données mesurables fournies par les scientifiques (GIEC, ...), les spécialistes de la biodiversité (Gilles Bœuf et bien d'autres) et par une phalange d'économistes lucides (atterrés, effarés, effrayés ou autre) vers cette conclusion pas drôle. Il n'y aura peut-être pas de "convergence des luttes" pour empêcher Macron de mettre en œuvre son programme d'efficience concurrentielle dans la grande compétition ultralibérale à laquelle le monde entier est sommé de participer. Ce que je constate, c'est qu'il y a une convergence des faits qui démontrent en hauteur, largeur, longueur et profondeur l'erreur monumentale et mortelle dans laquelle le monde entier s'est engouffré.

 

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16 juillet 2011

 

Donc Eva Joly 1 – Nicolas Hulot 0. Ce fut un match assez laid, où la sportivité des adversaires laissa à désirer, où les phrases assassines et les preuves de désamour mutuel furent les plus constantes. Et la grande question est donc : quel score pour le parti Vert à la présidentielle ?  Réponse : je m’en fous. 

 

Si vous suivez ce blog, vous savez déjà que je suis tout sauf un militant, mais que pour ce qui est du « devoir citoyen », là oui, je milite, et pour l’abstentionnisme. Si les écologistes ont voulu fonder un parti, grand bien leur fasse. J’ai fait partie de ceux qui ont manifesté contre le surgénérateur de Malville en 1976, le fameux Superphénix. 

 

J’ai encore des photos de Lanza Del Vasto au milieu des CRS, et de Aguigui Mouna faisant répéter son refrain favori : « Les soldats troubadours ! Les soldats troubadours ! » ; il avait même publié quelques-unes de mes photos dans son Mouna frères, alors ! Et j’avais participé à la mise en place de Superpholix, qui s’imprimait dans la propriété d’un certain Bois-Gontier, sise à Saint-Egrève. J’y croyais. 

 

Et ça allait loin : j’ai opéré quelque temps le retrait 3 % sur mes factures EDF, qui m’a valu un correspondance assidue avec le directeur régional qui me démontrait par a + b que le nucléaire, c’était l’avenir. Je suis allé manifester à Fessenheim, au pylône de Heiteren, c’était donc avant l’ouverture de la centrale, puisque les câbles à très haute tension n’étaient pas encore posés. J’y croyais. Et quarante ans après, on parle de fermer la centrale. Quarante ans ! Qu'est-ce que quarante ans par rapport à la durée de vie des éléments radioactifs contenus dans le ventre et les intestins de Fessenheim ? Quant au village, autrefois petit bourg alsacien ordinaire, mais devenu richissime grâce à la taxe professionnelle et qui n'a bientôt plus su où mettre ses installations sportives ultramodernes et autres équipements d'avant-garde, il crie à l'injustice. Pensez : en quarante ans, des tas de gens ont fait leur vie là-bas. Oui : dès le départ, le nucléaire était bien déjà une impasse.

 

J'y croyais donc, mais je n’y crois plus. Il y a d’un côté les activités humaines, disons, pour faire court, l’industrie, mais tout ce qui se rattache à l’industrie. De l’autre, les écologistes. D’un côté, on a donc tout ce qui fait, fabrique, s’active, transforme la nature, apporte du confort et de la facilité dans la vie réelle à un certain nombre de gens. De l’autre, on a tout ce qui parle, discourt, pérore, baratine, bavarde, s’exprime. D’un côté, on a donc ceux qui disent : « Cause toujours ! » à ceux de l’autre côté. 

 

Mais je parle des écologistes, alors que je devrais parler de tous les politiques. D’un côté ceux qui font, de l’autre ceux qui parlent. Tiens, ça vient de sortir : Christophe de Margerie est PDG de Total (était, devrais-je dire, depuis que son avion s'est écrasé sur une déneigeuse russe). Il veut augmenter le prix de l’essence (évidemment, le début des vacances, c’est le moment idéal). Le sang du sinistre des finances ne fait qu’un tour : il convoque le PDG. Résultat des courses ? Je ne suis pas devin, mais je veux bien prendre le pari. Ce sera : « Cause toujours ! ». 

 

Pour que le modèle industriel des sociétés se mette à l’écologie, une seule solution, et pas deux : cesser d’être industriel. Mais déjà nous, ça nous fera mal de renoncer à tous les bienfaits dans lesquels nous avons grandi. Alors vous pouvez comprendre que les deux ou trois milliards d’humains qui sont en passe d’y accéder à leur tour, ils ne sont pas prêts, mais alors pas du tout, à cesser leur mouvement vers l’avant. 

 

On reparle ces temps-ci de la baisse de la fertilité masculine (les « perturbateurs endocriniens », paraît-il). On reparle de la mortalité inquiétante des abeilles (un cocktail « parasite-produits phytosanitaires, paraît-il). On a parlé quelque temps de la directive européenne REACH, chargée d’analyser en détail et d’établir le bilan environnemental des conséquences des 100.000 molécules chimiques en circulation, mais en se gardant bien de jeter un œil sur le triptyque 1 – les très faibles doses (vous savez, l’histoire des « seuils de tolérance ») ; 2 – les interactions entre les molécules ; 3 – la durée d’exposition à ces molécules. 

 

Je veux dire que, pour ce qui est des conséquences (néfastes), tout le monde est au courant. Il n’y a même pas besoin des écologistes. Tiens : les femmes japonaises, qui vivent au Japon, ne savent pas ce que c’est que le cancer du sein. Eh bien tu vas rire : quand elles vont habiter sous les cieux plus cléments d’Hawaï, leur taux de prévalence du cancer du sein rejoint illico presto celui des femmes américaines. 

 

écologie,politique,société,littérature,eva joly,nicolas hulot,abstention,militant,malville,lanza del vasto,aguigui mouna,superpholix,fessenheim,charlotte delboCharlotte Delbo a écrit les livres les plus poignants que je connaisse sur l’enfer d’Auschwitz : je peux, encore aujourd'hui en lire tout au plus trois ou quatre pages de suite. L’un est intitulé Une connaissance inutile. Le contexte n’a évidemment rien à voir, mais je pense que ce titre est tout à fait adapté au discours écologiste actuel. Alors la guéguerre Hulot-Joly, vous me permettrez de m’en tamponner allègrement le coquillard. 

 

Que faire ? Oui : que faire ? Une seule chose : prendre le plus possible, le plus souvent possible, le plus grand plaisir possible. Comme disait le grand Pierre Desproges « Vivons heureux en attendant la mort ! ». 

vendredi, 07 juillet 2017

TROIS PALOTINS

GIRON.JPG

Giron.

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Pile.

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Cotice.

Je me permets de proposer aux pataphysiciens conscients ou inconscients (ça veut dire tout le monde) ces représentations toutes personnelles des Palotins. Je ne prétends surtout pas, pour autant, détrôner l'indétrônable effigie qu'en avait gravée, sur une plaque en bois d'arbre, leur géniteur officiel : Alfred Jarry. 

PALOTINS.jpg

On trouve la description exacte (sauf le nez des palotins) de cette gravure dans la bouche d'Ubu, à la scène IX de l'Acte héraldique de César-Antéchrist (1895) : 

« Semblable à un œuf, une citrouille ou un fulgurant météore, je roule sur cette terre où je ferai ce qu'il me plaira. - D'où naissent ces trois animaux (apparaissent Giron, Pile et Cotice) aux oreilles imperturbablement dirigées vers le nord et leurs nez vierges semblables à des trompes qui n'ont point encore sonné ? ». 

