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jeudi, 10 mai 2018

LE TRAVAIL NE REVIENDRA PAS

Dans la série : "Des nouvelles de l'état du monde".

6 juin 2016

TRAVAIL, CHÔMAGE, ESPOIR.

En se souvenant de : "Il ne faut pas désespérer Billancourt" (la "forteresse ouvrière").

Le chômage est la première préoccupation, paraît-il, de la population. Tous les sondages, paraît-il, le font apparaître. Et tous les hommes politiques qui, on le sait, tirent leur doctrine authentique et leurs convictions profondes de la lecture quotidiennement renouvelée des dernières enquêtes d’opinion sorties dans la presse, embouchent leur trompette pour le claironner bien fort aux oreilles du bon peuple : la question qui occupe leur esprit jour et nuit, qui creuse leurs fronts responsables des profonds sillons de la préoccupation la plus haute et la plus tourmentée, c’est la question du chômage. En particulier le chômage des jeunes. Et en particulier des jeunes vivant dans les bien connues « banlieues défavorisées ». [Ajouté en mai 2018 : s'il y a beaucoup de jeunes chômeurs dans les banlieues, ce sont bien souvent des jeunes qui ne chôment pas à longueur de journée, et qui savent très bien ce que "job rémunérateur" veut dire.]

Je les vois bien, tous, là, Fillon, Sarkozy, Montebourg, Mélanchon, rentrer le soir à la maison, enfiler leur pyjama et, avant de le faire à madame, lui avouer pleins de sentiments de honte : « Chérie, je n’en dors plus : 40% de jeunes chômeurs à Argenteuil, 39% à Gagny, 41% à Aubervilliers, c’est intolérable. – Viens là, mon biquet, viens oublier en moi tes horribles soucis ». Tout le monde en est convaincu : voilà la première urgence que ces braves gens qui nous gouvernent, ou aspirent à le faire, ont constamment à l’esprit de traiter, à laquelle ils veulent remédier « toutes affaires cessantes » (selon une de leurs expressions favorites). 

On les connaît, tous ces hommes d’une sincérité jamais prise en défaut. Malheureusement, c'est une sincérité d'un genre particulier : la sincérité de l'instant présent, qui oublie l'instant d'après ce que la bouche a dit l'instant d'avant. Non : tout le monde sait que si leur sincérité était sincère, ils diraient en public quelque chose de ce genre : « Il ne faut pas se leurrer : le travail ne reviendra pas. Et s’il revient, il ne sera pas fait par des hommes, mais par des robots. Les travailleurs, dans les pays autrefois industrialisés, ne servent plus à rien ». Oui, si leur sincérité était sincère, ils pratiqueraient tous ce suicide politique. On peut toujours compter sur eux pour avoir un tel courage. 

[Ajouté en mai 2018 : le mensonge ultime, le concentré de mensonge se trouve aujourd'hui dans la bouche d'un irresponsable politique qui a nom Emmanuel Macron, qui rêve de convaincre tous les individus (un par un et collectivement) qu'ils sont les seuls authentiques entrepreneurs de leur propre vie. Les mouchoirs kleenex employés par Uber ou Deliveroo en savent déjà quelque chose. Les juristes des "plates-formes" sont déjà en train de plancher sur de futures conciliations possibles avec ce qui s'appelait autrefois le "droit du travail". Ami lecteur, sauras-tu, dans le tableau, repérer le dindon de la farce ?]

Car la vérité, elle est là : le travail ne reviendra pas. Le travail est parti quand les patrons des pays riches ont commencé à vendre les tâches de production à la Chine, puis à d’autres. Qu’on appelle ça « délocalisation » ou autrement, il n’y a pas à tortiller du croupion : ils ont cherché à accroître les marges à redistribuer en dividendes aux actionnaires (pas en salaires aux travailleurs, qu’allez-vous imaginer ?). Logiquement, il fallait diminuer la part salariale dans le chiffre d’affaires. Logiquement, il a fallu trouver de la main d’œuvre moins chère.

C’est ainsi que l’économie des pays industrialisés, avec les savoir-faire et les machines qui vont avec (je connais un Bernard M. qui a consacré une bonne partie de sa carrière à ce massif « transfert de technologie », cette pure merveille lexicale), a été vendue à la Chine et à tous les pays autrefois qualifiés de « sous-développés ». Trente ans après, on en voit les effets. J'observe au passage que le langage des économistes, en général occidentaux (car ils ont un peu d'avance conceptuelle, puisque bénéficiant d'une confortable avance concrète dans l'observation et la théorisation des faits économiques), sait miraculeusement s'adapter aux "nouvelles réalités" sans renoncer pour autant au socle infrangible de son idéologie, en adoptant des expressions furieusement modernes, comme « en développement » ou « pays émergents ». Leur imagination lexicale est sans borne, quand il s'agit de tout faire pour que ne soit pas remis en question le dogme du progrès technique et de la prospérité économique pour tous.

Le travail est parti de chez nous quand patrons et actionnaires l’ont considéré non comme un investissement, mais comme un coût. Quand le travailleur est devenu une charge pour le philanthrope qui avait la bonté de lui fournir du travail dans son entreprise. Trente ou quarante ans après, on le sait, grâce aux merveilleuses innovations techniques qui ont bouleversé le paysage, grâce en particulier à tous les miracles dus à la numérisation, grâce bientôt aux promesses que nous font les adeptes de la robotisation, on pourra penser à « relocaliser » les entreprises. 

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Le pont reliant l'île Seguin au continent, à l'heure de la fermeture à Renault-Billancourt. C'était à l'époque du plein-emploi. L'âge d'or, quoi.

La seule petite différence, c’est qu’à la place de l’énorme fourmilière qui voyait défiler des milliers de bonshommes en chair et en os, on va voir fleurir des néo-usines où quinze personnes suffiront pour surveiller les cadrans informant sur la marche des robots. Tous les autres bonshommes seront entre-temps devenus superflus. A l'Etat et aux braves gens de remplir leur sébile pour qu'ils ne crèvent pas de faim. 

Le travail ne reviendra pas. Oh si, on va vous dire que l’économie va créer de « nouveaux emplois » (notez le changement de vocabulaire : on ne parle plus de « travail », on n’ose plus, quant au noble mot de « métier », n'en disons rien, tant il est devenu obsolète). On appelle déjà ça « service à la personne » ou « économie sociale et solidaire ». On en voit, dans nos rues, de ces vieilles personnes qui tiennent à peine debout, qui se font aider, pour faire leurs courses, par des « AVS ». Aides à la Vie Sociale. Pas un métier, non : un "emploi". Un emploi que certains n'hésitent déjà pas à appeler des « bullshit jobs ». Il existe bien, dans la bouche d'un "bullshit president" qui parle américain des "bullshit countries".

On va vous inventer de nouveaux sigles pour fournir aux jeunes ce qu’on appelle des « emplois aidés » : on récompense les patrons qui acceptent de ne pas laisser un jeune traîner dans les rues, et sur le dos du contribuable, bien sûr. Voilà de la belle redistribution des richesses. On va même (ça vient d'être refusé par les Suisses lors d'une "votation") jusqu'à imaginer de distribuer à chaque individu vivant un "Revenu Universel", par principe et quoi qu'il arrive. Comme le chantait le grand Félix Leclerc, « le meilleur moyen de tuer un homme, c'est de le payer à ne rien faire ».

On va enfin ouvrir de nouveaux créneaux prometteurs sur le front de l’ « ESS », vous savez, la fameuse « économie sociale et solidaire ». Croisons les doigts, crachons en l’air ou pissons dans un violon. Ou encore, puisque nous avons perdu le travail et que quelqu’un nous l’a pris, brûlons un cierge à Saint Antoine : « Saint Antoine de Padoue, vieux filou, vieux grigou, rendez ce qui n’est pas à vous ». Ouais ! On peut toujours essayer. 

