vendredi, 26 janvier 2024
LE PLUS GRAND PLAN SOCIAL ...
... L'AGRICULTURE.
« Ce qui se passe en ce moment avec l’agriculture en France, c’est un énorme plan social, le plus gros plan social à l’œuvre à l’heure actuelle, mais c’est un plan social secret. »
Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019.
Voilà pour les données de base du problème : un vulgaire plan social comme tous les autres plans sociaux, avec cette différence que, jamais annoncé officiellement par quelque responsable que ce soit (politique, syndical et que sais-je ?), il se sera étalé sur des dizaines d'années.
Soit dit par parenthèse, on peut quand même s'étonner que pendant que la France se désindustrialisait massivement en vendant ses principaux moyens à la Chine (et à quelques autres pays misérables à l'époque : salaires tendant vers zéro, profits tendant vers l'infini, sans compter les "transferts de technologies"), elle entreprenait de faire entrer toute son agriculture dans une ère modernissime et archi-industrielle. Les responsables de ce choix envisageaient sans peur l'extermination sociale de toute une classe d'individus jugés passéistes et rétrogrades pour un péché mortel que j'appellerai : « les pieds dans la glèbe ». Et pourquoi pas des "paysans aux mains soignées, propres et manucurées", devait-on se dire en haut lieu?
Partant de là, on peut déjà parler d'un plan massif de licenciement dans les entreprises agricoles, fermes familiales, petites exploitations et petits paysans. Compression drastique de personnel. Il n'a jamais été question d'autre chose que de faire de la production de l'alimentation humaine une entreprise industrielle compétitive sur le marché mondial.
Pour cela, un marxiste pointerait un processus de concentration des moyens de production. En clair et en français : calquer l'entreprise agricole française sur son modèle américain, qui est fait de gigantisme entrepreneurial, d'appel massif aux investisseurs gourmands (banques, fonds de pensions, etc.), de mécanisation à outrance et d'usage abondant des ressources procurées par l'industrie agrochimique.
Toute autre considération lancée par Macron, Fesneau, voire Darmanin, et même Arnaud Rousseau en direction des agriculteurs en colère peut être qualifiée de pipeau, fumée, mensonge, fadaise, calembredaine, faribole et foutaise. Arnaud Rousseau ? Mais si, vous savez bien, c'est lui qui a succédé à Christiane Lambert à la tête de la F.N.S.E.A.
F.N.S.E.A. ? Quèzaco ? C'est un « syndicat » qui regroupe les agriculteurs, paraît-il. C'est même LE syndicat (c'est pas vrai, mais que pèsent les "Jeunes Agriculteurs", la "Confédération Paysanne" et autres ?). Officiellement, il se charge de défendre les intérêts des dits agriculteurs, et de tous les agriculteurs, petits ou grands. En réalité, le projet des gros pontes de la F.N.S.E.A. (ceux qui tiennent fermement la vérité du pouvoir dans le syndicat) est de faire de l'agriculture française dans son ensemble une entreprise industrielle performante. Ah ? Tiens donc !!! J'ai déjà entendu ça quelque part (voir plus haut). Pourquoi voudriez-vous que la F.N.S.E.A. échappe à la logique du capitalisme le plus débridé ?
J'entends justement à l'instant à l'antenne de France Culture (26 janvier 2024 à 7h. 08-09) une agricultrice dénoncer l'action pernicieuse du syndicat, qui, selon elle, « fait semblant de défendre les paysans ». Ben oui, on a compris ; la F.N.S.E.A. n'aura atteint son but que lorsque toute l'agriculture française ressemblera à une énorme et immense machine à produire de la bouffe. La terre comme une usine, quoi.
Ainsi s'accomplira le vœu d'Edgar Pisani, autrefois ministre de l'agriculture qui était rentré de sa visite aux U.S.A. ébloui et fasciné par la façon dont les Américains traitaient la terre, et qui avait mis en œuvre une grande politique de remembrement (cf. "concentration"), de destruction de centaines de kilomètres de haies, d'investissement-endettement (avec la complicité du Crédit Agricole), de machinisme, de productivisme. Dans une telle vision du monde, on est prié de considérer la terre, y compris agricole, comme un énorme et quasi inépuisable gisement de richesses sonnantes et trébuchantes.
Cela n'a aucun rapport, évidemment, mais je pense à la relation du Hamas avec le peuple palestinien : le groupe terrorisant brandit le chiffre de 25.000 morts dans la bande de Gaza. Mais ce bilan faisait exactement partie du plan des chefs du Hamas quand ils ont lancé leur pogrom sur les kibboutzim aux abords du territoire, puisqu'ils peuvent à présent se présenter comme des victimes du bourreau israélien. Pour atteindre l'objectif (détruire Israël), tous les moyens sont bons, y compris le meurtre par ennemi interposé d'un quota jugé satisfaisant de morts civils, enfants, femmes et vieillards offerts en sacrifice à la "cause" soi-disant palestinienne.
Eh bien pour les paysans français, c'est la même chose, la mort en moins (quoique) : 2.500.000 en 1955, 496.000 en 2020. Qu'est-ce que s'est-il passé ? L'évolution est inexorable, la concentration est en marche, la petite exploitation est appelée à se fondre et à être mangée par une entreprise plus grosse qu'elle et par ses machines. Pour la F.N.S.E.A., cette fonte des effectifs (appelons ça des licenciements massifs) fait précisément partie du plan d'ensemble. Pour atteindre l'objectif, tous les moyens son bons. On peut appeler ça un processus historique. On peut aussi appeler ça une extermination sociale d'une classe.
Inscrivez cela dans le grand tableau européen fait de tracasseries diverses, de contrôles tatillons, de normes pesantes et de "rationalisation" des productions agricoles, et vous aurez une petite idée des raisons de la colère qui a jeté les tracteurs en travers de nos autoroutes.
Maintenant demandez-vous, face à l'inéluctable, ce que peuvent faire les responsables politiques français. C'est facile à deviner : pérorer, gesticuler, aller faire un tour à la campagne et sortir le carnet de chèque. Quant à agir sur les causes et à arrêter le processus, c'est tintin, fantoche, marionnettes et compagnie.
Là, on est bien sûr dans la Rubrique-à-Brac de Marcel Gotlib (Intégrale Dargaud, 2002, RàB taume 3, p.261, "Deux poids, deux mesures").
09:04 Publié dans L'ETAT DU MONDE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : france, politique, société, agriculture, f.n.s.e.a., edgar pisani, agriculteurs, michel houellebecq, houllebecq sérotonine, plan massif de licenciements, emmanuel macron, marc fesneau, gérald darmanin, arnaud rousseau, christiane lambert, france culture, crédit agricole, hamas, palestiniens, israël, kibboutz, europe, humour, bande dessinée, gotlib, rubrique-à-brac, littérature
mercredi, 22 septembre 2021
TONTON GEORGES, C'EST AUJOURD'HUI
Ne me demandez pas pourquoi, je n'en sais rien. Pour le comment, c'est plus facile : dans le placard de la grande chambre qui faisait l'angle au premier étage, celle juste contre le marronnier, traversée par le gros tuyau métallique qui allait se ficher dans le conduit de la cheminée, il y avait trois ou quatre disques 33 tours 25 cm (on ne disait pas encore vinyle). Yves Montand (Battling Joe, Les Grands boulevards, ...), peut-être Jacques Brel (?), et puis Georges Brassens. Vous savez, Les Amoureux des bancs publics.
Celui-ci, il a passé et repassé sur l'électrophone de la Guilde du Disque, un machin tout gris, avec un "saphir", et puis un bras blanchâtre qui pesait une tonne. Je pouvais avoir sept ou huit ans. A force de passer et repasser, les oreilles ont fini par demander grâce : les sillons (le sillon en réalité) sont devenus de plus en plus aléatoires et criards. Mais le mal était fait : Brassens, je connaissais par cœur.
Et Houellebecq peut bien dire quelque part que Brassens l'emmerde, je n'y peux rien, j'ai grandi avec, et quand on me parle de tonton Georges, je perds tout esprit critique. Et cela n'a pas changé. Bon, c'est vrai, je vois les faiblesses, et même les défauts, mais je connais toujours par cœur beaucoup de chansons. Tenez, l'autre jour, devant la mairie de la Croix-Rousse, jour de "Grande Braderie", il y avait un homme armé d'une guitare qui chantait "Une Jolie Fleur dans une peau de vache", eh bien les paroles me sont venues comme si ça coulait de source, et j'ai chanté avec lui le reste de la chanson. Il a eu l'air content, il s'est senti sans doute moins seul.
C'était peut-être l'un des deux qui avaient déjà donné un récital Brassens à La Crèche, un soir du monde d'avant. "Le 22 septembre", ce n'est peut-être pas ma préférée, mais ça tombe aujourd'hui, alors je profite de l'occasion. Je ferai une réserve sur une des strophes, qui dit : « Que le brave Prévert et ses escargots veuillent / Bien se passer de moi pour enterrer les feuilles... », parce que A l'enterrement d'une feuille morte est un poème qui me semble vraiment trop niais, comme beaucoup de poèmes de monsieur Prévert, celui que Michel Houellebecq (encore lui) traite carrément de "con" dans une de ses Interventions (Flammarion). En quoi j'ai tendance à être assez d'accord.
Reste cette chanson automnale. Et puis toutes les autres : "Tonton Nestor", "Celui qui a mal tourné", "Mourir pour des idées", "Le Bistrot", au hasard de celles qui me viennent à l'instant. Et je me dis qu'en 2021, ça fait pile quarante ans que Georges Brassens a rendu son bulletin de naissance. Et c'est bientôt le temps des feuilles mortes.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans MES CHANSONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : georges brassens, tonton georges, chanson française, yves montand, battling joe, montand les grands boulevards, jacques brel, les amoureux des bancs publics, michel houellebecq, guilde du disque, croix-rousse, café de la crèche, une jolie fleur dans une peau de vache, jacques prévert, houellebecq interventions, mourir pour des idées, tonton nestor
vendredi, 29 mai 2020
PHILIPPE MANIÈRE ET LA MALADIE
LA MALADIE A-T-ELLE UN SENS ?
« Moi je suis très très dubitatif sur le concept même de "monde d’après". Je trouve que tout ça n’a strictement aucun sens. Ce qui nous est arrivé, c’est un fait exogène. Il y a eu une épidémie venue de Chine, il y a eu une transmission à l’homme d’un virus animal. C’est accidentel, ça ne signifie rien. C’est une parenthèse extrêmement fâcheuse, désagréable et spectaculaire. [Exemples de ravages épidémiques à Marseille puis Venise.] Tout ça n’a pas de sens, une maladie n’a pas de sens. Et quand quelque chose comme ça arrive à l’humanité, eh bien après on reconstruit, mais on ne cherche pas à se demander ce qu’on a pu faire, quel péché on a pu commettre, autrefois contre Dieu, aujourd’hui la Nature. »
Voilà ce qu’a déclaré (mot pour mot, je m'en porte garant – et on peut vérifier en cliquant ci-dessous) monsieur Philippe Manière au début de sa réponse à une question de la meneuse de jeu, Emilie Aubry, sur ce que pourrait être "le monde d'après". Ce qui s'appelle "positiver". Cela se passait dimanche 24 mai 2020, dans l’émission L’Esprit public sur France Culture. On trouve ce morceau en réécoute sur le site de la chaîne et à la page de l’émission à partir de 21’10".
J'ai déjà dit (le 30 janvier 2019) combien je regrette le temps où l'émission, produite par Philippe Meyer, rayonnait comme une réjouissante réunion d'intelligences. Ce temps n'est plus : Emilie Aubry est une brave tâcheronne, mais s'il faut attendre des lumières de Madâââme Christine Ockrent, il va falloir se montrer très très patient. Gérard Courtois est un bon journaliste, mais. Quant à Philippe Manière, c'est de ses propos qu'il est question ici.
J’ignore ce que Philippe Manière pense de Michel Houellebecq en général, mais en l’occurrence il se montre entièrement d’accord avec lui quand celui-ci déclare sur France Inter : « Nous ne nous réveillerons pas dans un monde nouveau » (voir ici au 6 mai dernier). Je soutiens moi-même cette idée depuis le début du confinement, je l’ai assez dit ici : j’ai tellement lu et entendu s’exprimer toutes sortes de rêveurs impénitents qui ont saisi l’occasion du confinement pour donner libre cours à leur espoir en un monde enfin corrigé, à leur inventivité conceptuelle et à leur verve onirique, voire fantasmatique, que j’ai fini par les écouter en riant comme un bossu, et parfois à gorge déployée.
Sur ce point précis donc, j’approuve Philippe Manière. Certes, je n’aime guère que la raison sociale de son entreprise (il est entrepreneur) contienne l’expression « Vae solis », qui fait référence au célèbre « Vae victis » (Malheur aux vaincus) que Brennus l'impitoyable avait lancé aux Romains lors du paiement de la rançon (vers – 390). « Malheur aux gens seuls », proclame fièrement monsieur Manière, de façon assez peu sympathique. Il y a un peu d'arrogance dans cette raison sociale, comme chez son initiateur d'ailleurs.
Je pense que monsieur Manière, dans l’ensemble, se moque de paraître ou d’être sympathique : c’est un marchand d’idées, il vend du conseil, de la finance, du business. Il a du bagou et des convictions fortes. Il vend de la communication. Le monde auquel il se réfère est définitivement acquis et validé : c’est la trajectoire fluide et ascensionnelle de l’humanité vers davantage de bonheur et de prospérité grâce aux bienfaits de la société capitaliste. C’est notre moderne Pangloss : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ». Monsieur Manière appartient à l'espèce triomphante des vainqueurs de la mondialisation.
Mais si j’avais à comparer monsieur Manière, il me viendrait, je crois, l’image d’une pomme. Pas n’importe quelle pomme : celle qui ne s’est pas aperçue qu’un ver a commencé à lui bouffer la chair au-dedans. Philippe Manière, dans ses convictions fortes, n’est pas effleuré par le doute ou les questions existentielles. Il est un adepte, un militant : son credo, c’est le libre-échange. Il souhaite la « libération des forces vives de la nation ». Il attend la dérégulation comme on attend le messie. Hélas la chair de ses certitudes ne résiste pas au ver qui le grignote avec lenteur, logique et méthode.
Le ver ? Il en nie jusqu’à l’existence : « C’est accidentel, ça ne signifie rien. », « Une maladie n’a pas de sens ». Il a même lourdement insisté en se disant passablement « énervé » par ceux qui soutiennent le contraire.
J’aime à penser que de telles phrases auraient interdit à Philippe Manière (au cas improbable où l’éventualité se serait présentée) de s'asseoir à la table animée par Philippe Meyer quand ce haut représentant de la culture et de la citoyenneté tenait le gouvernail de L'Esprit public, belle émission de France Culture, avant d'être jeté dehors par on ne sait quelle éminence grise. Car c’est le genre de propos qui révèle la cécité de certaines élites "néo-", "ultra-" "libérales" sur les effets mortifères de certaines politiques économiques fondées sur la recherche exclusive de la croissance, du profit et de la prospérité apparente. Avec Philippe Meyer, on n'était pas si obtus.
« Ce qui nous est arrivé, c’est un fait exogène. » Ah bon ? Exogène, vraiment ? Alors une maladie n’a pas de sens, vraiment ? Un accident ne signifie rien, vraiment ? De prime abord, je dirais volontiers que la joue de pareilles affirmations appelle la gifle : je pense d’emblée au pharmacien Homais de Madame Bovary : « … le type du demi-savant qui, croyant tout connaître, s’imagine capable de tout expliquer, et dont la suffisance ne peut cacher la sottise qu’aux naïfs » (René Dumesnil). A y regarder de plus près, j’ajouterai que c’est tout simplement faux.
Car une maladie, comme n’importe quel accident, a indéniablement quelque chose à nous dire sur l’époque où nous vivons. Une maladie n'est jamais "exogène" (je comprends ça comme "parachuté de la planète Mars"). L’épidémie d’obésité dans certains pays ne dit-elle rien sur les inégalités entre riches et pauvres ? L’épidémie du sida n’a-t-elle rien à nous dire sur le rapport que notre "modernité" entretient avec le sexe ? L'épidémie des maladies chroniques (cancer, etc.) n'est-elle pas le signe que le moteur même de notre civilisation produit de graves nuisances dans son industrie chimique et ses gaz de combustion (voir les études de Réseau Environnement Santé) ?
Sans faire de la maladie une « métaphore » (Susan Sontag, La Maladie comme métaphore, 1978) éminemment signifiante dans la prévalence de certaines maladies dans certaines époques ou certaines régions, le coronavirus n’a-t-il rien à nous dire sur l’absurdité des obsessions économiques du monde actuel, et en particulier l’extension illimitée des échanges commerciaux et des transports qui en découlent ? Quand l'industrie laitière aura-t-elle quelques égards pour le yaourt qui fait parfois 10.000 km avant d'atterrir sur notre table (mon fournisseur est déjà infiniment plus raisonnable, ce qui veut dire que c'est possible) ?
L’humanité n’a certes pas péché contre Dieu, mais n’a-t-elle pas "péché" (ce mot !) contre la nature ? C’est là un cas typique de dénégation du réel. Dénégation des effets de l’action humaine sur la biodiversité, sur le climat, sur les forêts, sur les océans, sur l’innocuité perdue de notre environnement alimentaire ou respiratoire, etc. Bref : ce que nous faisons n’a pas de conséquences et l’humanité est innocente des dégâts qu’elle inflige à la nature. C'est Philippe Manière qui l'affirme. Alléluia !
Je caricature sûrement la pensée de monsieur Philippe Manière qui, vu ses honorables états de service, possède des talents qui le rendent a priori accessible à la pensée complexe et nuancée, moi-même n’étant guère familier de la nuance. Je réagis simplement à de vrais propos qui ont été vraiment tenus sur France Culture un dimanche matin, juste après la messe catholique.
En proférant cette énormité : « ... une maladie n'a pas de sens », Philippe Manière m'a fait sortir de mes gonds : comment peut-on prêter un micro de France Culture à un marchand capable de proférer de telles inepties ? Comment Emilie Aubry peut-elle considérer ce monsieur comme un penseur digne de l'antenne ?
