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mercredi, 09 octobre 2019

ECOLOGIE ? VIVA LA MUERTE !

FOUCART STEPHANE.jpg

Jamais la lecture d’un livre ne m’avait mis dans un tel état de colère. Jamais, je crois, je n’avais autant bouilli de rage du fait de ce que je lisais. Je m’empresse d’ajouter que Stéphane Foucart, son auteur, n’y est pour rien : au contraire, son livre est un impeccable acte d'accusation contre tout ce qui tourne autour de l'industrie chimique appliquée à l'agriculture.

Ce qui est un peu désespérant, c'est le mal de chien que se donne l'auteur pour établir la vérité des faits, et pour réfuter avec patience, précaution et méthode les pseudo-arguments de gens qui ne sont rien d'autre que des ennemis de la vie : à quoi sert de faire du "fact-checking" et de disséquer les mensonges quand ceux-ci tiennent le haut du pavé ? Que peut un livre contre les puissances négatives ?

Foucart est loin d’être un inconnu pour les lecteurs du Monde avides d’informations sur l’état physiologique de la planète : il dirige la rubrique où atterrissent toutes les informations sur le réchauffement climatique, la déforestation, la fonte des glaciers, bref : la rubrique « Environnement ». On ne dira jamais assez de bien de cette partie du journal Le Monde : voilà du vrai journalisme !

Dans Et le Monde devint silencieux (Seuil, 2019, le titre rend hommage à Printemps silencieux, livre fondateur du combat écologique de Rachel Carson, paru je crois en 1962 – bientôt soixante ans !!), Stéphane Foucart décrit minutieusement le mécanisme d’un véritable crime contre l’humanité qui se commet impunément depuis les années 1990 dans le monde entier.

L’arme du crime porte un nom difficile : « néonicotinoïdes », souvent apocopé dans le livre en « néonics ». Il s’agit d’un ensemble de molécules mises sur le marché (1993 en France) pour éradiquer définitivement les ennemis désignés des agriculteurs et des récoltes : les insectes ravageurs. C'est nouveau : leur effet principal n'est pas directement létal (= mortel), mais "sublétal" : l'insecte est amoindri (immunité, activité, etc.), mais le résultat est finalement le même.

Ces produits portent des noms imprononçables : imidaclopride, thiaméthoxame, clothianidine, sulfoxaflor, etc. Le fipronil, quant à lui, s’il est un phénylpyrazole (encyclopédie en ligne), appartient à la même bande de tueurs à gages (c'est exactement ça). Cette mafia d’exécuteurs est dirigée par des parrains dont la raison d’être s’appelle l’agrochimie : Bayer, Syngenta, Dow, Monsanto, BASF et quelques autres.

Cette « confrérie » de gens sûrement désintéressés, qui n'est pas loin de monopoliser la production des semences (voir la réglementation européenne des semences), a une seule loi : se rendre indispensable au monde, et devenir son fournisseur exclusif, pour garantir sa mirobolante rente annuelle, celle des royalties énormes qui leur sont versées par le monde en échange de leurs trouvailles « scientifiques » (qualificatif obligé, mais je mets quand même des guillemets), dont quelques noms figurent ci-dessus. Et la planète est disciplinée : tout le monde s'y est mis.

La grande trouvaille que toutes ces entités industrielles ont couvée et fait éclore, et qui a envahi les terres cultivables du monde entier, c’est l’enrobage : chaque graine, au lieu d’être semée comme autrefois pour être aspergée ensuite de divers produits nécessitant le port d'un scaphandre de cosmonaute pour celui qui les répand, est enrobée d’une coque aux vives couleurs, destinée à faire d’elle, quand elle se développera, une plante dont toutes les parties seront toxiques pour les insectes (mais pas que, comme on va le voir). On appelle ça un « insecticide systémique ». On a inventé la plante insecticide ! Fallait y penser.

Le problème, c’est que s’il s’en prend effectivement aux ravageurs, cet insecticide est incapable de les distinguer des non-ravageurs, et que tous les insectes qui s’y frottent, s’y piquent de façon irréversible, quelque bonnes que soient leurs intentions : les effets sont tout à fait indiscriminés. Ce qui veut dire que tout le monde y passe, y compris et surtout la vaste peuplade des pollinisateurs, au milieu desquels on trouve les abeilles de ruche, les abeilles solitaires, les papillons et les bourdons (ceux qui fécondent les reines).

Les études scientifiques dont Stéphane Foucart rend compte mettent en évidence le caractère infinitésimal des doses de produit qui suffisent pour perturber le système de repères des insectes, avec pour point final la mort, parfois en tas, mettant à mal le dogme de Paracelse : « C’est la dose qui fait le poison ». Ainsi, les scientifiques des grandes sociétés agrochimiques se sont montrés excellents dans la recherche de moyens d’extermination de la vermine (tiens, l'expression me rappelle quelque chose). Comme disait une publicité pour lessive il y a quelques décennies : « Touti rikiki, mais maouss costaud ! ».

Le plus étonnant, c’est que le monde fait aujourd’hui mine de s’étonner, et même de se scandaliser (enfin, pas trop quand même) du fait qu’un insecticide accomplisse la tâche pour laquelle il a été fabriqué : tuer les insectes. Il faut savoir ce qu’on veut.

Ce qui me met dans une colère noire, à la lecture du livre de Foucart, c’est d’abord le cynisme des firmes et des « scientifiques » à leur service face aux effets dévastateurs de leurs produits. Le plus scandaleux, c’est l’aplomb avec lequel, non seulement elles mentent, mais se débrouillent par-dessus le marché pour donner à leurs mensonges l’air, le parfum et le goût de la vérité. Le culot des chimistes de l'agriculture va jusqu'à financer généreusement des organisations de défense de l'environnement (p.264). 

Ce qui me met aussi en colère, ce sont les trésors de patience, de méthode, de recherche, d’argumentation qu’est obligé de dépenser Stéphane Foucart, à la suite des scientifiques réellement attachés à la manifestation de la vérité, pour démonter le mécanisme des « vérités alternatives » que voudrait imposer l’industrie agrochimique et pour défaire minutieusement les nœuds dont elle a embrouillé l’approche du problème.

J'enrage des précautions de Sioux que Foucart est obligé de prendre pour n'être pas pris en flagrant délit d'erreur, de négligence ou d'oubli par des bandits sans scrupule. Quelle énergie gaspillée dans le démêlage des écheveaux emberlificotés à dessein et à plaisir par les firmes industrielles !!! Les premiers abusés, bien sûr, c’est le public en général, mais aussi, pas loin derrière, les décideurs en dernière instance, pour le coup supposés s’être fait une opinion sur des bases solides avant d'apposer leur signature au bas d'un décret.

Les criminels ont développé pour cela des stratégies qui ont quelque chose de diabolique. La première est d’admettre que leurs produits ont peut-être des effets néfastes, mais de noyer cette cause possible dans un océan d’autres causes éventuelles (« causalités alternatives »). Je n'énumère pas, mais les chimistes ont en particulier désigné à la vindicte les ravages que fait dans les ruches une bestiole nommée « varroa », parasite effectivement peu sympathique, mais dont les dégâts sont loin de suffire à expliquer l’ampleur du désastre. Cela s'appelle "faire diversion".

La deuxième stratégie est tout aussi maligne. Elle consiste à constater, comme tout le monde, qu’il y a un problème, mais qu’en l’état actuel des connaissances dûment établies, on n’en sait pas assez pour trancher dans un sens ou dans l’autre. Il faut continuer la recherche, inlassablement (sous-entendu : interminablement). Il faut faire des efforts pour parvenir bientôt (?) à une certitude incontestable.

Encore un gros mensonge : les malfaiteurs s’efforcent en réalité, dans des articles qui ont toutes les apparences du sérieux, d’asséner benoîtement leurs vérités en occultant les dizaines ou les centaines d’études plus récentes parues dans des « revues à comité de lecture » qui prouvent à coup sûr que les coupables sont les néonicotinoïdes : « Les ressources de l'industrie des pesticides, sa capacité à générer de la controverse et à pénétrer le débat public pour créer le doute sont sans limites » (p.283).

La troisième stratégie, qui me met encore plus en rogne, prend pour cible les instances administratives et les cercles de la décision, qui ont en théorie le pouvoir (et le devoir) de réglementer les mises sur le marché, et d’interdire éventuellement tout ce qui est susceptible de nuire à la santé des hommes et à la qualité de leurs aliments et de leur environnement. Le seul message des industriels : entretenir le doute (voir Naomi Oreskes et Erik Conway, Les Marchands de doute, Le Pommier, 2012, commenté ici même en février 2012 ; à noter que, sauf erreur de ma part, Foucart ne mentionne nulle part ce livre important : c'est bizarre). Rien n'est sûr, faut voir, ptêt ben qu'oui, p'têt ben qu'non.

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Administrateurs et politiciens sont obligés, pour les questions où ils sont incompétents, de s’en remettre à des connaisseurs, des professionnels, des spécialistes, bref, des experts. L’essentiel se passe alors au sein de comités (commissions, agences, cellules, etc.) chargés de rassembler une documentation complète et des informations sûres, puis de transmettre aux autorités le dossier, assorti d’un avis supposé autorisé. L'art des industriels consiste ici à introduire leurs affidés dans les instances officielles pour orienter les décisions. A cet égard, ils sont d'une remarquable efficacité.

Car il se passe quelque chose d’étrange dans la circulation des personnes qui composent ce comité : on appelle ça les « portes tournantes ». Telle spécialiste (le nom importe peu) reconnue par tous ses pairs dans sa discipline, après avoir travaillé pour telle grande firme, est désignée pour diriger le comité en question. avant de continuer sa belle carrière au sein d'une autre multinationale qui produit les insecticides en question. Comme par hasard, le rapport rendu au commanditaire n’est pas défavorable aux « néonics ». Que croyez-vous qu’il arrive ? L’interdiction attendra. Comment qu'on torde la chose, cela s'appelle être juge et partie (ou "conflit d'intérêts", ou "manger à deux râteliers" si vous voulez).