Si l'on regarde bien, la créature céleste qui surplombe les Palotins est effectivement "fulgurante" (zigzag de la foudre), "spiraloïde" (la gidouille) et "macroglosse" (l'excroissance buccale), 

Jarry ne souffre d'aucun préjugé formel : si le nez en trompe n'apparaît pas sur la gravure ci-dessus, on est fort tenté de le repérer dans le détail de la suivante, gravure que j'avais eu l'honneur de commenter de façon originale (saluée par Michel Arrivé, j'ai la lettre), malgré un larcin de M. Henri Béhar en personne dans je ne sais plus quel numéro de la très estimable revue L'Etoile-Absinthe, appropriation rectifiée ensuite grâce à l'impeccable éthique de M. Michel Décaudin. 

PALOTIN.jpg

Je n'ai jamais pu me faire aux usages et mésusages en usage dans l'Université. 

dimanche, 25 juin 2017

LE DERNIER FRED VARGAS

Il n'y a pas que Saint-Simon dans la vie : j’aime aussi passer un bon moment à suivre, de temps en temps, une bonne enquête policière. C’est ce que je viens de faire avec le dernier Fred Vargas (à ne pas confondre avec la chanteuse Chavela Vargas, la bouleversante interprète de Paloma Negra),


Quand Sort la recluse.

Je ne suis plus le grand amateur de polars (et toute cette sorte de choses) que j'ai été. On me dit que c'est un tort, parce que c'est dans le polar, paraît-il, que se sont réfugiées la description et l'analyse du monde et de la société tels qu'ils sont, description et analyse qu'on ne trouve plus au rayon « littérature générale », devenue, si l'on excepte les romans de Michel Houellebecq, nombriliste, dépourvue d'horizon, recroquevillée sur les tourments existentiels et narcissiques de pauvres individus qui s'attendrissent sur leurs "souffrances" vénielles. Je réponds que si cela est vrai, c'est bien regrettable et bien triste. Revenons à nos moutons, revenons à Quand Sort la recluse.

On retrouve évidemment le commissaire Adamsberg, plus que jamais "perdu dans ses brumes", avec sa démarche, tanguée ou flottée, et, pour cette fois, ses « bulles dans le cerveau ».

Je trouve, à tort ou à raison, qu’il y a du Maigret dans le personnage, qui ressemble à notre commissaire national sur un point précis : tout le monde constate sa quasi-infaillibilité quant aux résultats des enquêtes, mais personne, pas même le personnage lui-même, n’est en mesure de définir sa méthode. Leur méthode à tous les deux est de n’en pas avoir, et de se laisser aller à leurs impressions, à leur intuition : en trois coups de cuillère à pot, Adamsberg, rappelé d’urgence de sa villégiature islandaise, résout une affaire de meurtre. C’est juste une mise en bouche, avant le plat de résistance, devant lequel il va sérieusement "flotter".

Le commissaire de Vargas se différencie cependant de Maigret par la façon dont l’auteur creuse dans son personnage de façon à en faire percevoir les abîmes intérieurs. Ici, par exemple, c’est un souvenir d’enfance qu’il avait chassé de son esprit aussitôt que le traumatisme avait été vécu, que son propre frère va lui remettre en mémoire. On trouvait déjà dans Sous les Vents de Neptune une telle remontée dans le passé enfantin d'Adamsberg (le criminel, à la personnalité puissante, parvenait à s'échapper).

Mais on retrouve aussi tous les membres de l’équipe, chacun identifiable grâce à un trait de caractère ou un talent particulier : Voisenet et sa connaissance du monde animal, Danglard avec son érudition et sa mémoire des noms, Froissy l’experte en hacking tous azimuts, etc. Cette fois, la sauce est épicée de la curieuse implication de Danglard, un des seconds du commissaire, dans l’enquête, au point qu’il essaie de la torpiller, avant de découvrir que, heureusement pour sa sœur, c’était une fausse piste.

Tout part d’une curieuse araignée aperçue par Adamsberg sur l’écran de l’ordinateur de Voisenet, qui a relevé dans la presse deux faits divers apparemment sans problème : deux vieillards de la région de Nîmes ont été retrouvés morts après avoir été piqués par une « recluse », alias « Loxosceles rufescens ». Or cette araignée est, d’une part, d’une timidité maladive et, d’autre part, absolument sans danger pour l’homme dans des circonstances normales.

Pour qu'elle soit dangereuse, il faudrait, selon l' « imbuvable » professeur Pujol, arachnologue réputé, rassembler le venin de plusieurs dizaines d'individus, ce qui est hautement improbable ; selon l'encyclopédie en ligne, la morsure de cette "Sicariidae" peut provoquer des lésions de 10 cm. de circonférence, dont on doit particulièrement se méfier quand on est dans la région de Nîmes et Montpellier.

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Exemplaire de "recluse", Loxosceles rufescens, dite aussi "araignée violon".

Il faut qu’une immonde petite fripouille en glisse une dans le pantalon d’un souffre-douleur de l’orphelinat « La Miséricorde » pour que la nécrose se mette aux testicules du garçon, garantissant son infirmité future, pour la plus grande joie des bourreaux. Le tortionnaire faisait partie de la « bande des recluses », qui faisait la loi parmi les orphelins de l’établissement, dans les années 1940 : de véritables petits bandits qui faisaient régner la terreur parmi les garçons et qui allaient montrer leur sexe aux filles, à travers le grillage qui les séparait, jusqu’à éjaculer sur elles.

C’est presque naturellement que la bande s’était convertie au viol collectif dans la suite : des salauds qui ont commis leurs méfaits pendant des dizaines d’années. Et qui voient s'abattre sur la dizaine de membres de la bande, longtemps après les faits, une vengeance longuement remâchée et méticuleusement méditée. La police se voit obligée de protéger la vie des derniers salauds qui sont encore au programme.

On appelait aussi « recluses » les femmes qui choisissaient de se faire enfermer dans un local exigu, ne recevant de quoi survivre, de la générosité des passants, que par une étroite lucarne, sans aucun soin, vivant dans leurs déjections et leurs immondices jusqu’à ce que mort s’ensuivît. On s’apercevra que cet autre sens du mot n’est pas sans lien avec le commissaire Adamsberg.

Le roman est techniquement réussi, alliant de façon convaincante – quoi que de façon parfois artificielle – la psychologie (si l’on peut dire) des personnages (policiers comme autres) et la conduite de l’intrigue. Pas de quoi entrer dans le panthéon des lettres, mais l’auteur n’en demande sans doute pas tant.

De quoi voir défiler sans trop d’ennui un après-midi de canicule.

jeudi, 22 juin 2017

UN PORTRAIT

Portrait d’un drôle de zigoto en 1710, sous la plume du duc.

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Ecartelé : au 1 et 4 échiqueté d'or et d'azur au chef d'azur chargé de trois fleurs de lys d'or, au 2 et 3 de sable à la croix d'argent chargé de cinq coquilles de gueules.