Je crois que Philippe Meyer a fondé une association intitulée "Le Nouvel Esprit public" : il est scandaleux qu'une telle manifestation de la courtoisie de notre esprit démocratique ne soit pas portée par la principale des radios culturelles françaises. Sandrine Treiner, directrice de France Culture, faites-vous le grand honneur de rendre la production de L'Esprit public à son inventeur : Philippe Meyer.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans L'ETAT DU MONDE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : france culture, l'esprit public, philippe meyer, philippe manière, coronavirus, covid-19, sras-cov-2, épidémie, pandémie, émilie aubry, michel houellebecq, vae solis, malheur aux vaincus, monsieur homais, pharmacien homais, madame bovary, susan sontag, sida, hiv, la maladie comme métaphore, environnement, biodiversité, réseau environnement santé, sandrine treiner, brennus vae victis, journalistes, presse, écologie
mardi, 19 mai 2020
QUE C’ÉTAIT CHOUETTE, ...
... LE CONFINEMENT, ....
... POUR LES PIGEONS.
Celui-ci paradait au beau milieu d'une rue passante, le 3 mai, entre 15h14' et 15h15'. C'était le bon temps. Que c'est beau, une société, quand elle s'arrête. Quelle éclatante démonstration de la prescience du grand écrivain Alexandre Vialatte, qui écrivait :
« On n'arrête pas le progrès : il s'arrête tout seul ».
Oui, mais voilà, ... on commence à entrevoir, une semaine après le déconfinement, que c'est Houellebecq qui avait raison : si la société s'arrête un peu trop, rien ne va plus, on sait que ce qui va arriver sera plus pire, beaucoup plus pire, très très pire, de plus en plus pire. Si ça reprend comme avant au bout d'un temps raisonnable, ce sera simplement la même chose,
« en un peu pire ».
Houellebecq a nécessairement raison. C'est ça, être réaliste. Contrairement à ceci :
Quand Gébé avait inventé son utopie de L'An 01, avec son slogan
« ON ARRÊTE TOUT. ON RÉFLÉCHIT. ET C'EST PAS TRISTE. »,
il n'avait pas prévu que ce jour arriverait effectivement. Il n'avait pas prévu non plus que ce serait dû à l'extrême malignité d'un virus. Il avait déjà moins prévu que les foules seraient loin d'adhérer à l'idée de renoncer à leurs objets et à leur train-train habituel. Ni qu'ils n'auraient rien de plus pressé, pour des raisons compréhensibles, que de reconstituer leur paysage familier d'avant le confinement.
Il aurait encore moins pu prévoir que tous les penseurs, tous les intellectuels, tous les spécialistes de sciences humaines appliqueraient avec enthousiasme la deuxième partie du slogan pendant toute la durée du confinement, au point de saturer l'air ambiant de toutes sortes de vapeurs imaginaires, d'ectoplasmes "prémonitoires" et de fragrances tout droit venues de l'île d'Utopia, l'incroyable Non-Lieu - sens précis - inventé par Thomas More. Ah ça, on peut dire que ça a phosphoré dans les boîtes crâniennes "autorisées". Avec un "succès" que l'on commence à mesurer.
09:02 Publié dans PAS PHOTOGRAPHE MAIS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : coronavirus, covid-19, sars-cov-2, condinement, déconfinement, michel houellebecq, gébé, l'an 01, on arrête tout on réfléchit et c'est pas triste, alexandre vialatte, thomas more l'utopie, photographie, zoologie, pigeons
samedi, 09 mai 2020
L'HÔPITAL DEMAIN ?
J'ai déjà cité le nom du docteur Agnès Hartmann, chef du service "Diabétologie" à l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière. C'était il n'y a pas longtemps, trois jours : le 6 mai, pour clore un billet où je laissais la parole à Michel Houellebecq. Je me cite :
« Je viens d'entendre une diabétologue (Agnès Hartmann, hôpital de La Pitié Salpêtrière) dire qu'après avoir vu pendant huit semaines s'ouvrir les portes d'une prison (ce sont ses termes : « Tout le monde a retrouvé du sens au travail ») et arriver des cargaisons de moyens qui faisaient jusque-là défaut, elle vient de recevoir une note (« douche froide », « vieux réflexes de la direction gestionnaire ») du service comptabilité-gestion de l'hôpital l'avertissant que son service était à présent "en négatif", maintenant que les "lits Covid" qui y avaient été ouverts sont de nouveau disponibles. »
C'est sur France Inter (mardi ?) que j'ai entendu Agnès Hartmann.
***
Agnès Hartmann est un chef de service réputé, reconnu, établi : un "mandarin", comme on disait naguère pour dénoncer la chose. Agnès Hartmann n'est donc pas n'importe qui. Ci-dessous deux versions d'une conférence de presse tenue en janvier 2020, à l'époque des grandes grèves des personnels hospitaliers, quand beaucoup de centaines de "mandarins" ont démissionné de leurs fonctions administratives pour protester contre la démolition de l'hôpital public par la tyrannie managériale que font peser sur son avenir tous les services "Comptabilité-Gestion" et "Finance". Je n'excepte pas de ma vindicte la loi scélérate, dite HPST, des mortifères Sarkozy et Bachelot.
6'04"
« Quand notre activité baisse, on nous supprime des moyens. On nous supprime ce qui "coûte" à l'hôpital ».
5'34"
ÇA, C'ÉTAIT BIEN AVANT LE COVID-19 (janvier 2020).
« Je me suis rendu compte que dans les réunions hebdomadaires où on parle avec tout le personnel de ces patients, je devenais une espèce de robot. Dire "quand est-ce qu'il sort, quand est-ce qu'il sort, quand est-ce qu'il sort ?" Parce que dans ma tête je me disais : "ça fait quinze jours qu'il est là, qu'il occupe la chambre, je vais pas pouvoir faire du séjour." Et c'est les jeunes, les infirmières qui me regardent. Et maintenant je sais que quand on commence à me regarder comme ça, c'est que je suis plus éthique. Je me ressaisis et d'ailleurs je leur dis : "N'oubliez jamais pourquoi les patients sont là" ! ».
Citation textuelle. On est dans la vérité brutale. La vérité de la réalité des gens quand ils ne vont pas bien.
***
J'aurais aimé maintenant faire écho à ce qu'elle dit aujourd'hui sur une vidéo "facebook" du réseau "cerveaux non disponibles", dont on n'est pas obligé d'apprécier et de visionner toutes les publications. Celle-ci est percutante, mais laisse augurer un avenir bien sombre. La vidéo est très justement intitulée "Le retour des démolisseurs". Mais j'avoue que je ne sais pas comment faire l'opération. Et je n'ai rien trouvé sur youtube (hormis les deux vidéos ci-dessus).
https://www.facebook.com/cerveauxnondisponibles/videos/560047947822289/
On peut toujours copier ce lien sur un moteur de recherche.
Il faut se contenter d'une page de France Info (interview par Aurélie Kieffer, pour l'écouter faire défiler l'article).
Je crois que c'est sur le site "Ouest France" que j'ai piqué cette citation :
"Agnès Hartmann, une [sic] autre médecin de la Pitié-Salpêtrière : « C’était presque inquiétant qu’on nous donne autant de moyens. Depuis une semaine, c’est la douche froide. On voit réapparaître de vieux réflexes de la direction gestionnaire. »"
C'est ça qu'il disait, Houellebecq : « La même chose, en un peu pire ».
***
Moi je n'ose pas imaginer comment se manifesteront la colère et le désespoir des personnels de santé travaillant dans l'hôpital public s'il arrive, après cette crise hors du commun, que les pouvoirs publics, imperturbables, persistent à imposer à l'exercice proprement médical de la profession le carcan administratif, comptable et financier d'une gestion inspirée du management à l'américaine, c'est-à-dire, sous prétexte d'efficacité, de la rentabilité et de la privatisation à tout prix.
09:00 Publié dans L'ETAT DU MONDE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : agnès hartmann, michel houellebecq, hôpital la pitié salpêtrière, covid-19, coronavirus, sars-cov-2, grippe asiatique, épidémie, pandémie, diabétologue, comptabilité gestion, hôpital public, loi hpst, sarkozy bachelot, cerveaux non disponibles, retour des démolisseurs, facebook, youtube, emmanuel macron
mercredi, 06 mai 2020
HOUELLEBECQ ET CORONAVIRUS
Information :
En Lombardie, la ville de Bergame vient de connaître une surmortalité de
+ 568 %
par rapport à la même période de l'année précédente !
Et au 27 avril, on comptait en Italie
151
médecins morts du Covid-19.
******************
J'ai entendu sur France Inter Augustin Trapenard lire une "lettre" de Michel Houellebecq.
Ce que j'aime bien, avec Houellebecq, c'est qu'on est sûr qu'il ne nous dore pas la pilule, et que ce qu'il va dire est absolument débarrassé de tout ce qui ressemble à ces confitures de langue en bois d'arbre qui s'appellent la "bienveillance", les "bons sentiments" (le "cordicolisme" - ou "culte des bons sentiments", trad. personnelle - de Philippe Muray), cette dégoulinade émotionnelle et sentimentale qui généralise l'aveuglement sur la réalité, nous fait prendre des vessies pour des lanternes et interdit de penser.
En ces temps étranges, voilà qui est salutaire et bienvenu.
6'57".
***
Et pour ceux qui préfèrent le texte écrit à la voix d'Augustin Trapenard.
EN UN PEU PIRE
réponses à quelques amis
Il faut bien l’avouer : la plupart des mails échangés ces dernières semaines avaient pour premier objectif de vérifier que l’interlocuteur n’était pas mort, ni en passe de l’être. Mais, cette vérification faite, on essayait quand même de dire des choses intéressantes, ce qui n’était pas facile, parce que cette épidémie réussissait la prouesse d’être à la fois angoissante et ennuyeuse. Un virus banal, apparenté de manière peu prestigieuse à d’obscurs virus grippaux, aux conditions de survie mal connues, aux caractéristiques floues, tantôt bénin tantôt mortel, même pas sexuellement transmissible : en somme, un virus sans qualités. Cette épidémie avait beau faire quelques milliers de morts tous les jours dans le monde, elle n’en produisait pas moins la curieuse impression d’être un non-événement. D’ailleurs, mes estimables confrères (certains, quand même, sont estimables) n’en parlaient pas tellement, ils préféraient aborder la question du confinement ; et j’aimerais ici ajouter ma contribution à certaines de leurs observations.
Frédéric Beigbeder (de Guéthary, Pyrénées-Atlantiques). Un écrivain de toute façon ça ne voit pas grand monde, ça vit en ermite avec ses livres, le confinement ne change pas grand-chose. Tout à fait d’accord, Frédéric, question vie sociale ça ne change à peu près rien. Seulement, il y a un point que tu oublies de considérer (sans doute parce que, vivant à la campagne, tu es moins victime de l’interdit) : un écrivain, ça a besoin de marcher.
Ce confinement me paraît l’occasion idéale de trancher une vieille querelle Flaubert-Nietzsche. Quelque part (j’ai oublié où), Flaubert affirme qu’on ne pense et n’écrit bien qu’assis. Protestations et moqueries de Nietzsche (j’ai également oublié où), qui va jusqu’à le traiter de nihiliste (ça se passe donc à l’époque où il avait déjà commencé à employer le mot à tort et à travers) : lui-même a conçu tous ses ouvrages en marchant, tout ce qui n’est pas conçu dans la marche est nul, d’ailleurs il a toujours été un danseur dionysiaque, etc. Peu suspect de sympathie exagérée pour Nietzsche, je dois cependant reconnaître qu’en l’occurrence, c’est plutôt lui qui a raison. Essayer d’écrire si l’on n’a pas la possibilité, dans la journée, de se livrer à plusieurs heures de marche à un rythme soutenu, est fortement à déconseiller : la tension nerveuse accumulée ne parvient pas à se dissoudre, les pensées et les images continuent de tourner douloureusement dans la pauvre tête de l’auteur, qui devient rapidement irritable, voire fou.
La seule chose qui compte vraiment est le rythme mécanique, machinal de la marche, qui n’a pas pour première raison d’être de faire apparaître des idées neuves (encore que cela puisse, dans un second temps, se produire), mais de calmer les conflits induits par le choc des idées nées à la table de travail (et c’est là que Flaubert n’a pas absolument tort) ; quand il nous parle de ses conceptions élaborées sur les pentes rocheuses de l’arrière-pays niçois, dans les prairies de l’Engadine etc., Nietzsche divague un peu : sauf lorsqu’on écrit un guide touristique, les paysages traversés ont moins d’importance que le paysage intérieur.
Catherine Millet (normalement plutôt parisienne, mais se trouvant par chance à Estagel, Pyrénées-Orientales, au moment où l’ordre d’immobilisation est tombé). La situation présente lui fait fâcheusement penser à la partie « anticipation » d’un de mes livres, La possibilité d’une île.
Alors là je me suis dit que c’était bien, quand même, d’avoir des lecteurs. Parce que je n’avais pas pensé à faire le rapprochement, alors que c’est tout à fait limpide. D’ailleurs, si j’y repense, c’est exactement ce que j’avais en tête à l’époque, concernant l’extinction de l’humanité. Rien d’un film à grand spectacle. Quelque chose d’assez morne. Des individus vivant isolés dans leurs cellules, sans contact physique avec leurs semblables, juste quelques échanges par ordinateur, allant décroissant.
Emmanuel Carrère (Paris-Royan ; il semble avoir trouvé un motif valable pour se déplacer). Des livres intéressants naîtront-ils, inspirés par cette période ? Il se le demande.
Je me le demande aussi. Je me suis vraiment posé la question, mais au fond je ne crois pas. Sur la peste on a eu beaucoup de choses, au fil des siècles, la peste a beaucoup intéressé les écrivains. Là, j’ai des doutes. Déjà, je ne crois pas une demi-seconde aux déclarations du genre « rien ne sera plus jamais comme avant ». Au contraire, tout restera exactement pareil. Le déroulement de cette épidémie est même remarquablement normal. L’Occident n’est pas pour l’éternité, de droit divin, la zone la plus riche et la plus développée du monde ; c’est fini, tout ça, depuis quelque temps déjà, ça n’a rien d’un scoop. Si on examine, même, dans le détail, la France s’en sort un peu mieux que l’Espagne et que l’Italie, mais moins bien que l’Allemagne ; là non plus, ça n’a rien d’une grosse surprise.
Le coronavirus, au contraire, devrait avoir pour principal résultat d’accélérer certaines mutations en cours. Depuis pas mal d’années, l’ensemble des évolutions technologiques, qu’elles soient mineures (la vidéo à la demande, le paiement sans contact) ou majeures (le télétravail, les achats par Internet, les réseaux sociaux) ont eu pour principale conséquence (pour principal objectif ?) de diminuer les contacts matériels, et surtout humains. L’épidémie de coronavirus offre une magnifique raison d’être à cette tendance lourde : une certaine obsolescence qui semble frapper les relations humaines. Ce qui me fait penser à une comparaison lumineuse que j’ai relevée dans un texte anti-PMA rédigé par un groupe d’activistes appelés « Les chimpanzés du futur » (j’ai découvert ces gens sur Internet ; je n’ai jamais dit qu’Internet n’avait que des inconvénients). Donc, je les cite : « D’ici peu, faire des enfants soi-même, gratuitement et au hasard, semblera aussi incongru que de faire de l’auto-stop sans plateforme web. » Le covoiturage, la colocation, on a les utopies qu’on mérite, enfin passons.
Il serait tout aussi faux d’affirmer que nous avons redécouvert le tragique, la mort, la finitude, etc. La tendance depuis plus d’un demi-siècle maintenant, bien décrite par Philippe Ariès, aura été de dissimuler la mort, autant que possible ; eh bien, jamais la mort n’aura été aussi discrète qu’en ces dernières semaines. Les gens meurent seuls dans leurs chambres d’hôpital ou d’EHPAD, on les enterre aussitôt (ou on les incinère ? l’incinération est davantage dans l’esprit du temps), sans convier personne, en secret. Morts sans qu’on en ait le moindre témoignage, les victimes se résument à une unité dans la statistique des morts quotidiennes, et l’angoisse qui se répand dans la population à mesure que le total augmente a quelque chose d’étrangement abstrait.
Un autre chiffre aura pris beaucoup d’importance en ces semaines, celui de l’âge des malades. Jusqu’à quand convient-il de les réanimer et de les soigner ? 70, 75, 80 ans ? Cela dépend, apparemment, de la région du monde où l’on vit ; mais jamais en tout cas on n’avait exprimé avec une aussi tranquille impudeur le fait que la vie de tous n’a pas la même valeur ; qu’à partir d’un certain âge (70, 75, 80 ans ?), c’est un peu comme si l’on était déjà mort.
Toutes ces tendances, je l’ai dit, existaient déjà avant le coronavirus ; elles n’ont fait que se manifester avec une évidence nouvelle. Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire.
Michel HOUELLEBECQ
***
AVIS AUX OPTIMISTES.
"En un peu pire" ?
Je viens d'entendre une diabétologue (Agnès Hartmann, hôpital de La Pitié Salpêtrière) dire qu'après avoir vu pendant huit semaines s'ouvrir les portes d'une prison (ce sont ses termes : « Tout le monde a retrouvé du sens au travail ») et arriver des cargaisons de moyens qui faisaient jusque-là défaut, elle vient de recevoir une note (« douche froide », « l'administration avant la médecine », « vieux réflexes de la direction gestionnaire ») du service comptabilité-gestion de l'hôpital l'avertissant que son service était à présent "en négatif", maintenant que les "lits Covid" qui y avaient été ouverts sont de nouveau disponibles.
Formidable : rien vu ! Rien entendu ! Rien appris ! Rien compris !
Qui a encore envie de chanter la chanson : « Non, rien de rien, rien ne sera plus comme avant. » ?
A cette question, j'ai une idée de ce qu'il conviendra bientôt de répondre.
09:00 Publié dans L'ETAT DU MONDE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel houellebecq, coronavirus, covid-19, sars-cov-2, confinement, littérature, société, france, france inter, augustin trapenard, frédéric beigbeder, catherine millet, emmanuel carrère, surmortalité, bergame lombardie, philippe muray, agnès hartmann, hôpital pitié salpêtrière
mardi, 12 novembre 2019
LA TERRE COMME UNE USINE 2
LA TERRE COMME UNE USINE.
Le projet d'Edgar Pisani, célèbre ministre de De Gaulle ? Envoyer un gros bulldozer pour tout araser et pour transformer la campagne française en usine à produire des aliments. La terre comme une usine : voilà l'essence du projet. C’est aussi simple que ça.
Et quels que soient les discours des présidents, quelques sympathiques que soient les Salons de l'Agriculture, quels que soient les résultats des Grenelle de l'environnement ou des Etats Généraux de l'alimentation, année après année, on le voit se réaliser, le projet de Pisani, comme une mécanique bien huilée poussée par un moteur en parfait état alimenté par un carburant performant. Quoi qu'il arrive, la logique industrielle étend son emprise, inexorablement. Parce que c'est elle qui est au cœur de tout le système. C'est elle, le moteur.