Quand il y avait 300.000 chômeurs en France, dans les années 1970, les syndicats étaient dans la rue (ah, qu'il était beau, le slogan : « Qui-sème-la-misère Récolte-la- colère ! »). En 1991, quand il y en a eu 750.000, tout le monde pensait que la marmite allait exploser. Aujourd’hui, les petits messieurs qui font semblant de nous gouverner, avec le minuscule en chef qui fait semblant de présider aux destinées de la France, attendent désespérément que « la croissance revienne » en espérant pouvoir enfin se targuer d’avoir « inversé la courbe du chômage ». Les esprits chagrins objecteront que plus il y a de la croissance, plus la planète a du mouron à se faire, et que donc, il ne faut surtout pas que la croissance revienne. Passons.

Combien de chômeurs aujourd’hui en France ? 4.000.000 ? Un peu plus ? Un peu moins ? On ne va pas se battre là-dessus : de 300.000 à 4.000.000, je compare juste les chiffres à quarante-cinq ans de distance. Et sur la longue durée, il n’y a pas à s’y tromper : le travail a foutu le camp. On nous dit que nos voisins, Allemagne, Grande-Bretagne, Espagne, Italie font bien mieux que nous, parce qu’ils ont « eu le courage de faire des réformes impopulaires mais indispensables », et que la France fait figure de canard boiteux, toujours « en retard » et « incapable de se réformer ». 

Satané Code du Travail, le pelé, le galeux d'où venait tout le mal !!!! Tout le monde crie : Haro sur le baudet !!!! C'est tout la faute au Code du Travail !!!! 

Voyons ça de plus près. Au Royaume-Uni, qui a inventé le « contrat 0 heure », on compte, selon le Guardian, 40% de « working poors ». Combien de ces « travailleurs pauvres » en Espagne, où le taux de chômeurs comptabilisés vient de repasser au-dessous des 4.000.000 ? Combien de « travailleurs pauvres » dans l’Allemagne qu’on nous présente comme un modèle ? En Italie ? Ailleurs ? Et en France, au fait, combien de pauvres ? Les compteurs de pauvres ne sont pas d'accord entre eux. Ce qu'on peut se dire, c'est que la pauvreté a de beaux jours devant elle. Bientôt, c'est ceux qui ne seront pas complètement dans le besoin qu'on appellera les "nantis". [8 mai 2018 : il y a environ 9.000.000 de pauvres en France aujourd'hui.]

Le travail ne reviendra pas. Que se passera-t-il, le jour où un homme politique complètement inconscient, bourré ou shooté, sur le plateau du 20h de TF1 avouera cette vérité ? Que fera la population, quand ces rats dont le métier est d’entretenir dans la population, à tout prix et à coups de mensonges, l’espoir de lendemains meilleurs, pour continuer à croquer impunément dans leur fromage, proclameront enfin cette vérité : le travail ne reviendra pas ? Qu'adviendra-t-il quand le bon peuple aura été mis, définitivement, en face de cette vérité brutale, violente et désespérante ?

En redoutant que ce jour improbable arrive, ils serrent les fesses. A mon avis, ils ont intérêt à se muscler le sphincter anal, parce qu'ils n'ont pas fini d'avoir peur.

Pourquoi croyez-vous que les mesures de sécurité se multiplient, s'aggravent et resserrent le nœud coulant autour du cou de la population ? C'est juste parce que Hollande et ses pareils ont une trouille bleue. C'est juste parce que les "zhommes politiques" (Coluche) n'ont pas envie que des circonstances perturbantes les empêchent d'honorer madame, le soir.

Moralité : puisque la vérité est désespérante, il faut désespérer les Français ! Là, ils se réveilleront peut-être.

Voilà ce que je dis, moi.

[8 mai 2018 : le malheur, c'est que les Français refusent, et refuseront obstinément de se laisser aller au désespoir. Ils ne veulent pas voir les choses en face. Ils ont encore trop de satisfactions personnelles pour se dire qu'on est à la veille d'une gigantesque, et sans doute brutale, redistribution des cartes.]

vendredi, 04 mai 2018

LA GOUVERNANCE PAR LES NOMBRES 2

 

SUPIOT ALAIN.jpg10 septembre 2015

J'ai lu La Gouvernance par les nombres, d'Alain Supiot, professeur au Collège de France. J'en étais resté au "délabrement des institutions", qu'elles soient nationales ou internationales. C'est-à-dire à la déliquescence progressive de la notion de Loi (s'imposant d'en haut à tous de manière égale), au profit de celle de Contrat (horizontalité, bilatéralisme et rapport de forces : c'est le plus fort qui gagne ; mais depuis Le Livre des ruses, on sait qu'il n'y a pas que de la force dans le rapport de forces).

2/2 

Qu’est-ce qu’une « institution » ? La structure qui organise la vie commune et en fixe les règles. Chacune est spécialisée dans un domaine. En gros, la justice, la santé, la politique, l’éducation, la protection sociale … En gros, tout ce qui fait ce qu'on appelle une Société, qui lie les individus par un certain nombre de relations et qui encadre la vie de la collectivité dans un certain nombre de règles. Une institution est un facteur de stabilité et de cohésion. Elle sert de point de repère. Inutile de dire que le « délabrement » n’annonce rien de bon, et que la déliquescence qui touche les institutions risque bien d'annoncer celle de la Société. Le « délabrement » annonce l’affaissement de l’Etat, cette instance « verticale » dont les lois permettent à tous les individus d’une population d’être logés à même enseigne sur le plan du droit. 

Alain Supiot montre ce que veut dire le passage du « gouvernement par les lois » (principe admis comme venu d’en haut : d’un dieu ou d’une « volonté générale » définissant le « bien commun ») à la « gouvernance par les nombres » (pour résumer : toute relation humaine est fondée sur des éléments négociables) : « On n’attend plus des hommes qu’ils agissent librement dans le cadre des bornes que la loi leur fixe, mais qu’ils réagissent aux multiples signaux qui leur parviennent pour atteindre les objectifs qui leur sont fixés [sous-entendu : par contrat] ». Non plus une Société, mais un « marché total, peuplé de particules contractantes n’ayant entre elles de relations que fondées sur le calcul d’intérêt ». Cette façon de concevoir le collectif, Susan George l’appelle « liberté pour les loups ». A bon entendeur. 

A cette façon de s’entendre politiquement pour définir les contours d’une autorité surplombante qui s’impose à tous indistinctement (la Loi, la volonté générale, si je ne m’abuse), s’est substituée l’instrumentalisation de la Loi entre les mains d’un pouvoir, qui n’est plus référé à autre chose que lui-même. La Loi elle-même est devenue un instrument destiné à renforcer un pouvoir, au détriment de l’autorité (deux notions qu’il ne faut pas confondre, cf. Hannah Arendt). Plus rien ne "fait autorité" pour cimenter une collectivité. Une telle population est faite d'individus de moins en moins liés à une totalité.

Alain Supiot parle de l’humilité des législateurs de l’antiquité : ils voulaient des lois en tout petit nombre. Et des lois simples, donc courtes. De plus, ils recommandaient aux générations à venir de n’y toucher, de ne les modifier qu’en prenant d’extrêmes précautions, et seulement en cas de nécessité absolue. Nicolas Sarkozy et François Hollande devraient en prendre de la graine, eux qui bâclent des lois à la petite semaine et à toute vitesse, souvent obèses, au moindre frémissement des faits divers. Trop de lois, et des lois à n’importe quel propos, rien de tel pour disqualifier la notion même de loi. 

En théorie, gouverner revient à maintenir la cohésion (l’harmonie) du corps social, et non à parer au plus pressé ou naviguer à vue : « Dire qu’un gouvernement est représentatif, c’est dire que les gouvernés peuvent "s’y reconnaître" ». Or on est passé d’une sorte de « poétique du gouvernement » (p.28) à la recherche d’une « machine à gouverner ». Ce n’est pas d’hier, mais la tendance se précise et devient de plus en plus prégnante. Simplement, la conception d’une sorte de mécanisme d’horlogerie (du moyen âge au Léviathan de Hobbes) a été remplacée par la structure réticulaire élaborée sur le modèle de la cybernétique.