 

J’ai déjà parlé ailleurs de Courcillon, original sans copie, avec beaucoup d’esprit, et d’ornement dans l’esprit, un fond de gaieté et de plaisanterie inépuisable, une débauche effrénée et une effronterie à ne rougir de rien. Il fit d’étranges farces lorsqu’on lui coupa la cuisse après la bataille de Malplaquet. Apparemment qu’on fit mal l’opération, puisqu’il fallut la lui recouper en ce temps-ci à Versailles. Ce fut si haut que le danger était grand. Dangeau, grand et politique courtisan, et sa femme, que madame de Maintenon aimait fort et qui était de tous les particuliers du roi, tournèrent leur fils pour l’amener à la confession. Cela l’importunait. Il connaissait bien son père. Pour se délivrer de cette importunité de confession, il feignit d’entrer dans l’insinuation, lui dit que, puisqu’il fallait en venir là, il voulait aller au mieux ; qu’il le priait donc de lui faire venir le père de la Tour, général de l’Oratoire, mais de ne lui en proposer aucun autre, parce qu’il était déterminé à aller à celui-là. Dangeau frémit de la tête aux pieds. Il venait de voir à quel point avait déplu l’assistance du même père à la mort de M. le prince de Conti et de M. le Prince ; il n’osa jamais courir le même risque ni pour soi-même, ni pour son fils, au cas qu’il vînt à réchapper. De ce moment il ne fut plus question de confession, et Courcillon, qui ne voulait que cela, n’en parla pas aussi davantage, dont il fit de bons contes après qu’il fut guéri. Dangeau avait un frère abbé, académicien, grammairien, pédant, le meilleur homme du monde, mais fort ridicule. Courcillon, voyant son père fort affligé au chevet de son lit, se prit à rire comme un fou, le pria d’aller pleurer plus loin, parce qu’il faisait en pleurant une si plaisante grimace qu’il le faisait mourir de rire. De là il passe à dire que, s’il meurt, sûrement l’abbé se mariera pour soutenir la maison ; et il en fait une telle description en plumet et en parure cavalière, que tout ce qui était là ne put se tenir d’en rire aux larmes. Cette gaieté le sauva. Il eut la bizarre permission d’aller chez le roi, et partout sans épée, sans chapeau, parce que l’un et l’autre l’embarrassaient avec presque toute une cuisse de bois, avec laquelle il ne cessa de faire des pantalonnades. 

Mais cette gaieté ne le sauva pas, un peu plus tard, de la petite vérole.

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Collier de l'ordre du Saint-Esprit, sur l'attribution duquel Saint-Simon était d'une jalousie sourcilleuse et d'un orgueil intraitable.

mercredi, 21 juin 2017

LIRE LES MÉMOIRES DE S.-S.

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Louise de Priel, maréchale de la Motte-Houdancourt.

 

De quoi sont faits les Mémoires de Saint-Simon ? Ayant tant soit peu avancé dans cette traversée au long cours, je commence à en avoir une idée assez nette : on voit se succéder les campagnes militaires, invariablement commencées en avril-mai et terminées en octobre-novembre ; des anecdotes plus ou moins croustillantes ou mémorables ; les portraits des gens auxquels l’auteur accorde un intérêt ou de l’importance ; les manèges, manœuvres, manigances et intrigues de la cour ; les démêlés de l’auteur en personne avec divers personnages (duc de Luxembourg au sujet des préséances). L'essentiel, à la cour, est de paraître constamment au courant de tout : c'est le règne de la "conversation". Et l'on peut compter sur le mémorialiste pour tout faire pour se tenir au courant.

On trouve aussi la généalogie méticuleuse (parfois interminable) des lignées de premier ou de second plan, avec à chaque fois mention du déluge des noms, des parentés et des unions, et jugement sur la basse extraction des uns ou la grandeur des autres, mais aussi sur la légitimité des prétentions. Il arrive à Saint-Simon de faire sa révérence à telle grande famille en remontant son fil jusqu'au XI° siècle, signe de haute noblesse. Et quand il ne peut remonter que jusqu'à 1350, on sent que sa plume fait sur le papier une moue de dédain. Il tient aussi une rubrique nécrologique soigneuse au fur et à mesure des décès de divers courtisans, agrémentée de l’intensité des regrets ou du soulagement que ceux-ci laissent en partant, ainsi que des éventuels problèmes ayant marqué leur succession.

Certains récits sont passionnants : la longue imposture du duc de Vendôme à la tête de l’armée, qui consiste à faire valoir ses moindres actions militaires dans des courriers dithyrambiques, à entraver en Italie le génie militaire du duc d’Orléans, finalement obligé d’abandonner l’Italie aux armées de l’empereur d’Autriche, puis, en Flandre, à essayer de faire retomber sur le duc de Bourgogne, petit-fils légitime du roi et « héritier nécessaire de la couronne », la responsabilité des revers essuyés par l’armée française, aidé en cela par une « cabale » redoutable, sorte de complot fomenté par un petit nombre de gens haut placés, au premier rang desquels on trouve le duc du Maine, fils naturel de Louis XIV, dont Saint-Simon dénonce à plusieurs reprises la manifeste préférence de Louis XIV pour ses enfants bâtards (enfants de l'amour) et l'obstination du roi à leur donner la préséance sur les "fils de France" et les "princes du sang". Il va jusqu'à parler quelque part de « cette souillure de la bâtardise qui me faisait horreur ».

On sent par ailleurs que Saint-Simon n’a que mépris pour madame de Maintenon : d’abord à cause de sa basse extraction (elle fut l’épouse obscure de Scarron, qu’il lui arrive de nommer « madame Scarron, devenue reine »). Ensuite et surtout à cause de son appétit de pouvoir et de l’habileté diabolique avec laquelle elle a étendu son emprise sur l’esprit de Louis XIV, qui ne prend aucune décision sans en référer à elle. L’auteur évoque remarquablement la volonté de la reine de tout régenter (indirectement) à la cour de Charles V d’Espagne (petit-fils du roi), en se servant de la princesse des Ursins, qui est à sa dévotion.

Je viens d’achever le passionnant récit où Saint-Simon raconte comment, secondé par Besons, il s’y est pris (on est alors en 1710) pour que le duc d’Orléans, neveu du roi, abandonne sa maîtresse madame d’Argenton, avec laquelle il entretient une liaison scandaleuse aux yeux de tous, pour revenir auprès de son épouse légitime. Il finit par le convaincre – et il faut voir avec quel déploiement d’éloquence ! – qu’au regard de sa proximité avec le roi et des éventuelles responsabilités qu’il aura à exercer dans l’Etat (dont il est un des premiers personnages, au point d'exercer la Régence à la mort du roi), il est nécessaire de faire le sacrifice de son puissant amour.

Il faut vraiment lire les moments, palpitants et pathétiques, où le duc, conscient de la nécessité et ayant fait part de sa décision au roi (à la grande satisfaction de celui-ci), mais torturé jusqu’au fond de l’âme, se laisse aller à l’immensité de sa souffrance : « Alors vaincu par sa douleur, sa voix s’étouffa, et il éclata en soupirs, en sanglots et en larmes. Je me retirai dans un coin ». Même les princes peuvent éprouver de vrais sentiments.