Il paraîtrait que Pisani ait fini par éprouver quelques remords. Trop tard !
Christin et Mézières, dans Bienvenue sur Alflolol (Valérian n°4, Dargaud, 1982), ne sont finalement pas tant que ça dans la science-fiction (c'est de la bande dessinée). Comparer avec ci-dessous la production bien actuelle des tomates bio en Andalousie (c'est une vraie photo publiée dans Le Monde le 3 septembre 2019).
Edgar Pisani ! Encore un qui ne s’est pas remis de son voyage aux USA (je parlais récemment des maires Pradel et Degraeve de retour de Los Angeles pleins de projets en béton pour leur ville) et qui, sans se poser de questions sur l’adaptabilité du système, a utilisé son pouvoir politique pour obliger l’agriculture à s’industrialiser – que dis-je : à devenir une industrie ! La mécanisation à outrance comme solution miracle ! Et à la cravache !
Pour cela, il faut de très grandes surfaces (remembrement, destruction des haies, ...), de très grosses machines qui coûtent très cher, donc de très gros emprunts (en français : un très gros endettement auprès du Crédit Agricole). Pour l'élevage bovin, la France traîne heureusement un peu la patte (la "ferme des 1.000 vaches" fait débat, alors qu'ailleurs - Chine, Canada, etc. - on parle d'établissements de 10.000 bovins, voire plus). Big is beautiful. Ne parlons plus de « fermes », mais d' « entreprises à vocation agricole » (on peut remplacer "agricole" par "nutritionnelle", biberonneuse", etc.). Hors du gigantisme, point de salut.
Je laisse la parole à Michel Houellebecq (ex-ingénieur Agro) : « Je connaissais parfaitement cet élevage, c'était un élevage énorme, plus de trois cent mille poules, qui exportait ses œufs jusqu'au Canada et en Arabie Saoudite, mais surtout il avait une réputation infecte, une des pires de France, toutes les visites avaient conclu à un avis négatif sur l'établissement : dans des hangars éclairés en hauteur par de puissants halogènes, des milliers de poules tentaient de survivre, serrées à se toucher, il n'y avait pas de cage c'était un "élevage au sol", elles étaient déplumées, décharnées, leur épiderme irrité et infesté de poux rouges, elles vivaient au milieu des cadavres en décomposition de leur congénères, passaient chaque seconde de leur brève existence – au maximum un an – à caqueter de terreur » (Sérotonine, p.160).
Pour couronner le tout, il faut une « organisation » qui englobe tout le personnel employé sur les terres agricoles. Ce sera la FNSEA, seul interlocuteur du gouvernement en matière agricole, sorte d’Etat dans l’Etat, qui fait la pluie et le beau temps, qui négocie avec le ministère de puissance à puissance, qui envoie à l’occasion un commando dévaster impunément les bureaux de la ministre de l’écologie (il me semble que c'était Voynet). Et qui est capable dernièrement d'organiser une manif de tracteur pour protester contre l' "agribashing" (encore une trouvaille de journaliste, je parie !) dont souffrent les agriculteurs. Situation absurde et rocambolesque quand on regarde l'évolution sur le long terme : qui a voulu cette industrie agricole ?
On comprend bien que les paysans de l’ancienne France aient fini par disparaître : pris entre 1 - les mâchoires de l’étau politique d’un ministère qui propageait une vision totalitaire de l’agriculture du futur ; mais aussi 2 - entre les mâchoires de l’étau financier du Crédit agricole qui prêtait en masse pour inonder de machines les exploitations agricoles et pour tenir les exploitants dans le nœud coulant de leurs dettes ; et enfin 3 - entre les mâchoires de l’étau d’un « syndicat » monopolistique regroupant désormais des « entreprises agricoles », où les gros chefs d'entreprise pouvaient dicter leur loi aux petits.
Dans cette histoire de gigantismes juxtaposés (et soigneusement coordonnés), j'ai failli oublier 4 - le gigantisme de la distribution qui, soi-disant dans l'intérêt du consommateur, tire vers le plus bas possible ses prix d'achat aux producteurs, pour mieux les asphyxier et leur faire rendre gorge. Ce système répond à l'exigence capitaliste : produire en masse et au plus bas prix possible.
Je n'ai pas développé ici le côté "tout-chimique" impliqué par le choix de l'agriculture industrielle : la chimie est le corollaire forcé de l'option industrielle. Pour lutter contre les infestations de nuisibles qui font baisser les rendements à l'hectare, il est parfaitement logique de recourir à tous les poisons inventés par l'industrie chimique, cette frangine de l'industrie agricole. Et pour empêcher les rendements à l'hectare de baisser du fait de la raréfaction des nutriments naturels, il est parfaitement logique de recourir à tous les « intrants » providentiellement fournis par la même frangine. Quitte, comme le montrent les travaux de Claude et Lydia Bourguignon, à transformer le sol des terres agricoles en matière totalement inerte et stérile.
Alors dans ce paysage dominé par « du mécanique plaqué sur du vivant » (pardon, Bergson, pour le détournement, mais pour le coup, l'expression est à prendre au sens propre), dominé par le productivisme, par le quantitatif, par la standardisation, quelle place pour la bonne bouffe ? Oh c'est sûr, dans les discours, elle occupe une très belle place : Macron organise en grand tralala des "Etats Généraux de l'Alimentation" où les plus belles intentions s'étalent et font le spectacle. Résultat des courses ? Une guirlande multicolore de pets de lapin : Seigny Joan, le fou de Rabelais (Tiers Livre, 37), fait tinter la pièce du faquin pour payer « au son de son argent », la fumée du rôtisseur, au parfum de laquelle le faquin avait mangé son pain.
Le problème ne change pas. On a beau tourner autour en poussant des cris incantatoires et déchirants, c'est toujours le même. Je le formulerai ainsi : les initiatives individuelles, aussi nombreuses, courageuses et opiniâtres qu'elles soient, peuvent-elles infléchir la trajectoire globale d'une masse d'éléments étroitement interdépendants, et solidement organisés en SYSTÈME ? Je réponds clairement "non". En dehors de la satisfaction de pouvoir se dire qu'on est dans le vrai, on en reste aux pets de lapin.
Reiser 1976.
Prenons la biodiversité alimentaire : elle existe, oui, mais à quel prix ? Êtes-vous prêts à payer 3,85€ le délicieux pain de "petit épeautre" plein de qualités diverses (on trouve ça chez Caclin) ? Combien de variétés de pommes, il y a soixante ans ? Essayez de trouver des pommes "Calville" sur les marchés lyonnais, vous savez, ces excellentes pommes jaunes pleines de bourrelets sur le cul. Même chose pour tous les légumes et fruits.
Demandons-nous ce qui entraîne l'uniformisation des modes de vie, l'uniformisation des comportements, l'uniformisation des habitudes, l'uniformisation de l'alimentation. Certains appelleront ça la "mondialisation". Pas faux, mais la mondialisation est elle-même le résultat d'un processus plus vaste et plus ancien : l'industrialisation. Qu'est-ce que c'est, en réalité, la "grande distribution" ?
C'est la logique industrielle appliquée au principe du magasin de vente : automatisation des tâches, standardisation des produits, etc. Votre magasin de proximité s'agrandit, se rationalise, s'uniformise : vous y êtes presque. Nous sommes les fruits de cette logique industrielle, c'est elle qui nous a façonnés, corps et esprit, jusqu'à nous apparaître comme une évidence, comme une autre nature. C'est de la production industrielle que notre vie dépend, comme celle du drogué dépend de son dealer.
Or entre la logique écologique et la logique industrielle, il n'y a pas d'entente possible. C'est rigoureusement incompatible. A l'ère industrielle, il y a les gentils "gestes" qu'on peut faire (bientôt les pots de yaourt dans la poubelle jaune : quel progrès!), pour se donner bonne conscience. Il y a les petites intentions louables qui nous font "trier nos déchets". Qu'est-ce que ça change à l'essentiel ? Et ça pèse quoi, le "zéro déchet" ?
Bravo à toutes les petites fourmis qui s'activent pour "vivre autrement" et de façon plus proche de la nature, mais je ne vois pas bien comment nous pourrions renier cet état de fait et changer de SYSTÈME.
Voilà ce que je dis, moi.
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lundi, 11 novembre 2019
LA TERRE COMME UNE USINE 1
« Ce qui se passe en ce moment avec l’agriculture en France, c’est un énorme plan social, le plus gros plan social à l’œuvre à l’heure actuelle, mais c’est un plan social secret. » Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019.
La seule erreur de Michel Houellebecq, dans le constat des dégâts que son dernier roman Sérotonine dresse au sujet de l'agriculture, c'est l'expression "en ce moment". Phèdre (Racine) dirait : « Mon mal vient de plus loin » : un plan social, oui, mais un tsunami étalé sur cinquante ans. L'agriculture à la française (je précise) a été sciemment détruite par des crânes d’œufs lauréats des grandes écoles depuis que les grandes écoles font la loi en France.
Car il suffit de rappeler que le nombre des paysans (agriculteurs, exploitants agricoles, etc.) est passé de 4.000.000 dans les années 1960 à 400.000 aujourd’hui. On pourrait l’appeler aussi « extermination d’une population ». La brutalité avec laquelle le monde agricole a été massacré en un demi-siècle n’a d’égale que d’autres brutalités, que l’on a pourtant généralement coutume de considérer comme bien pires, parce que plus visibles. L'invisibilité, voilà bien le problème de l'extinction de l'agriculture à la française. Le système productiviste a inventé l'extermination en douceur (un suicide par jour, dit-on).
Bon, disons-le tout de suite : ce n’est pas la nostalgie qui m’inspire ici. Oui, j’ai passé de merveilleux moments chez le père Pic, à Tence (Haute-Loire) : voir poser le joug sur la nuque des bœufs (il y en avait souvent un qui avançait de biais) et passer le timon dans l’œil du joug, il me laissait seulement passer la goupille dans son orifice pour fixer l’attelage, et faire semblant de guider celui-ci en maniant une longue trique et en poussant des cris imités de par là-bas. Et puis l’énorme pain hebdomadaire que monsieur Pic cuisait dans le four en pierre, devant la ferme, avec deux petites miches qu’il avait bourrées de raisins secs à destination des deux galapiats qui venaient passer leurs journées de vacances dans sa ferme, et qu’il laissait jouer aux paysans.
Et puis c’est juste à côté, chez Joseph et Marie (je n’ai jamais su quel était leur nom de famille, mais c’était bien leurs prénoms), que j’ai appris à traire les vaches. Ils en avaient six, il faisait chaud dans l’étable, je buvais leur lait « bourru » et, monté dans la grange, je faisais, à la fourche, tomber dans leur râtelier leur ration de foin. Je ne sais pas si je saurais encore tirer sur les pis comme il convient. De toute façon, qui trait encore les vaches à la main ? Il y avait de la tendresse : je vois encore Joseph assis sur son « boute-à-cul », les mains au travail et la tête posée avec l’épaule contre le ventre tiède.
Tout ça est vrai, mais je ne peux pas dire que c’était le bon temps : c’est juste une expérience inoubliable, gravée sur mon disque dur jusqu’à ce que mort s’en suive. Ce que je ne voyais pas, moi le petit citadin en vacances, c’était la dureté de toutes ces tâches qui me semblaient agréables ; c’était la dureté du métier de paysan, que je n’ai fait qu’effleurer dans l’insouciance, comme un jeu un peu plus sérieux, un jeu comme "pour de vrai". Bon, j'avoue que quand on m'a mis la fourche en main pour monter les bottes de la charrette à la grange, j'ai été rendu à mon pauvre état de novice : je n'étais pas encore taillé pour ça.
Cette dureté de la vie paysanne, je l’ai éprouvée beaucoup plus tard quand, étant à la croisée des chemins et n’ayant qu’une vue brumeuse sur mon avenir, j’ai prêté la main quelque temps à Georges R., lui-même fils de paysan, qui élevait dans une commune proche de Lyon une quinzaine de vaches (pour le lait) et qui cultivait quelques hectares pour le maraîchage. Je me souviens en particulier du jour où nous avons attaqué en même temps deux rangs de haricots et où le gars, ancien "polio" pourtant, m'avait « semé sur place » : manifestement, je n’étais pas fait pour un métier de la terre, mon rendement était pitoyable. C'est en arrachant des rangées d'oignons que j'ai répondu à la question existentielle.
Ce qui fait agir le paysan s'appelle Nécessité (le mot Ἀνάγκη, gravé dans un coin obscur de Notre-Dame de Paris, chez Victor Hugo). Georges était capable d’abattre en été ses quinze heures de boulot. Cette énergie quasi-désespérée, il la puisait dans la simple nécessité imposée par le rythme des bestiaux et par le rythme de la germination. Quand les vaches ont la mamelle pleine, y a pas : il faut traire, sinon vous allez les entendre. Quand les haricots, quand les oignons mûrissent, y a pas : il faut y aller, sans se poser de question, sinon vous perdez tout. Le boulot des paysans, il est là : c'est la nature qui dicte sa loi et qui impose sa nécessité.
J’ai su que ce n’était pas pour moi : pour cultiver les sols, pour élever des animaux, il faut s’éreinter, il faut se donner un mal de chien, il ne faut pas compter les heures, il ne faut pas compter sa peine, il ne faut pas compter sur d’éventuelles vacances pour « décompresser », et en plus, il ne faut pas trop compter ce qui tombe dans le porte-monnaie à la fin du mois. Qui serait assez fou pour mettre le doigt dans cet engrenage infernal ?
La FNSEA n’a pas complètement tort avec sa campagne de communication : les métiers de la terre sont largement ignorés (elle dit « mal aimés ») par une population de citadins et dans un pays qui a vu fondre comme neige au soleil les effectifs. Sans remonter à 1930 (et pour cause), j’ai connu à Frontonas (Isère) l’époque où les paysans étaient omniprésents dans la vie du village.
J’entends encore ces hommes du nord-Dauphiné, durs et drus, trapus et solides, occupant en demi-cercle le banc de pierre du chœur de l’église, jusque derrière l’autel, chanter – en latin, s’il vous plaît – le « Credo » et le « Gloria » en alternance avec les femmes, placées quant à elles sur les premiers bancs de bois, à droite dans la nef. Je vois encore, à la sortie de la messe leur groupe compact se diriger doucement vers le café de la place pour siffler quelques apéros – en chœur, s’il vous plaît. C’est encore eux qui formaient l’essentiel du conseil municipal : la vie du village, kermesse comprise, c'étaient les paysans.
Ils formaient ainsi pour le reste de la population (encore peu urbanisée) un paysage familier, quotidien. C’étaient eux, le « tissu social ». C'étaient eux, la base du "vivre-ensemble". Depuis, avec des effectifs divisés par 10 en cinquante ans, ils ont disparu. Qui connaît encore, qui fréquente encore des paysans, en dehors de ceux qui viennent vendre leur production sur les marchés des villes ? La vie dans les villages ne tourne plus autour de sa population paysanne, encore heureux quand il y reste une exploitation agricole.
Bizarrement, dans le même temps, la production agricole a augmenté démesurément. L’économiste ordinaire est content, saute sur sa chaise comme un cabri et s’extasie : quel bond spectaculaire de la productivité des travailleurs !!! Mais à quel prix, lui réplique le citoyen ordinaire !
A quel prix ? C’est vite vu. Mettons tout de suite de côté la vieille agriculture de type familial, l’agriculture biologique, la permaculture et toutes les variantes nouvelles de l’agriculture à taille humaine : on en a très vite fait le tour. Le poids de ces façons de produire des aliments est négligeable par rapport au total. Je ne connais pas les chiffres exacts, mais il ne me semble pas que la tendance de fond de l’agriculture française ait beaucoup changé depuis le grand projet du ministre Edgar Pisani du temps de De Gaulle.
A suivre.
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vendredi, 12 juillet 2019
QUAND HOUELLEBECQ PARLE
Il s'appelle Michel Houellebecq. C'est probablement la raison qui a permis à sa tribune d'accéder à l'honneur d'être publiée dans les colonnes du Monde daté 12 juillet 2019. S'il s'était appelé Tartempion ou Frédéric Chambe, le papier aurait fini à la poubelle sans même avoir été lu (quoique ...). Et de quoi parle Son Excellence Houellebecq ? De l'affaire Vincent Lambert.
Et qu'est-ce qu'il en dit, Houellebecq, de l'affaire Vincent Lambert ? Pour parler franchement, je me dis que l'auteur des Particules élémentaires et de La Carte et le territoire a écrit des choses plus intéressantes. Qui a tué Vincent Lambert ? Pour Houellebecq, c'est sûr, c'est l'Etat français. Pour moi, affirmer ça d'entrée (c'est la première phrase), c'est dire une connerie. Ce n'est pas la seule. Dans l'ensemble, le texte donne l'impression de partir dans plusieurs directions. Une question de composition, apparemment : non seulement les considérations se réfèrent à des registres hétérogènes, mais beaucoup manquent à mon avis de pertinence.
La première affirmation qui me semble juste arrive en haut de la troisième colonne de la "tribune" : « Il m'est difficile de me défaire de l'impression gênante que Vincent Lambert est mort d'une médiatisation excessive, d'être malgré lui devenu un symbole ...».
Le plus bizarre, c'est qu'à aucun moment Houellebecq ne parle de l'aspect religieux de l'affaire. Remarquez qu'il ne fait qu'emboîter le pas à l'immense cohorte des journalistes qui ont eu à en rendre compte. Il est ahurissant que l'appartenance des parents au courant intégriste du catholicisme ait pu être mentionnée sans que jamais ou presque ne soit évoquée la secte qui était à l'origine de l'acharnement procédurier des parents de Vincent Lambert. Ce sont bien ses parents, soutenus par l'argent et le militantisme d'un groupe de fous de Dieu, qui ont fait de l'agonie de Vincent Lambert un spectacle pornographique abondamment relayé par des médias tant soit peu charognards.
Dans les journaux, on a pu lire qu'il s'agissait d'un conflit familial. C'est sans doute vrai, mais la toile de fond, qu'en avez-vous fait, messieurs les journalistes ? Pourquoi n'a-t-il jamais été dit qu'on assistait à une véritable offensive judiciaire de l'intégrisme religieux le plus fanatique ?
Le papier de Michel Houellebecq glisse niaisement sur cette réalité. Il a perdu une occasion de se taire.
Voilà ce que je dis, moi.