L'apparition dans le langage courant du terme "numérisation" est un révélateur lumineux de l'inexorable processus menant à la "gouvernance par les nombres". Au niveau du quotidien, je pense à l'obsession qui semble guider tous les hauts responsables (politiques, économiques, administratifs, ...) vers un Graal : la "dématérialisation", c'est-à-dire la généralisation du numérique jusque dans les gestes les plus quotidien (en passant, je m'amuse beaucoup à la caisse de magasins de plus en plus nombreux, de voir l'empressement des clients à user pour payer de leur carte bleue dite "sans contact" mais qu'ils posent quand même sur la machine, sans voir de contradiction).

L’effet de la mise en réseau et de la programmation informatique est d’abolir en apparence la relation hiérarchique dans le travail, et de faire émaner la tâche de la tâche elle-même, comme une pure et simple nécessité : le travailleur devient un rouage dans la machine. Il n’est plus le Charlot de la déshumanisation mécanique du travail dans Les Temps modernes, dévoré par celle-ci, mais un objet interchangeable. Une pièce de rechange, si vous voulez. 

La fin du livre évoque les conséquences de cette évolution générale des relations humaines dans ce système économique qui exacerbe l’exigence de rentabilité et de productivité. Alain Supiot voit dans la disparition de la Loi au profit du contrat (il parle du « dépérissement de l’Etat ») la promotion d’une nouvelle forme de féodalité. 

Je crois qu’il a raison de parler de « liens d’allégeance » (entre individus, entre entreprises et entre Etats), mais j’aurais trouvé plus explicite et parlant de dire « vassalité ». L’allégeance manifeste une sorte de volonté du vassal de servir un suzerain en échange d’une protection. Or dans le système qui s’est mis en place, je ne vois pas où pourrait se situer une quelconque volonté, mais je peux me tromper. 

Je pense par exemple aux liens qui existent entre l’Europe et les Etats-Unis : qu’il s’agisse de l’attitude envers la Russie de Poutine ou des relations commerciales entre l’Etat américain et le continent européen, on peut nettement affirmer que ce dernier est à la remorque, obligé de suivre le grand « Allié ». Pour preuve l'amende d'1 milliard de dollars qui vient d'être infligée au Crédit Agricole parce que cette banque a eu le culot de commercer avec des pays placés sous embargo par les seuls Etats-Unis, au motif que les transactions étaient rédigées en dollars. C’est bien d’une vassalité qu’il s’agit, et qui ne résulte pas d’un choix ou d’une décision. C’est bien une telle vassalité que proclamait avec arrogance le titre français de l’ouvrage de Robert Kagan, La Puissance et la faiblesse (Plon, 2003). 

Je n’en finirais pas d’énumérer les idées importantes soulevées par Alain Supiot dans La Gouvernance par les nombres, un livre qu’il faut lire impérativement. Je finirai sur la conséquence ultime que laisse entrevoir la fin du règne d’une Loi surplombante qui s’impose à tous sans distinction et l’avènement de la « gouvernance par les nombres ». Si la Loi (principe d’ « hétéronomie ») n’est plus garante de ce qu’on appelle encore le « Bien commun », c’est toute la société qui se fragmente : « Une société privée d’hétéronomie est vouée à la guerre civile ». 

Ce que la Commission européenne est en train de négocier avec les Etats-Unis en est un exemple archétypal. Car ce qui est en jeu, c’est la défaite de la souveraineté de ce qui reste de nos Etats : en cas de conflit entre ceux-ci et les grandes entreprises (Google, Monsanto, etc.), les USA voudraient bien que les Européens renoncent à recourir à la justice officielle et s’en remettent à un tribunal arbitral. 

Quand on pense à ce qu’a donné l’arbitrage dans l’affaire Tapie, on devine ce que donnerait un arbitrage entre Monsanto (OGM, phtalates, etc.) et l’Etat français si celui-ci continuait à entraver les affaires du géant des biotechnologies. Monsanto ferait tout pour se faire payer lourdement le manque à gagner que des lois restrictives ou prohibitives auraient selon lui engendré. C’est la fin du Bien commun. 

S’il n’y a plus de Bien Commun, il n’y a plus que des rapports de forces et des calculs d’intérêts. Cela fait-il une société ? Non. 

S’il n’y a plus de Bien Commun, il n’y a plus de société. 

Allons-y ! Continuons dans cette voie ! Supprimons la Loi ! Sacralisons le Contrat ! Contractualisons l'existence ! Individualisons à l'extrême les relations sociales ! Jetons le principe d'Egalité à la poubelle ! Tout est négociable ! Rétablissons les droits de la jungle : d'un côté le prédateur, de l'autre la proie !

Liberté pour les loups !

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 03 mai 2018

LA GOUVERNANCE PAR LES NOMBRES 1

9 septembre 2015

1/2 

A force, d’une part, de suivre d’assez près l’actualité et d’entendre les discours, analyses et autres déclarations de responsables politiques, d’experts et de spécialistes de tout poil ; et d’autre part d'avoir lu un certain nombre d’ouvrages (Naomi Oreskes, Susan George, Fabrice Nicolino, Pablo Servigne, Paul Valadier, Thomas Piketty, Roberto Saviano, Jean de Maillard, Bernard Maris, Günther Anders, Jacques Ellul … : ce n’est pas ce qui manque, mais ce dont on est sûr, c'est que ce ne sont pas des « best-sellers ») qui parlent de l’état du monde (dans des domaines et avec des grilles de lectures très divers, ce qui renforce l'impression d'ensemble, accablante),  je finis par ranger tout ce qui pense et qui « cause dans le poste » en deux catégories. On dira ce qu'on voudra, mais un peu de manichéisme aide à clarifier les problèmes et les idées. D'abord les couleurs, ensuite les nuances (et tant pis pour Verlaine et son "Art poétique").

Du côté du Mal, tout ce qui adhère béatement au monde tel qu’il va, que ce soit par foi, enthousiasme ou parce qu’il y a un bénéfice à en tirer ou un pouvoir à exercer (ça, c’est le « mainstream », et ça occupe le terrain, pousse-toi de là que je m'y mette) ; du coté du vrai et seul Bien, tout ce qui voit dans cette marche du monde une forme de « marche au supplice » (Berlioz), un cheminement vers la catastrophe annoncée (dans les médias, ça occupe le strapontin, là-bas, tout au fond de la salle). Le mensonge contre l’effort de vérité. Avec priorité massive au mensonge (langue de bois, baratin, pipeau, « storytelling » et compagnie). 

D’un côté la pure et simple propagande produite par les adeptes et les adorateurs prosternés de « l’Empire du Bien » (Philippe Muray), les optimistes fanatiques, adulateurs du temps présent et apologistes serviles du « progrès de l’humanité » genre Laurent Joffrin ; de l’autre le dévoilement et la désintoxication, par les partisans de la lucidité, qui persistent à chercher, dans le magma contemporain, un sens à l’aventure humaine dans un système de plus en plus inhumain. Pris globalement, on est bien obligé de voir que le monde actuel, à beaucoup de points de vue, est dans un état inquiétant. Ceux qui refusent de le voir sont dans le déni du réel : faire de l'individu la base toutes les réflexions sur le monde contemporain, alors même que dans les faits il compte pour virgule de guillemet d'accent circonflexe, cela tient du cynisme le plus méprisant (de quel poids pèse un milliardième de vote dans l'élection du président de la Terre ?).

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Je ne connaissais ni le nom de l'auteur, ni les ouvrages d’Alain Supiot. Un petit tour sur le blog de Paul Jorion m’a convaincu de lire La Gouvernance par les nombres (Fayard, 2015). A ceux qui, gavés des discours qui nous chantent les merveilles du monde à venir, veulent décaper le vernis rutilant dont cet horizon est dépeint, je conseille la lecture de ce bouquin. Ils y trouveront la substance du cours que Supiot a donné au Collège de France de 2012 à 2014. Pas à dire, c’est du solide. Mais ça réclame un effort. 