L'interdiction attendra d’autant plus longtemps que le comité en question suggère de « continuer la recherche ». On n’en sait jamais assez, n’est-ce pas. « More research », voilà une litanie qui permet aux industriels de la chimie agricole de gagner de précieuses années et de diffuser en abondance leurs produits de par le monde, quitte à rendre leur usage irréversible.

Dernier argument des chimistes : réfuter les expériences des scientifiques extérieurs aux entreprises sur les effets de leurs produits, au motif qu’elles se déroulent à l’abri des conditions réelles, derrière les murs des laboratoires, et non « en plein champ ». Or, et Foucart le sait, c’est là que le bât blesse. Comment en effet conduire un protocole expérimental en toute rigueur dans un environnement où abondent les interactions, les facteurs adventices, les données inanalysables ? C’est horriblement difficile : « "obtenir des preuves en situation réelle" signifie en réalité, bien souvent, "ne pas pouvoir obtenir de preuves" » (p.239).

Moi, je connais le seul moyen de contrer cette stratégie, mais je sais aussi qu’il est totalement utopique : ce serait d’inverser la charge de la preuve. Exiger des marchands de poisons qu’ils démontrent scientifiquement, avant de les mettre sur le marché, l’innocuité de leurs substances pour les populations, pour les sols, pour les insectes pollinisateurs – et pour les oiseaux. Ce n’est pas pour demain la veille. Et pourtant, il est incompréhensible qu'il soit plus facile de faire circuler dans la nature 100.000 (cent mille !!!) molécules chimiques que d'en interdire quelques-unes (projet REACH savamment torpillé).

Vous avez dit "Oiseaux" ? Après avoir méticuleusement exploré les raisons pour lesquelles les pare-brise de nos voitures sont encore transparents après des centaines de kilomètres, Stéphane Foucart complète le tableau avec un aperçu sur la conséquence logique de la disparition des insectes : la disparition des oiseaux. Cette conséquence est tellement évidente (les oiseaux de nos campagnes se nourrissent pour une bonne part d’insectes et de graines) qu’on devrait pouvoir se passer de la décrire. Mais les dégâts sont réels, et prouvés : l'assassin de la vie n'est pas un individu ou une entreprise, fût-elle de dimension mondiale. C'est un système : celui sur la base duquel tout notre mode de vie s'est édifié (pour faire court : industrialisation de tout).

Un espoir cependant. Certaines machines administratives sont particulièrement lourdes à mouvoir. Tout ce qui est institutionnel est, on l'a vu, susceptible d'être infiltré par des agents de l'agro-industrie. C'est pour contourner l'obstacle qu'un groupe de volontaires se met en place en 2010 : le Task Force on Systemic Pesticides, TFSP. D'abord une dizaine, le collectif s'étoffe, se structure et se propose d'inventorier tout le savoir sûr accumulé sur les néonicotinoïdes.

Deux personnes seulement connaissent la liste des membres : tout le monde sait la puissance de feu, d'intimidation, voire de terreur de l'industrie : « L'ampleur de l'influence des firmes sur les organismes de recherche ou d'expertise, nationaux ou internationaux, voire sur les grandes ONG de conservation de la nature, donne toute sa valeur à la TFSP » (p.268). Ces travaux (qu'il faut bien qualifier de militants, tant ils se déroulent en milieu hostile, pour ne pas dire guerrier : il faut avoir le courage bien accroché), quand ils sont publiés, suscitent des levées de boucliers, des accusations,  des insinuations, des manœuvres douteuses, des campagnes malveillantes. On voit clairement qui est aux manettes.

Je le disais, le livre de Stéphane Foucart est un acte d'accusation. L'essai est irréfutable : sur les effets des "néonics", sur l'hallucinante guerre livrée par les firmes agrochimiques à la vérité scientifique et à la vie sur terre, sur l'exténuante lutte des gens honnêtes pour donner force de loi à la vérité scientifique, l'accumulation des données factuelles est telle qu'il est impossible de douter.

Et tout ça pour quel bénéfice agricole en fin de compte ? Le titre du dernier chapitre le laisse entrevoir : "Un mal inutile" (on est loin du petit conte scabreux de Voltaire : Un Petit mal pour un grand bien).

L'incroyable, l'inadmissible, le scandaleux, c'est que nous voilà un quart de siècle (1994) après les premières alertes sur les néonicotinoïdes par des apiculteurs français, et qu'une foule de décideurs en sont encore à pinailler sur les solutions, et même sur le diagnostic. Combien de claques faudra-t-il leur envoyer dans la figure avant qu'ils consentent à montrer un peu de courage ? Comment faire rendre gorge à des ennemis du genre humain qui ont fait des paysans des complices de leur crime ?

Je serais Greta Thunberg, j'aurais des sanglots dans la voix, et ça me ferait pleurer en public à la tribune de l'ONU. Bon, peut-être qu'elle devrait, mais étant au four du réchauffement climatique, elle ne peut pas être aussi au moulin de l'empoisonnement chimique. Il se trouve, heureusement, que je ne suis pas cette détestable comédienne (elle ose lancer : « How dare you ? You have stolen my dreams ! », et puis quoi encore ? On croit rêver.) qui se fait applaudir par les gens qu'elle vient d'accuser. 

Avec mon optimisme légendaire, je me mets dans la peau de M. Monsanto-Bayer-Syngenta, et je pose la question stalinoïde et stalinoïforme : « Stéphane Foucart, combien de divisions ? ».

J'ai, hélas, la réponse.

Voilà ce que je dis, moi.

Note 1 : sur la prévision (qui n'est pas une prédiction) de la manifestation de l'effet de serre du fait des activités humaines, voir les terribles pages 19 et suivantes de Stéphane Foucart : « Dans les années 1980, toute la connaissance sur le réchauffement n'était certes pas réunie. Mais toute la connaissance nécessaire pour agir était là » (p.20). « L'échec de la lutte contre le changement climatique, c'est l'échec d'une médecine qui craint plus l'erreur de diagnostic que la mort du patient » p.22).

Note 2 : sur le programme du livre : « ... les firmes agrochimiques exercent aujourd'hui, directement ou non, une influence sur le financement de la recherche, sur l'expertise, sur la construction des normes réglementaires, sur la structuration du savoir au sein de sociétés savantes, des universités et des organismes de recherche publics. Et même sur les organismes de défense de la nature » (p. 25). On est tout de suite fixé, même si certaines turpitudes (c'est tout le contenu du livre) dépassent l'entendement.

mardi, 08 mai 2018

LE MONDE DANS UN SALE ÉTAT

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Je ne sais pas si Paul Jorion[1] a raison quand il parle d’un « effondrement général » de l’économie, de l’extinction prochaine de l’espèce humaine et de son remplacement par une civilisation de robots indéfiniment capables de s’auto-engendrer et de s’auto-régénérer. Sans être aussi radical et visionnaire, je me dis malgré tout que la planète va très mal, et que l’espèce qui la peuple, la mange et y excrète les résidus de sa digestion, est dans un sale état. 

Beaucoup des lectures qui sont les miennes depuis quelques années maintenant vont dans le même sens. Pour ne parler que des deux ans écoulés, qu’il s’agisse 

1 - du fonctionnement de l’économie et de la finance mondiales (Bernard Maris[2], Thomas Piketty[3], Paul Jorion[4], Alain Supiot[5], Gabriel Zucman[6]) ; 
2 - de la criminalité internationale (Jean de Maillard[7], Roberto Saviano[8]) ; 
3 - des restrictions de plus en plus sévères apportées aux règles de l’état de droit depuis le 11 septembre 2001 (Mireille Delmas-Marty[9]) ;
4 - de la destruction de la nature (Susan George[10], Naomi Oreskes[11], Fabrice Nicolino[12], Pablo Servigne[13], Svetlana Alexievitch[14]) ; 
5 - de l’état moral et intellectuel des populations et des conditions faites à l’existence humaine dans le monde de la technique triomphante (Hannah Arendt[15], Jacques Ellul[16], Günther Anders[17], Mario Vargas Llosa[18], Guy Debord[19], Philippe Muray[20], Jean-Claude Michéa[21], Christopher Lasch[22]),

[Aujourd'hui (8 mai 2018), j'ajouterais la littérature, avec évidemment Michel Houellebecq en tête de gondole, mais aussi la bande dessinée : j'ai été frappé récemment par l'unité d'inspiration qui réunit Boucq (Bouncer 10 et 11) ;

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Derrière son drôle de masque, la dame à l'arrière-plan, dirige un clan d'amazones impitoyables, qui capturent toutes sortes d'hommes pour qu'ils les fécondent, et pour leur couper la tête juste après l'acte. Et ce n'est que l'une des nombreuses joyeusetés rencontrées.

Hermann (Duke 2) ;

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Yves Swolfs (Lonesome 1) ;

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et d'autres dans un déluge de sang, de violence, de cruauté gratuite et de bassesse dont j'ai bien peur que, sous le couvert de la fiction et du western, ils nous décrivent, avec un luxe de détails parfois à la limite de la complaisance, ce que certains philosophes et sociologues appellent un très actuel "grand réensauvagement du monde". La représentation de plus en plus insupportable et violente d'un monde fictif (je pense aussi à certains jeux vidéos) n'est-elle pas un reflet imaginaire d'une réalité que nos consciences affolées refusent de voir sous nos yeux ?]

quand on met tout ça bout à bout (et ça commence à faire masse, comme on peut le voir en bas de page), on ne peut qu'admettre l’incroyable convergence des constats, analyses et jugements, explicites ou non, que tous ces auteurs, chacun dans sa spécialité, font entendre comme dans un chœur chantant à l’unisson : l’humanité actuelle est dans de sales draps. Pour être franc, j’ai quant à moi peu d’espoir. 