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mercredi, 19 juin 2019
ROMAIN GARY : CHARGE D'ÂME
Je viens de lire un livre de Romain Gary, dont les « romans et récits » viennent d’entrer dans la Pléiade. Celui-ci n’y a pas été repris, peut-être avec raison. Le roman s’intitule Charge d’âme (Gallimard, 1977). Drôle de livre, en vérité, qui veillait sur un rayon oublié de ma bibliothèque. Honnêtement, je ne sais pas comment il est arrivé là. Je l’ai ouvert un peu par hasard. Drôle de livre : j’hésite entre la leçon, la fable et la farce. L’argument, si on le prend au pied de la lettre, est proprement abracadabrant, avec un petit air de démonstration didactique au début.
Marc Mathieu est la quintessence du physicien d’envergure einsteinienne, et il est reconnu comme tel par ses pairs : il passe son temps à chercher, et il trouve tellement qu’il constitue à lui tout seul la pointe avancée de toute la physique mondiale, l’explorateur ultime des confins du possible. Toute l’équipe du laboratoire où il travaille (le Cercle Erasme) est guidée par le « mot d’ordre » de Mao Tsé Toung : « L’énergie spirituelle doit être transformée en énergie matérielle » (p.39).
Marc Mathieu, ainsi que ses collaborateurs, prend cette phrase au pied de la lettre. Et bien que le savant ait un peu de mépris pour son collègue Chavez ("profiteur, exploiteur, applicateur" et un peu épais), c'est bien lui, Mathieu, malgré qu'il en ait, qui fera de ses recherches une réalité concrète, sur la base de : « ce qui peut être réalisé doit être réalisé » (p.133), où l'on reconnaît la philosophie intraitable de Günther Anders dans L'Obsolescence de l'homme. Déjà, page 60 : « On pouvait, à présent, et donc on devait aller plus loin » (Günther Anders : « –, on considère ce qui est possible comme absolument obligatoire, ce qui peut être fait comme devant absolument être fait », Editions Fario, p.17). La recherche fondamentale, la recherche pure ne travaille pas dans des abstractions définitives, et débouche toujours sur le monde réel, pour le meilleur et pour le pire. Jamais, dans toute l'histoire humaine, une grande découverte n'a été utilisée seulement pour le Bien : Satan est le complément nécessaire de Dieu.
Ici, il s’agit très concrètement de récupérer le souffle (« l’âme ») des gens au moment où ils meurent pour en faire le carburant révolutionnaire (« carburant avancé ») des moteurs et des machines. C’est d’ailleurs ce qui arrive à Albert, le chauffeur du laboratoire qui, en mourant, vient alimenter, grâce à un dispositif spécial, le moteur de la voiture de fonction. Le pauvre Albert le fait d’abord à contrecœur (le moteur hoquette), puis il s’y fait, et le moteur tourne rond. Malheureusement, le dispositif n'est en mesure de capter les "âmes" que dans un rayon de soixante-quinze mètres.
Marc Mathieu est français, quoique guère patriote : tout le fruit de ses découvertes, il le transmet aussitôt aux Américains et aux Russes, alors en pleine guerre froide. Toutes sortes de services secrets gravitent autour de lui en permanence, à l’affût de la moindre velléité de choisir un camp plutôt qu’un autre. Certains de ses collègues ne l'aiment pas, tel le cynique Kaplan : « C'est le genre de démagogue qui passe son temps à protester contre les conséquences de ses propres découvertes » (p.236).
Mais un collègue de Mathieu était porteur de la même idée : « Valenti, quant à lui, se laissait aller à un désespoir lyrique et passait ses journées, comme la plupart des savants, à signer des manifestes de protestation contre les conséquences pratiques de ses propres découvertes » (p.91). Message adressé à l'hypocrisie des optimistes qui pensent, contre toute raison, que "la technique est neutre, tout dépend de l'utilisation qui en est faite". Je pense au mot de Bossuet : « Dieu méprise les hommes qui méprisent les effets dont ils chérissent les causes ».
Marc Mathieu vit en compagnie d’une femme, May, qui le comble physiquement, précisément parce que, pense-t-il, elle est restée une créature primitive, presque animale, incapable d’accéder aux sphères intellectuelles les plus subtiles, où il se meut quant à lui, avec aisance : « Mathieu s’était dit mille fois que s’il trouvait un jour une femme incapable de le comprendre, ils pourraient être vraiment heureux ensemble. Le bonheur à deux exige une qualité très rare d’ignorance, d’incompréhension réciproque, pour que l’image merveilleuse que chacun avait inventée de l’autre demeure intacte, comme aux premiers instants » (p.62). Sans même évoquer l’idée de l’amour, Gary en fournit une condition éblouissante, qui fait penser, quoique sur une tout autre toile de fond, aux relations entre les sexes dans l’univers houellebecquien.
Au début de l’action, Marc Mathieu est sur la piste d’une énergie totalement nouvelle, de loin plus puissante et infiniment moins coûteuse que l’énergie nucléaire, dont il pressent qu’elle pourrait fournir l’arme absolue, une arme aux dimensions et aux effets quasi-divins, en même temps qu’une source d’énergie quasi-gratuite : l’âme des hommes.
Pour le moment, il bute sur une difficulté qui empêche de rendre la chose opérante : « Sur le tableau noir, les formules couraient dans tous les sens, mais c’était de l’art pour l’art, une pure jouissance esthétique. Elles ne menaient nulle part, n’ouvraient aucun chemin dans les terres vierges. Le souffle demeurait invisible. Le "craquage", c’est-à-dire la désintégration contrôlée indispensable à l’exploitation rationnelle, continuait à se dérober. La maudite unité refusait de se soumettre. Une sorte d’irréductibilité première, absolue. Il manquait une idée » (p.112).
Aussitôt que May, par peur ou scrupule, a rendu visite à l’ambassade américaine pour tenir les « alliés » au courant des dernières avancées, le colonel Starr est dépêché auprès du savant pour le sonder, le « conseiller », et s’il le faut, mais à la toute dernière extrémité, le tuer. Starr est un excellent espion, mais il est aussi et d’abord un tueur. Il arrivera à May, à l’occasion, d’aller voir aussi les Russes. On voit que les relations entre la femme et le savant ne sont pas évidentes, mais Marc Mathieu, tout entier absorbé dans la quête de son Graal, est bien au-delà des basses contingences terrestres.
Mais un jour, le colonel Starr vient le voir pour l’avertir que, s’il ne choisit pas à l’instant « le bon camp » (on devine lequel), il prend le risque d’être liquidé : son cerveau est devenu une menace pour l’équilibre mondial. Lui et ses supérieurs en sont convaincus : « Vous êtes parvenu à désintégrer le souffle, professeur ».
Il l’invite donc à continuer ses recherches en Californie, un avion est là qui attend. Le savant ose lui répondre : « A propos, pour votre information personnelle, colonel, j’ai fait mieux que désintégrer l’élément. "J’ai fait un pas au-delà" ». Après cette déclaration énigmatique et menaçante, Marc Mathieu et May disparaissent de la circulation, après avoir échappé à l’explosion d’une bombe, quelque part en Italie (le savant éloigne aussitôt la voiture, de crainte que l'âme de May soit "absorbée"). Où peuvent-ils bien avoir trouvé refuge, se demandent Américains et Russes ?
Leurs satellites-espions ne tardent pas à repérer l’étrange construction et la rapide extension d’une installation industrielle quelque part au nord de Tirana, dans « la vallée des Aigles ». Marc Mathieu a donc offert ses services à Imir Djuma, le terrible dictateur qui règne sur l’Albanie, qui a bien entendu accueilli le savant à bras ouverts. Mathieu a fait ce choix parce que la société albanaise est militarisée, disciplinée et formatée de la façon la plus pure, et que cette pureté est une condition expresse de la réussite de l’entreprise.
Ça n'empêche pas le savant de croiser le Christ, dans une scène de pure loufoquerie (« Evidemment que je vous connais. Avec vous et les autres ... Comment déjà ? Oppenheimer, Fermi, Niels Bohr, Sakharov, Teller ... Avec vous, c'est devenu scientifique. – Quoi ? Qu'est-ce qui est devenu scientifique ? – La Crucifixion. » (p.224-225). Mine de rien, Romain Gary lance une belle charge contre la science. Dans La Fête de l'insignifiance (Gallimard 2014), Milan Kundera place, me semble-t-il, une scène aussi loufoque sous une statue du jardin du Luxembourg, avec l'apparition de Staline et consort.
Ici se met en place un jeu qui relève à la fois de la farce et de la géopolitique. L’auteur trouve le ton qu’il fallait pour nourrir l’échange des dirigeants les plus puissants de la planète (USA, URSS, Chine) : il y a de quoi rire. Mais eux ne rigolent pas : ils décident de mettre en place un commando multinational qui devra, grâce à une machine spéciale à transporter sur place, réduire à néant la menace de disparition totale que fait peser sur la population mondiale la mise en route des installations albanaises.
L’usine a commencé à fonctionner. Les Albanais ont construit à proximité toute une série d’asiles où le pays rassemble tous les vieillards, pour que leur mort ne soit pas inutile à la nation, mais vienne alimenter l’usine en énergie : à l’instant fatidique, un collecteur judicieusement placé transmet l’âme du défunt à l’accumulateur central.
Le récit de l’opération de commando proprement dite est digne du film d’action, mais une fois le but atteint, il part un peu dans tous les sens, et le passage de la frontière avec la Yougoslavie donne tant soit peu dans le baroque. May et Marc Mathieu y trouvent la mort, pour le plus grand bienfait du moteur qui se remet en marche pour mener les survivants en lieu sûr.
Au total, un livre qui se lit avec grand plaisir, mais à coup sûr pas le meilleur de Romain Gary. Peut-être l'argument est-il trop tiré par les cheveux. Prenons-le pour une fable, mais qui n’arrive pas à se prendre assez constamment au sérieux. L'idée centrale tourne autour de l’hybris humaine, cette folie qui consiste à vouloir toujours repousser les limites, au mépris même de toute raison : « Le génie scientifique sonnait le glas de la démocratie, parce que seul le génie pouvait contrôler le génie. Et cela voulait dire que les peuples étaient à la merci d'une élite » (p.264).
La déraison humaine est correctement synthétisée dans cette formule qu’on trouve à la toute fin de la première partie : « Si jamais le monde est détruit, ce sera par un créateur » (p.143). Là, Gary pense peut-être à la bombe H. Charge d'âme est précisément une charge, moins contre la science en elle-même (quoique ...) que contre la sacralité dont la modernité habille la recherche scientifique, et contre les dégâts que son usage inconsidéré risque de commettre : « En quelques minutes, toute la litanie écologique se déversa sur ses lèvres. L'empoisonnement chimique des fleuves, mers et océans, la destruction de la faune, la mort des grandes forêts, des sources d'oxygène, l'élévation de la température du globe par suite de l'activité industrielle, qui menaçait la vie sur terre ...» (p.123). On est en 1977 !!! Franchement, y a-t-il quelque chose à enlever ou à corriger ? Romain Gary, écologiste visionnaire !
Car le message est limpide, quelque chose comme "l’humanité, à force d’outrepasser son humble mesure finira par se détruire elle-même", mais rendu plus ou moins inoffensif par l’ironie qui affleure en bien des points (par exemple dans la discussion entre le président américain et le patron de l'URSS). Romain Gary est-il ici très sérieux ? Au moment de la publication, il n'a plus rien à démontrer (il se suicide trois ans après), et il semble ici se moquer de donner à son roman à thèse la cohérence d'une forme achevée.
Comme si Charge d'âme était un roman testamentaire.
Voilà ce que je dis, moi.
Note : une coquille marrante page 275 : « ... certains accumulateurs étaient utilisés comme tours de gué ; ... ».
09:00 Publié dans L'ETAT DU MONDE, LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature française, romain gary, romain gary charge d'âme, éditions gallimard, collection pléiade, mao tsé toung, michel houellebecq, bombe atomique, écologie, günther anders, l'obsolescence de l'homme, günther anders, l'obsolescence de l'homme
mardi, 04 juin 2019
MON POINT DE VUE SUR LE "GENRE"
Je ne sais pas vous, mais moi, j’en ai ma claque des « grands débats de société » en général, et de ceux en particulier qui tournent autour de la notion d’ « identité ». Prenez celui sur l’identité nationale lancé en son temps par Nicolas Sarkozy : un champ de bataille où les acteurs du « débat » ont failli en venir aux mains, si ce n’est aux armes. Qu’en est-il sorti ? Des pets de lapin et de l’amertume.
Je me dis en passant que ce débat a au moins montré quelque chose de sûr : c’est que s’il y eut un jour une identité française, je veux dire une adhésion spontanée de la grande majorité des citoyens français à l'idée (peuple, nation, ...) qui les rassemble, ce n’est plus le cas. L'appartenance à la France est devenue plus que problématique, au point que ça tire à hue et à dia, bien pire que "la France coupée en deux".
Prenez le « Grand Débat National » orchestré par Emmanuel Macron pour patienter jusqu’aux européennes et, en attendant, pour détourner l’attention sur autre chose que les sempiternels et horripilants « gilets jaunes ». Ah ça, pour l’emphase, le blabla et les crottes de chèvre, on a été servi. Notez que Macron, une fois embarqué dans la campagne des européennes et aussitôt les résultats connus, s’est empressé d’enfourcher le canasson (en fait, la Rossinante) de la rénovation des institutions européennes et de glisser sous le tapis la poussière des « grandes décisions » qu’il promettait au départ.
Mais un autre débat, tantôt très sournois et rampant, tantôt tonitruant, s’est introduit dans la société française comme un ténia dans un intestin bien nourri : le débat sur l’identité sexuelle (il paraît qu’il faut dire « genrée »). Il semblerait que la grande hantise contemporaine qui touche les jeunes générations est le gros point d’interrogation qu’elles posent sur les attributs qu’une nature odieuse leur a collés d’office entre les jambes (et ailleurs sur/dans le corps) et en a fait d'une part des hommes, d'autre part des femmes.
Et tous ces jeunes se demandent anxieusement si ce que l'on voit d'eux correspond à leur être authentique tel qu'ils le sentent et le vivent tout au fond de leur intimité. Tout est possible, doivent-ils se dire, mais du coup, ils se retrouvent tout au bord de l'abîme de l'embarras du choix. Je n'aimerais pas avoir leur âge.
D'où une hostilité déclarée envers la dite nature, un effort prodigieux pour en minimiser la présence (animale) dans l'homme, désormais façonné, sur décision de l'air du temps, presque exclusivement par la « Culture », après manipulations idéologiques. D'où une attitude accusatrice envers toutes les structures et institutions sociales nées sur la planète de la fantaisie des imaginations humaines, attitude inspirée des fameux philosophes « déconstructeurs » offerts au monde par la France pour prêcher urbi et orbi l'arbitraire quintessentiel des institutions humaines et des structures et conventions sociales, d'où la nécessaire et absolue liberté de l'individu de déterminer lui-même ses priorités et déterminations, sans tenir aucun compte de l' « ordre dominant », forcément générateur des pires « stéréotypes ».
Cette déconstruction de systèmes sociaux dénoncés comme purement arbitraires (on ne voit pas comment ils pourraient ne pas l'être, c'est le cas de toutes les constructions humaines) a ouvert la voie à l'invention du concept de « genre » par une militante homosexuelle américaine (Judith Butler), qui l'a offert à toute sa « communauté », qui en a fait une arme d'une efficacité redoutable, calquée sur les combats spécifiques des noirs aux Etats-Unis.
A ceci près que les noirs avaient quelques vraies raisons historiques valables de se considérer comme des victimes. Et le combat tenace de la minorité sexuelle en question a fini par ouvrir un énorme créneau sur le marché de la sexualité : une propagande efficace a par exemple centuplé le nombre des lieux de rendez-vous à San Francisco en une vingtaine d'années. Beaucoup de mecs ont dû se dire : "Tiens, et pourquoi pas ? Si j'essayais ?", et autres produits de l'ennui existentiel. On me dira que la propagande n'y est pour rien et qu'il faut voir là le "mouvement de l'histoire". Je n'en crois rien.
N’a-t-on pas entendu, sur un plateau de télévision, un individu de belle taille et à la barbe fournie s’en prendre à l’animateur : « De quel droit m’appelez-vous "Monsieur" ? ». Je crois qu’arrivé là, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle et à conseiller au gars de bien s’accrocher au pinceau. Je me rappelle aussi un gars qui, interviewé sur une chaîne publique de radio, s'était fixé très tôt comme but dans la vie d'aller se prostituer à Central Park. Oh, le bel idéal ! Cette innovation dans la civilisation, qui s’orne dans le débat de toutes sortes de fioritures et de festons dont se parent les militants de ces nouvelles « causes », me donne l’impression d’avoir quitté le navire dans un frêle esquif en proie à l'hostilité des vents dominants. Et je n'ai pas trop envie de retourner à bord de ce bateau ivre.
Il y a des limites aux désirs des individus, et des limites liées d'une part à la nature, d'autre part à la nécessité de faire de la société un ensemble qui fasse corps, et non une collection d'individus autonomisés et en compétition, ou de communautés bien délimitées et concurrentes entre elles, à la manière anglo-saxonne. J'ajoute que tout cela se passe au moment même où la notion d'individu a acquis une importance de virgule de queue de cerise, une consistance plus que vaporeuse et un poids infinitésimal aux yeux du système économique qui met la planète en coupe réglée.
Moi, je suis resté du côté des archaïques, des désuets, des obsolètes. J'accepte aussi : amorti, antédiluvien, arriéré, cacochyme, caduc, croulant, décati, décrépit, démodé, dépassé, hachesse, has been, hors service, moyenâgeux, révolu, sénile, suranné, vermoulu, vétuste, vioque ... : il y a deux sexes, et ils sont faits pour se compléter. Indécrottable. Mais on peut dire aussi que j'ai conservé des points de repère stables.
Dans les bras
D'une personne du sexe opposé
Qu'on est bien
Dans ces bras-là
Qu'on est bien
Dans les bras
D'une personne du genre qu'on n'a pas
Qu'on est bien
Dans ces bras-là
C'est la vraie prière
La prochaine aime le prochain
C'est la vraie grammaire
Le masculin s'accorde avec le féminin
{au Refrain}
Certains jouent quand même
Les atouts de même couleur
Libre à eux moi j'aime
Les valets sur les dames les trèfles sur les cœurs.
{au Refrain}
Les creux sur les bosses
Tout finit par se marier
Les bons sur les rosses
Et même les colombes avec les éperviers
{au Refrain}
Qu'on est bien
Dans les bras
D'une personne du sexe opposé
Qu'on est bien
Dans ces bras
Là
Sonneraient-elles plus fort, ces divines trompettes,
Si, comme tout un chacun, j'étais un peu tapette,
Si je me déhanchais comme une demoiselle
Et prenais tout à coup des allures de gazelle ?