Le titre peut sembler énigmatique. Peut-être « par les mathématiques » aurait-il été plus explicite (Condorcet – 1743-1794 – avait envisagé très sérieusement l’application des mathématiques à l’organisation de la société). Dans « nombres », il faut entendre toutes sortes de considérations fondées sur les données chiffrées, à commencer par le règne des statistiques (et autres indicateurs). L’auteur analyse l’évolution des activités humaines vues à travers le prisme de la quantité, de la quantification, du dénombrement. A travers ce prisme, rien de ce qui est humain n’échappe à l’évaluation chiffrée. Et ça fait très peur. 

Car autant dire que Supiot examine une tendance de fond du monde actuel, qui enserre progressivement toute l’existence des individus, et dans la diversité de ses facettes. Mais aussi l’ensemble des individus : Alain Supiot décrit ce qu’il faut bien appeler un système, et un système à visée totale. Jacques Ellul avait décrit en son temps, dans une perspective voisine, Le Système technicien (Calmann-Lévy, 1977). Supiot s’efforce de nous éclairer sur l’avènement d’un autre système : le « Marché total » (p. 15). Et ça fait froid dans le dos, quand on sait ce qui se dissimule sous le mot « total ». 

Remarquez que sur le fond, je n’ai pas appris grand-chose : il faut être aveugle pour ne pas voir que toutes sortes de menaces se font sentir depuis trois ou quatre décennies, qu’il s’agisse de la planète (voir l’article de Pierre Le Hir dans Le Monde (23-24 août) sur les maux qui affectent toutes les forêts, sans exception) ; des animaux terrestres ou marins (voir, toujours dans Le Monde (22 août) l’article montrant que l’homme est un prédateur jusqu’à quatorze fois plus gourmand que les prédateurs sauvages) ; de l’homme en personne (la liste est trop longue et s’allonge plusieurs fois par jour, il n’y a qu’à lire le journal). Que l’humanité va (mode indicatif, s’il vous plaît) vers le pire, on le savait un peu. 

A cet égard, le livre d’Alain Supiot vaut confirmation de cette tendance de fond. Mais ce qu’il apporte de nouveau et de passionnant, c’est un angle d’attaque, une grille de lecture, tout cela dans une impeccable rigueur méthodologique, et avec une incroyable richesse conceptuelle et documentaire. Son « créneau » à lui se situe « au carrefour du droit, de l’anthropologie et de la philosophie » (rabat de couverture). Cela veut dire que l’ouvrage exige un lecteur volontaire, actif, éveillé, attentif et concentré. Au début, cette formule (« gouvernance par les nombres ») paraît fumeuse. Pas pour longtemps. 

Dès l’introduction, il résume la problématique : « Le projet de globalisation est celui d’un Marché total, peuplé de particules contractantes n’ayant entre elles de relations que fondées sur le calcul d’intérêt. Ce calcul, sous l’égide duquel on contracte, tend ainsi à occuper la place jadis dévolue à la Loi comme référence normative ». Autrement dit, le système qui se met en place et qui tend de plus en plus à occuper tous les compartiments de l’existence humaine, dans le privé comme dans le public, substitue à la verticalité d’une Loi (Supiot appelle cela l’ « hétéronomie ») qui surplombe les hommes et s’impose également à tous, l’horizontalité du Contrat entre deux « particules » (le terme « particule » me paraît fort bien trouvé).

[Rien de plus américain dans l'esprit, comme le montrent les propos de l'artiste Kerry James Marshall dans l'émission La Grande Table d'Olivia Gesbert le 1 mai 2018 : d'après lui, tout ce qui doit guider l'individu est le calcul de ses intérêts. Rien de plus américain non plus, comme le montre la présidence de Donald Trump, avec les défis que celui-ci lance tous azimuts à la Chine, à la Corée, à l'Iran, à l'Europe même : venez vous mesurer avec moi dans une partie de bras-de-fer, on verra qui est le plus fort. Rien de plus américain que le "bilatéralisme", qui met aux prises deux adversaires (partenaires ? ennemis ? concurrents ?) et qui voit le plus fort gagner.] 

Pour illustrer la chose, voir ce qui se passe en ce moment [2015] entre le gouvernement Valls-Hollande et le MEDEF de Gattaz autour de la réforme du Code du Travail (on prévoit de donner la priorité aux "accords de branche" ou aux "accords d'entreprise" sur le respect des normes légales contenues dans le Code du Travail, dont tout le monde s'entend pour dire qu'il est devenu "illisible"). Travailleurs, gare à vous !

Ce nouvel ordre des choses a été pensé, voulu et mis en œuvre par le monde anglo-saxon, disons par les Etats-Unis. Ceux-ci, en effet, préfèrent de très loin passer des accords bilatéraux (ALENA en 1994 avec le Canada et le Mexique, il n’y a qu’à voir le pauvre Mexique vingt ans après ; bientôt TAFTA avec l’Union Européenne, pauvre Europe, déjà que …), plutôt que de se soumettre à des traités contraignant toutes les nations du monde à se référer à des critères universels : il suffit de voir le nombre de traités internationaux que le Congrès US a refusé de ratifier. 

[Je le répète : cette tendance américaine à donner la priorité absolue à la relation bilatérale (horizontalité et préférence pour le rapport de forces) et à disqualifier les instances juridiques internationales (verticalité : ONU, OMC, ...) est portée à son comble depuis l'élection de Donald Trump.]

Alain Supiot part d’un constat qui a de quoi effrayer : au lieu d’aller vers « l’avenir radieux prophétisé par les chantres de la fin de l’Histoire et de la mondialisation heureuse », le monde se trouve aujourd’hui face à des crises de toutes sortes (« Montée des périls écologiques, creusement vertigineux des inégalités, paupérisation et migrations de masse, retour des guerres de religion et des replis identitaires, effondrement du crédit, qu’il soit politique ou financier … ») : « Toutes ces crises s’enchevêtrent et se nourrissent les unes les autres comme autant de foyers d’un même incendie. Elles ont un facteur en commun : le délabrement des institutions, qu’elles soient nationales ou internationales ». 

Nous voilà fixés. 

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 11 janvier 2017

LA GAUCHE COSMÉTIQUE 3

3/3 – Les nouveaux opprimés.

La gauche esthétique et cosmétique s'est introduite dans les consciences, et s'est reconvertie dans la "direction de conscience", vous savez, ce truc mis au point par l'Eglise catholique pour agir sur les individus, en particulier les femmes, par l'intermédiaire de leur confesseur. Le curé, chargé de la conscience des fidèles, était supposé conduire le troupeau de ses brebis dans la bonne direction en leur disant ce qu'il fallait ou non penser, en leur glissant dans l'oreille des « c'est très bien, mon fils » ou « ce n'est pas bien du tout, ma fille », et en leur donnant l'absolution, mais à condition qu'elles fissent pénitence, dissent leur acte de contrition, corrigeassent leurs mœurs et promissent de ne plus recommencer. La gauche cosmétique a adopté le principe mais, faute de curés, s'est tournée vers les juges, les tribunaux, le Code pénal. Il n'y eut plus d'encouragements, il n'est plus resté que le bâton.

Ayant délaissé l'essentiel au profit de l'accessoire et promu au premier rang de ses préoccupations l’attention portée aux relations entre les individus plutôt qu’aux archaïques, prosaïques et dépassés rapports de production, d’exploitation ou de domination de classe, on peut dire que la gauche cosmétique a inventé la moderne « police des mœurs », de la « police des mots », de la « police de la pensée », toutes au taquet pour surveiller comme du lait sur le feu la qualité du « vivre-ensemble », de la « solidarité », de la « tolérance », et prêtes à dénoncer la moindre infraction à ce code d’un nouveau genre sous l’appellation englobante et pratique de « discrimination » (voire pire). Si j'ose dire, "nous n'avons pas les mêmes valeurs" qu'auparavant.