D’un côté, c’est vrai, on observe, partout dans le monde, une pullulation d’initiatives personnelles, « venues de la société civile », qui proposent, qui essaient, qui agissent, qui construisent. Mais de l’autre, regardez un peu ce qui se dresse : la silhouette d’un colosse qui tient sous son emprise les lois, la force, le pouvoir, et un colosse à l’insatiable appétit. On dira que je suis un pessimiste, un défaitiste, un lâche, un paresseux ou ce qu’on voudra pourvu que ce soit du larvaire. J’assume et je persiste. Je signale que Paul Jorion travaille en ce moment à son prochain ouvrage. Son titre ? Toujours d’un bel optimisme sur l’avenir de l’espèce humaine : Qui étions-nous ? 

Car il n’a échappé à personne que ce flagrant déséquilibre des forces en présence n’incite pas à l’optimisme. Que peuvent faire des forces dispersées, éminemment hétérogènes et sans aucun lien entre elles ? En appeler à la « convergence des luttes », comme on l’a entendu à satiété autour de « Nuit Debout » ?

[8 mai 2018. Tiens, c'est curieux, voilà qu'on entend depuis des semaines et des semaines la même rengaine de l'appel à la convergence des luttes. C'est un mantra, comme certains disent aujourd'hui : une formule magique. Ce qu'on observe dans certains cercles contestataires, c'est plutôt la convergence des magiciens, sorciers, faiseurs-de-pluie et autres envoûteurs : ils dansent déjà en rond en lançant les guirlandes de leurs grandes idées et des incantations incantatoires autour du futur feu de joie qu'ils allumeront un de ces jours dans les salons dorés des lieux de pouvoir. Eux-mêmes y croient-ils ?] 

Allons donc ! Je l’ai dit, les forces adverses sont, elles, puissamment organisées, dotées de ressources quasiment inépuisables, infiltrées jusqu’au cœur des centres de décision pour les influencer ou les corrompre, et défendues par une armada de juristes et de « think tanks ». 

Et surtout, elles finissent par former un réseau serré de relations d’intérêts croisés et d’interactions qui fait système, comme une forteresse protégée par de puissantes murailles : dans un système, quand une partie est attaquée, c’est tout le système qui se défend. Regardez le temps et les trésors d’énergie et de persévérance qu’il a fallu pour asseoir l’autorité du GIEC, ce consortium de milliers de savants et de chercheurs du monde entier, et que le changement climatique ne fasse plus question pour une majorité de gens raisonnables. Et encore ! Cela n’a pas découragé les « climato-sceptiques » de persister à semer les graines du doute. 

C’est qu’il s’agit avant tout de veiller sur le magot, n’est-ce pas, protéger la poule aux œufs d’or et préserver l’intégrité du fromage dans lequel les gros rats sont installés. 

Voilà ce que je dis, moi. 

[1] - Le Dernier qui s’en va éteint la lumière, Fayard, 2016. 
[2] - Houellebecq économiste. 
[3] - Le Capital au 21ème siècle. 
[4] - Penser l’économie avec Keynes. 
[5] - La Gouvernance par les nombres.
[6] - La Richesse cachée des nations.
[7] - Le Rapport censuré.
[8] - Extra-pure.
[9] - Liberté et sûreté dans un monde dangereux, Seuil, 2010.
[10] - Les Usurpateurs.
[11] - N.O. & Patrick Conway, Les Marchands de doute.
[12] - Un Empoisonnement universel.
[13] - P.Servigne. & Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer.
[14] - La Supplication.
[15] - La Crise de la culture.
[16] - Le Système technicien, Le Bluff technologique.
[17] - L’Obsolescence de l’homme.
[18] - La Civilisation du spectacle.
[19] - Commentaire sur La Société du spectacle.
[20] - L’Empire du Bien, Après l’Histoire, Festivus festivus, …
[21] - L’Empire du moindre mal.
[22] - La Culture du narcissisme, Le Moi assiégé.

vendredi, 04 mai 2018

LA GOUVERNANCE PAR LES NOMBRES 2

 

SUPIOT ALAIN.jpg10 septembre 2015

J'ai lu La Gouvernance par les nombres, d'Alain Supiot, professeur au Collège de France. J'en étais resté au "délabrement des institutions", qu'elles soient nationales ou internationales. C'est-à-dire à la déliquescence progressive de la notion de Loi (s'imposant d'en haut à tous de manière égale), au profit de celle de Contrat (horizontalité, bilatéralisme et rapport de forces : c'est le plus fort qui gagne ; mais depuis Le Livre des ruses, on sait qu'il n'y a pas que de la force dans le rapport de forces).

2/2 

Qu’est-ce qu’une « institution » ? La structure qui organise la vie commune et en fixe les règles. Chacune est spécialisée dans un domaine. En gros, la justice, la santé, la politique, l’éducation, la protection sociale … En gros, tout ce qui fait ce qu'on appelle une Société, qui lie les individus par un certain nombre de relations et qui encadre la vie de la collectivité dans un certain nombre de règles. Une institution est un facteur de stabilité et de cohésion. Elle sert de point de repère. Inutile de dire que le « délabrement » n’annonce rien de bon, et que la déliquescence qui touche les institutions risque bien d'annoncer celle de la Société. Le « délabrement » annonce l’affaissement de l’Etat, cette instance « verticale » dont les lois permettent à tous les individus d’une population d’être logés à même enseigne sur le plan du droit. 

Alain Supiot montre ce que veut dire le passage du « gouvernement par les lois » (principe admis comme venu d’en haut : d’un dieu ou d’une « volonté générale » définissant le « bien commun ») à la « gouvernance par les nombres » (pour résumer : toute relation humaine est fondée sur des éléments négociables) : « On n’attend plus des hommes qu’ils agissent librement dans le cadre des bornes que la loi leur fixe, mais qu’ils réagissent aux multiples signaux qui leur parviennent pour atteindre les objectifs qui leur sont fixés [sous-entendu : par contrat] ». Non plus une Société, mais un « marché total, peuplé de particules contractantes n’ayant entre elles de relations que fondées sur le calcul d’intérêt ». Cette façon de concevoir le collectif, Susan George l’appelle « liberté pour les loups ». A bon entendeur. 

A cette façon de s’entendre politiquement pour définir les contours d’une autorité surplombante qui s’impose à tous indistinctement (la Loi, la volonté générale, si je ne m’abuse), s’est substituée l’instrumentalisation de la Loi entre les mains d’un pouvoir, qui n’est plus référé à autre chose que lui-même. La Loi elle-même est devenue un instrument destiné à renforcer un pouvoir, au détriment de l’autorité (deux notions qu’il ne faut pas confondre, cf. Hannah Arendt). Plus rien ne "fait autorité" pour cimenter une collectivité. Une telle population est faite d'individus de moins en moins liés à une totalité.

Alain Supiot parle de l’humilité des législateurs de l’antiquité : ils voulaient des lois en tout petit nombre. Et des lois simples, donc courtes. De plus, ils recommandaient aux générations à venir de n’y toucher, de ne les modifier qu’en prenant d’extrêmes précautions, et seulement en cas de nécessité absolue. Nicolas Sarkozy et François Hollande devraient en prendre de la graine, eux qui bâclent des lois à la petite semaine et à toute vitesse, souvent obèses, au moindre frémissement des faits divers. Trop de lois, et des lois à n’importe quel propos, rien de tel pour disqualifier la notion même de loi. 

En théorie, gouverner revient à maintenir la cohésion (l’harmonie) du corps social, et non à parer au plus pressé ou naviguer à vue : « Dire qu’un gouvernement est représentatif, c’est dire que les gouvernés peuvent "s’y reconnaître" ». Or on est passé d’une sorte de « poétique du gouvernement » (p.28) à la recherche d’une « machine à gouverner ». Ce n’est pas d’hier, mais la tendance se précise et devient de plus en plus prégnante. Simplement, la conception d’une sorte de mécanisme d’horlogerie (du moyen âge au Léviathan de Hobbes) a été remplacée par la structure réticulaire élaborée sur le modèle de la cybernétique.

L'apparition dans le langage courant du terme "numérisation" est un révélateur lumineux de l'inexorable processus menant à la "gouvernance par les nombres". Au niveau du quotidien, je pense à l'obsession qui semble guider tous les hauts responsables (politiques, économiques, administratifs, ...) vers un Graal : la "dématérialisation", c'est-à-dire la généralisation du numérique jusque dans les gestes les plus quotidien (en passant, je m'amuse beaucoup à la caisse de magasins de plus en plus nombreux, de voir l'empressement des clients à user pour payer de leur carte bleue dite "sans contact" mais qu'ils posent quand même sur la machine, sans voir de contradiction).

L’effet de la mise en réseau et de la programmation informatique est d’abolir en apparence la relation hiérarchique dans le travail, et de faire émaner la tâche de la tâche elle-même, comme une pure et simple nécessité : le travailleur devient un rouage dans la machine. Il n’est plus le Charlot de la déshumanisation mécanique du travail dans Les Temps modernes, dévoré par celle-ci, mais un objet interchangeable. Une pièce de rechange, si vous voulez. 

La fin du livre évoque les conséquences de cette évolution générale des relations humaines dans ce système économique qui exacerbe l’exigence de rentabilité et de productivité. Alain Supiot voit dans la disparition de la Loi au profit du contrat (il parle du « dépérissement de l’Etat ») la promotion d’une nouvelle forme de féodalité. 

Je crois qu’il a raison de parler de « liens d’allégeance » (entre individus, entre entreprises et entre Etats), mais j’aurais trouvé plus explicite et parlant de dire « vassalité ». L’allégeance manifeste une sorte de volonté du vassal de servir un suzerain en échange d’une protection. Or dans le système qui s’est mis en place, je ne vois pas où pourrait se situer une quelconque volonté, mais je peux me tromper. 

Je pense par exemple aux liens qui existent entre l’Europe et les Etats-Unis : qu’il s’agisse de l’attitude envers la Russie de Poutine ou des relations commerciales entre l’Etat américain et le continent européen, on peut nettement affirmer que ce dernier est à la remorque, obligé de suivre le grand « Allié ». Pour preuve l'amende d'1 milliard de dollars qui vient d'être infligée au Crédit Agricole parce que cette banque a eu le culot de commercer avec des pays placés sous embargo par les seuls Etats-Unis, au motif que les transactions étaient rédigées en dollars. C’est bien d’une vassalité qu’il s’agit, et qui ne résulte pas d’un choix ou d’une décision. C’est bien une telle vassalité que proclamait avec arrogance le titre français de l’ouvrage de Robert Kagan, La Puissance et la faiblesse (Plon, 2003). 