Ce qui ressort aussi de cette lecture, entre beaucoup d’autres choses, c’est l’omniprésente préoccupation du « rang » des membres les plus éminents de la cour, parmi lesquels il faut évidemment compter Saint-Simon lui-même. Les notations au sujet des « fauteuils », des « chaises à dos » ou des « tabourets des grâces », sur lesquels on a droit ou non de s’asseoir en présence du roi ou des plus hauts personnages sont constantes. En présence de qui le roi reste-t-il debout ? En chapeau ou découvert ? Qui a droit de « manger et d’entrer dans les carrosses » ? En présence de qui le roi reste-t-il assis, se lève-t-il, va-t-il accueillir à la porte, à l’escalier ?

Ce qu’on a aujourd’hui bien du mal à comprendre est cette méticulosité dans l’attention apportée au respect des rangs, des hiérarchies, des préséances, et la conclusion que j’en tire personnellement est qu’une telle obsession a quelque chose d’enfantin. C'était sans doute le but recherché par le roi : quand on prête une attention aussi grande à ces tout petits détails, on ne pense pas à fronder.

Le très long reportage que nous livre Saint-Simon jette une lumière crue sur un monde faisandé jusqu’au cœur, tenaillé par des jalousies de toutes sortes, muselé et tenu en laisse par un souverain absolu, mais vieillissant, lui-même savamment gouverné par une femme assoiffée d’influence et de pouvoir.

On s’explique mal qu’il ait fallu presque un siècle pour que ce monde soit balayé. En tout cas, Saint-Simon ne nous laisse rien ignorer des petitesses et des misérables cruautés auxquelles peuvent descendre des gens prétendant à ce point à la grandeur : « Pour tout le reste du monde, c'était une cour anéantie, accoutumée à toutes sortes de jougs et à se surpasser les uns les autres en flatteries et en bassesses ».

Une curiosité de cette lecture est de voir l’auteur déplorer à maintes reprises l’avilissement des dignités. Très imbu de sa propre dignité de « duc et pair » et de « chevalier de l’ordre », très à cheval sur la légitimité des prétentions, il n’oublie jamais de mentionner l’année de la promotion de tel ou tel, et ne peut s’empêcher de regretter la confusion des vrais mérites dans laquelle le roi laisse, à la fin de son règne, tomber l’attribution des titres. De même, il désapprouve le roi quand il accorde le bâton de « maréchal de France » à des gens qui ne le méritent pas, tel Villeroy après la défaite de Malplaquet, heureusement secondé par l’intègre et prestigieux Boufflers qui réussit à sauver le gros de l’armée en organisant une magnifique retraite, qui lui vaudra des louanges unanimes.

La cour de Louis XIV ? Un panier de crabes dans un bac à sable.

lundi, 12 juin 2017

L'EUROPE MISE A LA QUESTION

SELENIC SLOBODAN.jpgLa fusion de tous les pays européens en un seul bloc continental unifié est-elle possible ? Il est permis d’en douter fortement. D’abord en jetant un coup d’œil sur l’histoire qui a façonné le continent.

Au fur et à mesure que j'avance dans la lecture des Mémoires de Saint-Simon, je suis frappé par l’énergie déployée par les souverains (Angleterre, Autriche, France, Etats italiens, Savoie, Lorraine, Espagne, Hollande, …) à se disputer des territoires, des couronnes royales, et même des chapeaux de cardinaux, à rivaliser de puissance et animer des querelles de préséance, je me dis que l’Europe est irréductiblement composée de nations trop nettement individuées pour disparaître dans une instance plus vaste qui les subsumerait toutes et en laquelle chacune pourrait à bon droit se reconnaître.

Et ne parlons pas des affrontements qui ont ensanglanté le continent au cours des deux derniers siècles. Tout ce qui façonne ce qu'il faut bien appeler l'identité des peuples s'appelle l'histoire, et ce n'est pas le trait de plume que voudraient bien tirer sur celle-ci les signataires de tous les traités européens qui peut effacer cette réalité ni changer les peuples à volonté. 

En même temps que les différences de langues et de coutumes, ces rivalités, querelles et autres guerres ont accentué tous ce qui forme les traits par lesquels les peuples européens se distinguent les uns des autres (on ne devient soi-même qu’en s’opposant, aux parents, au chef, au prof, aux autres, etc. : penser, c’est dire non, disait le philosophe Alain), produisant autant d’identités nettement marquées, voire irréductibles, donc difficilement fusibles les unes dans les autres.

Et ce n’est pas la lecture de L’Ombre des aïeux, du Serbe Slobodan Selenić (Gallimard, 1999, en 1985 dans la langue originale), qui incitera à croire encore possible l’édification d’une Europe unie. Dans ce remarquable roman, à travers les relations complexes des deux protagonistes, Stevan le Serbe et Elizabeth l’Anglaise (qui se partagent inégalement la narration), l’auteur aborde, parmi une multitude de sujets, l’impossibilité pour les nations d’Europe de perdre une identité en perdant une souveraineté qui bien souvent leur a coûté si cher à conquérir : leur mariage donne naissance à un garçon – Mihajlo pour son père, Michael pour sa mère – qui, pris entre les deux cultures, ne parviendra jamais à trouver un socle assez solide pour fonder son existence et son identité. Il en mourra. L’action se déroule sur plusieurs décennies à partir des années 1920, si l’on excepte les éléments remontant à l’enfance de Stevan.

Le premier dépaysé, dans l’histoire, est Stevan, qui achève à Bristol ses études de droit. Elizabeth lui a littéralement tapé dans l’œil, avec sa grande allure et sa chevelure flamboyante de rousse. Lui est plutôt du genre timide, mais elle ne semble pas effarouchée par ses travaux d’approche. Mieux, sous son aspect tellement « british », fait de réserve et de distance dans la conversation, elle répond à ses avances, au point qu’il ose la demander en mariage, allant même jusqu’à l’amener dans la petite chambre qu’il occupe dans une pension de la ville, pour « faire vraiment connaissance ». Il découvre à cette occasion qu’Elizabeth, sous des dehors froids, cache un tempérament de feu, presque déraisonnable.

Stevan est, par tempérament, un être tant soit peu torturé : élevé seul entre son père Milutin, ancien commerçant cossu, et Nanka, la vieille servante analphabète venue de la Serbie profonde et imprégnée de la tradition populaire, il s’inquiète, à l’occasion de son séjour anglais, de constater qu’il pourrait trahir la culture authentiquement serbe qui lui a été fidèlement transmise, et il s'en sent vaguement coupable.

L'auteur, par son personnage de Stevan, étudie en profondeur ce qui se passe dans l'esprit et dans la personnalité d'un homme confronté à une telle division de son propre moi. Dans son cas particulier, d'ailleurs, ce qui se passe à la longue illustre le poids des atavismes : lancé dans des travaux universitaires qui doivent lui assurer un rayonnement intellectuel, il se laisse peu à peu gagner par la nature lymphatique, et même paresseuse du peuple serbe. Le message est clair : si le processus d'acculturation ne va pas à son terme, le long passé historique et traditionnel reprend le pouvoir.