Mais je ne sache pas que ça profite à ces drôles
De jouer le jeu de l'amour en inversant les rôles,
Que ça confère à leur gloire une once de plus-value,
Le crime pédérastique, aujourd'hui, ne paie plus.
C'est dans Les Trompettes de la renommée.
*****
Vous n'en avez pas assez, de toutes les "minorités" qui font aujourd'hui la loi (comble de la démocratie !) dans les médias et dans le Code pénal ? Vous n'en avez pas assez de tous ces petits flics qui, après avoir été longtemps criminalisés, se sont débrouillés, par toutes sortes de jeux d'influence et de manœuvres en coulisses, pour criminaliser la population normale (sans guillemets) en imposant, sous l'appellation de "phobie", un vocabulaire autrefois réservé à la psychiatrie et à l'aliénation mentale, désormais relevant de la police et des tribunaux correctionnels ? Et tout cela, au nom de leur Liberté (particulière), de leur Égalité (très spécifique) et de cette redoutable anti-Fraternité qui trouve son origine dans un communautarisme de secte, toujours empreint de fièvre obsidionale (mot savant qui veut seulement dire que la personne est assez parano et qu'elle voit des ennemis partout, excepté au sein de son clan).
Ils ont fait de leur marginalité même et de leur faible nombre (mais beaucoup sont animés d'un prosélytisme aux dents longues et à l'appétit puissant) une forteresse inexpugnable et même une force invincible d'occupation de l'espace public. Et malgré toutes les possibles "marches des fiertés", s'ils étaient si fiers qu'ils nous le font croire, ils n'auraient pas besoin de recourir à ce point à l'intimidation et à la répression des gens qui ont le toupet de situer encore, sur des critères dont l'invalidité n'est pas démontrée, la limite entre ce qui est normal et ce qui est déviant. S'ils veulent être considérés comme normaux (c'est-à-dire s'ils veulent se fondre dans la masse et qu'on ne fasse plus attention à eux), ils n'ont qu'à s'abstenir de crier leur différence sur tous les toits en exigeant par-dessus le marché un total respect sous peine de.
Si pour eux les convictions intimes de la population majoritaire étaient à prendre en compte autrement que comme des archaïsmes à jeter à la poubelle, s'ils ne narguaient pas les gens normaux considérés comme autant d'ennemis potentiels, s'ils cessaient de leur faire la leçon en tant que détenteurs de la nouvelle Vérité, s'ils ne la ramenaient pas, s'ils n'étaient pas arrogants, s'ils cessaient leur propagande, s'ils essayaient seulement d'envisager l'hypothèse que la population a le droit légitime d'être choquée par leur affichage exacerbé, ils n'auraient pas à redouter autant les violences commises à l'encontre des "LGBTIQ...", et toute la kyrielle des variantes de la sémantique sexuelle.
Ces violences sont évidemment exécrables et odieuses, elles sont surtout la marque de gens assez bornés pour penser qu'ils peuvent changer le cours de l'histoire en se faisant, croient-ils, justice. A tout prendre, je préfère l'attitude de vieillard résigné mais pacifié d'un Régis Debray, dressant son Bilan de faillite (Gallimard, 2018), et contemplant, triste mais fataliste, la disparition de ce qui faisait la spécificité de la civilisation européenne, complètement phagocytée, digérée et excrétée aujourd'hui par l'organisme démesuré et insatiable de l'Amérique matérialiste (Civilisation, Gallimard, 2017).
Mais Debray a encore le sens de l'histoire. Il a tiré un trait sur son passé de militant parti pour changer la face du monde. Je me dis que c'est plus sage. Houellebecq le dit aussi très bien dans Sérotonine : « Je compris que le monde ne faisait pas partie des choses que je pouvais changer ». La société actuelle est ce que l'histoire en a fait : ce n'est pas moi non plus qui vais la changer.
Ce qui me reste cependant en travers, et avec une violence insultante pour la raison, c'est le détestable couvercle policier que le côté obscur de l'ultralibéralisme sexuel a abattu sur la société et qui, à la moindre inattention dans une formulation, peut aujourd'hui valoir aux imprudents ou aux étourdis les pires ennuis (interdit de critiquer X sous peine de). Les lobbies moralisateurs du désordre sexuel moderne, après avoir travaillé à mettre la loi de leur côté, manient cette matraque avec délectation, tout en le faisant sur un argumentaire de la « tolérance », du « respect », de la « libération », de l’ « émancipation » et du « progrès ».
Ce raisonnement s'adresse aussi aux femmes, aux musulmans, etc. (toutes les "communautés" en faveur desquelles le Code pénal définit désormais des "phobies" punissables) : c'est quand ils sont provoqués dans les fondements de leurs croyances, qu'ils se sentent humiliés ou impuissants devant une situation que les hommes peuvent devenir violents.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans BOURRAGE DE CRÂNE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : débat identité nationale, nicolas sarkozy, emmanuel macron, grand débat national, gilets jaunes, élections européennes, théorie du genre, communauté homosexuelle, judith butler, guy béart qu'on est bien, georges brassens, les trompettes de la renommée, code pénal, colectif lgbt, régis debray, debray bilan de faillite, debray civilisation, michel houellebecq, houellebecq sérotonine
mercredi, 20 mars 2019
J'AI LU SÉROTONINE 4
Pour rappel : J'ai lu Sérotonine 1 et J'ai lu Sérotonine 2.
Considérations d'un lecteur ordinaire (fin).
Camille entre dans la vie du narrateur à la page 161 du roman. Elle est citée dès la page 11, mais ne fait réellement irruption dans le paysage qu’au moment où Florent se la remémore : chargé par sa hiérarchie de promouvoir les fromages de Normandie (camembert, livarot, pont-l’évêque), une mission "pour du beurre" en réalité, il est amené à servir de tuteur, lui qui vient d'Agro, à une jeune stagiaire de l’Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort, qu’il vient attendre à sa descente de train, à la gare de Caen.
En l’attendant, il est atteint d’ « un cas de précognition bizarre » : dans une curieuse juxtaposition, il remarque les herbes et les fleurs jaunes qui poussent entre les rails (« végétation spontanée en milieu urbain »), dans le même temps qu’il aperçoit le « centre commercial "Les bords de l’Orne" ». En quoi est-ce bizarre ? en quoi une précognition ? se demande le lecteur. Toujours est-il qu'il s'attend à quelque chose d'au moins inhabituel.
Je remarque au passage un point du style de Michel Houellebecq, qui se débrouille toujours pour éteindre toute velléité d’élan sentimental ou lyrique, en posant à côté de l’ébauche de celui-ci une notation triviale. Une sorte de « romantisme refusé », qui induit une lecture déceptive (probable origine des nombreuses critiques du style, souvent jugé "plat", de Houellebecq). Sa conception, peut-être, du « roman sentimental » qu’il annonçait explicitement dans les médias en 2015, après Soumission. Ce sont peut-être ces impuretés qui font dénoncer à beaucoup de gens en général, et à Antoine Compagnon en particulier, cette « langue plate et instrumentale » (Le Monde, 4 janvier 2019), qui ne se demandent même pas si cet effet produit par la lecture n'est pas exactement celui que l'auteur voulait provoquer. Comme quoi on peut être professeur au Collège de France et connaître des pannes de courant.
« Lorsqu’elle me dit après un temps très long, dans lequel cependant n’existait aucune gêne (elle me regardait, je la regardais, c’était absolument tout), mais lorsqu’elle me dit, peut-être dix minutes plus tard : "Je suis Camille", le train était déjà reparti en destination de Bayeux, puis de Carentan et Valognes, son terminus était en gare de Cherbourg » (p.162). Economie des moyens, surtout ne pas trop en dire, affubler l’événement sentimental de défroques banales pour qu’il passe inaperçu : Houellebecq semble s’être demandé comment renouveler la scène du coup de foudre. Il enchaîne : « Enormément de choses, à ce stade, étaient déjà dites, déterminées, et, comme l’aurait dit mon père dans son jargon notarial, "actées" » (ibid., toujours ces impuretés).
Labrouste se perd alors dans des considérations bassement terriennes sur l’installation de Camille à Caen pour le temps de son stage. La réponse de Camille vaut son pesant de surprise émerveillée : « Elle me jeta un regard bizarre, difficile à interpréter, mélange d’incompréhension et d’une sorte de compassion ; plus tard elle m’expliqua qu’elle s’était demandé pourquoi je me fatiguais à ces justifications laborieuses, alors qu’il était évident que nous allions vivre ensemble » (p.163). Elle au moins elle sait. La messe est dite : Camille est la femme de sa vie. Ou du moins elle aurait dû le rester, s’il avait su. S’il avait pu.
Tout en étant incapable d'en tirer la seule conclusion logique (l'engagement définitif dans la vie à deux), il perçoit bien ce qu’il représente aux yeux de cette étudiante de dix-neuf ans : « … et j’étais bouleversé, chaque fois que je lisais dans son regard posé sur moi la gravité, la profondeur de son engagement – une gravité, une profondeur dont j’aurais été bien incapable à l’âge de dix-neuf ans » (p.179). Il sait aussi que cet amour qui a quelque chose d’absolu le comble. L’un de leurs « rites » est de dîner le vendredi soir à la brasserie Mollard : « Il me semble qu’à chaque fois j’ai pris des bulots mayonnaise et un homard Thermidor, et qu’à chaque fois j’ai trouvé ça bon, je n’ai jamais éprouvé le besoin, ni même le désir d’explorer le reste de la carte » (p.178, les bulots et le homard n'étant là que pour signifier qu'il ne demande rien de mieux à la vie que d'être là, avec cette femme-là).
C'est là que le livre atteint son point culminant (on est exactement à la moitié), la suite sera une longue pente descendante. Le grand amour : « Je ne crois pas me tromper en comparant l'amour à une sorte de "rêve à deux" » (p.165) ; « J’étais heureux, jamais je n’avais été aussi heureux, et jamais plus je ne devais l’être autant » (p.172) ; « … seuls face à face, pendant quelques mois nous avions constitué l’un pour l’autre le reste du monde … » (p.173) ; « … et il me paraît insensé aujourd’hui de me dire que la source de son bonheur, c’est moi » (ibid.). Pour dire le vrai, cet amour le dépasse. De leurs moments de bonheur, il garde seulement deux photos, dont une prise dans la nature, quand elle s’occupe de lui, agenouillée : « … je n’ai plus jamais eu l’occasion de voir une telle représentation du don » (p.174). Et il suffit qu'elle vienne vivre avec lui pour qu'il se rende compte que seule cette femme sait faire de la maison qu'il occupe un lieu vraiment habitable.
Oui, mais c’est lui qui n’est pas à la hauteur. On a compris : Sérotonine est un roman d’amour, mais un roman de la déception, voire du paradis perdu. Pas la déception de l’amour, mais de constater l’impossibilité de l'amour dans ce monde-là. Et là, ce n'est plus seulement l’individu Florent-Claude Labrouste qui est responsable : c’est la société : « … j’avais bien compris, déjà à cette époque, que le monde social était une machine à détruire l’amour » (p.173). Je n’ai pas envie de peser les autopsies respectives de ce qui, dans Sérotonine, relève de l’individu, de la société et de la civilisation, je crois que, dans l’entreprise de Houellebecq, tout cela forme un tout, et je n’ai guère de goût pour le médico-légal. Il faut ici considérer l’individu comme une métaphore (plutôt une métonymie, d'ailleurs, si je me souviens bien, peut-être même une synecdoque, allez savoir).
Ce qui est sûr, c’est que le narrateur de Sérotonine s’inscrit dans une problématique qui dépasse la dimension individuelle de Florent-Claude Labrouste, cet être finalement sans consistance et baladé par les circonstances : « Plus personne ne sera heureux en Occident, pensa-t-elle », p.102 ; « …une civilisation meurt juste par lassitude … », p.159 ; « La France, et peut-être l’Occident tout entier, était sans doute en train de régresser au "stade oral" », p.323. L’individu est peut-être libre, au moins en partie, et peut espérer se construire lui-même s’il en a la force et la volonté, mais il ne pourra s’abstraire du cadre dans lequel il a grandi et qui l’a au moins en partie fabriqué : la société, la civilisation.
Je crois que Florent-Claude Labrouste, dans l’esprit de Michel Houellebecq, est la figure quintessentielle de ce pauvre individu de sexe masculin que produit à la chaîne la civilisation occidentale. Il est à l’image de cette civilisation : impuissant à faire que la vie des gens soit guidée par la puissance de l’amour. Ce dont le héros ne se remet pas. C'est le docteur Azote, une trouvaille romanesque d'une force extraordinaire, qui lui déclare : « J'ai l'impression que vous êtes tout simplement en train de mourir de chagrin » (p.316). Il faut entendre tous les propos que tient ce médecin carrément atypique au pauvre narrateur livré aux aléas du destin. On pourrait presque lire Sérotonine juste pour le docteur Azote (pas vrai, bien sûr, mais).
Aymeric (l'héritier aristocrate et paysan qui se suicide devant les caméras de la télévision) non plus ne se remet pas de l'échec de son couple, ni du sort réservé à la paysannerie française par « les standards européens » (« … et l’Union européenne elle aussi avait été une grosse salope, avec cette histoire de quotas laitiers … », p.259). Seules les femmes maintiennent un semblant de mémoire de l'espèce humaine : « ... enfin elles faisaient plus qu'honnêtement leur travail d'érotisation de la vie, elles étaient là mais c'est moi qui n'étais plus là, ni pour elles ni pour personne, et qui n'envisageais plus de l'être » (p.324).
Les individus sont les jouets de « mécanismes aveugles dans l'histoire qui se fait » (Jaime Semprun), impuissants à prendre en main la trajectoire de leur vie et incapables de s’engager durablement quand l’amour se présente, comme la civilisation occidentale qui leur sert de cadre et de destin est impuissante à donner naissance à un monde conduit par la force de l’amour, c’est-à-dire à donner à l’existence des individus un autre sens que la "fonction sociale" qu'ils sont sommés d'assurer. Une civilisation qui a dévoré « le sens de la vie », la vidant de toute raison d'être. Une civilisation qui, avec l'aide indéfectible des sciences humaines, vidange la substance vivante des individus dans la grande machine à produire du pouvoir et du profit.
Une civilisation qui a, grâce à la grande marchandisation de tout, réduit l'amour véritable à une simple « activité sexuelle ».
Et ce genre de système porte un qualificatif infamant, que je dédaigne ici de prononcer.
Voilà ce que je dis, moi.
Notes : 1 - Petite remarque à l'auteur : la carabine Steyr Mannlicher HS50, dans la position du tireur couché, ne repose pas sur un « trépied » comme indiqué p.232, mais sur un bipied.
2 - Autre petite remarque, à propos d'une « édition intégrale du marquis de Sade » (p.281) : je doute que les "fioritures dorées" figurent sur la "tranche", comme indiqué : ce genre de décor se trouve plutôt sur le "dos" du livre.
3 - J'aime bien le « J'aimerais mieux pas » de la page 309, simple et rapide clin d’œil au "I would prefer not to", d'un héros bien connu de la littérature (le Bartleby d'Herman Melville).
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature française, michel houellebecq, sérotonine, impuissance sexuelle, florent-claude labrouste, monique canto-sperber la fin des libertés, éditions flammarion, stendhal armance, antoine compagnon, journal le monde, collège de france
mardi, 19 mars 2019
J'AI LU SÉROTONINE 3
Pour rappel : J'ai lu Sérotonine 1 et J'ai lu Sérotonine 2.
Considérations d’un lecteur ordinaire.
Jean-Luc Porquet a beau consentir à Michel Houellebecq, dans Le Canard enchaîné du 2 janvier, qu’avec Sérotonine il « parvient à saisir un peu de la vérité du monde », et convenir qu’il a raison, parlant des agriculteurs, au sujet du « plus gros plan social à l’œuvre à l’heure actuelle », il n’a pas, mais vraiment pas du tout aimé le roman, « oubliable et lugubre ». Je lui laisse son opinion. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que Houellebecq veuille qu’on aime Sérotonine, sans doute se contente-t-il d’être satisfait d’en vendre un maximum d’exemplaires.
Je ne suis même pas sûr qu’il veuille en général se faire aimer, lui, et après tout ça le regarde. Pour ma part, je ne suis pas sûr d’ « aimer » Sérotonine : je me contente de le trouver d’une effroyable justesse dans le regard qu’il porte sur le monde actuel. Je ne me demande même pas ce que ça vaut en tant que littérature. Car Sérotonine est, selon moi, comme Armance de Stendhal, le roman de l’impuissance (« Les effets secondaires indésirables les plus fréquemment observés du Captorix étaient des nausées, la disparition de la libido, l’impuissance.
Je n’avais jamais souffert de nausées », p.12 ; « Qu’est-ce que nous pouvons, tous autant que nous sommes, à quoi que ce soit ? », p.326), et pas seulement de celle de l’individu Florent-Claude Labrouste, narrateur et personnage principal, qui a été incapable de donner à sa vie quelque inflexion de ce soit. C’est aussi l’échec d’une société, voire d’une civilisation, dont plus personne n'est en mesure de dire où va l'humanité, l'entière humanité désormais embarquée dans un seul navire. Qui est capable de donner au monde actuel quelque inflexion que ce soit ? Quel capitaine pour donner le cap ?
Totalement infirme de la volonté, le narrateur a lâché les rênes, et laisse le hasard guider son existence (« Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots », dit Rimbaud). Il annonce très vite la couleur, et de la façon la plus précise, raison pour laquelle je cite tout le passage : « Mais je n’ai rien fait, j’ai continué à me laisser appeler par ce dégoûtant prénom Florent-Claude, tout ce que j’ai obtenu de certaines femmes (de Camille et de Kate précisément, mais j’y reviendrai, j’y reviendrai), c’est qu’elles se limitent à Florent, de la société en général je n’ai rien obtenu, sur ce point comme sur tous les autres, je me suis laissé ballotter par les circonstances, j’ai fait preuve de mon incapacité à reprendre ma vie en main, la virilité qui semblait se dégager de mon visage carré aux arêtes franches, de mes traits burinés n’était en réalité qu’un leurre, une arnaque pure et simple – dont, il est vrai, je n’étais pas responsable, Dieu avait disposé de moi mais je n’étais, je n’étais en réalité, je n’avais jamais été qu’un inconsistante lopette, et j’avais déjà quarante-six ans maintenant, je n’avais jamais été capable de contrôler ma propre vie, bref il paraissait très vraisemblable que la seconde partie de mon existence ne serait, à l’image de la première, qu’un flasque et douloureux effondrement » (p.11-12). Le « programme » du roman est explicite dès le début : on ne peut pas dire que le romancier dore la pilule au lecteur.