Je n’en finirais pas d’énumérer les idées importantes soulevées par Alain Supiot dans La Gouvernance par les nombres, un livre qu’il faut lire impérativement. Je finirai sur la conséquence ultime que laisse entrevoir la fin du règne d’une Loi surplombante qui s’impose à tous sans distinction et l’avènement de la « gouvernance par les nombres ». Si la Loi (principe d’ « hétéronomie ») n’est plus garante de ce qu’on appelle encore le « Bien commun », c’est toute la société qui se fragmente : « Une société privée d’hétéronomie est vouée à la guerre civile ». 

Ce que la Commission européenne est en train de négocier avec les Etats-Unis en est un exemple archétypal. Car ce qui est en jeu, c’est la défaite de la souveraineté de ce qui reste de nos Etats : en cas de conflit entre ceux-ci et les grandes entreprises (Google, Monsanto, etc.), les USA voudraient bien que les Européens renoncent à recourir à la justice officielle et s’en remettent à un tribunal arbitral. 

Quand on pense à ce qu’a donné l’arbitrage dans l’affaire Tapie, on devine ce que donnerait un arbitrage entre Monsanto (OGM, phtalates, etc.) et l’Etat français si celui-ci continuait à entraver les affaires du géant des biotechnologies. Monsanto ferait tout pour se faire payer lourdement le manque à gagner que des lois restrictives ou prohibitives auraient selon lui engendré. C’est la fin du Bien commun. 

S’il n’y a plus de Bien Commun, il n’y a plus que des rapports de forces et des calculs d’intérêts. Cela fait-il une société ? Non. 

S’il n’y a plus de Bien Commun, il n’y a plus de société. 

Allons-y ! Continuons dans cette voie ! Supprimons la Loi ! Sacralisons le Contrat ! Contractualisons l'existence ! Individualisons à l'extrême les relations sociales ! Jetons le principe d'Egalité à la poubelle ! Tout est négociable ! Rétablissons les droits de la jungle : d'un côté le prédateur, de l'autre la proie !

Liberté pour les loups !

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 03 mai 2018

LA GOUVERNANCE PAR LES NOMBRES 1

9 septembre 2015

1/2 

A force, d’une part, de suivre d’assez près l’actualité et d’entendre les discours, analyses et autres déclarations de responsables politiques, d’experts et de spécialistes de tout poil ; et d’autre part d'avoir lu un certain nombre d’ouvrages (Naomi Oreskes, Susan George, Fabrice Nicolino, Pablo Servigne, Paul Valadier, Thomas Piketty, Roberto Saviano, Jean de Maillard, Bernard Maris, Günther Anders, Jacques Ellul … : ce n’est pas ce qui manque, mais ce dont on est sûr, c'est que ce ne sont pas des « best-sellers ») qui parlent de l’état du monde (dans des domaines et avec des grilles de lectures très divers, ce qui renforce l'impression d'ensemble, accablante),  je finis par ranger tout ce qui pense et qui « cause dans le poste » en deux catégories. On dira ce qu'on voudra, mais un peu de manichéisme aide à clarifier les problèmes et les idées. D'abord les couleurs, ensuite les nuances (et tant pis pour Verlaine et son "Art poétique").

Du côté du Mal, tout ce qui adhère béatement au monde tel qu’il va, que ce soit par foi, enthousiasme ou parce qu’il y a un bénéfice à en tirer ou un pouvoir à exercer (ça, c’est le « mainstream », et ça occupe le terrain, pousse-toi de là que je m'y mette) ; du coté du vrai et seul Bien, tout ce qui voit dans cette marche du monde une forme de « marche au supplice » (Berlioz), un cheminement vers la catastrophe annoncée (dans les médias, ça occupe le strapontin, là-bas, tout au fond de la salle). Le mensonge contre l’effort de vérité. Avec priorité massive au mensonge (langue de bois, baratin, pipeau, « storytelling » et compagnie). 

D’un côté la pure et simple propagande produite par les adeptes et les adorateurs prosternés de « l’Empire du Bien » (Philippe Muray), les optimistes fanatiques, adulateurs du temps présent et apologistes serviles du « progrès de l’humanité » genre Laurent Joffrin ; de l’autre le dévoilement et la désintoxication, par les partisans de la lucidité, qui persistent à chercher, dans le magma contemporain, un sens à l’aventure humaine dans un système de plus en plus inhumain. Pris globalement, on est bien obligé de voir que le monde actuel, à beaucoup de points de vue, est dans un état inquiétant. Ceux qui refusent de le voir sont dans le déni du réel : faire de l'individu la base toutes les réflexions sur le monde contemporain, alors même que dans les faits il compte pour virgule de guillemet d'accent circonflexe, cela tient du cynisme le plus méprisant (de quel poids pèse un milliardième de vote dans l'élection du président de la Terre ?).

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Je ne connaissais ni le nom de l'auteur, ni les ouvrages d’Alain Supiot. Un petit tour sur le blog de Paul Jorion m’a convaincu de lire La Gouvernance par les nombres (Fayard, 2015). A ceux qui, gavés des discours qui nous chantent les merveilles du monde à venir, veulent décaper le vernis rutilant dont cet horizon est dépeint, je conseille la lecture de ce bouquin. Ils y trouveront la substance du cours que Supiot a donné au Collège de France de 2012 à 2014. Pas à dire, c’est du solide. Mais ça réclame un effort. 

Le titre peut sembler énigmatique. Peut-être « par les mathématiques » aurait-il été plus explicite (Condorcet – 1743-1794 – avait envisagé très sérieusement l’application des mathématiques à l’organisation de la société). Dans « nombres », il faut entendre toutes sortes de considérations fondées sur les données chiffrées, à commencer par le règne des statistiques (et autres indicateurs). L’auteur analyse l’évolution des activités humaines vues à travers le prisme de la quantité, de la quantification, du dénombrement. A travers ce prisme, rien de ce qui est humain n’échappe à l’évaluation chiffrée. Et ça fait très peur. 

Car autant dire que Supiot examine une tendance de fond du monde actuel, qui enserre progressivement toute l’existence des individus, et dans la diversité de ses facettes. Mais aussi l’ensemble des individus : Alain Supiot décrit ce qu’il faut bien appeler un système, et un système à visée totale. Jacques Ellul avait décrit en son temps, dans une perspective voisine, Le Système technicien (Calmann-Lévy, 1977). Supiot s’efforce de nous éclairer sur l’avènement d’un autre système : le « Marché total » (p. 15). Et ça fait froid dans le dos, quand on sait ce qui se dissimule sous le mot « total ». 

Remarquez que sur le fond, je n’ai pas appris grand-chose : il faut être aveugle pour ne pas voir que toutes sortes de menaces se font sentir depuis trois ou quatre décennies, qu’il s’agisse de la planète (voir l’article de Pierre Le Hir dans Le Monde (23-24 août) sur les maux qui affectent toutes les forêts, sans exception) ; des animaux terrestres ou marins (voir, toujours dans Le Monde (22 août) l’article montrant que l’homme est un prédateur jusqu’à quatorze fois plus gourmand que les prédateurs sauvages) ; de l’homme en personne (la liste est trop longue et s’allonge plusieurs fois par jour, il n’y a qu’à lire le journal). Que l’humanité va (mode indicatif, s’il vous plaît) vers le pire, on le savait un peu. 

A cet égard, le livre d’Alain Supiot vaut confirmation de cette tendance de fond. Mais ce qu’il apporte de nouveau et de passionnant, c’est un angle d’attaque, une grille de lecture, tout cela dans une impeccable rigueur méthodologique, et avec une incroyable richesse conceptuelle et documentaire. Son « créneau » à lui se situe « au carrefour du droit, de l’anthropologie et de la philosophie » (rabat de couverture). Cela veut dire que l’ouvrage exige un lecteur volontaire, actif, éveillé, attentif et concentré. Au début, cette formule (« gouvernance par les nombres ») paraît fumeuse. Pas pour longtemps. 

Dès l’introduction, il résume la problématique : « Le projet de globalisation est celui d’un Marché total, peuplé de particules contractantes n’ayant entre elles de relations que fondées sur le calcul d’intérêt. Ce calcul, sous l’égide duquel on contracte, tend ainsi à occuper la place jadis dévolue à la Loi comme référence normative ». Autrement dit, le système qui se met en place et qui tend de plus en plus à occuper tous les compartiments de l’existence humaine, dans le privé comme dans le public, substitue à la verticalité d’une Loi (Supiot appelle cela l’ « hétéronomie ») qui surplombe les hommes et s’impose également à tous, l’horizontalité du Contrat entre deux « particules » (le terme « particule » me paraît fort bien trouvé).

[Rien de plus américain dans l'esprit, comme le montrent les propos de l'artiste Kerry James Marshall dans l'émission La Grande Table d'Olivia Gesbert le 1 mai 2018 : d'après lui, tout ce qui doit guider l'individu est le calcul de ses intérêts. Rien de plus américain non plus, comme le montre la présidence de Donald Trump, avec les défis que celui-ci lance tous azimuts à la Chine, à la Corée, à l'Iran, à l'Europe même : venez vous mesurer avec moi dans une partie de bras-de-fer, on verra qui est le plus fort. Rien de plus américain que le "bilatéralisme", qui met aux prises deux adversaires (partenaires ? ennemis ? concurrents ?) et qui voit le plus fort gagner.] 

Pour illustrer la chose, voir ce qui se passe en ce moment [2015] entre le gouvernement Valls-Hollande et le MEDEF de Gattaz autour de la réforme du Code du Travail (on prévoit de donner la priorité aux "accords de branche" ou aux "accords d'entreprise" sur le respect des normes légales contenues dans le Code du Travail, dont tout le monde s'entend pour dire qu'il est devenu "illisible"). Travailleurs, gare à vous !