Car il découvre en Angleterre un peuple imprégné d’une culture radicalement autre, fait de coutumes et de rituels extrêmement codifiés, pour ne pas dire rigides, à l’opposé de ceux, primitifs, voire archaïques, en usage dans le peuple serbe : « Tout à coup, je n’avais plus du tout honte de mon pays inculte, perdu dans l’isolement, encore marqué de traits orientaux ; tout à coup, je découvrais, dans la gravité avec laquelle mon peuple affamé considérait la vie, une noblesse humaine et morale plus élevée que la frivolité douillette de celui qui, autour de moi, prenait, depuis des centaines d’années, son thé "at five o’clock", avait depuis huit siècles ses universités et une famille royale qui, dès le seizième siècle, avait résolu ses conflits dynastiques, à l’opposé de ce qui se faisait chez nous ».

Un soir de réunion du groupe, en évoquant son pays, par provocation, il va jusqu’à raconter le cas du berger Milomilj qui, « par une froide journée de novembre », est pieds nus pour garder son troupeau dans la montagne. Et quand le père et le fils s’étonnent de cela, il répond : « Y’a qu’à attendre un peu, avait répondu Milomilj, jusqu’à ce que la première vache bouse. Alors, c’est le paradis : les pieds dans la bouse chaude, y’a rien de meilleur ; la chaleur te monte jusqu’aux oreilles ». Précisons que l’anecdote se situe aux alentours de 1925. On imagine la stupeur des Anglais, mais aussi le vague mépris qu’ils éprouvent pour un peuple aussi arriéré.

Mais Stevan, au moins, retourne dans son pays une fois terminées ses études, en emmenant Elizabeth, désormais son épouse. Et c’est au tour de celle-ci d’éprouver la cruauté qu’il y a dans une telle transplantation en terre étrangère, à plus forte raison sachant que c’est définitif, et que, entre les deux nations, il ne s’agit pas de petites différences : la Serbie est carrément un autre monde, où apparaissent alors encore les traces très visibles (et souvent misérables) de l’empire ottoman. Et pourtant, elle fait des efforts inouïs pour s’adapter, par exemple en essayant d’apprendre le serbe, sans jamais arriver à le maîtriser totalement. Et puis, avec sa chevelure rousse, comment pourrait-elle passer inaperçue et se fondre dans la masse ?

Le pire, peut-être, est que, avec les meilleures intentions du monde, elle se fait un point d’honneur d’élever son Michael-Mihajlo selon les préceptes qu’elle a elle-même reçus. Pendant les premières années, le jeune garçon laisse entrevoir des aptitudes exceptionnelles, maîtrisant très tôt les deux langues et passant sans heurts de l’une à l’autre, lisant très tôt Shakespeare, enfin bref, montrant tous les caractères de l’enfant docile et surdoué.

Et puis un jour tout change. Les parents, de jour en jour plus effarés, voient leur fils s’éloigner d’eux. Ils constatent que le compréhensible besoin de s’intégrer dans le « groupe des pairs » (comme disent les psychosociologues) amène Mihajlo à délaisser d’abord l’anglais pour le serbe, puis à imposer le respect à son groupe – qui le traite encore d’Anglais – en relevant un défi lancé par les autres (ramener une des pastèques qui flottent en nombre sur le Danube). Pour s’intégrer, il faut choisir, or choisir, c’est éliminer. Mihajlo choisit ses camarades, bien que n'ayant pas trop d'estime pour eux, plus rustauds et rustiques.

Au sortir de la guerre, alors que se livrent les derniers combats contre les Allemands, juste avant que ne s’installe le régime communiste de Tito, Mihajlo rejoint un groupe de partisans, dont il impose la présence à ses parents, au motif qu’ils possèdent une table assez vaste pour confectionner à l'aise les banderoles des manifestations, au grand dam des parquets et tapis, aimablement souillés par les chaussures crottées.

Les relations du jeune homme avec ses parents deviennent tous les jours plus exécrables. Il va jusqu’à se mettre en colère contre sa mère, qui lui a donné les mêmes cheveux rouges qui le distinguent de tous les autres Serbes. Il n’hésite même pas à l’agonir des injures les plus violentes. Que peuvent les pauvres parents face à de telles explosions ?

Un jour, cependant, Stevan, n’en pouvant plus, éclate contre son fils et lui lance : « I wish you were dead » (je voudrais que tu sois mort). Le point de non-retour est dépassé. Mihajlo, sans rien dire, s’engage dans les troupes envoyées sur le front, soit pour échapper à un milieu devenu pour lui haïssable, soit pour exécuter inconsciemment la malédiction de son père. Peut-être les deux. Ce qui devait arriver arrive. Est-ce le père qui a renié son fils ? L’inverse ? Quoi qu’il en soit, la rupture entre les générations est consommée. Le fil de la transmission est cassé.

Inutile de dire que la lecture de ce livre – qui n’est qu’un roman, mais la seule science exacte n’est-elle pas la littérature (c’était Jean Calloud qui l’affirmait) ? – a été une belle occasion pour moi de m’interroger sur l’état actuel des relations entre les pays européens et sur les conséquences de l’entreprise de marche forcée des peuples européens vers « une ténébreuse et profonde unité » (en réalité purement et simplement réduite à la marchandise et à l’argent), qui fait allègrement fi de tout ce qui sépare ou éloigne les unes des autres chacune de ses entités élémentaires.

De tels arrangements mercantiles et de tels dénis de démocratie ne peuvent produire que des Donald Trump.

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 22 mai 2017

GEORGES PEREC DANS LA PLÉIADE

PLEIADE4.jpgA peine apprends-je que Georges Perec entre dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard) que voilà le coffret de deux volumes installé sur mes rayons. Et qui plus est accompagné de l’Album de l’année de la collection, consacré à Perec par un de ses plus grands connaisseurs, c’est-à-dire par l'excellent et Lyonnais Claude Burgelin.

Je ne dis pas "connaisseur" par hasard : non content d’avoir côtoyéPLEÏADE ALBUM1.jpg l’homme et l’écrivain, il en a donné, en 1988, une biographie littéraire (Georges Perec, Seuil, coll. Les contemporains). On lit même, dans l’extraordinaire biographie que David Bellos a consacrée à Perec (Seuil, 1994), que Burgelin est compté dans le cercle des « vieux amis de Perec » (p.712). On peut compter sur lui pour faire partager au lecteur la connaissance, précise et chaleureuse, qu’il a de l’homme et de l’écrivain, tant par le choix des documents que par le propos qu’il tient.

Les deux volumes (n°623 et 624) sont sobrement présentés sous l’appellation d’ « Œuvres », pour la raison que la diversité des tâches auxquelles s’est livré Perec au cours de sa brève existence (il est mort à quarante-six ans) mettrait la collection de prestige de l’éditeur en infraction à sa vocation presque (il y a quelques exceptions, comme Henri Michaux) exclusivement littéraire. Il a en effet donné des jeux à la revue Ça m’intéresse, des mots croisés, etc.

Et je ne parle pas du – qu’on me pardonne –  fatras des publications posthumes : on dirait que, à l’instar des bouts de nappe en papier signées ou griffonnées par Picasso précieusement conservés dans le restaurant, il fallait absolument immortaliser le moindre brimborion qui porte la trace du grand homme. Je ne suis pas sûr qu’il faille absolument ennoblir par la publication ce que Perec lui-même appelait « l’infra-ordinaire », mais bon. Son œuvre proprement littéraire est déjà assez placée sous le signe du disparate qu’il n’y a peut-être pas à vouloir à tout prix inclure dans d’improbables « Œuvres complètes » jusqu’au plus petit souvenir laissé par l’homme, si grand qu’on puisse le considérer.