Le personnage du narrateur est donc dans un laisser-aller fatal. On fera une exception au sujet de Yuzu, la Japonaise pornographique et maniaque du maquillage (elle passe six heures par jour à s’appliquer dix-huit sortes d’enduits : « Elle était comme d’habitude impitoyablement maquillée … », p.24) qui partage sa vie au début du livre : pour une fois, il prend une grande décision. Après avoir brièvement envisagé de la défenestrer ou de la trucider au cours d’une de ces partouzes canines dont elle est friande, mais pesé les conséquences légales, il prend le parti de la laisser tomber, purement et simplement, et de disparaître sans laisser d’adresse, en la laissant se dépatouiller quand il faudrait payer le loyer.
Il n’a pas grand-chose à emporter : « J’avais préparé ma valise dès la veille, je n’avais plus rien à faire avant mon départ. Il était un peu triste de constater que je n’avais aucun souvenir personnel à emmener : aucune lettre, aucune photo ni même aucun livre, tout cela tenait sur mon Macbook Air, un mince parallélépipède d’aluminium brossé, mon passé pesait 1100 grammes » (p.79). J’imagine qu’un smartphone d’élite peut faire mieux que ça en termes de poids.
Disparaître, en France, n’est pas interdit : « … l’abandon de famille, en France, ne constitue pas un délit. (…) Il était stupéfiant que, dans un pays où les libertés individuelles avaient d’année en année tendance à se restreindre, la législation ait conservé celle-ci, fondamentale, et même plus fondamentale à mes yeux, et philosophiquement plus troublante, que le suicide » (p.59). D’accord en ce qui concerne la restriction des libertés individuelles (voir La Fin des libertés, de Monique Canto-Sperber, qui vient de paraître). Ne doutons pas que la lacune juridique du droit français sera bientôt comblée.
Il prend donc le droit de disparaître (voir Disparaître de soi, de David Le Breton, aux éditions Métailié, où la chose est décrite comme un fait de civilisation), c'est d'ailleurs la morale définitive qu'il semble tirer de toute son existence : « De mon côté, avant de franchir la porte, je m'excusai du dérangement, et au moment où je prononçais ces mots banals je compris que c'était à cela, maintenant, qu'allait se résumer ma vie : m'excuser du dérangement » (p.327).
L’impuissance dont parle Sérotonine est donc celle d’un personnage. Mais l’impuissance sexuelle dont souffre le narrateur dans le présent de l’action se double d’une autre impuissance, et bien plus grave. Celle-ci n’est plus d’ordre médical, mais moral, sur le plan individuel, mais aussi, on le verra, anthropologique. Florent-Claude Labrouste, n’a jamais été en effet capable de faire face au véritable amour quand les circonstances l’ont mis en présence, d’abord de Kate, qui l’écrase de son intelligence mais qu’il laisse un jour en larmes, sur un quai de gare pour rentrer en France.
Ensuite de Camille, la femme de sa vie, la plus belle histoire de ses amours qui, par la faute de sa faiblesse de caractère, finira bêtement et tristement. Au fond, il ne s'engage jamais complètement dans ce qu'il fait. Il est très bien payé, comme contractuel au ministère de l’Agriculture, en tant qu’ancien d’Agro, mais en même temps qu’il quitte Yuzu, il disparaît aussi sans problème du paysage de son employeur, alors même que son supérieur juge ses rapports clairs et intéressants (« vous êtes un de nos meilleurs experts », p.61), en racontant des salades sur fond de concurrence mondialisée des compétences : « En somme, vous passez à l’ennemi … » (ibid.).
De même, il foire un jour sa grande aventure avec Camille, quand il tombe nez à nez avec elle en sortant de l’hôtel main dans la main avec une femme (Tam) qu’il a croisée dans le cadre professionnel et qui ne compte guère dans son existence. Un malheur, mais révélateur de sa trajectoire personnelle, livrée aux occasions qui se présentent et à l’improvisation d’un temps présent sans mémoire et sans projet.
Voilà ce que je dis, moi.
Suitetfin demain.
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samedi, 02 mars 2019
J'AI LU SÉROTONINE 2
2 – Le livre.
Ce que je retiens de la lecture de Sérotonine.
Drôle de lecture, quand même. Pensez, après avoir refermé le livre de Michel Houellebecq, un jour où je furetais dans les rayons de la librairie Vivement dimanche, je suis tombé sur un petit ouvrage de David Le Breton que j’ai acheté aussitôt.
Et cela au seul motif qu’il s’intitule Disparaître de soi (Métailié, 2015). Rendez-vous compte : exactement les mots que j’avais écrits au crayon à la lecture de Sérotonine en face de cette phrase : « Je parvenais à me brosser les dents, ça c’était encore possible, mais j’envisageais avec une franche répugnance la perspective de prendre une douche ou un bain, j’aurais aimé en réalité ne plus avoir de corps, la perspective d’avoir un corps, de devoir y consacrer attentions et soins, m’était de plus en plus insupportable … » (p.92). En fait j’avais souligné "j’aurais aimé ne plus avoir de corps" avant d’inscrire la formule dans la marge.
Pour terminer sur la circonstance, j’ai lu le livre de Le Breton, et j’ai compris pourquoi les sciences humaines en général et la sociologie en particulier souffrent d’une infirmité génétique irrémédiable par rapport à la littérature : l’universitaire produit un livre de tâcheron qui commence par une compilation laborieuse de cas pris généralement dans la littérature (ici le Bartleby d'Herman Melville, Robert Walser, Fernando Pessoa, etc.) et se rapportant au thème que l’auteur s’est choisi, cas dont il fait consciencieusement l’autopsie de façon finalement médico-légale, et où il arrive à lâcher une énormité en faisant de la disparition de soi « une expression radicale de liberté » (p.49 et sans explication). Est-ce que l'impossibilité de se plier à l'observance d'un code est pour autant une expression radicale de liberté ? J'en doute fort, au moins ça se discute.
Heureusement, la suite évite de me faire trop regretter mon achat : l'auteur associe de façon plus convaincante des "faits sociaux" typiques de notre époque, qui montrent le vampirisme effréné d'un système qui vise à vider l'individu de sa substance personnelle (et je ne pense pas seulement à la commercialisation des données personnelles par les "GAFA"). Reste que la littérature est seule à être en mesure de réaliser l'unité du savoir humain. Et que la "disparition de soi" dont la société actuelle nous parle n'est pas l'expression d'un choix, mais l'effet d'un puissant processus de civilisation. Elle nous l'impose.
Sérotonine s’oppose au Disparaître de soi de Le Breton un peu comme les physiciens opposent matière et antimatière. Oui, le bonhomme que met en scène Houellebecq est vide et nul (« …enfin je m’égare revenons à mon sujet qui est moi, ce n’est pas qu’il soit spécialement intéressant mais c’est mon sujet », p.181), il est dans une profonde dépression, dans un état de déréliction pitoyable, il se laisse aller, il ne croit plus en rien, il n’a même plus de désir.
Mais l’étonnant, c’est que dans ce récit d'une déconfiture morale, psychologique et humaine, le romancier parvient à donner à son personnage de Florent-Claude Labrouste, en en faisant une sorte d’anti-Vautrin (le personnage de Balzac est tout en force redoutable, même quand il se fait coffrer par un flic, alors que Sérotonine raconte un naufrage de la première à la dernière page), une existence littéraire spectaculaire et puissante. L'effet de présence est étonnant. Pas à la portée de la première Christine Angot venue.
C’est peut-être ce qui défrise les ennemis de Houellebecq : il élève un superbe monument à la Négation. Il s'en prend aux raisons de vivre (aux "valeurs") communément admises par la communauté des croyants, je veux dire les idolâtres du "Progrès". Les œuvres de Houellebecq, en commettant cette infraction, illustrent assez bien ce que Philippe Muray désigne comme l’enfer des bonnes intentions porté par la modernité, qui est l’évacuation pathologique du tragique inhérent à l’existence humaine : la négativité, autrement dit le Mal. Ce qui se prétend moderne et progressiste aujourd’hui a juste balayé sous le tapis rutilant du "Progrès" (= l’empire du Bien selon Muray) la poussière de sa propre négativité. Et réprime sans pitié tout ce qui met le doigt dessus pour le désigner comme telle.
Et le paysage de ce désastre d’une civilisation (« Plus personne ne sera heureux en Occident, pensa-t-elle », p.102 ; « …une civilisation meurt juste par lassitude … », p.159 ; « La France, et peut-être l’Occident tout entier, était sans doute en train de régresser au "stade oral" », p.323) défile devant le lecteur avec la clarté de l’évidence, dans une narration qui coule sans heurt, avec une régularité, une fluidité qui rendent le récit incontestable et sa « vérité » d’autant plus tangible. J’avais eu la même impression à la lecture de Soumission : une coulée irrésistible. Il y a là un savoir-faire d’autant plus redoutable que les caractéristiques du personnage du narrateur rendent bien compliqué le processus d’identification, ce ressort habituel du romanesque qui donne au lecteur l’impression de se trouver dans l’action.
Houellebecq a trouvé là un moyen « non-brechtien » de pratiquer la « distanciation » : il faut le faire ! Brecht, pour cela, n'hésitait devant aucune grossièreté intellectuelle : il montrait les rouages de la machine théâtrale au sein même de l’action théâtrale : cela suffisait, pensait-il, pour que le spectateur se sente moins « dans l’histoire » que dans une salle bien concrète, où il ne devait jamais perdre de vue qu’un acteur est un acteur, et non le personnage qu’il joue. Tout ça parce que le public ne devait jamais perdre de vue la problématique sociale de l’œuvre et son lien avec la réalité économique et politique : c'était du théâtre militant. Houellebecq n'est pas un militant : il regarde le monde. Il a cessé d'avoir envie de le changer. C'est du réalisme.
Le lecteur accompagne donc Florent-Claude Labrouste dans son naufrage, décrit comme une sorte de mécanique fatale, et auquel le personnage et le lecteur assistent impuissants. Sérotonine est peut-être (entre antres) le roman de l’impuissance : « … je compris que le monde ne faisait pas partie des choses que je pouvais changer … », p.182 ; « … décidément on ne peut rien à la vie des gens, me disais-je, ni l’amitié ni la compassion ni la psychologie ni l’intelligence des situations ne sont d’une utilité quelconque … », p.222-3 ; « Qu’est-ce que nous pouvons, tous autant que nous sommes, à quoi que ce soit ? », p.326. On conçoit que cette litanie des aveux heurte de plein fouet la morale de la volonté inculquée par la tradition chrétienne, selon laquelle « quand on veut on peut », socle d’une conviction du pouvoir de la volonté (= de la liberté) individuelle partagée par toute une civilisation.
L’impuissance masculine du héros, dans l’Armance de Stendhal (le « babilanisme »), est une exception, un cas particulier, elle a quelque chose d’accidentel et d’infâme. Florent-Claude Labrouste subit certes cette impuissance sexuelle (quoique de nature médicamenteuse, induite par le Captorix, cet antidépresseur qui réduit à néant la libido), mais c’est aussi celle, beaucoup plus générale, de « l’homme occidental » (p.87) : les femmes quant à elles (attention : seulement quand elles sont jeunes et fraîches) maintiennent éveillé l’instinct de reproduction et continuent à faire « plus qu’honnêtement leur travail d’érotisation de la vie » (p.323). Et au-delà même de la défaite des hommes, l’impuissance dont parle Houellebecq est aussi celle de la civilisation occidentale.
La civilisation de l'Occident règne sur le monde, et le roman de Houellebecq met précisément le doigt là où ça fait le plus mal : si cette civilisation finit, c'est le monde qui finit.
Voilà ce que je dis, moi.
A suivre, prochainement.
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mercredi, 27 février 2019
JE HAIS LES SCIENCES HUMAINES
Tiens, oui, au fait, je parlais de la haine. On verra ici qu'il n'y a pas que la tyrolienne (voir 25 février).
ÉPISODE 1
Oui, je hais les sciences humaines, mais pour quelques raisons précises que je vais m'efforcer de détailler ici. La première est leur omniprésence dans l’espace médiatique généraliste : pas un bulletin d’information où le journaliste n’invite pas un spécialiste, un chercheur, un expert d’un des sujets abordés pour tenter d’éclairer le pauvre monde qui écoute, à l’autre bout du poste, à l'affût de ses doctes analyses. A force, il y a saturation.
A croire que le journaliste ne se suffit plus à lui-même, puisqu’il ressent le besoin irrépressible de faire intervenir quelqu’un d’un peu plus qualifié que lui. A croire que la demande est forte et que l’Université (ou quelle que soit l’officine pourvoyeuse, tant les "think tanks" fleurissent en ribambelles) est devenue un indispensable auxiliaire de presse.
A croire aussi que le monde est devenu à ce point nébuleux, indéchiffrable et incompréhensible qu’il est nécessaire d’ajouter des lumières à l’information sur les faits : dans ce monde gouverné par la médiatisation, l’auditeur appartient à la catégorie méprisable des « non-comprenants » (Guy Bedos). Aujourd’hui c’est le sociologue qui s’y colle, demain ce sera l’historien, et puis le philosophe, et puis l’économiste, et puis le politiste, et puis, et puis …
Tous ces braves gens qui ont le nez au ras de l'histoire qui se fait (sont-ils payés pour intervenir ?) vous expliquent comment vous devez comprendre les faits dont le journaliste vient de rendre compte. On me dira que tous ces braves gens apportent leur contribution au nécessaire "débat démocratique". Alors là, je pouffe : en réalité, ils se précipitent sur l'actualité comme des vautours, et leurs commentaires "à chaud" se perdent dans les sables.
Pour quelqu’un qui s’intéresse à ce qui se passe dans le monde et suit l’actualité avec une certaine constance, l’effet produit par cette inflation de gens supposés savoir est aux antipodes des attentes. Car j’ai l’impression que plus on cherche à éclairer ma lanterne, plus mon esprit s’embrouille, assiégé qu’il est par la multiplicité des savoirs et des points de vue : sans parler du narcissisme de l’expert (flatté d'être invité par un micro ou une caméra) ou des contradictions éventuelles qui opposent les grilles de lecture et les interprétations, aucun de ces savants spécialistes ne semble s’interroger sur l’effet de brouillage global du sens produit par la concurrence féroce entre les spécialités (sans même parler de la rivalité entre "écoles" à l'intérieur d'une même discipline) : quel sens se dégage de l'ensemble de ces savoirs juxtaposés ? Qui nous dira ce que cette juxtaposition permet de dégager comme signification d'ensemble ? Personne, malgré tout ce qu'on peut me dire de l'interdisciplinarité, de la transdisciplinarité ou ce qu'on veut.
La raison en est que chaque savant intervenant dans sa spécialité est comme le type en blouse blanche qui rend compte de ce qui s’est passé dans les éprouvettes de son laboratoire : il ignore ce qui s’est passé dans celles du labo voisin. C’est ainsi qu’il ne faut pas demander à la biologie cellulaire d’intervenir en biologie moléculaire, en biochimie ou en microbiologie. Plus le spécialiste se spécialise, plus son champ d’investigation devient « pointu » (cela veut dire plus il pénètre dans le précis, plus le champ se rétrécit), et moins il peut se prononcer sur le champ voisin à cause de ses œillères : chacun opère exclusivement dans le compartiment qu’il occupe, aucun ne détient une vérité commune.
L'espace des sciences humaines est aujourd'hui le résultat d'un découpage à la petite scie du savoir humain, qui fait penser à l'obsession de Percival Bartlebooth, le personnage principal de La Vie mode d'emploi de Georges Perec, qui ne vit que pour l'entreprise désespérée qui consiste à peindre 500 aquarelles dans le monde entier, à les faire fixer sur autant de supports de bois qu'il demande à Gaspard Winckler de découper artistement en 750 pièces, pour passer le reste de sa vie à reconstituer les images ainsi décomposées. Il finira terrassé par une crise cardiaque au moment où la dernière pièce du puzzle (en forme de W) refusera d'entrer dans la dernière loge disponible (en forme de X).
Au cours du temps, le monde de la connaissance s’est fragmenté en territoires de plus en plus nombreux, de plus en plus étroits et de plus en plus jalousement gardés (on appelle ça la "rigueur scientifique"). Il s’ensuit de cette évolution – mais ça, on le savait depuis quelques siècles (Pic de la Mirandole, 1463-1494, l’homme qui savait tout), ça n’a fait que s’aggraver au point de devenir ridicule – une pulvérisation à l’infini du paysage du savoir en options de toutes sortes. Impossible de reconstituer l'homogénéité, donc la signification de ce puzzle-là.
On ne s’aperçoit pas assez que l’unité du savoir est intimement liée à l’unité de la personne qui sait et de la société dans laquelle elle s’insère : si plus personne ne peut tout savoir, le monde de la connaissance devient un puzzle infernal, et la société se craquelle. L'exemple de Histoire mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron, illustre ce morcellement : le gâteau de l'histoire de France découpé en 122 parts (= chapitres) confiées à 122 "spécialistes". Belle image d'une France définitivement démembrée. Image aussi de l'individu qui a définitivement perdu le sentiment de sa propre unité.
L’univers actuel de la connaissance est devenu un gigantesque hypermarché dans les rayons duquel l’amateur n’a qu’à circuler et pousser son chariot pour le remplir des marchandises qu’il préfère : tel yaourt de sociologie, tel pot de moutarde d’histoire, tel paquet de sucre d'économie orthodoxe, telle friandise de politologie, etc. Le savoir est devenu une marchandise comme une autre, et les chercheurs, les intellos, les travailleurs du ciboulot sont devenus de vulgaires producteurs de matière grise, sur un marché obéissant comme tout le monde à la loi de l’offre et de la demande, sachant que le sommet de l’offre est lié à la « notoriété » du producteur (c’est lui qui est en tête de la page Google, grâce au nombre de « requêtes »).
La réalité de ce système, c’est que plus personne n’est en mesure de comprendre la logique du fonctionnement global du dit système. La réalité, c’est que tous les intellos de toutes les chapelles science-humanistes courent comme des fous après la réalité du monde tel que le fabriquent les véritables acteurs, qui se moquent des théories et des concepts, parce que leur seule préoccupation demeure le pouvoir, la puissance et la richesse, ainsi que l’accroissement indéfini de ceux-ci. La vérité du système, c'est que plus aucun des éminents innombrables spécialistes qui nous font la leçon tout au long de France Culture n'est en mesure de nous dire ce que signifie le monde actuel dans sa globalité. Les intellos ont rejoint les politique dans l'impuissance à agir sur le réel.