Ce nouvel ordre des choses a été pensé, voulu et mis en œuvre par le monde anglo-saxon, disons par les Etats-Unis. Ceux-ci, en effet, préfèrent de très loin passer des accords bilatéraux (ALENA en 1994 avec le Canada et le Mexique, il n’y a qu’à voir le pauvre Mexique vingt ans après ; bientôt TAFTA avec l’Union Européenne, pauvre Europe, déjà que …), plutôt que de se soumettre à des traités contraignant toutes les nations du monde à se référer à des critères universels : il suffit de voir le nombre de traités internationaux que le Congrès US a refusé de ratifier. 

[Je le répète : cette tendance américaine à donner la priorité absolue à la relation bilatérale (horizontalité et préférence pour le rapport de forces) et à disqualifier les instances juridiques internationales (verticalité : ONU, OMC, ...) est portée à son comble depuis l'élection de Donald Trump.]

Alain Supiot part d’un constat qui a de quoi effrayer : au lieu d’aller vers « l’avenir radieux prophétisé par les chantres de la fin de l’Histoire et de la mondialisation heureuse », le monde se trouve aujourd’hui face à des crises de toutes sortes (« Montée des périls écologiques, creusement vertigineux des inégalités, paupérisation et migrations de masse, retour des guerres de religion et des replis identitaires, effondrement du crédit, qu’il soit politique ou financier … ») : « Toutes ces crises s’enchevêtrent et se nourrissent les unes les autres comme autant de foyers d’un même incendie. Elles ont un facteur en commun : le délabrement des institutions, qu’elles soient nationales ou internationales ». 

Nous voilà fixés. 

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 28 avril 2018

L'INDUSTRIE DÉTESTE LA VÉRITÉ ... 1

... SCIENTIFIQUE

 

26 février 2015

 

1/2

 

Un Empoisonnement universel, de Fabrice Nicolino (voir ici même au 22 février), dressait donc un constat fort inquiétant du sort qui attend l’humanité dans un avenir pas si lointain du fait de l’industrie chimique. J’ai dit que je regrettais le ton souvent militant sur lequel se situait l’écriture du bouquin, bien que le constat d'ensemble emporte évidemment l'adhésion : il suffit de constater. L'appel aux armes (à coups de "il faut", "on devrait", "qu'attend-on pour") est devenu fatigant, à force d'être vain.

 

L’écologie, en tant que défense de l’environnement végétal et animal, et de la santé humaine, a moins besoin de militants, de drapeaux et de partis politiques que de gens sérieux et rigoureux, ainsi que de la collecte et d’un établissement solide et méticuleusement sourcé des faits observables qui nuisent aux dits environnement et santé. Et de politiciens courageux qui aient un peu, si ça se trouve encore, le "sens de l'Etat". Mais là, on est comme Diogène avec sa lampe allumée en plein jour : « Je cherche un homme ». On peut toujours attendre.

 

Or je mentionnais, pour faire contraste avec le livre de Nicolino, Les Marchands de doute, écrit par Naomi Oreskes et Erik M. Conway et publié en français en 2012. Eh bien pour ce qui est de l’établissement des faits, ce livre est admirable. Il se trouve que je l’avais mentionné ici même (« Le doute profite au criminel », 14 mars 2012) lorsqu’il était sorti. Je ne l’avais pas lu, je m’étais servi d’un compte rendu paru dans les journaux. J’ai à présent corrigé cette erreur : je l’ai lu, et je n'ai pas fini de m’en féliciter.

ORESKES & CONWAY.jpg

Si j’avais célébré ce livre sans l’avoir lu, c’est que son propos, tel que rapporté, corroborait magnifiquement ce que je disais quinze jours avant (« Confisquer le vivant », 28/02/2012, et « Main basse sur le vivant », 01/03/2012), dans deux billets où je m’étais permis d’attaquer bille en tête l’invasion de l’agriculture par les OGM, en me servant d’arguments non pas scientifiques, mais "commerciaux".

 

Quelles que soient leurs caractéristiques ou leurs effets, les OGM sont avant tout un moyen pour les entreprises de biotechnologie et de génie génétique de mettre la main sur le vivant pour leur plus grand profit. Autoriser des firmes industrielles à breveter le vivant est une véritable saloperie, d'autant plus immonde qu'elle est destinée exclusivement à assurer aux dites firmes une rente aussi lucrative qu'éternelle. Avec en perspective de transformer toute la population humaine en clientèle docile et assujettie. C’est cela que je trouve insupportable.

 

Mais j’avançais par ailleurs une idée que je me suis réjoui de retrouver presque textuellement dans le livre d’Oreskes et Conway. Je posais en effet la question de savoir à qui profite la controverse scientifique. La réponse me semblait évidente, même si les scientifiques ne sont pas encore arrivés à un vrai consensus d'experts à propos des effets des OGM à long terme (publications dans des revues à comité de lecture impliquant l'idée d'une certitude scientifiquement établie). Pour constater les éventuels dégâts des semences transgéniques sur la nature et la santé, il faudra attendre les certitudes scientifiques. D'ici là, c'est la seule idée de cette confiscation légale du vivant qui doit être rejetée. Revenons à la controverse.

 

Les industries polluantes ont le plus grand intérêt à entretenir le doute et la controverse sur les effets des substances qu'ils mettent sans contrôle sur le marché. Un certain nombre de ces substances étant des poisons assez bien caractérisés pour les végétaux, les animaux et les hommes.

 

Mais je peux désormais applaudir en connaissance de cause l’existence des Marchands de doute, un livre impeccable à tout point de vue. Le seul reproche concerne, page 427, la paternité à mon avis erronée, des réseaux d’autoroutes inter-Etats. L’inventeur ne fut pas Eisenhower (président de 1953 à 1961), mais, je crois bien, Mussolini (les 77 kilomètres séparant Milan de la région des lacs, en 1924), suivi un peu plus tard par Hitler. Toute petite chose donc. Si peu que rien.

 

Le reste, je ne l’ai pas avalé comme un roman, mais c’est tout comme : langue limpide servie par une traduction fluide (Jacques Treiner), suspense, rebondissements, et les coupables – qui sont connus dès le début – sont démasqués à la fin. Tout est bien qui finit bien, mais au prix de quels efforts !

 

Oreskes et Conway ont consacré cinq ans de leur vie à la rédaction de l’ouvrage, mais quel ouvrage, pardon : « En écrivant ce livre, nous avons exploré des centaines de milliers de pages de documents », déclarent-ils pour finir (p.446).  Il n’y a pas à douter de l’austérité de la chose, mais les auteurs n’ont rien à regretter. Ils méritent même les remerciements de ceux pour qui l’avenir de la planète n'est pas une préoccupation futile.

 

J’ai évoqué les 70 pages de notes (au nombre de 1046) regroupées à la fin, preuve que rien dans le livre ne sort du seul cerveau des auteurs. Tout cela est inattaquable. J’ai dit aussi qu’ils avaient eu raison dans leur stratégie : un seul sujet (l'usage frauduleux de la science pour retarder ou empêcher des législations contrôlant et restreignant des activités économiques), illustré par quelques exemples, dont chacun est décrit et narré avec un luxe de détails (on reste confondu devant le degré de précision atteint). Les thèmes changent, la stratégie des industriels est à chaque fois la même, s’inspirant en la matière de l’archétype offert par l’industrie du tabac. Oreskes et Conway n’ont rien laissé au hasard.

 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 17 avril 2018

OGM : LE DOUTE PROFITE AU CRIMINEL

Préambule ajouté le 16 avril 2018.

 

Les choses s'enchaînent parfois de façon curieuse. Par exemple, il se trouve qu'entre le 28 février et le 4 mai 2012, j'ai publié cinq billets qui traitent du même sujet, les OGM. J'imagine que ce qui paraissait dans la presse de l'époque n'est pas étranger à ce regroupement dans le temps. D'un côté, ça a un petit aspect obsessionnel, je veux bien, mais de l'autre, ça me donnait l'occasion de marteler une idée : la haine que nourrissent les industriels pour la science authentique et pour la vérité scientifique, en l'occurrence pour toutes les parties de la science qui tournent autour de l'étude des milieux et de la protection de l'environnement, bref : de l'écologie scientifique.

 

Ils ne veulent à aucun prix que l'on procède à l'étude objective des effets et conséquences de la mise sur le marché, de la diffusion et de la dissémination des produits qui sortent de leurs usines. Autrement dit, ils ne veulent à aucun prix qu'on mette quelque obstacle que ce soit à la recherche du profit pour leurs actionnaires. Et d'en marteler une seconde : dénoncer toutes les stratégies, frontales ou biaises, ou carrément tordues, inventées par les puissants industriels en question et l'armée des juristes ou spécialistes en communication qu'ils ont les moyens de mettre à leur service exclusif, pour contrer l'action de tous les empêcheurs de danser en rond et de s'en mettre plein les poches. 

 

Ce qui se passait (et qui se passe toujours, si j'en crois l'énormité, par exemple, des surfaces brésiliennes où sont cultivés les sojas OGM de Monsanto et autres) en l'occurrence, au sujet des OGM, c'était à mes yeux le cynisme absolu et totalement décomplexé des firmes promouvant ces produits innovants, qui, alors que l'unique préoccupation de toute l'armée de leurs commerciaux était de placer leurs produits éminemment rentables, utilisaient tout leur énorme potentiel juridique à contrecarrer l'action des associations et ONG de défense de l'environnement qui, quant à elles, invoquaient, pour interdire les OGM, le principe de précaution.

 

Je trouvais assez vain, de la part de ces associations et ONG, de se laisser piéger dans l'interminable et faux débat "scientifique" autour de la nocivité éventuelle des OGM sur la santé humaine. A mes yeux, et je suis toujours convaincu de la chose, l'essentiel n'est pas dans le débat scientifique, forcément long, subtil et compliqué, et peut-être indécidable, mais dans une offensive jamais vue auparavant visant à la conquête par des entreprises privées du patrimoine public que constitue la nourriture de l'humanité. Ce qui m'apparaît encore aujourd'hui comme le véritable danger que font courir à l'humanité les firmes OGM, ce n'est rien d'autre que la privatisation de tout ce qui sert à la nourrir, par un petit nombre de firmes à tendance monopolistique (ce que j'appelle la GPT : Grande Privatisation de Tout). Poser sa marque de propriétaire exclusif sur un gène qu'on a fabriqué en laboratoire (ce qu'on appelle la "brevetabilité du vivant"), voilà le véritable scandale. Que cela puisse être simplement imaginable et légal, voilà un autre grand scandale.