Personnellement, si je suis touché par W ou le souvenir d’enfance ou Je me Souviens, intéressé par Les Choses, amusé par les performances lexicales de La Disparition ou la désinvolture osée de Les Revenentes, immergé dans la matière océanique de La Vie mode d’emploi, je reste sceptique devant la virtuosité des « onzains hétérogrammatiques », et la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien me laisse indifférent : inventorier les plus minuscules faits (y compris chaque passage de bus) observés depuis le Café de la Mairie ou le Tabac de la place Saint-Sulpice, pourquoi pas, mais sans moi. Même si je passe à côté d'un aspect (l' « infra-ordinaire ») pour lequel Perec lui-même manifestait un grand intérêt.

1965 LES CHOSES.jpgIl y a, dans Les Choses (1965), une formidable « enquête de motivation » sur une future néo-bourgeoisie, faite de gens instruits et frustrés, Jérôme et Sylvie, qui participent à la naissance et à l’essor des premières entreprises de sondages d'opinion – si ce sont des « instituts », c’est au même titre que ces endroits qu’on appelle « instituts de beauté » –, goûtent à l’extrême les belles choses qu’ils sont hors d’état de s’offrir (mais à la fin, « ils auront leur canapé Chesterfield »). Ce n'est qu'en 1970 que Jean Baudrillard, philosophe quoique pataphysicien, publie La Société de consommation : il y a déjà quelque temps que la fascination des futures « classes moyennes » pour les objets et pour l'habileté diabolique avec laquelle ils sont vantés (la publicité) fait des ravages. 

Il y a, dans La Vie Mode d’emploi, les mille et une aventures d’une foule d’individus2016 1978 LA VIE MODE D'EMPLOI.jpg d’extractions variées, aux trajectoires imprévisibles, plus ou moins rectilignes ou sinusoïdales, et en particulier, en plein centre, la relation si étroite, si distante et si étrange entre le richissime Bartlebooth et Winckler, cet artisan machiavélique qui se vengera d’on ne sait trop quoi en rendant impossible l’achèvement d’un puzzle qui aura raison du cœur du milliardaire. Livre étourdissant et fascinant.

1978 JE ME SOUVIENS.jpgIl y a, dans Je me Souviens, la référence à un monde où je me reconnais en grande partie, un monde qui, pour l’essentiel, fut le mien : question de génération, certainement, mais pas seulement. Roland Brasseur a beau documenter soigneusement (Je me Souviens de Je me Souviens, Le Castor astral, 1998, sous-titré « notes pour Je me souviens de Georges Perec à l’usage des générations oublieuses ») les 479 + 1 souvenirs consignés dans le livre de Georges Perec, qui parmi les jeunes aurait la curiosité d’aller y jeter un œil ?1998 ROLAND BRASSEUR.jpg

Quand j’ai la curiosité d’ouvrir l’album de famille qui rassemble des photos de gens qui m’ont précédé il y a un siècle et demi, j’ai beau savoir que mon existence a quelque chose à voir avec la leur, ma mémoire n'est ici qu'une page blanche. Si le livre de Perec s’était intitulé Traces pour archéologues à venir, Brasseur aurait été le premier de ces derniers. Et peut-être le dernier.

Quant à W ou le Souvenir d’enfance, il touche le lecteur de façon très indirecte, je2016 1975 W OU LE SOUVENIR D'ENFANCE.jpg dirai : par l’effet que produit la cohabitation de deux univers « violemment clivés », pour reprendre des termes de Claude Burgelin, l’un désespérément vide pour cause d’absence à sa propre vie (« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance »), mais désespérément et patiemment reconstitué, comme fait Bartlebooth (« I would prefer not to », serine le Bartleby de Herman Melville, un autre grand absent) avec les puzzles de Winckler ; l’autre, concentrationnaire et impitoyable, où l’auteur imagine un ailleurs utopique, mais un ailleurs qui a concrètement existé, et dont sa mère n’est pas revenue.

2016 1994 DAVID BELLOS.jpgPour entrer dans l’univers extraordinairement polymorphe, voire éclaté de l’œuvre créée par Georges Perec, je ne peux cependant que recommander de passer par la biographie de David Bellos (Seuil, sous-titré « une vie dans les mots »). J’en avais parlé ici le 14 février 2016. La lecture de ce monument - un grand roman, pour ainsi dire - avait bouleversé ma perception de l’homme et de l’œuvre, en même temps qu’elle me bouleversait personnellement.

Je garderai mes réticences à l’égard de tout ce qu’il y a eu d’expérimental, voire d’excessivement « cérébral » dans les multiples activités du cerveau fertile de l’auteur, mais je ne peux oublier la substance vivante et vibrante dont est constitué l’ensemble de son œuvre.

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 19 mai 2017

ARTICLE TINTIN

La collection des Dictionnaires amoureux (éditions Plon) est désormais, et depuis longtemps, confortablement installée dans le paysage de la librairie française. Il en a paru une centaine. Je m'en suis procuré deux, pour la simple raison que le "concept" me rase a priori. Peut-être à tort. Aucun sujet n'est apparemment proscrit. Alain Rey a même confectionné un savoureux Dictionnaire amoureux des dictionnaires. En 2016, Albert Algoud, un fou de BD, ou plutôt tintinophile enragé, ce qui est à la fois plus restrictif et plus ambitieux, a à son tour publié, après son Petit dictionnaire énervé de Tintin (éd. De l’Opportun, 2010) un formidable Dictionnaire amoureux de Tintin : une vraie mine à ciel ouvert.

DICTIONNAIRE AMOUREUX ALGOUD.jpg

On y trouve en effet une foule de pépites. Par exemple, on apprend que le « Caramba » proféré à plusieurs reprises, entre autres, par Ramon Bada dans L’oreille cassée, en dehors de signifier « sapristi », « flûte » ou « zut », a pour étymologie un mot (« carajo ») qui « désigne le membre viril ». Il n’est pas sûr que Hergé se soit avisé de la chose avant d’en faire usage (ni d’ailleurs que dans l’affirmative il aurait choisi autre chose).

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Le ton souvent personnel d’Albert Algoud convient parfaitement au sujet qu’il s’est proposé, et c’est presque naturellement qu’on voit apparaître des sujets dont la connexion à l’univers de Hergé ne saute pas aux yeux. Ainsi voit-il dans certaines vignettes spécialement surchargées de détails un discret hommage au style bien particulier du dessinateur Dubout. Il commence l’article à lui consacré par un souvenir. Ses grands-parents possédaient une gravure de Dubout, intitulée "Fête au village" : « Evidemment, j’avais remarqué tout particulièrement dans l’encadrement d’une fenêtre aux volets entrebâillés cette jeune femme à demi dénudée lutinée par un moustachu apoplectique ». Esprit de Rabelais, es-tu là ?