Les science-humanistes viennent sur les lieux du crime après qu’il a eu lieu, pour constater le décès et procéder à l’autopsie du cadavre pour tenter d’en déterminer les causes. Non contents d’être les virgules dans le texte de l’histoire qui s’écrit, les science-humanistes de tout poil font les avantageux dès que l’oreille d’un micro ou l’œil d’une caméra leur offre sa tribune. Pris individuellement, ils peuvent être risibles ou passionnants, mais pris collectivement, aussi sérieux, sagaces et pertinents soient-ils, ils ne sont, dans l’histoire qui se fait, que des jean-foutre.
Les sciences humaines, telles que le monde actuel en a l’usage, n’aident plus à comprendre celui-ci : elles produisent des lumières tellement aveuglantes et éclatées qu’elles contribuent à son inintelligibilité. Chacun des intellos qui envahissent en troupes serrées les plateaux de radio-télé et les pages "Débats" de Libération, du Figaro ou du Monde vient en réalité chercher son « quart d'heure de célébrité » (Andy Warhol). Ils n'ont pas conscience qu'ils travaillent activement (sans en avoir conscience) à rebâtir un monument que la Bible a rendu célébrissime : la Tour de Babel.
Voilà ce que je dis, moi.
Note : ce n'est pas un sociologue, mais bien l'écrivain Michel Houellebecq qui parle du "plan social" d'une envergure jamais vue, à propos de l'agriculture paysanne et de sa disparition programmée sous le rouleau-compresseur ultralibéral qui généralise l'industrialisation des métiers agricoles et le productivisme à outrance (mariage totalitaire du machinisme et de la chimie). Ici le sociologue ne sert à rien. Peut-être bien que Houellebecq ne sert pas non plus à grand-chose, mais au moins, il est moins chiant.
Moralité : seule la littérature est en mesure de réaliser l'unité du savoir.
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mardi, 12 février 2019
J'AI LU SÉROTONINE 1
1 - La toile de fond.
J’ai donc lu Sérotonine de Michel Houellebecq. Je me garderai de faire l’éloge de l’auteur et de son roman. Je me garderai aussi de raconter l’histoire qu’on y trouve, au demeurant assez mince, où le scénario ressemble assez à l’idée qu’on se fait d'une « marche au supplice », mais dans un état proche de l'hébétude (je crois que c'est dans Ennemis publics (2008) qu'on trouve ce mot sous la plume de l'auteur pour qualifier sa propre attitude). Aujourd'hui, je me contenterai de dire, aussi directement que possible, les réflexions que m’inspire la lecture de ce livre.
Ce n’est pas forcément facile. D’abord la question du style. Bien des « gens autorisés » lui reprochent sa platitude, sans se rendre compte que cette platitude correspond en tout point au projet littéraire : un style volontairement décharné au milieu et famélique sur les bords, sans belles phrases, sans substance charnue, l’image exacte du « moi » de Florent-Claude Labrouste, le protagoniste. De toute façon, Houellebecq a répondu par avance à toute critique de son style dans sa Lettre à Lakis Proguidis (1997) : « Pour tenir le coup, je me suis souvent répété cette phrase de Schopenhauer : "La première – et pratiquement la seule – condition d’un bon style, c’est d’avoir quelque chose à dire." ». « Quelque chose à dire » ! Pour ça, on peut lui faire confiance.
Ce projet, quel est-il ? Je ne suis pas dans la tête de celui qui l’a conçu et réalisé, mais il ne me semble pas absurde de le formuler ainsi : « Description méticuleuse de la loque intérieure que la civilisation occidentale, matérialiste et consommationniste, a faite de l’individu ». Une loque intérieure, le sac vide de la peau de Saint Barthélémy, qui fut écorché, comme on sait. Voilà l'individu occidental tel que Houellebecq nous le montre, à travers le personnage de Florent-Claude Labrouste.
Visible sur le mur du fond de la Sixtine.
Je n’ai pas réussi à retrouver dans quel texte Houellebecq émet explicitement cette idée de l'inanité infligée par la civilisation technique à l'individu moderne, mais il me semble bien que. Peut-être pas. Quoi qu'il en soit, à la lecture de Sérotonine, j’ai retrouvé l’impression produite par Extension du domaine de la lutte, où le personnage, éprouvant la liquéfaction de ses raisons de vivre, fait face à ce vide.
Comment s’y est prise notre civilisation pour aboutir à ce paysage intérieur dévasté ? C’est la question cruciale que posent les romans de Houellebecq en général, et celui-ci en particulier.
J’essaie de comprendre depuis longtemps comment cette civilisation, qui a façonné le monde d'aujourd'hui de façon ineffaçable (non, pas de jugement de valeur : un fait), a pu aboutir à cette façon de désastre humain. C'est sûr, notre romancier est loin d’être le premier ni le seul à faire ce constat. Mais il est certainement le seul à donner à celui-ci une forme littéraire aussi achevée, aussi pertinente.
Oui, comment en est-on arrivé là ? A cette question, du point de vue qui est le mien au fond de mon terrier, je réponds qu’il y a d’abord la production des objets, renforcée plus tard par leur promotion, au moyen de la publicité, cette arme de décervelage massif : la marchandise s’est imposée en tant que « bien » dans nos représentations du monde, disant au « moi » de l'individu : "Ôte-toi de là que j'm'y mette". Houellebecq le dit : « ... la publicité vise à vaporiser le sujet pour le transformer en fantôme obéissant du devenir » (Approches du désarroi, 1992). Comment fonctionne l'image publicitaire ? C'est tout simple : en conduisant l'énergie du désir vers un objet marchand. Le désir humain réduit à la marchandise. De ce point de vue, tout ce qui est humain est transformé en marchandise.
De « moyen » qu’elle était, la marchandise, élevée à la dignité de « fin » par la publicité, a acquis, grâce à celle-ci, une aura, un surcroît de dignité, une intensité d'« être » supplémentaire, quoique fantomatique. Elle a progressivement gagné du terrain dans nos imaginaires, occupant de plus en plus de place dans nos désirs, les dirigeant toujours davantage vers le monde des objets et se substituant à d’autres désirs, qui venaient auparavant de l’intérieur. La publicité est même devenue un objet d’étude à part entière, jusqu’au sein de l’université, c’est vous dire que la moisissure a gagné le centre du cerveau.
Et puis sont arrivés les moyens de communication de masse. Après le téléphone, première intrusion du monde extérieur dans l'univers domestique et première « connexion », il y eut d’abord la radio, dont l’écoute, dans le premier 20ème siècle, nous est presque présentée comme religieuse, la famille réunie communiant autour du « poste ».
C’est précisément contre l’irruption de la radio dans le cercle familial que s’insurge violemment le philosophe Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme, au motif qu’elle capte toute l’énergie d’attention que son absence permettait de consacrer à ses proches. Elle capte l’oreille de l’auditeur, c’est-à-dire qu’elle le rend captif et le détourne de sa propre existence. Le chant des sirènes, quoi.
La radio est, selon Anders, un intrus, un parasite, une interférence qui s’interpose indûment comme un écran entre les personnes qui vivent sous le même toit, induisant une forme de relâchement dans leurs relations. Il n’a pas complètement tort, même si l’appareil en question s’est fondu dans le paysage avec le temps, au point que tout le monde vit avec et que son absence paraît presque inconvenante.
Quant à la télévision, c'est pire, car si l’effet de la radio n’est pas niable, mais somme toute limité, l’évidence est encore plus éclatante s’agissant du petit écran, et son effet encore plus dévastateur : la fascination produite sur les gens présents dans la pièce est telle que les regards sont irrésistiblement attirés par l’image animée, et plus personne ne s’adresse à son voisin. Bon, c’est vrai, je me rappelle des soirées chez M. Bachelard, à Tence, quand la télé était encore rare (et en NB) : l’ambiance était souvent déchaînée lors des premiers Interville (Guy Lux, Léon Zitrone, Simone Garnier).
Même chose pour le Tournoi des 5 nations regardé en famille et commenté par Roger Couderc (« Allez les petits ! ») ou, en 1990, au camping de Mamaia, sur la Mer Noire, où cinquante personnes et plus se rassemblaient le soir venu devant la lucarne allumée. Cela ne change rien au diagnostic : la télé impose son ordre aux individus, comme la flamme attire les phalènes, faisant de chaque téléspectateur une solitude à côté des autres solitudes. La télé emporte dans son nulle part, morceau par morceau, la vie intérieure de l'individu, pour la remplacer par une foule innombrable de fantômes. L'individu moderne est habité par des fantômes qui, dans le miroir, ont tellement pris son aspect qu'il les prend pour lui-même.
Le stade provisoirement ultime de ce processus de dépossession de soi par les moyens de communication de masse est évidemment atteint par le déferlement récent du smartphone sur le pauvre monde. Chacun emporte avec lui, dans tous ses mouvements, sa radio, sa télé, son téléphone, sa machine à écrire. Et sous ce volume restreint et maniable, il emporte tout son « moi », qu'il a « externalisé » (essayez de l'en priver, pour voir !). Et beaucoup d’utilisateurs tiennent ce « moi » à la main en toute circonstance, prêts à répondre dans l’instant au moindre stimulus. Le plus renversant dans l'affaire, c'est l'ahurissant degré de consentement des individus à la chose, au motif diabolique que « ça peut rendre bien des services ». L'innovation technologique, c'est Ève tendant la pomme à Adam. C'est Faust tenté par Méphisto.
Par-dessus tout ça, la faculté de se connecter avec la planète entière dès qu’on le veut : grâce à cet outil, l’individu ressemble à l’araignée qui, au centre de sa toile, semble exercer un pouvoir absolu sur son entourage immédiat (fût-il au bout du monde), sauf que si ça lui donne l’impression de vivre intensément l’instant présent (ne rien manquer de ce qui se dit, se sait, se raconte, ...), il n’a jamais été aussi réellement seul.
Pas de plus flagrante image de solitude que celle de passagers du bus ou du métro concentrés sur ce qui se passe sur leurs écrans personnels : l’individu est réduit à lui seul, et les autres, bien concrets dans leur chair et leurs os, bien palpitants de vie, ont disparu. Le smartphone a réinventé l’onanisme social, cette "délectation morose". Comment une quelconque société digne de ce nom pourrait-elle survivre en tant que société dans ce contexte ? Un jour viendra peut-être (on peut rêver) où les individus se rendront compte que, loin d'être des araignées au centre de leur toile, ils sont la mouche qui vient se prendre dans les filets tissés par d'autres gourmands arthropodes.
Ainsi, étape après étape, la civilisation technique a trouvé des moyens de plus en plus sophistiqués de s'introduire dans la conscience, dans la mémoire, dans les affects, dans les goûts, dans les choix des individus, pour remplacer ce qui tenait autrefois à leur "personnalité propre" par une personnalité d'emprunt, largement virtuelle, largement fabriquée par une instance extérieure, et beaucoup plus docile aux exigences du système. Et avec le siphonnage des données personnelles par facebook et consort, le système n'a pas fini de vider l'individu de son « moi ». Houellebecq le dit (Approches du désarroi) : « Les techniques d'apprentissage du changement popularisées par les ateliers "New Age" se donnent pour objectif de créer des individus indéfiniment mutables, débarrassés de toute rigidité intellectuelle ou émotionnelle ». Les gens ne savent plus où se trouve leur désir : ils ont perdu la source d'eux-mêmes.
C’est cette invasion progressive du moi par des sollicitations extérieures, dotées de toutes les apparences de la proximité, de la vie et de la familiarité, qui fait dire à Georges Bernanos (je crois bien que c’est dans La France contre les robots, 1944) que la civilisation technique est « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » : dépossédé de lui-même, l’individu ne s’appartient plus, il appartient corps et âme à toutes les réquisitions qui ne cessent de le convoquer hors de lui, en provenance du monde extérieur (fil twitter, facebook, telegram, instagram, amstramgram, …). Il ne peut plus être dans l’action : il est paralysé dans la réaction à ce qui vient du dehors.
Le moi individuel s’en trouve fragmenté en autant de petits bouts que de sollicitations reçues. Car le pire, c’est que ces petits bouts, en s’accumulant, ont fini par former une foule fantomatique qui s’agite à l’intérieur et qui, en le remplissant d’artefacts, lui a refaçonné un « moi » presque complet (et constamment renouvelé par un flux permanent, parfois obsessionnel), un « moi » exogène sur lequel l’individu a de moins en moins de prise (et je ne parle pas de la relation au temps : il peut oublier son texto d'il y a dix minutes, seul le « réseau » n’oubliera rien de ce qu’il y a laissé). Dans ces conditions, peut-on encore parler de volonté ? De libre-arbitre ? Dans l’expression du « désir », impossible de savoir quelle est la part du « moi » authentique et la part de propagande ingurgitée. C'est peut-être pour ça que Michel Houellebecq se méfie du désir : « Si l'on considère que le désir est mauvais, ce qui est mon cas ... » (Entretien avec Christian Authier, 2002).
C’est si vrai que la crise des gilets jaunes a mis en lumière l’illusion de susciter une relation humaine au moyen de « l’ouverture » électronique sur le monde : combien de fois n’a-t-on pas entendu parler, au cours des reportages sur les ronds-points, d’une forme neuve de « socialisation », certains allant même jusqu’à déclarer qu’ils avaient trouvé une espèce de « famille » ? Preuve que la vraie socialisation passe par la relation interpersonnelle directe. Un « réseau », ça vous bombarde de propagandes diverses ou d’éructations haineuses : c’est bon pour fixer des rendez-vous, pas pour se faire d’improbables « amis ».
Alors Houellebecq, dans tout ça ? Eh bien selon moi, avec Sérotonine, on est en plein dans ce paysage, perdu au milieu de nulle part, seul. La plus forte impression d’ensemble qui se dégage du livre est vraiment le sentiment d’une solitude irréparable et définitive, une solitude dense, massive et compacte, qui s’épaissit à mesure que le moi du personnage se met à flotter et à se diluer dans l’air, de plus en plus évanescent. Je connais peu d'écrivains capables de traduire en littérature avec une telle justesse le sort commun fait par le monde réel à l'individu ordinaire. Il faut beaucoup de compassion envers l'espèce humaine pour donner une forme littéraire aussi accomplie au désespoir. Je peux me tromper, mais je persiste à penser que Michel Houellebecq appartient à cette espèce d'hommes qui ont nourri un espoir infini dans l'avenir de l'humanité, et qui se sont cassé le nez sur la réalité. Peut-être son ambition est-elle de traduire en littérature l'absolu de la DÉCEPTION.
Tel est, selon moi, le paysage humain qui sert de territoire aux personnages de Michel Houellebecq, et en l’occurrence à Florent-Claude Labrouste.
Tout ça pour dire à quel point Sérotonine parle du monde tel qu'il est, et à quel point il entre en résonance avec l'idée que je m'en fais.
Voilà ce que je dis, moi.
Note : Prochainement, quelque chose de plus consistant sur le livre lui-même.
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lundi, 21 janvier 2019
HOUELLEBECQ
HOUELLEBECQ POÈTE
Pour illustrer la « platitude » que bien des gens reprochent au style de l'écrivain, je me penche aujourd'hui sur son écriture poétique qui fut son premier moyen d'expression littéraire. S'il y a "platitude", elle est réfléchie, voulue, intentionnelle, et plutôt deux fois qu'une. C'est une "platitude" clairement théorisée par Michel Houellebecq. Mais commençons par le poème censé expliquer le titre "La possibilité d'une île".
« Ma vie, ma vie, ma très ancienne
Mon premier vœu mal refermé
Mon premier amour infirmé,
Il a fallu que tu reviennes.
Il a fallu que je connaisse
Ce que la vie a de meilleur,
Quand deux corps jouent de leur bonheur
Et sans fin s’unissent et renaissent.
Entré en dépendance entière,
Je sais le tremblement de l’être
L’hésitation à disparaître,
Le soleil qui frappe en lisière
Et l’amour, où tout est facile,
Où tout est donné dans l’instant ;
Il existe au milieu du temps
La possibilité d’une île ».
Il flotte encore dans ce texte, qui figure à la page 433 de La Possibilité d'une île, un arôme d'effusion personnelle et un zeste d'effluve de sentiment, certes teintés d'ironie, mais. A ce titre, il n'illustre guère, la "théorie du style" qui figure à la page 451 du même roman. Attention : « Dans la rédaction de leurs consignes, ils [les "Sept Fondateurs" de la néo-humanité] se reconnaissent d'ailleurs comme principale source d'inspiration stylistique, plus que toute autre production littéraire humaine, "le mode d'emploi des appareils électroménagers de taille et de complexité moyennes, en particulier celui du magnétoscope JVC HR-DV3S/MS" ». Attention, disais-je, on n'est pas dans Lamartine ou Musset. Pas de lyrisme, pas d'épanchement sentimental, pas de "musique avant toute chose" (Verlaine).
Ailleurs (Lettre à Lakis Proguidis, dans Interventions 2, où il faut bien dire que j'ai parfois l'impression qu'il se paie ma tête), Houellebecq dénonce : « Au contraire, de prime abord, la poésie paraît encore plus gravement contaminée par cette idée stupide que la littérature est un travail sur la langue ayant pour objet de produire une écriture ». De quoi décoiffer René Char, Paul Valéry, Louis Aragon, Guillaume Apollinaire, Paul Eluard et beaucoup d'autres.
Bon, il est vrai que, toujours dans Interventions 2, on trouve de la musique dans "Opera Bianca", spectacle ("installation", ça fait tout de suite plus digne) très contemporain (1997 au Centre Pompidou). Mais pas n'importe quelle musique. Les sculptures de Gilles Touyard se mêlent au texte de Houellebecq, sur fond de "musique" du compositeur Brice Pauset. Or il faut savoir que Brice Pauset, dont je ne connais pas toutes les productions, applique scrupuleusement le principe énoncé dans La Possibilité d'une île, au moins dans une pièce où il place un micro à la sortie d'un aspirateur. Je ne suis pas encore tout à fait remis du traumatisme (bien que Pierre Schaeffer, Luigi Nono et Takemitsu Toru soient passés avant). On appelle ça "musique contemporaine". Verlaine ne s'attendait sans doute pas à de telles applications paradoxales de son vers célébrissime.