 

Autrement dit, attendons la transformation de toutes les filières agricoles mondiales en autant de clients, voués à acheter aux propriétaires des plantes génétiquement modifiées, année après année, les semences qui sont la base de leur activité. Pour le dire encore autrement : la réduction de l'ensemble de l'humanité à l'état de dépendance, pour ce qui touche sa nourriture, à l'égard de mastodontes industriels dictant leurs lois et imposant leurs produits à leur gré. Ce processus, s'il allait à son terme, donnerait aux "inventeurs" des gènes ainsi répandus un pouvoir absolument exorbitant sur l'ensemble des populations humaines. Je voyais là, et j'y vois toujours, l'établissement d'un monstrueux projet totalitaire (raison pour laquelle je parlais, dès 2011, d'"Adolf OGM").

 

14 mars 2012

 

Oui, on a bien lu le titre : le doute ne doit plus profiter à l'accusé, mais au criminel. On pourrait même dire : au criminel impuni, voire encouragé par les puissants. Puisqu'il fait partie des puissants.

 

J’aurai le triomphe modeste, je vous promets, et je ne clamerai pas, d'un air victorieux : « Je vous l'avais bien dit ». Les aimables lecteurs qui auront l’obligeance et la vaillance de se reporter à mes billets des 28 février et 1 mars (comprendre aujourd'hui 15 et 16 avril 2018) le constateront d’eux-mêmes : ce blog est véritablement d’avant-garde, pour ne pas dire prophétique. Mais j’ai juré d’avoir le triomphe modeste. Pour les lecteurs qui n’aiment pas regarder dans le rétroviseur, petit rappel des faits. 

 

Les deux jours précités, j’abordais le problème des OGM en affirmant nettement qu’il ne fallait surtout pas entrer dans la « controverse » scientifique, parce que, selon moi, elle fait partie de la stratégie de firmes mondiales comme Monsanto ou BayerCropScience, et que cette stratégie est purement commerciale, et vise à aplanir les obstacles qui se présentent face au rouleau compresseur de la conquête mercantile du monde. 

 

L’obstacle, en la matière, étant les résultats obtenus de façon rigoureuse dans les laboratoires des scientifiques, qui remettent en question l'innocuité de certains produits et de certaines innovations, il s’agit donc, pour les industriels, qui sont aussi des marchands, de tout faire pour le franchir ou le contourner, cet obstacle que constitue la vérité. En l’occurrence, il s’agit de neutraliser la vérité. De la rendre inopérante dans la durée. Le plus inopérante possible, le plus longtemps possible. 

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Or, il vient de sortir un livre consacré, précisément, à ce sujet. Le titre est en lui-même, sans le savoir, une approbation, bref, en un mot comme en cent, un éloge sans fioritures de ma propre argumentation, rendez-vous compte : Les Marchands de doute. Les auteurs sont beaucoup plus savants que moi : Naomi Oreskes, de l’université de Californie, à San Diego, et Erik M. Conway, du Jet Propulsion Laboratory de la NASA. 

 

Editions Le Pommier, 29 euros, c’est vrai, mais attention, 512 pages, on entre dans le respectable et l’argumenté. Plus documenté, tu meurs.  Claude Allègre peut aller se rhabiller, avec ses impostures médiatiques énoncées avec l’aplomb le plus imperturbable (qui est souvent, soit dit en passant, l’ineffaçable marque du mensonge et masque de la bêtise) et ses « courbes scientifiques » qu’il a lui-même retravaillées au stylo-bille. 

 

Un titre formidable. Le mien (la « stratégie de la controverse ») est trop compliqué. Les Marchands de doute, ça situe tout de suite le problème sur le terrain juste : le FRIC. Mais je l’ai dit, les auteurs sont beaucoup plus savants que moi. En particulier, ils mettent le doigt sur ce qui fait le lien entre des événements qui n’ont aucun lien, en apparence et pour le commun des mortels. 

 

Pensez donc, ils vont du tabac au réchauffement climatique, en passant par les pluies acides et le trou dans la couche d’ozone. Rien à voir, direz-vous, entre tous ces terrains de discussion. Eh bien détrompez-vous ! Mais commençons par le commencement : le tabac. 

 

Pour le tabac, on est dans les années 1950. Certains scientifiques commencent à être emmerdants : ils pointent une sorte de concomitance et de proportionnalité entre d’une part la consommation de tabac et d’autre part la survenue de cancers des voies respiratoires, bronches et poumons principalement. 

 

Pour l’industrie du tabac, il est « vital » (!) de neutraliser l’information scientifique qui commence à se répandre dans le public et, plus grave, dans les sphères politiques, où se prennent les décisions concernant la santé publique. Il est vital que des masses de gens continuent, l'esprit tranquille, à s'adonner à l'inhalation de fumées diverses, et au remplissage des caisses de Philip Morris et d'AJ Reynolds. 

 

Deux vecteurs s’avèrent indispensables pour contrer le danger : la meilleure des agences de communication (ce sera Hill and Knowlton), et des scientifiques prestigieux et politiquement sympathisants. La stratégie consiste à semer le doute sur les résultats de la science. Comment ? On amplifie artificiellement des incertitudes souvent réelles mais limitées, et puis on valorise à tout bout de champ le doute ainsi créé en se servant des réseaux politiques, économiques et médiatiques. 

 

La « stratégie du tabac » fut d'une efficacité redoutable et, à ce titre, servit de modèle : l’industrie cigarettière américaine ne commença à perdre des procès que dans les années 1990. Quarante ans de gagnés, quarante ans de profits. Oui, un sacré délai, tout entier consacré aux profits. C’est d’ailleurs le but principal de la manœuvre. 

 

 

La stratégie fut simplement décalquée et recyclée quand il s’est agi d’autres controverses scientifiques, concernant l’environnement, le réchauffement climatique, et tcétéra. S'étonnera-t-on d'apprendre que les tenants de cette stratégie appartiennent aux couches les plus conservatrices et les plus réactionnaires de la population ? 

 

Les Marchands de doute le dit : certes, le doute fait partie intégrante de la démarche scientifique, mais en l’occurrence, il est, tout simplement, instrumentalisé. « Vous pouviez utiliser cette incertitude scientifique normale pour miner le statut de la connaissance scientifique véritable ». 

 

Un « mémoire » produit par l’un des dirigeants de l’industrie du tabac en 1969 titrait : « Notre produit, c'est le doute ». Et le doute, en la matière, reste le meilleur moyen de contrer l’ensemble des faits et, dans le fond, d’anéantir la réalité de ces faits. 

 

Je n’ai parlé, fin février-début mars, que des OGM. Soyons sûrs que la stratégie actuelle de Monsanto et des climato-sceptiques ne diffère en rien de celle qu’expose Les Marchands de doute, de Naomi Oreskes et Eric Conway 

 

L’aspect le plus redoutable de ce doute-là, qui n’a rien de scientifique, c’est qu’il est efficace. Et s’il est efficace, c’est pour une raison très précise : il interdit au politique de prendre la décision d’interdire le produit. 

 

Avec ce doute-là, oui, il est interdit d'interdire. Tiens, ça me rappelle quelque chose. Drôle de retournement des choses, cinquante ans après, vous ne trouvez pas ? 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Demain : des nouvelles d'Adolf OGM.

lundi, 24 avril 2017

CHRONIQUES DE PAUL JORION

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Dans la vie, il n’y a pas que Saint-Simon, le cardinal de Retz (qui écrit lui-même parfois Rais) et leurs Mémoires. Je viens de lire le dernier livre paru de Paul Jorion. Il aime les titres à rallonge. Après Penser l’économie avec Keynes (billet des 28-29 sept. 2015) et Le Dernier qui s’en va éteint la lumière (billet des 28-29 mars 2016), voici Se Débarrasser du capitalisme est une question de survie. Il y rassemble un assez gros ensemble de chroniques (environ quatre-vingts) parues ici et là – principalement dans Le Monde, de 2008 (les subprimes) à aujourd’hui. Ce qui ressort principalement, une fois le livre refermé, c’est la prodigieuse cohérence du regard que l’auteur porte sur les choses de l’économie (j’excepte les quelques dernières chroniques, de portée plus « morale » ou « philosophique »).

Une chose est sûre : l’économie n’est pas une science. Un ensemble de techniques et de recettes ne suffit pas à faire une science. L'économie est définitivement infoutue de constituer une science, puisqu'il lui manque l'essentiel : la capacité de prédire la survenue d'un phénomène. Les principaux acteurs actuels de l'économie (financiarisée) se foutent pas mal de la réalité, puisqu'ils sont seulement des joueurs, et qu'ils ne font que parier. Pour preuve, les échanges financiers sur les matières premières atteignent à l'occasion quarante fois le volume effectivement produit. 

J’étais convaincu de tout cela avant même de connaître les travaux de Paul Jorion, pour la simple raison que les économistes, en même temps qu’ils font de l’économie, font en même temps, qu’ils le veuillent ou non, de la politique, puisque les modèles de systèmes économiques auxquels ils se réfèrent sont aussi, par force, des propositions d’organisation sociale et politique. Il ne saurait y avoir d’économie sans politique (de même, il n'y a pas d'historiens neutres, idem dans d’autres « sciences humaines »), puisqu'elle touche aux intérêts des personnes, donc a quelque chose à voir avec le pouvoir et sa distribution dans la société.