Albert Algoud ne dédaigne pas, pour s’amuser ou pour remplir le cahier des charges (un respectable volume de 800 pages), de glisser dans ses pages des articles qui font diversion. Par exemple, le nom de Wronzoff, un des méchants de l’Île noire (le seul à être en mesure de se faire obéir du gorille Ranko), sert de prétexte à un délire sur le nom de Voronoff, un chirurgien français célèbre dans les années 1920, qui pratiquait des opérations à partir de testicules de singe sur une clientèle masculine qui pensaient retrouver de la « vigueur », parmi laquelle il se plaît à placer le philosophe fictif Jean-Baptiste Botul (personnage inventé par Frédéric Pagès), célèbre pour avoir « enduit d’erreur » l’imbu et imbuvable Bernard-Henri Lévy en personne. On pardonnera cet excursus à l'auteur.

On dira que je cherche vraiment la petite bête, mais je ne peux m’empêcher de signaler à monsieur Algoud une erreur dans l’article Cartoffoli, l’Italien qui roule en « Lancia Aurelia B20 GT coupé de couleur bordeaux » dans L’Affaire Tournesol, et qui possède le nom le plus long de toute l'histoire de la BD (avec la kyrielle des prénoms qu'il débite au gendarme qui l'a arrêté. En effet, parmi ces noms , il cite le vieil Indien d’Oumpah-pah (Goscinny et Uderzo, avant Astérix) N’a-qu’une-dent-mais-elle-est-tombée-alors-maintenant-n’en-a-plus, mais il orthographie mal, comme je le montre ci-dessous, le nom du « chevalier prussien », l’Allemand qui fait face au Français De la Pâte Feuilletée.

OUMPAH 3 P41.jpg 

Et non pas Katzen...etc., monsieur Algoud, sauf votre respect. Le nom du "chevalier prussien" vaut celui dont le savant Cosinus baptise son invention cyclable, je parle évidemment de l'anémélectroreculpédalicoupeventombrosoparacloucycle (ci-dessous). J'avoue qu'il faut un certain entraînement pour le prononcer d'une seule coulée.

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Cela n’enlève rien à l’inépuisable savoir d’Albert Algoud en matière de tintinologie, qui rassemble, dans ce Dictionnaire amoureux de Tintin, une masse d’informations indispensables. J’ajoute que c’est un ouvrage d’une hospitalité et d’une convivialité hautement recommandables : s’il égratigne tant soit peu les psychanalystes de Tintin (Tisseron, Apostolidès, …), c’est qu’il ne supporte pas la sotte cuistrerie et la fatuité pédante de tous ceux qui affirment détenir le savoir. Face à la sécheresse universitaire (et au Savoir en général), il est indispensable de rester sceptique, voire narquois.

En revanche, l’auteur rend un hommage appuyé à tous les conviviaux qui ont servi humblement et fidèlement la divinité sortie de la plume et du talent de Georges Rémi : Philippe Goddin, Benoît Peeters, … Dans je ne sais plus quel article, il pousse la confraternité jusqu’à citer le nom de Renaud Nattiez, auteur d’un Mystère Tintin (que je n’ai pas lu) et qui vient de faire paraître Le Dictionnaire Tintin aux trop peu connues du grand public éditions Honoré Champion. J’admire évidemment le travail du monsieur, qui reconnaît d'entrée de jeu sa dette envers plusieurs connaisseurs de Tintin, parmi lesquels on trouve les noms de Goddin, Peeters, Algoud et compagnie. L'œuvre de Hergé a beau être vaste, on se dit que le monde est petit.

DICTIONNAIRE NATTIEZ CHAMPION.jpg

Aucun libraire lyonnais n'a été foutu de me procurer ce bouquin : nul ne connaissait en effet les éditions Champion qui, reconnaissons-le, ne sont pas spécialement connues pour être versées dans la Bande Dessinée.

Je me permets cependant de trouver superfétatoire sa manie de la définition dont il estime utile d’en affubler chacune des entrées (exemple : « Drapeaux : Pièces d’étoffe attachées à une hampe, portant l’emblème, les couleurs d’une nation, d’une unité militaire, d’un organisme, d’un groupe »). Il me semble qu’il aurait pu (et dû) s’en passer. Passons.

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Tombe d'Honoré Champion au cimetière du Montparnasse à Paris (2014).

Quoi qu’il en soit, les visées des deux auteurs sont radicalement hétérogènes, et peut-être incompatibles : autant Albert Algoud s’efforce de nous apprendre le maximum de choses que nous ignorons, lecteurs moyens, quoiqu’assidus, autant Renaud Nattiez s’adresse aux néophytes, qui ne connaissent l’univers de Hergé qu’à travers ce que la rumeur publique en colporte. Nattiez se contente de rassembler, sous la double centaine d'entrées de son ouvrage, les données éparses dans les albums. Que peut-il apporter au petit peuple des élus, à la confrérie des initiés, je veux dire à ceux qui savent ?

Pour finir, une remarque tout de même sur la façon dont les deux dictionnaires sont illustrés : la dictature que fait régner Nick Rodwell, administrateur délégué de Moulinsart SA sur l’héritage de Georges Rémi, allant jusqu’à interdire à quiconque d’utiliser quelque vignette que ce soit de l’œuvre du maître a poussé nos deux auteurs à ruser. Nattiez (éditions Champion) en est réduit à confier à un certain Stanislas la couverture de son ouvrage, tandis que celui d’Albert Algoud est parsemé de vignettes signées Alain Bouldouyre.

D’ici que Tintin tombe dans le domaine public (en 2053), on peut compter sur Nick Rodwell, époux de la veuve, pour remplir plus haut que le bord le bas de laine des ayants-droits de Hergé.

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 14 mai 2017

LES BELLES HISTOIRES ...

... DE TONTON BÉROALDE.

BEROALDE 6 1 MICHEL RENAUT.jpg

Allégorie du temps. Marque de l'imprimeur Peter Jordan.

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 Histoire de mademoiselle d'Amélie, qui avait un mari impuissant.

A ce propos, je vous dirai de mademoiselle d'Amélie, qui a beaucoup acquis de réputation, ayant hanté la cour toute sa vie, pour ce qu'elle était mariée à un impuissant et elle l'a enduré sans aller à Notre Dame des Aides ou - pour mieux dire - à la cour des aides. Elle n'a tout ce temps-là point mis dedans et si, on ne s'apercevait point de son désastre, pour ce qu'elle le feignait de bonne grâce. Ce premier mari lui a duré dix ans, il faut que vous sachiez cette vérité. Etant mariée à ce bon personnage, la première nuit de ses noces, il la caressa de baisers et de petites mignotises superficielles, et mit la main à une petite paire d'époussettes de soie qui étaient pendues au chevet du lit et lui épousseta son cas, ce qu'il fit deux ou trois fois. Et ainsi, les passant et repassant par son velu d'entre les deux gros orteils, la contentait sans qu'elle y pensât autre finesse. Le lendemain, ses amies lui demandèrent comment elle se portait et ce qu'elle disait de ce bonhomme : « Vraiment, dit-elle, il m'a épousseté trois fois mon cas. - Ho ! ho ! dirent-elles, vous êtes bien, ma mie ». Ainsi font les dames de Paris, et disent à la nouvelle mariée : « Eh bien ! la jeune femme, comment vous portez-vous ? ». Si d'aventure elle est bien graissée à la charnière, elle dira : « Fort bien, madame, Dieu merci ! J'ai un bon mari. Il me donne tout ce que je demande : si je voulais manger de l'or, il m'en donnerait ». Mais si elle est mal servie : « Ardez ! dit-elle, mon mari est un grincheux. Il est chiche et ne fait que penser à son avarice. - Hélas ! voyez, voilà grand-pitié !». Celle-ci n'était pas si fine. Elle ne savait ce que c'était et s'ébahissaient comment les femmes faisaient si grand cas de si peu de chose, qu'elle estimait moins que rien, encore que, au dire des dames, ce fût beaucoup d'excellence.