Mieux : un peu comme dans l'ancienne RDA quadrillée par la Stasi, tout le monde s'est mis à surveiller et contrôler tout le monde, au nom de grilles de lectures corrigées, confectionnées par des sociologues, historiens, statisticiens, etc., mais aussi et surtout par de vigilants militants associatifs, activistes de toutes sortes de « causes », souvent influents car bien introduits tout près des lieux de décision. Les féministes se sont mises à guetter la moindre manifestation de machisme ou de sexisme, les juifs ont hurlé à l'antisémitisme, les homosexuels ont traqué le moindre signe d'homophobie, les musulmans se sont mis à l'affût de la moindre allusion islamophobe, les handicapés, obèses, noirs, nains, basanés, yeux bridés se sont mis à monter en épingle le moindre soupçon de discrimination (avec ses subdivisions "à l'embauche", "au logement", "au faciès", ...). Traqueur de "haine" est désormais un métier.

L'épiderme de chacune de ces « communautés » est devenu chatouilleux et d'une sensibilité d'écorché, et chacune n'a plus eu d'yeux que pour ses propres intérêts, klaxonnant dans les médias (très bien relayée par les journalistes) chaque fois qu'elle se sentait lésée, même si peu que ce soit : le « regard des autres » n'est pas encore un délit, mais ça ne saurait tarder (dans la cour de récré, les petites féministes de CE2 iront se plaindre : « Maîtresse, il m'a regardée ! »). 

Nul ne s'est inquiété de ce que pouvait devenir dans ces conditions le sentiment d'appartenance à la société française tout court. Les parties sont devenues plus importantes que le tout, enfin, pas toutes les parties, car il y a du favoritisme en la matière. Pendant ce temps, les puissants ont commencé à sourire, puis à ricaner, puis à rire grassement. En ce moment, ils se marrent à gorge déployée : tout le monde se dispute, tout le monde a oublié qu'ils existent et que c'est eux qui organisent le système et tirent profit des dissensions, ils peuvent dormir tranquilles.

Sous prétexte d'exiger le respect et le droit de ne pas être blessées dans leur être, les minorités, grâce à l'appui de la gauche morale, ont fini par devenir autant de pères fouettards, en se bâtissant sur l'obsession d'interdire à ceux qui ne sont pas d'accord le droit de dire qu'ils ne sont pas d'accord (cf. la citation rebattue de Voltaire : "je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais ..."), et de punir ceux qui osent le faire, au moyen d'autant de lois "ad hoc". Les minorités se plaignirent en se présentant comme des victimes. Leur lobbying intense fait qu'elles sont aujourd'hui habilitées à porter plainte. De la plainte à la plainte, il n'y a qu'une petite polysémie à franchir : les « victimes » (1) sont devenues de vraies parties civiles qui réclament justice, sans oublier les dommages-intérêts. Et pendant que toutes les piétailles se chamaillent, les puissants sont au spectacle : les débats "sociétaux" les arrangent. Ça les divertit, de voir les petits s'étriper. Et ça leur donne tout le temps de s'occuper de faire fructifier leurs affaires.

Cette gauche de langage adore créer légalement des délits verbaux pour punir ceux qui ne pensent pas comme elle et qui osent égratigner la susceptibilité de ses protégés. La droite n’est pas exempte de ce genre de dérive : si je me souviens bien, c’est elle qui a ajouté le « négationnisme » à la liste des délits passibles du tribunal, comme s'il était interdit ou impossible de raconter l'histoire ("détail" compris) autrement qu'elle s'est déroulée : franchement, on se demande, parce que, depuis que l'histoire existe, je ne suis pas sûr qu'un seul historien ait fait l'unanimité sur sa façon de la raconter. Cela n'a pas empêché le collège des censeurs modernes d'inscrire au Code pénal des infractions légales comme « sexisme », « homophobie », « islamophobie », « discrimination » « incitation à la haine » (« raciale » ou du fait de l’ « orientation sexuelle »).

Qu’on se le dise : la gauche, tel un chevalier blanc, se porte naturellement au secours des opprimés. Mais chose très étrange : elle a changé d’opprimés. Comme si l’oppression ancienne avait disparu (huit millions de pauvres, pourtant, cela devrait "interpeller"), ou qu’elle avait changé de visage. Autrefois, on luttait pour de meilleurs salaires et une redistribution plus équitable de la richesse produite. Autrefois, personne ne discutait la légitimité de la régulation de l’économie et des lois sur le travail.

Foin de ces vieilles lunes ! Vous pensez, maintenant on est cul et chemise avec les patrons. Alors aujourd’hui, des travailleurs désenchantés peuvent se battre pour que le Code du travail ne soit pas trop mis en pièces ou que leur usine ne soit pas fermée. Manuel Valls n'a-t-il pas lancé cette déclaration d’amour : « Entreprises, je vous aime ! » ? Les nouveaux opprimés (les minorités), ceux qui sont défendus devant les tribunaux par les avocats de cette gauche (lilliputienne à tout point de vue, mais supérieurement armée de lois), sont de l'espèce dont les puissants raffolent : celle qui ne risque pas de faire vaciller le socle de leur pouvoir, juste parce qu'aucun de ces malheureux ne songerait à faire de ces puissants la cible d'un procès, d'un débat ou même d'une simple interrogation.

La classe ouvrière et les exploités du capitalisme déchaîné peuvent aller se rhabiller et s’inscrire à Pôle emploi (fusion de l'Agence Nationale Pour l'Emploi, ex-ANPE, et de l'Assurance Chômage, ex-UNEDIC, résultat : huit millions de pauvres !). Place à la promotion des « droits des minorités » et du « vivre ensemble ». Au PS, on se fout éperdument de combattre pour de meilleures conditions de vie. Au PS, il n’y en a plus que pour le combat des juifs, des femmes, des immigrés, des homosexuels (n’oublions pas les bi-, les trans- et les inter-), des musulmans, des handicapés, etc. (catégories pas tout à fait ad libitum : il faut réussir l'examen de passage).

On parle à satiété de « retisser du lien social », de « refaire société », mais la vérité est qu’une société n'est pas une liste des minorités qui la composent : que fait-on de la masse des gens normaux, repérables au fait tout bête qu’ils ne sont protégés par aucun des signes particuliers dont ils pourraient se targuer pour se proclamer victimes ? Les militants des minorités, en luttant pour faire reconnaître la justesse de leur cause particulière, ignorent-ils l'effet dissolvant que la promotion de celle-ci a sur le ciment social ? L'effet d'exclusion que leur revendication (finalement identitaire) entraîne sur toutes les catégories qui ne sont pas celle pour laquelle ils militent ? Non, de ça, les minorités se foutent comme de l'an quarante. Leur cri de ralliement : nous d'abord ! Les autres s'il en reste !

Question annexe, quand les individus ne sont plus reliés aux individus qu'ils côtoient par des liens de nécessité (les anciennes sociétés rurales), quand l'interdépendance bien concrète qui les attachait les uns aux autres se fait très indirecte, ténue et, pour ainsi dire, abstraite (comme c'est le cas aujourd'hui dans nos sociétés trop complexes), que reste-t-il du sentiment d'appartenance ? Quand les "communautés", qui sont aussi, après tout, des composantes de la société, interviennent en tant que telles pour inspirer les lois, que reste-t-il de la société au sens fort ? Passons.

La vérité est que la « question des minorités » est en France un vulgaire produit d’importation, car si aux Etats-Unis elle est cruciale pour des raisons historiques, la France n’est pas logée à la même enseigne. Et des groupes de militants (« minorités agissantes ») se sont jetés sur le produit américain pour calquer sur ce modèle leur vision, leurs croyances, leurs réseaux, leur organisation, leur stratégie, leur comportement et leurs revendications, pour profiter de cette aubaine inespérée et finalement tirer la couverture à eux. Et ont fait en sorte que certaines parties du tout surpassent le tout en efficience et en pouvoir. C'est chose faite. La "société", au moins en tant que sentiment d'appartenance, est en lambeaux. Au moins en reste-t-il les structures administratives.