Cette évidence, qui fait l’objet d’une dénégation catégorique de la part des économistes « orthodoxes », amène Jorion à ne jamais écrire "science" économique sans guillemets. On n’est pas étonné non plus de voir l’auteur descendre en flamme, dans sa chronique du 27 septembre 2016, pp. 198-201, le livre de Cahuc et Zylberberg, Le Négationnisme économique (voir mon billet sur ce bouquin infâme au 4 octobre 2016), vulgaires bandits qui osent affirmer que l’économie est une science exacte, à égalité avec les vraies sciences « dures », authentiquement expérimentales, et qui se sert pour cela effrontément du livre de Naomi Oreskes et Erick Conway, Les Marchands de doute (voir billet des 26-27 février 2015). Le culot de Cahuc et Zylberberg consiste à faire faire une pirouette complète à l'argumentation d'Oreskes et Conway pour la retourner comme un gant - magie magie - en leur faveur. C'est à peu de choses près la définition psychiatrique de la perversion.

Jorion dénonce à bon droit l’arrogance des théories dominantes à présenter comme des mesures purement techniques des convictions foncièrement idéologiques, qui reposent en fin de compte sur le postulat que c’est l’homme qui est fait pour (et par) l’économie, et non l’économie qui doit avoir en vue le seul bonheur de l’humanité. Les théories économiques ne peuvent être politiquement neutres, étant par nature porteuses d'idéologie implicite. Le tour de passe-passe consiste à affubler l'idéologie du masque de la technique pure.

C’est sûr que quand Paul Jorion attaque les subtilités techniques de certains instruments économiques, je suis largué. Par exemple, si j’ai bien compris qu’il y a quelque chose de « diabolique », disons de profondément dangereux dans les « Credit Default Swaps » (CDS), mes connaissances en économie sont trop sommaires pour me permettre de remonter tout le fil de l’analyse qui mène à cette conclusion. De même pour ce qui différencie le CDO du CDO synthétique (instrument de dette) et diverses autres notions. Quoi qu'il en soit, je garde intactes les conclusions.

Après une introduction visant à légitimer la publication des chroniques en volume, Jorion répond aux questions de la revue Sciences critiques en 2016. A ce sujet, j’ai dit mon désaccord avec l’auteur (7 avril dernier) en ce qui concerne la façon dont il innocente la technique de ses conséquences désastreuses, refusant de voir en elle autre chose qu’une preuve du génie propre à l’humanité, au motif qu’il ne faut pas confondre l’instrument et l’usage qui en est fait par l’homme. Je réponds que si c'était le cas, cela voudrait dire que l'homme aurait inventé ses outils techniques sans jamais anticiper leurs destinations possibles. A-t-on idée ? C'est fort peu vraisemblable : fabriquerait-on en effet des outils, si l'on n'avait pas déjà une petite idée de ce à quoi ils pourraient servir ? Comme le dit Günther Anders, ce qui peut être fait sera fait. La conception et la fabrication de l'outil est inséparable de son usage, et même de tous ses usages possibles.

Ensuite, Jorion a regroupé ses textes en quatre chapitres, où ils se suivent dans l’ordre chronologique de parution : 1 - Que s’est-il passé ? 2 - Pourquoi cela s’est-il passé ? 3 - Les grands points de faiblesse. 4 - Que faire ? Un « épilogue » clôt l’ouvrage. On ne saurait être plus clair et pédagogique.

L’impression qu’a produite sur moi la lecture de ce livre, c’est que le monde actuel subit l'impitoyable dictature de l’économie. On assiste à la grande compétition de tous contre tous dans laquelle, face à une folle financiarisation qui s’est emballée comme un cheval furieux, le salaire et le salarié sont la seule et unique « variable d’ajustement » qui, si l’on considère le travail comme un « coût » et non comme un investissement ou comme une avance sur la valeur produite, tend à aligner sur les miséreux du Bangladesh (« Sommes-nous assez compétitifs face au Bangladesh ? », chronique du 17 mai 2016, p.253) la rémunération de tous ceux qui, y compris dans les pays « riches », ne possèdent que leur force de travail.

Globalement, le monde est moins pauvre, mais nous n’avons pas fini de voir exploser chez nous le nombre des pauvres. Les optimistes refusent de voir l'essentiel et de désigner les vrais responsables (huit individus possédant autant que la moitié pauvre de l'humanité), et font diversion en appelant ça "rééquilibrage", ajoutant à l'occasion "la roue tourne" ou "ce n'est que justice".

Ils refusent de voir à qui le crime profite, et profitera de plus en plus.

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 04 octobre 2016

CAHUC ET ZYLBERBERG, OU ...

… OU LE BANDITISME ÉCONOMIQUE 

Un certain Cahuc et un certain Zylberberg, deux économistes paraît-il, ont joint leurs fanatismes doctrinaires pour confectionner Le Négationnisme économique, un titre qui illustre à merveille un ouvrage déjà ancien de Viviane Forrester (L’Horreur économique, qui dénonçait les méfaits et la folie de l'économie ultralibérale, dont nos deux auteurs sont, comme bien on pense, de fervents thuriféraires), en même temps que l’imposture arrogante qui habite tout le courant des économistes faussaires, dont les théories tiennent aujourd’hui le haut du pavé dans les universités du monde entier, particulièrement aux Etats-Unis, et qui font régner leur ordre militaire dans la pensée économique. Le Négationnisme économique, de Cahuc et Zylberberg ? Un vrai Coran, une authentique Charia, une fatwa véritable, édictée par deux ayatollahs enragés.

Des faussaires qui, détenant le pouvoir et dictant leur Vérité au monde, ont l’incroyable culot de se présenter comme les victimes des contestataires qu'ils persécutent (les « économistes atterrés », par exemple, ou Paul Jorion, dont ils ont eu la peau à l’université libre de Bruxelles), parce que ceux-ci ont le toupet de mettre en doute le bien-fondé de la doxa ultralibérale, celle même qui conduit les peuples de l’Europe à leur perte (voir le traitement infligé à la Grèce). 

Je ne lirai pas le livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg. Il me suffit d’avoir entendu le premier, invité l’autre jour sur une antenne du service public, débiter longuement ses certitudes en acier trempé, pour être dissuadé d’en faire la dépense.

Autant le dire d’entrée : l’insupportable klaxon publicitaire que les auteurs ont placé dans ce titre (le mot « négationnisme », qui claque aussi fort au vent médiatique que « crime contre l'humanité ») dénonce à lui seul leur volonté de frapper l’opinion publique à l’estomac (comme jadis la littérature, sous la plume de Julien Gracq). Vous dites « négationnisme » ? « Position idéologique qui consiste à nier l’existence des chambres à gaz utilisées par les nazis dans les camps d’extermination » (Grand Robert 2001, qui fait apparaître le mot en 1990, sans doute au moment de la loi criminalisant la chose, je n'ai pas vérifié). Une transposition brutale du terme de l'univers de l'extermination nazie dans le domaine de l'économie ordinaire, voilà la première imposture.

La deuxième, dans les propos du sieur Cahuc, consiste à se placer sous l’égide protectrice du formidable livre de Naomi Oreskes et Patrick Conway, Les Marchands de doute (j’en ai parlé ici), et d'amalgamer les économistes hétérodoxes aux industriels du tabac, qui soudoyaient des scientifiques peu regardants pour nier « scientifiquement » les risques que la substance fait courir à ses usagers. Comme si les "économistes atterrés" avaient les mêmes intentions inavouables, les mêmes prétentions, mais surtout les mêmes moyens financiers de pression que les Philippe Morris et consort.

La troisième et plus grosse imposture, celle qui disqualifie toute la démarche des deux auteurs, c’est quand Cahuc soutient mordicus que le premier tort des « atterrés » et de toute cette engeance est de présenter la science économique comme une simple « science humaine » (ce que la ’pataphysique qualifie de « science inexacte »), et non comme une « science dure », ce qu’elle est indubitablement, selon lui.

Alors comme ça, monsieur Cahuc, l’économie serait une science exacte ? Une « science expérimentale » ? Avec protocole expérimental en double aveugle et tout le toutim ? C’est évidemment se foutre du monde, monsieur Cahuc. Et pour une raison simple : les sciences exactes ont une particularité, celle d’être capables de prédire ce qui va se produire, c’est-à-dire, si possible, avant que cela se soit produit.

Alors monsieur Cahuc, puisque vous êtes si fort, allez-y ! Allez-y donc ! Prédisez ! J’attends. Mais je peux toujours attendre. Combien de vos semblables ont prédit dès 2007 la « crise des subprimes » ? Je peux citer deux noms : Paul Jorion et Nouriel Roubini, qui, en se contentant d'observer les mécanismes à l'oeuvre dans le marché immobilier américain, et en disposant exactement des mêmes données que tout le monde (mais sans doute en les sélectionnant différemment), ont annoncé la catastrophe. Il y en a sans doute d’autres qui ont alors vu juste. En revanche, la crise de 2008 est tombée brutalement sur la tête de tous les autres savants « économistes orthodoxes », vous savez, ceux pour lesquels vous militez avec tant d’assurance, monsieur Cahuc.

Conclusion : les économistes « orthodoxes » sont aveugles, sourds, paralytiques (et malheureusement pas muets) et ne sont capables d’expliquer les phénomènes que le lendemain de leur survenue. Les économistes orthodoxes sont de vulgaires idéologues, donc des propagandistes. Comme l’écrit Bernard Maris dans Houellebecq économiste : « L’économiste est celui qui est toujours capable d’expliquer ex post pourquoi il s’est, une fois de plus, trompé ». Ajoutant : « Discipline qui, de science n’eut que le nom, et de rationalité que ses contradictions, l’économie se révélera l’incroyable charlatanerie idéologique qui fut aussi la morale d’un temps ». Et ce n’est pas moi qui le dis, c’est un orfèvre en la matière. Assassiné un certain 7 janvier.

Prétendre que l’économie est une science exacte est un énorme bluff, pour la raison simple qu’il n’y a pas d’économie sans choix et décisions politiques, et que les événements politiques sont éminemment imprévisibles et imprédictibles. En fait de « négationnisme économique », Cahuc et Zylberberg en connaissent un fameux rayon de bicyclette, et leur ouvrage est une éclatante et exacte illustration de la perversion qu’ils dénoncent. Le négationnisme ici est de nier qu'il y ait une once de politique dans l'économie.