Mais, après dix ans d' "époussetage de son velu", voilà que le mari tombe malade et finit par mourir. Elle commence par se dire qu'elle n'a pas besoin d'un homme au logis. Mais un beau jeune homme commence à lui tourner autour. Et ce qui la décide à se remarier, c'est qu'il a "un beau chausse-pied de mariage", ce qui veut dire, très concrètement, qu'il est loin d'être pauvre.

Ils furent donc mariés aux us et coutumes du pays, ainsi que le prêtre leur dit (j'y étais) et leur acheva ainsi la benoîte cérémonie : « Vous, Claude, vous promettez bien aimer Marie. Au cas semblable, gouvernerez votre mari, Claude, autant sain que malade, etc. ». Cela promis, la belle emmena son jeune mari en sa maison, où elle lui fit bonne chère, puis ils couchèrent ensemble au lit même où le bonhomme lui avait épousseté son cas. Le jeune homme n'eut pas la patience d'attendre, mais se juche sur elle, qui se trouve toue scandalisée de cette façon : « Quoi ! dit-elle, me voulez-vous outrager ? « Êtes-vous fou ou enragé ? - Je veux vous faire comme votre défunt mari faisait. - Il ne faisait pas ainsi : il prenait ces époussettes et m'en époussetait mon engin. Il ne me foulait pas comme vous faites, il passait et repassait ces époussettes sur le pré de ce petit fossé que j'ai en contrebas. - Vraiment, c'est cela ? Laissez-moi faire : je l'entends mieux que lui. Il n'était pas clerc ! ». Elle s'y accorda et, comme elle sentit l'embrochement entre les hypocondres - chose qui lui était toute nouvelle : « Hélas ! crie-t-elle, mon ami (pensant aux époussettes) je crois que vous avez mis le manche dedans ». Voilà comme il l'accommoda et s'en vanta, et toutefois il n'était pas si bon compagnon qu'il se disait. Je le sus de la femme de chambre qui ouït le discours et les effets. Je lui demandai s'il était vrai qu'il eût frétillenaturé sa femme neuf fois, comme il se vantait. Elle, se moquant, secoua la tête, me disant : « Je voudrais avoir ce qu'il s'en faut ! ». Depuis cette fortune, la demoiselle s'est reconnue et n'a plus été si niaise. De fait, on m'a assuré que, comme les autres, elle aimerait mieux un vit au poing qu'un bourdon sur l'épaule.

Allons, tout est bien qui finit bien.

Note : le "bourdon" est le bâton des pèlerins.

vendredi, 12 mai 2017

LES BELLES HISTOIRES ...

... DE TONTON BÉROALDE.

Il ne faut pas se formaliser, en lisant Le Moyen de parvenir de Béroalde de Verville (1556-1626), de ce que les noms des personnages qui interviennent dans les joyeux et savants dialogues portent une infinité de noms divers, parmi lesquels on trouve Pétrarque, Paracelse, Erasme, Amyot, Rabelais, Albert le Grand, et tant d’autres plus exotiques ou antiques. A croire que toute l’humanité savante s’est rassemblée ici, pour festoyer et deviser gaiement.

On ne s’étonnera donc pas que l’anecdote qui suit (qu’on pourrait intituler « la dispute de la bouche et du con », comme il y eut, dans des temps plus obscurs, à ce qu'on raconte, des "disputationes" du con et et du cul, travesties en chansons paillardes par la modernité) soit racontée par un certain :

« TITE-LIVE : Par le plus saint faux serment que je fais à la race féminine (qui me nomme "le bonhomme Trompecon") ! j’oubliais mon conte, pensant à la folie que vous faites sur la comparaison du temps passé. Je ne croyais pas que ce qu’il y a mille ans qui est passé et anéanti soit plus vieux que ce qui passe tous les jours et qui va dans le sac de vieillesse, dans l’écrin de l’oubli, et ce qu’on propose de plus ou moins vieux est d’aussi bonne grâce que la question de Martin Chabert, qui aimait trois filles, auxquelles il dit pour arrêt un jour : "Mes fillettes mignonnes, je ne puis vous épouser toutes trois, bien que je vous aime de toute ma loyale fressure [de toutes mes tripes] et plus chacune l’une que l’autre. Je ne sais comme faire, sinon qu’il faut que j’aie à choisir et, pour nous ôter de cette peine, je vous dirai, si vous voulez, un moyen : c’est que j’épouserai celle qui me dira la plus naïve vérité de ce que je lui demanderai". Elles s’y accordèrent. "Or çà ! dit-il, lequel est le plus vieux de votre chose ou de votre bouche ?" J’ai quasi bronché des mâchoires, mais pourquoi dit-on "confiture" ? Que ne dit-on "ficontures" ou "fiturescon" ? Et tant d’autres mots qui commencent ainsi : comme congrégation, conscience …

ELPIS : C’est bien entendu par un philosophe ! Ne savez-vous pas bien qu’il est devant et jamais derrière ? Et pourtant il faut le colloquer en la tête.

– … le charpentier qui demanda au curé : "Pourquoi dites-vous "dominus vobiscum" ? Que ne dites-vous "dominus vobiscul" ? Le curé lui dite : "Pourquoi dites-vous "un compas" ? Que ne dites-vous "un culpas" ?

– Sainte Marande ! vous avez raison, mais faites parler ces filles.

– L’aînée répondit "C’est mon cela qui est le plus vieux, d’autant qu’il a de la barbe et ma bouche n’en a point". La seconde : "C’est ma bouche qui est la plus vieille, parce qu’elle a des dents et mon petit n’en a point". La petite dit : "Je dis comme ma sœur. – Dites donc, mignonne, une belle raison comme nous". Elle pétillait et frétillait comme une marmotte déchaînée : "C’est, dit-elle, ma bouche qui est la plus vieille, pour autant qu’elle est sevrée et mon con tète tous les jours".

– Ha ! ha ! hé !

– Or, devinez, vous autres, et jugez laquelle a le mieux dit, afin que Martin soit le marié comme les autres.

– Jean ! par la certe Dieu ! dit Copeau – aussi était-il tout réformé –, alors, j’aimerais autant ma chambrière qui, nous oyant ainsi discourir, me reprocha que, si ce n’était leur cas, que je ne saurions que dire ! Et là-dessus ma dit : "Vous qui en savez tant, si vous aviez trouvé un con tout seul, que lui diriez-vous ?" ».

Note : Elpis est un mot grec signifiant "espoir". Tous ceux qui ont un jour appris le grec ont croisé cette très vieille blague (qui date forcément d'après l'invention du chemin de fer) : 

"ουκ έλαβον πόλιν αλλα γαρ ελπις εφη κακα"

Phrase qui peut se traduire phonétiquement : "Où qu'est la bonne Pauline ? A la gare, elle pisse et fait caca", et sémantiquement : "Je n'ai pas pris la ville, mais l'espoir a dit des choses fausses".