Les minorités ? La mise au point de leur discours et de leur argumentaire a été longue et laborieuse, mais a fini, avec l’aide de quelques « grands intellectuels » (des noms ! des noms !), par circonvenir les esprits des responsables de la gauche morale, qui ont alors inscrit ces « légitimes revendications » d’un nouveau genre sur leur programme électoral. C’est ainsi que le sociétal (forcément « progressiste et émancipateur ») a supplanté le social (les conquêtes sociales, "avantages acquis", "privilèges", ...), que le verbe a chassé le réel et que les représentations des choses ont détrôné les choses.

Plus personne de sérieux pour défendre « la France qui se lève tôt ». L'exploité se retrouve à poil (pensons à la désillusion des "chauffeurs Uber").

Enfin désencombrée de tous les laborieux, la gauche esthétique peut s’occuper du plus important : rester au pouvoir.

Plus pour longtemps j'espère, mais pour être remplacée par quoi ?

Voilà ce que je dis, moi.

(1) Il en est beaucoup d'authentiques, mais des victimes, on a parfois l'impression qu'il en tombe de partout. Le plus curieux dans cette promotion de la « victime » en icône des dégâts et des cruautés du monde contemporain, c'est qu'on entend venir, aussitôt après l'appellation, l'exigence, devenue presque "naturelle", d'un « dédommagement » sonnant et trébuchant. Ce quasi-corollaire véhiculé par l'air de notre temps ne laisse pas que de m'interroger gravement. 

jeudi, 23 juin 2016

HOLLANDE ET LES « RÉFORMES »

Avant de parler de François Hollande, rappelons quelques souvenirs cuisants du passage de Nicolas Sarkozy (le George W. Bush français, surnommé "le binaire", son esprit étant hermétique à la complexité du monde) à l’Elysée. Dans le bilan de ce sinistre individu qui menace la France de revenir au pouvoir pour finir de la vider de son contenu ancien, on peut compter (j’en omets, car on n’en finirait pas) :

- côté police, la désastreuse élimination de la « police de proximité » mise en place sous Jospin (il était encore ministre de l’Intérieur), qui avait montré son indéniable efficacité, mais surtout la dévastatrice fusion de la DST (Défense et Sécurité du Territoire, le contre-espionnage) et des RG (Renseignements Généraux, le renseignement intérieur « de terrain »), deux maisons aux « cultures » radicalement hétérogènes. Mohamed Merah fut le premier bébé né de cette fusion, avant beaucoup d’autres.

- la dévastatrice réforme de la carte judiciaire, menée non pas tambour battant, mais carrément au canon (et avec les dents), par Rachida Dati, qui avait vu descendre dans la rue d’inédits et impressionnants cortèges de robes noires, et même de robes rouges.

- et ce qui est à l’origine de ces deux naufrages des institutions françaises : l’immortelle RGPP (Réforme Générale des Politiques Publiques), qui refusait d’avouer dans son appellation qu’elle était vouée au but exclusif de saigner la Fonction Publique, toutes Administrations confondues, en ne remplaçant pas un fonctionnaire sur deux au moment de son départ en retraite. On a pu vérifier dans les faits des quelques dernières années l’effet miraculeux de cette politique sur l’état économique, éducatif, politique et sécuritaire de la France. Ce qui n'a pas empêché les dépenses de l'Etat de croître et embellir.

Après le démolisseur est donc venu un César au petit pied, qui n’est entré à l’Elysée que parce qu’il s’était fabriqué pour l’occasion le masque d’un « Monsieur Tout-le-monde », qu’il n’a pas tardé à jeter, une fois refermées les portes du Palais sur la légalité irréfutable de cette confiscation pour cinq ans de presque tous les leviers du pouvoir.

Je ne retiendrai ici, dans le bilan de ce sinistre individu (la France est-elle maudite ?), que quelques « réformes », prises dans leur chronologie (j'en omets, car on n'en finirait pas) :

- la loi introduisant dans la société et dans les mairies françaises le mariage des homosexuels mâles avec leurs pareils, même chose pour les homosexuelles femelles, à égalité avec le mariage normal, je veux dire d’un homme et d’une femme, au mépris de l’avis d’une bonne moitié de la population normale, clairement exprimé dans les rues de nos villes (quels que soient les sondages et les calculs qu’on pouvait percevoir derrière certaines indignations).

- la loi instaurant le redécoupage des régions définies lors du vote sur l’ancienne loi Defferre, au mépris de l’avis de beaucoup d’élus et de l’incompréhension ou l’indifférence d’une majorité de la population devant tant de hâte et de précipitation à présenter une telle réforme, informe et impensée, comme cruciale, urgente et indispensable.

- dernière en date : la réforme du Code du travail, qui balaie d’un coup violent les digues qu’un lent processus avait, dans des relations conflictuelles, patiemment élevées pour protéger la faiblesse inhérente au statut de ceux qui ne possèdent que leur force de travail pour subvenir à leurs besoins.

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les modalités de ces trois réformes sont strictement identiques sur un point essentiel : il s’agit de trois coups de force. Trois putschs légaux. Notre président est un putschiste. François Hollande, on le savait bien avant 2012, n’est pas un Homme d’État, ce n’est même pas un petit boutiquier, c’est un arrière-boutiquier, qui n’a aucune prise sur les événements et qui, pour cette raison, en est réduit à se livrer à des petites ruses, à des calculs d’épicier pour voir quel avantage il pourra tirer ou quel désavantage il pourra éviter.

Ce tout petit homme, quand il n’est pas obligé de se retirer du jeu de quilles la queue basse parce qu’il s’est emmêlé les pinceaux dans une banale opération de communication (cf. le bazar autour de la « déchéance de la nationalité »), il est contraint, pour faire passer ses lois, de les parachuter d’en haut, en flattant ou intimidant ses godillots du Parti Socialiste, et quand ce n’est pas possible, il n’hésite pas à se passer de l’avis du Parlement : il tire au calibre 49,3 en disant à ses rebelles : « Même pas cap’ de voter une motion de censure ! ». Bien que ce ne soit pas passé loin la dernière fois, gageons qu'ils se montreront disciplinés : ils pensent à leur législative de 2017 et à la carotte de l'investiture que le bâton du parti leur met déjà sous le nez.

C’est ce tout petit homme qui s’était pourtant fait élire en promettant (« croix de bois-croix de fer-si je mens je vais en enfer ») de promouvoir en toute circonstance le « Dialogue », l’ « Echange » et la « Concertation ». Le résultat, on l’a vu : monsieur Hollande a vite versé dans l'autoritarisme des faibles, vous savez, ces petits tyrans domestiques qui se vengent le soir sur la maisonnée des avanies et humiliations que leur supérieur leur a fait subir dans la journée. Le débat ? Fi donc ! Hollande est un champion du débat par la méthode forte. Et même brutale.

Non, personne ne saurait vous prendre au sérieux, monsieur Hollande. Les nouvelles régions, par exemple, le gouvernement aurait pu lancer dès 2012 une vaste concertation programmée, je ne sais pas, disons sur deux ans, délai qui aurait permis à tous les acteurs de terrain de s’entendre et, pourquoi pas de faire des propositions, de déplacer des limites de territoire. Trop compliqué. Et puis ça aurait eu le fâcheux inconvénient de laisser l’initiative à la population. Même chose pour le mariage homosexuel. Même chose pour la « loi Travail ». Non, il vaut mieux trancher, sinon on va encore se faire taxer de passivité, se dit-il. 

L’improvisation à laquelle a donné lieu la « réforme territoriale » et le grotesque dans lequel ont plongé les sordides discussions de marchands de tapis au sujet de leurs contours et de leur nombre illustrent à merveille l’incompétence d’un homme dépourvu de toute vision de l’avenir, et dont toute l’action « politique » consiste à caboter sans trop s’éloigner des côtes et à opérer « à vue » de savantes et retorses petites manœuvres pour esquiver au dernier moment la menace du rocher à fleur d'eau, qu'il n'avait pas aperçu. 