Contre ce banditisme économique, le verdict d’Ubu est sans appel : « A la trappe, Cahuc, Zylberberg et leurs complices ! ». Il n'y a pas de controverse : c'est une guerre.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : je viens d'entendre, sur la même radio de service public, un certain Jean-Marc Daniel, adepte lui aussi de la scientificité de l'économie. Il a une comparaison résolument - involontairement - comique, faisant de l'économie une science analogue à la géologie, qui est classée parmi les sciences dures. Au prétexte que les géologues connaissent les sols, leur nature et leurs caractéristiques dans leurs moindres détails, en largeur et dans la profondeur, mais sont incapables de prédire la date du « Big One » qui anéantira la Californie, dit-il. Pareil pour l'économie. Cette objection, qui semble solide comme un roc, est encore un énorme bluff. Les économistes, à commencer par les ultralibéraux, sont d'invétérés joueurs de poker.

Car les géologues savent qu'ils sont dans la science dure tant qu'ils analysent de la matière inerte (de la matière morte si l'on veut, comme dans la médecine légale), mais ils refusent comme des ânes butés d'annoncer le moment exact d'événements futurs (séismes, éruptions, etc.), comme aucun médecin ne se hasarderait à dire à quelle date et à quelle heure le malade mourra. Le médecin ne décèle les causes de la mort que quand elle s'est produite. Encore une fois, la raison de cette timidité est d'une simplicité et d'une justesse angéliques : les géologues reconnaissent bien volontiers qu'ils sont incapables de prédire des dates de séismes parce qu'ils savent (et disent) qu'ils ne savent pas tout. Ils ne disposent pas de l'intégralité des données qui leur permettraient une telle prédiction, qui perdrait alors son caractère prophétique pour devenir une prévision, comme on peut affirmer que l'eau portée à 100°C entrera en ébullition (au niveau de la mer).

Pour prédire un événement ou un phénomène, il faut disposer en effet de TOUTES les données (d'où la rigueur des protocoles en double aveugle), et les géologues reconnaissent bien volontiers qu'ils n'auront jamais en main la TOTALITÉ des données nécessaires pour les autoriser à prévoir les résultats des mouvements qui agitent en permanence notre planète vivante, tant que celle-ci sera vivante. De même, les spécialistes d'astrophysique se gardent d'exprimer des certitudes : ils en sont à chercher des preuves de vie sur des exoplanètes dont l'essentiel leur échappe. Quand les économistes se décideront-ils à présenter des preuves ? Le jour des calendes grecques, sachant que dans le calendrier grec, il n'y a pas de calendes. Si l'humanité reste humaine, si la planète humaine reste vivante, les économistes ne disposeront JAMAIS de la totalité des données qui leur donnerait la clé de l'avenir. Car Monseigneur le Temps et son Altesse la Vie leur échappent.

Quand les économistes orthodoxes accepteront-ils de reconnaître qu'ils ne disposent pas d'assez de données pour faire de leur domaine une science exacte ? L'économie ne sera jamais une science exacte : tant qu'il y aura de l'humain, il y aura du politique dans l'économique, éternellement inséparables. Éternellement imprévisibles. La vie n'est pas scientifique.

vendredi, 13 février 2015

L'ISLAM N'AIME PAS LA FRANCE (5)

2/2

 

J'évoquais la tribune du professeur de philosophie Soufiane Zitouni, parue dans Libération. Il donnait les raisons pour lesquelles il a démissionné de son poste au lycée Averroès de Lille après cinq mois d'exercice.

 

S’il faut l’en croire, le lycée Averroès de Lille fonctionne comme une antenne des Frères Musulmans en territoire français : au CDI, pas un livre de ou sur Averroès, grand humaniste du 12ème siècle, ange éponyme et tutélaire, qui plus est, de l’établissement. Averroès, l’Egyptien Youssef Chahine lui avait consacré un beau film en 1997. On pourrait dire que ce film faisait bilan de ce qui s'est passé dans l'islam au 12ème siècle (sorte de stase de l'esprit), et qu'il annonçait ce qui se laissait déjà présager du siècle présent.

 

En revanche, en veux-tu en voilà, des ouvrages des frères Tariq et Hani Ramadan (tiens, j'ai vu avant-hier la photo de Frère Tariq dans Le Monde). Les deux éléments mis bout à bout, on admettra que c’est mauvais signe. Les frères Ramadan, autrement dit les porte-parole des Frères Musulmans en terre européenne, même s'ils s'en défendent à hauts cris.

 

Je mentionnerai deux points en particulier du propos de Zitouni : 1 - un antisémitisme assez généralement partagé et banalisé parmi les élèves ; 2 - l’impossibilité d’aborder les choses de la religion, à commencer par la personne du prophète Mahomet, pour cause de tabou absolu. Je passe sur les ablutions rituelles dans les toilettes communes et la prière devant la machine à café. Il conclut : « En réalité, le lycée Averroès est un territoire "musulman" sous contrat avec l’Etat ». La phrase est à retenir. Tout ce que dit Soufiane Zitouni est au moins possible, pourquoi pas vraisemblable, et mérite au moins l’attention que requiert tout témoignage.

 

Mais l’affaire se complique : Libération publie, le lendemain même, un article signé Haydée Saberan, intitulé « A Lille, le lycée Averroès attaque un prof de philo en diffamation », suite à la conférence de presse organisée dans l’urgence par les responsables de l’établissement. Il n’y a aucune raison de soupçonner la rédactrice de l’article de partialité : elle a fait son boulot, elle est allée sur place, a rencontré des responsables, des professeurs, des élèves. Je retiens malgré tout du texte l’effet d’amortisseur qu’il produit sur le lecteur, qui a tendance à se dire que oui, peut-être que Zitouni exagère.

 

Car Soufiane Zitouni, selon plusieurs, exagère, monte en épingle, généralise à partir de quelques cas. Ils soulignent que les problèmes soulevés ici ne sont pas spécifiques à l’établissement, mais largement répandus dans le secondaire français, ce qui est hélas probable. Le "principal" du lycée (je croyais qu’on disait « proviseur ») découvre étonné que ce professeur de philosophie parlait beaucoup de l’islam en cours, au point qu’il demande au rectorat de diligenter une enquête.

 

Qui croire ? C’est parole contre parole. Ah, un indice peut-être : les relations que le lycée entretient avec la maire de Lille, Martine Aubry, sont exécrables. Pour quelle raison ? Elle pense que Amar Lasfar, recteur de la mosquée de Lille-Sud, pratique le double langage. Or Amar Lasfar est d’une part un fondateur du lycée Averroès, et d’autre part le président de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF). Tirons ce fil.

 

Il se trouve que l’UOIF n’a pas très bonne réputation, d’un point de vue républicain. C'est en effet la branche française des Frères Musulmans. J'ai tendance à comparer le fonctionnement de la confrérie des Frères Musulmans à celui de la franc-maçonnerie, et pourquoi pas d'une secte : même ritualisation, même cérémonie d'allégeance, même présence d'un « projet » plus ou moins global. Tiens, ça se précise, on dirait.

 

Si l’on se souvient que Tariq Ramadan, cette belle incarnation de la notion d'"homme d'influence", cet avocat de la cause musulmane en terre "chrétienne", est un proche des « Frères », qu’on trouve ses ouvrages au CDI du lycée Averroès (Averroès l'humaniste étant le grand absent des rayons), et qu’il est passé maître dans l’art d’adapter son discours aux circonstances et aux interlocuteurs, et de retourner les griefs à son encontre contre leurs auteurs, on commencera à se dire que Soufiane Zitouni est loin d’avoir tort sur toute la ligne.

 

« Le lycée Averroès est un territoire "musulman" sous contrat avec l’Etat » : il se pourrait même qu’il ait raison. Combien de temps nous faudra-t-il pour aboutir à la conclusion que la fantaisie d'anticipation à laquelle se livre Michel Houellebecq dans Soumission n'est qu'une préfiguration de ce qui nous attend ?

 

Naomi Oreskes a publié Les Marchands de doute pour montrer la terrible virtuosité des industriels les plus polluants et mortifères de la planète dans l’élaboration de discours et d’argumentaires destinés à semer le trouble dans l’esprit des responsables et des décideurs pour les empêcher de signer des interdictions ou même des restrictions nuisibles à leurs affaires.

 

Rien de tel qu’une bonne plainte en diffamation pour introduire le doute. Devinette : à qui profite le doute ?

 

Conclusion : le problème de l'islam n'a pas fini de se poser à la France. Car le problème de la France, c'est que, en même temps que les frères Kouachi et Coulibaly se réclament de l'islam pour commettre leurs assassinats, des "responsables" musulmans sunnites (Université Al Azhar, Le Caire) comme chiites (ambassadeur d'Iran à Paris) déclarent à l'unisson que Kouachi et Coulibaly, de même que tous les terroristes, ne sont pas musulmans.

 

Comment je fais, moi, pour m'y retrouver ?

 

Pas d'amalgame et pas de stigmatisation, je veux bien, mais qu'on me dise comment on fait pour s'y retrouver entre ceux qui combattent et tuent au nom d'Allah, et ceux (du même bord ?) qui disent que ce n'est certainement pas au nom d'Allah. Que disent-ils, les musulmans pacifiques ? « Ces assassins ne sont pas musulmans ». Que disent les assassins ? « Allah Akbar ». Et certains nient qu'il y ait un problème. Et certains publient des livres intitulés Pour les Musulmans (Edwy Plenel).

 

C'EST QUOI L'ISLAM ? La question commence à me courir sur le haricot (de mouton de panurge).

 

Peut-être que la réponse est dans le Coran : comme dans la Bible, on y trouve autant d'invocations à la paix que d'appels à la guerre.

 

C'est comme l'histoire des historiens : on y trouve tout ... et le contraire de tout.

 

Moralité : la religion est bien comme la langue d'Esope, à un détail près : c'est bien la pire et la pire des choses.

 

Voilà ce que je dis, moi.