L'improvisation fait rage : acte I : Valls-Hollande menace de « prendre ses responsabilités » si la CGT appelle de nouveau à manifester malgré la présence de « casseurs » (question : quelles consignes ont été vraiment données aux forces de l'ordre, qui identifient en quelques heures des hooligans russes, et qui mettent les violences sur le compte des syndicalistes eux-mêmes) ; acte II : Valls-Hollande déconseille à la CGT (sept syndicats signent l'appel) d'organiser une nouvelle manifestation ; acte III : les syndicats persistent dans leur intention de manifester ; acte IV : la sentence tombe, la manifestation est purement et simplement interdite par le préfet (le plus libre de tous les hauts fonctionnaires, comme chacun sait) ; acte V (coup de théâtre, qui a pris de court le journal Le Monde, ça s'appelle "deus ex machina") : une heure à peine après l'interdiction : la manif est autorisée, sur un parcours court. C'est la panique à bord, il n'y a plus de pilote. Le bateau qui prend l'eau file sur son erre, hors de contôle.

Embrassons-nous Folleville : c'était donc une FARCE. Déconsidérés, couverts de crotte et de ridicule, Hollande et Valls devaient encore avoir un œil sur les sondages : le sondage électronique quotidien du Progrès indiquait, mardi 21 juin, 80% d'opposants à toute interdiction de manifester. Je ne veux rien dire, mais je me demande si le titre d'un vieux feuilleton radiophonique ne devient pas de la plus urgente actualité. Cela s'appelait "Ça va bouillir". Je crains, hélas, que le pays ne s'approche irrésistiblement d'un tel seuil de température. Que va-t-il rester de vous, monsieur Hollande ?

Non, décidément, monsieur Hollande, ce n’est pas ça, un Homme d’État. 

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 07 mars 2016

MAUDIT CODE DU TRAVAIL !

Qu’est-ce qui se passe autour du Code du travail ? Quel est l’enjeu des luttes féroces qui se livrent en haut lieu et en bas lieu à propos de ce « Code, l’unique objet de mon ressentiment » ? Un million et plus de signatures pour la pétition qui réclame le retrait du texte. Effervescence en ligne, panique du timonier, reculade gouvernementale, bref, encore une fois le même lamentable spectacle de la panouille intégrale qui sert de ligne directrice à François Hollande, depuis que l’inconséquence des Français l’a porté au pouvoir. 

Je me moque de savoir ce qui se passe sous les jupes et dans les dessous peu affriolants des calculs politiques à court terme autour de cette affaire. Quelles seront les modifications acceptées par Manuel Valls ? Peu importe : ce qui compte, c'est le mouvement général dans lequel s'inscrivent toutes les remises en cause des "droits" des travailleurs, un peu partout en Europe et dans le monde. La consigne est partout la même : il faut s'aligner sur le plus bas.

Car on peut deviner ce qui se trame derrière les clameurs de Gattaz, du patronat et de tous ceux qui poussent, soit à la démolition pure et simple de ce monument de tracasseries qui empêche les chefs d’entreprise d’embaucher et de licencier à leur gré ; soit, ce serait un minimum, de simplifier les procédures, de garantir les droits des salariés tout en injectant du lubrifiant dans les rouages des entreprises. 

On nous sort à tout bout de champ l’épaisseur du Code du travail, ses obscurités, ses contradictions, ses jurisprudences alambiquées, et on le compare au Code suisse, limpide, lui, et réglé comme un coucou.

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Gaston Lagaffe en train de repeindre le coucou de son coucou suisse.

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Gaston Lagaffe n'a rien compris au marché du travail.

Je veux bien croire qu’en matière d’emploi, un effort de clarification et de simplification des règles est nécessaire. Mais pour embêter les entreprises, il n’y a pas que ce maudit Code : il me semble que les normes (françaises, européennes) auxquelles elles doivent se conformer ne sont pas pour rien dans les tracasseries qu’elles subissent. 

Et puis quand on nous parle de chômage et d’emploi, on nous raconte beaucoup de bobards. Le premier est que la complexité du Code est la cause du chômage : le Code a bon dos. Et si, Code ou pas Code, la France perdait des emplois, tout simplement, à cause de la diminution du travail productif ? Et puis Hollande gave le MEDEF de cadeaux. Et puis on nous serine : « Plus de flexibilité sera favorable à l’emploi ». Rien n’est moins sûr, monsieur Gattaz : où est-il votre million de créations ? Perdu en route.

Et puis prenez le déficit "astronomique" (paraît-il) de l’UNEDIC. Deux solutions simples pour résoudre le problème : primo, cesser de l’obliger à participer au financement de Pôle emploi ; deuxio, pénaliser les entreprises qui recourent abusivement aux contrats précaires pour occuper des postes indispensables, ce qui alourdit notablement sa barque. 

Non, moi, ce que je vois se profiler derrière la guerre faite au Code du travail, c’est autre chose, et c’est plus grave. Car il faut savoir que, partout où ont été menées de « courageuses réformes du marché du travail » (Allemagne et Grande-Bretagne pour commencer), partout où l’on a « assoupli les règles », le nombre de travailleurs pauvres a explosé, et les inégalités se sont démesurément accrues. Et les "journalistes" perroquettent la doctrine officielle : ces pays ont un taux de chômage remarquablement faible. Moi, les statistiques, je n'admets que "celles que j'ai moi-même trafiquées" (Churchill).

Il ne suffit plus d’avoir le privilège de bénéficier d’un emploi pour espérer échapper à la pauvreté. Travailler plus pour gagner moins ! Sarkozy n'avait pas pensé à ça. Remarquez, il y avait déjà les éleveurs français qui payaient pour travailler, parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ça montre la voie. Moralité : les dirigeants français sont en train d’admettre, de programmer et d’administrer l’appauvrissement des populations européennes. Les peuples ont perdu la guerre.

Ce qui se profile derrière la réforme du Code du travail, c’est ce que pointe Alain Supiot dans son excellent bouquin : La Gouvernance par les nombres (Fayard, 2015). Le message principal de l’ouvrage, enfin, ce que j’en retiens d’essentiel, c’est que le système économique que l’ultralibéralisme a installé (l’économie financiarisée au profit des seuls actionnaires) prévoit tout simplement d’abolir les lois qui régulent encore, pour un temps, la production et les échanges. Comme le dit le dirigeant d’une grande entreprise : « La régulation est un obstacle à l’innovation ». Ah, chère humanité, que serais-tu sans la déesse « Innovation » ? 

Tout ce qui régule l’économie est considéré par les grands acteurs qui interviennent sur les « Marchés » comme un obstacle à la bonne marche des affaires. Il faut « déréguler », on vous dit, dans un régime de « concurrence libre et non faussée ». L’Europe qui est  en place, pour le plus grand malheur de ses citoyens, est une illustration exacte du processus en cours. Les négociations secrètes qu’elle est en train de « conduire » avec les Etats-Unis (TAFTA ou TTIP) sont un pas de plus vers la disparition de toute régulation de la production et des échanges. Devinez au profit de qui ça se fera.

Comme le dit Alain Supiot, la loi (ce qu’il appelle « hétéronomie » : pourquoi pas ?) est ce qui s’impose indistinctement à tous les acteurs : elle surplombe, parce qu’elle a plus d’autorité et de pouvoir que tous les acteurs privés réunis. Tout le monde est contraint de s’y soumettre, et les infractions sont, en théorie, punies par les tribunaux. Or, dans le système que les plus grands acteurs privés de la production et des échanges sont en train d'installer, il est entendu que ce ne seront plus des lois qui gouverneront, mais des contrats. Kolossale finesse ! Vous avez compris : plus de règles qui s'imposent à tous indistinctement ! Tout est négociable ! Et comme dans toute négociation, on prévoit déjà de quel côté penchera la balance : celui du plus fort. 

La grosse différence entre une loi générale et un contrat, c’est que la loi est universelle (dans la limite des territoires où elle s’applique), alors que le contrat se négocie : vous mordez le topo (comme dit San Antonio) ? Le contrat en lieu et place de la loi, cela signifie que ce qui se trame, autour du Code du travail (qui est une loi), c’est la Grande Privatisation de Tout. C'est la Grande Confiscation des Richesses par une élite minuscule. Cela signifie, par conséquent, la disparition du bien public, l’élimination de ce qui s’est appelé dans le passé le "bien commun". Cela signifie aussi l’effacement de ce qu’on appelle encore, par abus de langage, la « puissance publique ». Cela signifie que les populations seront mises aux prises avec les « forces du Marché », mais pieds et poings liés. Et avec la complicité active de ceux qui gouvernent. 

Sale temps pour les humains en perspective. 

Voilà ce que je dis, moi.

Note : j'entends à l'instant un nommé Pierre Cahuc, chercheur en économie, accuser son contradicteur de ne pas lui répondre sur le terrain de l'économie, mais de la politique. Il lui reproche de se référer à des articles parus dans des revues non académiques : « Lisez les revues académiques, jeune homme ». Eh, espèce de foutriquet, ravale tes mensonges. Tu crois vraiment que l'économie est une science exacte ? Tu crois qu'on va la gober, cette fable d'une pure discipline de laboratoire ? Et sur le plateau de France Culture, tout le monde a l'air d'accord pour ne pas parler de politique au moment où l'on parle d'économie. Le mensonge est là : il n'est pas possible de faire de l'économie sans faire en même temps de la politique. S'intéresser à l'économie, c'est se demander quel modèle de société on veut. Si ce n'est pas de la politique, ça !

Si l'économie n'est pas de la politique, je ne sais plus ce que parler veut dire !

jeudi, 06 septembre 2012

QUEL ULTRALIBERAL ÊTES-VOUS ?

Pensée du jour : « Notre héritage n'est précédé d'aucun testament », écrit RENÉ CHAR dans Feuillets d'Hypnos (fragment 62). HANNAH ARENDT fait de la formule la phrase inaugurale de La Crise de la culture.

 

 

Le fond doctrinal du libéral, chacun en sera d’accord, c’est l’autonomie accordée aux individus par la société. Qui dit liberté, dit par là même responsabilité de l’individu. Plus on est libre, plus on est responsable. Il n’y a pas à tortiller. Enfin, on me l’a dit. Et – théoriquement – plus épais et consistants sont les comptes à  rendre.

 

 

J’observe cependant que les contradictions ne manquent pas. Je me propose de me pencher sur quelques curieux paradoxes. Ainsi, dans le domaine économique, catalogue-t-on A DROITE (politiquement) des gens qui soutiennent mordicus la liberté d’entreprendre, d’embaucher et de débaucher les travailleurs au gré des conjonctures. Ce qu’on appelle la « flexibilité » du marché du travail. Pour que l’affaire marche, on a bien compris, il faut que le patron ait les mains libres. Plus il les a libres, les mains, mieux c’est. Et on le comprend.

 

 

C’est vrai que pour qu’une affaire marche, il est nécessaire d’équilibrer les charges : comme disait le dernier Guide Suprême de la France, celui qui a été battu lors du dernier Combat des Chefs, il faut penser aux trois acteurs : l’actionnaire (le propriétaire qui attend le retour sur investissement) ; le dirigeant, qui prépare l’avenir en adaptant la production au marché et en modernisant sans cesse l’outil de travail ; le travailleur (comme c’est devenu un gros mot, je dirai plus loin le dernier acteur cité), qui font tourner l’outil de travail avec leur « force de travail ».

 

 

En face, on étiquette A GAUCHE des gens qui, spontanément ou non, préoccupés par le sort fait au dernier acteur cité, qui n’a en sa possession que sa force de travail (selon la grille marxiste, mais on ne peut pas dire que ce soit faux), se portent à son secours pour le protéger d’un rapace (c’est l’actionnaire) qui incite un tyran (c’est le dirigeant) à toujours réduire les coûts. Demandons-nous en passant pourquoi le rapace et le tyran rangent le travail du dernier acteur cité dans la colonne des coûts, et non celle des investissements. Passons.

 

 

On voit tout de suite le conflit des deux intérêts : Monsieur DEDROITE actionnaire veut que sa poche se gonfle le plus possible ; le dirigeant y a par nature intérêt, sinon, s’il n’est pas le propriétaire, celui-ci, mécontent, l’éjecte. Monsieur DEGAUCHE veut empêcher le dirigeant de nuire sans mesure au dernier acteur cité.

 

 

Pour décrire les choses simplement, disons que Monsieur DEDROITE veut que la machine tourne, Monsieur DEGAUCHE lutte contre l’esclavage. A l'un la "réalité" concrète, à l'autre le brassage d'idées.

 

 

Notons en passant que Monsieur DEGAUCHE, concrètement (et bizarrement), s’en prend très rarement au propriétaire-actionnaire, sauf en campagne électorale (« Mon ennemi, c’est la finance ! », lança bravement, mais étourdiment, FRANÇOIS HOLLANDE). Pour une raison simple : il faudrait inscrire au programme du parti la destruction du SYSTEME qui fait de l’actionnaire la source de l’économie. Et cela n’est pas au programme, mais alors pas du tout. Car cela s’appelle la révolution.

 

 

Oui, je parle, on l’a compris, de la gauche « responsable », de la gauche « de gouvernement ». Cet homme de gauche-là ne veut surtout pas détruire le système. Il en aime les pantoufles. Je traduis en français : depuis 1983, le Parti Socialiste s’est converti à l’économie de marché. Fini le militant en bras de chemise et la clope au bec : la rue de Solférino ne laisse entrer dans ses murs que des costumes trois-pièces armés d’attachés-cases et sortant de l’ENA. Le Parti Socialiste n'est plus à gauche, mais à GÔCHE. Et ça change tout.

 

 

L’économie de marché (autrement dit la jungle de l’offre et de la demande), elle place à son sommet et (!!!) à sa base l’actionnaire. Renverser cet ordre, seuls de dangereux utopistes osent en rêver. Qui rêvent en douce de grimper au sommet de leur échelle de l’Egalité.

 

 

Donc, l’homme de gôche a renoncé à la révolution, donc il accepte le règne de l’actionnaire. On voit par là qu’entre l’actionnaire-marteau et l’homme de gauche-enclume (une enclume pas toujours au service du dernier acteur cité), le dirigeant a intérêt à avoir pris des leçons de diplomatie auprès des intrigants florentins du 16ème siècle ; des leçons de méthode auprès des grands stratèges (CLAUSEWITZ, SUN TSU) ; des leçons de ruse auprès des vizirs arabes. S’il veut sauver sa peau.

 

 

Résumons-nous : l’homme de droite réclame le maximum de liberté (d’entreprendre) ; l’homme de gauche réclame le maximum de justice (sociale). « Liberté n’est pas licence ». Paraît-il. L’homme de droite, en économie, est favorable au « libéralisme », qui permet à l’entrepreneur de s’enrichir. L’homme de gauche, pour l’empêcher de se servir du dernier acteur cité comme d’un simple citron à presser, exige que l’économie soit « administrée ». La liberté s’oppose à la régulation, comme le pôle nord au pôle sud. Et lycée de versailles.

 

 

Je résume ce qui précède : l’Entrepreneur est contre l’Etat et pour la Liberté. La Sécurité Sociale et le Code du Travail sont contre l’Esclavage qui découle de cette Liberté. En très gros. J’espère que vous suivez. Je schématise, mais il y a de ça.

 

 

Entre la liberté (d’entreprendre) et la protection (sociale), c’est une sourde et permanente lutte pour pousser le curseur du « bon » côté. En ce moment, on pourrait dire par exemple que l’esclavage a le vent en poupe. Et que l’Etat est devenu le toutou de l’Entreprise : « Donne la papatte, allez, fais le beau, JEAN-MARC AYRAULT ». Et JEAN-MARC AYRAULT donne la patte, fait le beau et remue la queue. C’était l’autre jour au MEDEF.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre : promis, demain, étonnant renversement de perspective et de rôle.

 

Dernière minute pour les Lyonnais : a lieu ce soir le vernissage d'une exposition. La galerie Gilbert Riou (1, place d'Ainay, 18 heures) montre des oeuvres tout à fait estimables d'AGATHE DAVID, qui s'est inspirée des Psaumes de David pour faire surgir des souvenirs de bestiaires, de la botanique et des livres d'heures.