Rassurons-nous, les exemples ne manquent pas de textes de Houellebecq lui-même, écrits avec le souci de se conformer scrupuleusement à sa théorie de la page 451. Par exemple, un poème paru dans Configuration du dernier rivage (Flammarion, 2013).
« J'ai pour seul compagnon un compteur électrique,
Toutes les vingt minutes il émet des bruits secs
Et son fonctionnement précis et mécanique
Me console un p'tit peu de mes récents échecs.
Dans mes jeunes années j'avais un dictaphone
Et j'aimais répéter d'une voix ironique
Des poèmes touchants, sensibles et narcissiques
Dans le cœur rassurant de ses deux microphones.
Adolescent naïf, connaissant peu le monde,
J'aimais à m'entourer de machines parfaites
Dont le mode d'emploi, plein de phrases profondes,
Rendait mon cœur content, ma vie riche et complète.
Jamais la compagnie d'un être humanoïde
N'avait troublé mes nuits ; tout allait pour le mieux
Et je m'organisais la vie d'un petit vieux
Méditatif et doux, gentil mais très lucide.»
On voit que Houellebecq s'accroche aux alexandrins, même si plusieurs sont approximatifs. Et pour finir, un poème tiré de Le Sens du combat (1996), intitulé "Chômage".
« Je traverse la ville dont je n'attends plus rien
Au milieu d'êtres humains toujours renouvelés
Je le connais pas cœur, ce métro aérien ;
Il s'écoule des jours sans que je puisse parler.
Oh ! ces après-midi, revenant du chômage
Repensant au loyer, méditation morose,
On a beau ne pas vivre, on prend quand même de l'âge
Et rien ne change à rien, ni l'été, ni les choses.
Au bout de quelques mois on passe en fin de droits
Et l'automne revient, lent comme une gangrène ;
L'argent devient la seule idée, la seule loi,
On est vraiment tout seul. Et on traîne, et on traîne ...
Les autres continuent leur danse existentielle,
Vous êtes protégé par un mur transparent ;
L'hiver est revenu. Leur vie semble réelle.
Peut-être, quelque part, l'avenir vous attend. »
Voilà ce que c'est, le style de Michel Houellebecq, en poésie. J'espère qu'on admettra que le "style" de l'auteur, ou plutôt le refus d'un certain "style" en poésie (sous-entendu de clichés plus ou moins sentimentaux et lyriques), relève d'un choix stylistique absolument délibéré : une poésie du refus du "poétique" (peut-être ce qu'il entend par "travail sur la langue ayant pour objet de produire une écriture"). Tout au moins refus de ce que certaines conventions traditionnelles ont fait du poétique. Comme si la banalité volontaire de ces poèmes était faite pour décourager le lecteur, et qu'il n'ait aucune envie de les apprendre par cœur ou de se les réciter à mi-voix. C'est sans doute fait pour ça.
Dans la même Lettre à Lakis Proguidis, Houellebecq ajoute : « Pour tenir le coup, je me suis souvent répété cette phrase de Schopenhauer : "La première - et pratiquement la seule - condition d'un bon style, c'est d'avoir quelque chose à dire." Avec sa brutalité caractéristique, cette phrase peut aider. Par exemple, au cours d'une conversation littéraire, lorsque le mot d'"écriture" est prononcé, on sait que c'est le moment de se détendre un peu. De regarder autour de soi, de commander une nouvelle bière ».
Je peux me tromper, mais si j'osais une hypothèse, ce serait d'imaginer que Houellebecq, pour parvenir à cette fin, a adopté, dans sa poésie et ses romans, une stratégie de la déception. Cela irait bien dans le sens d'une autre remarque qu'il glisse je ne sais plus où : le désir est mauvais (parce que l'homme sans désir ne souffre d'aucune frustration). Mais après tout, ce n'est peut-être pas une stratégie : on ne peut lui dénier une certaine constance dans l'attitude.
Voilà ce que je dis, moi.
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dimanche, 20 janvier 2019
HOUELLEBECQ
Je termine aujourd'hui ma "grande révision" des romans de Michel Houellebecq. Voici celui par lequel je suis finalement entré dans cette œuvre, unique dans la littérature française d'aujourd'hui. Des quatre billets d'origine (17 au 20 août 2011), j'ai fait un seul, trop long certes, mais dont j'ai éliminé énormément de graisse superflue. Il reste peut-être quelques bourrelets.
Une amie avait prêté à H. La Carte et le territoire, le petit dernier de l’auteur controversé. Le livre était là, sur la table, inoccupé, il s’ennuyait. Je l’ai ouvert – avec réticence. Autant l’avouer : je craignais le pire. Eh bien tenez-vous bien, je n’ai pas regretté. Franchement, c’est une heureuse surprise. J’ai donc lu récemment La Carte et le territoire. J’ai trouvé ce livre réjouissant.
L’action se passe aujourd’hui, ou peu s’en faut : il ne faut pas compter sur une reconstitution historique. Et l’époque, on entend la détestation. On sent que le narrateur ne peut pas la sentir. Et pour moi, ça tombe bien, c’est une attitude que non seulement je comprends, mais que je partage. Ce qui est vraiment bien, c’est que Michel Houellebecq, non seulement ne dit jamais « je » comme dans ces pseudo-romans que sont les soi-disant « auto-fictions », mais encore met en scène un personnage qui s’appelle Michel Houellebecq, qui meurt atrocement, soit dit en passant, dans la troisième partie.
Le personnage principal, c’est l’artiste Jed Martin, fils de l’architecte Jean-Pierre Martin, à la riche et belle carrière d’architecte, qui a pris sa retraite, un jour. Le roman commence sur l’impossibilité de finir le tableau dont le sujet consiste en Jeff Koons et Damien Hirst, les deux artistes les plus chers du marché de l’art contemporain. Déjà, cette impossibilité de finir un pareil tableau me rend le livre sympathique. Ça ne suffit pas, mais ça aide. D’autant que le futur tableau s’intitule « Jeff Koons et Damien Hirst se partageant le marché de l’art ».
Damien Hirst a réalisé l’œuvre d’art la plus chère de tous les temps, avec un véritable crâne humain recouvert de (environ) 8000 diamants authentiques. Il a, par cette « invention », gagné son bras de fer avec Jeff Koons. Ce dernier a dû chercher longtemps le moyen de se replacer au sommet du podium mais, apparemment, il n’a pas trouvé. Moralité : l’argent a eu la peau du sexe (cheval de bataille de Koons autour de 1992, voir la série de photos kitsch où Koons exhibe in vivo son membre à l'œuvre dans la Cicciolina extatique).
Dit autrement : la marchandise a triomphé de la morale, puisque pour « heurter les sensibilités », exhiber une copulation in vivo est dépassé : il faut maintenant des diamants, et des diamants comme s’il en pleuvait. Et ça ne heurte même plus personne. C’est sans doute ce dont Michel Houellebecq est convaincu, au moins apparemment, car ce tableau, que Jed Martin finira d’ailleurs par détruire, symbolise l’escroquerie cynique et arrogante que constituent désormais, d'une part la gratuité obscène, voire pornographique (et je ne parle pas forcément de sexe), de certains "gestes artistiques" contemporains (Koons vs Hirst), d'autre part l’étalage sans vergogne des montagnes de fric (Arnaud vs Pinault) sous le nez même de ceux que l’ultralibéralisme racle jusqu’à l’os.
Koons et Pinault : deux hommes d'affaires.
"La carte et le territoire" est une expression qu’on rencontre deux ou trois fois dans les Essais de Philippe Muray (Les Belles Lettres, 2010), ainsi que dans Festivus festivus (Fayard, 2005, p.389) : « La fameuse distinction de la carte et du territoire était encore rassurante : c'était la distinction du réel et de l'imaginaire ; mais il n'y a plus de territoire, et c'est le peuple de la carte qui s'exprime. Sans drôlerie, comme de juste. Sans imagination. Ou qui ne s'exprime pas du tout, d'ailleurs ». Cela ouvre comme un horizon, une sorte de profondeur de champ, sur notre monde désormais entièrement artificialisé.
Jed Martin a été photographe avant de virer peintre. Il a commencé par « trois cents photos de quincaillerie », avec « écrous, boulons et clefs à molette », tout ça en « lumière neutre », sur « fond de velours gris moyen ». Puis il a l’illumination, un jour où, sur une aire d’autoroute, son père lui demande d’acheter la carte Michelin du département. Ils sont dans la Creuse. Le passage vaut, comme on dit dans le Guide Michelin, le détour.
« Cette carte était sublime ; bouleversé, il se mit à trembler devant le présentoir. Jamais il n’avait contemplé d’objet aussi magnifique, aussi riche d’émotion que cette carte Michelin au 150.000ème de la Creuse, Haute-Vienne. L’essence de la modernité, de l’appréhension scientifique et technique du monde, s’y trouvait mêlée avec l’essence de la vie animale. » C’est le coup de foudre. On ne comprend pas bien, mais le roman, c’est aussi ça.
Donc Jed Martin est tombé amoureux des cartes Michelin. Il se fait une sorte de nom avec ses photos de cartes. Le titre de son exposition est d’ailleurs : « La carte est plus intéressante que le territoire ». Cela tombe bien : la Compagnie Financière Michelin est intéressée par cette mise en valeur inattendue. Et puis c'est l'occasion pour lui de tomber un peu amoureux d’Olga. Bref, je ne vais pas vous le refaire. Le premier thème du livre, c’est d’abord l’état du monde, pas brillant, on l’a vu.
Le deuxième thème, c’est le monde de l’esthétique, ou plutôt le monde de la beauté. Le père est architecte : la beauté qu’il élabore reste lestée par l’ « utile », le fonctionnel, le monde concret. Il conçoit des stations balnéaires. Il peut y avoir de l’art dans l’architecture, mais par principe, ça n’encourage pas l’oiseau à déployer ses ailes, ou alors il s’agit d’un oiseau attaché au sol, trop lourd pour voler, en quelque sorte. D’ailleurs le père ne se gêne pas pour qualifier de « totalitaires » les élucubrations urbanistiques de Le Corbusier, sorte d'Albert Speer des démocraties, au sujet de Paris ou Rio de Janeiro.
Jed, quant à lui, est un artiste. Il part de ses « objets de quincaillerie », dont l’exposition forme un « hommage au travail humain ». Il prend ensuite de l’altitude, avec les cartes Michelin, pour regarder le monde d’en haut, avec tout le sens conféré par les dessins, les formes, et puis surtout les noms.
Puis il devient peintre, avec des tableaux qui représentent le monde, ou plutôt qui essaient de dégager une signification du spectacle du monde. Les titres disent quelque chose : « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique », « Aimée, escort-girl », « L’architecte Jean-Pierre Martin quittant la direction de son entreprise ».
Wong Fu Xin, un essayiste chinois qui a travaillé sur le peintre, le voit « désireux de donner une vision exhaustive du secteur productif de la société de son temps ». Le roman, à travers le personnage de Jed Martin, parle bien du monde. Et il en dit quelque chose, qui a quelque chose à voir avec l’étriqué qui enserre l’humanité depuis que l’économique (pour ne pas dire le financier) est seul aux manettes.
« Je veux rendre compte du monde… Je veux simplement rendre compte du monde ». C’est ce que répète Jed Martin qui, ayant pris de l’âge et marqué le monde de l’art de son empreinte, est interviewé pour la revue Art press. Pour dire, la dernière partie de son œuvre consistera, le matin, à poser son caméscope, à cadrer, par exemple « une branche de hêtre agitée par le vent », ou « une touffe d’herbe, le sommet d’un buisson d’orties, ou une surface de terre meuble et détrempée entre deux flaques ». Il déclenche, et vient récupérer son matériel le soir ou le lendemain. Il en tire par montage des « œuvres », « qui constituent sans nul doute la tentative la plus aboutie, dans l’art occidental, pour représenter le point de vue végétal sur le monde ». Le point de vue végétal sur le monde : cette trouvaille m’enchante.
Il y aura aussi ces composants électroniques, qu’il asperge d’acide sulfurique pour « accélérer le processus de décomposition ». A la suite d’un long travail qu’il est inutile de détailler, il aboutit à de « longs plans hypnotiques où les objets industriels semblent se noyer, progressivement submergés par la prolifération des couches végétales ».
Il fera subir un sort analogue à des photographies laissées à « la dégradation naturelle », puis à des « figurines jouets, représentations schématiques d’êtres humains ». On aura constaté que la place de l’homme, dans tout ça, est si réduite qu’elle a pour ainsi dire disparu.
Un autre thème apparaît au début de la troisième partie. Enfin, pas un « thème » : on change de roman, du moins en apparence. On était dans la « littérature », on entre dans le polar. L’écrivain Michel Houellebecq et son chien sont retrouvés, enfin, quand je dis « retrouvés », c’est beaucoup dire, car il n’y a plus que leurs têtes qui trônent sur des fauteuils, par la police, éparpillés aux quatre coins de la pièce, pas exactement « façon puzzle », comme dit Bernard Blier dans un des films français les plus célèbres de tous les temps. La façon dont les restes sont disposés évoque les toiles de Jackson Pollock, « mais un Pollock qui aurait travaillé presque en monochrome ».
L’assassinat a duré à peu près sept heures, selon les enquêteurs. Cette scène de crime m’a fait penser à Un Lieu incertain de Fred Vargas, où on lit : « Comme si le corps avait éclaté ». La police patauge, au sens propre, jusqu’à ce que Jed Martin fasse part à Jasselin, le policier, de la disparition du tableau « Michel Houellebecq écrivain » dont il lui avait fait cadeau.
Il y a des idées marrantes, dans cette troisième partie. Par exemple, l’auteur pensait-il à François Bégaudeau en créant un « brigadier Bégaudeau » qui face à la scène de crime se met à osciller sur lui-même : « il fallait juste aller le coucher c’est tout, dans un lit d’hôpital ou même chez lui, mais avec des tranquillisants forts » ? Par exemple, pensait-il à la « trilogie marseillaise » de Jean-Claude Izzo, en faisant boire à ses flics du whisky Lagavulin, comme celui que préfère Fabio Montale ? « Il est impossible d'envisager un travail de police sérieux sans une réserve d'alcool de bonne qualité (...) ».
« L’affaire est résolue », s’écrie Jasselin quand Jed Martin estime la valeur de son tableau à 900.000 euros. Il faut dire que l’exposition organisée par Franz a fait du peintre un homme très riche, qui peut acheter du jour au lendemain un vaste domaine. Trois ans plus tard, quand l’assassin est retrouvé (mort), le tableau est estimé à 12.000.000. Jed Martin est devenu une « valeur ». Il peut tout se permettre.
Le dernier pan de ce livre que je voudrais retenir, c’est la relation au père, qui quadrille pour ainsi dire le roman. Et c’est un des beaux aspects du livre. Le père intervient comme une ponctuation. Le mot « intervient » est d’ailleurs impropre : disons qu’il est là, présent à intervalles réguliers, tous les 25 décembre pour être précis, c’est le jour de l’année où ils prennent un repas en commun, et un repas de fête, qui plus est. En général, ce n’est pas très gai. Mais ce n’est pas lugubre non plus. L’événement est présenté comme allant de soi : le fils passe avec son père le réveillon de Noël. C’est tout simple, ça ne se discute pas.
C’est d’ailleurs intéressant, cette relation entre le fils et son père, car la mère est à peu près absente, simplement mentionnée comme un souvenir, mais un souvenir anodin. On apprend qu’à la vérité, elle s’est suicidée au cyanure. Cette absence de la mère change de l’habituelle dégoulinade de maternite aiguë dont sont atteints bon nombre de nos contemporains.
Jed Martin est étonné quand son père déclare, au cours de leur premier repas du roman, « dans une brasserie de l’avenue Bosquet appelée Chez Papa », avoir lu deux romans de Michel Houellebecq : « C’est un bon auteur, il me semble. C’est agréable à lire, et il a une vision assez juste de la société. ». C’est vrai qu’ « il y a une petite bibliothèque à la maison de retraite ». Il a donc du temps pour lire.
Le deuxième repas qu’ils partagent se passe chez le fils. D’abord en silence, au point que Jed s’assoupit. Et puis soudain : « Jed se figea. Ça y est, se dit-il. Ça y est, nous y voilà ; après des années, il va parler. » Cela ne viendra pas tout de suite, mais le père se met à parler. De lui, de son histoire, du choix de l’architecture, de l’organisation sociale, de la mère et de William Morris, le peintre d’un seul tableau (La Reine Guenièvre), de genre préraphaélite. Aussi architecte. Une belle scène, économe de moyens. Jean-Pierre Martin est malade, il le sait. Cette conversation lui tient donc lieu de testament, de chaîne de transmission, avant sa disparition prochaine. Et le fils recueille ce legs avec une grande attention.
Eh bien voilà. C’est La Carte et le territoire, écrit par Michel Houellebecq, écrivain.
Voilà ce que je dis, moi.
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samedi, 19 janvier 2019
HOUELLEBECQ
Je continue ma grande révision des romans de Michel Houelebecq. Aujourd’hui, La Possibilité d’une île. Je précise que j'ai largement taillé dans les billets parus ici en trois morceaux copieux du 6 au 8 avril 2015. Je me suis aussi permis quelques modifications.
De droite à gauche : quatrième de couverture, dos et couv' de La Possibilité d'une île, photo de Michel Houellebecq.
Si les projecteurs se sont braqués sur Michel Houellebecq, la personne de l’auteur n’y est pour rien, mais bien ses livres. Que la personne, ensuite, se soit prise au jeu, c’est possible. Je le dis nettement : de cela, je me fous éperdument. Toujours est-il que j’ai lu, avec un intérêt constant et soutenu, cinq romans, en faisant fi de leur ordre de parution.
Un sixième roman manquait à mon tableau de chasse : La Possibilité d’une île (2005). Dix ans après parution [treize aujourd'hui], j'ai corrigé cet oubli. C’est un gros livre (près de 500 pages). Je n’ai pas été déçu. D’une certaine façon, il est annoncé dès Les Particules …, et certains de ses passages annoncent étonnamment Soumission. On se rappelle que les travaux du savant Michel Djerzinski, à la fin des Particules …, rendent possible le clonage reproductif des humains.
Le « dispositif narratif » dépayse tout d’abord le lecteur : qui est Daniel24 ? Sur quoi fait-il un « commentaire » ? Et puis qui est ce Daniel1, qui semble contredire le titre de la 1ère partie ? Cela surprend, mais on s’y fait vite. Le livre est ambitieux, peut-être plus difficile d’accès, à cause tant du dit dispositif faisant alterner le « récit de vie » de Daniel1 et le « commentaire » de Daniel24 (puis Daniel25), que du thème ici exploré, qui tourne autour de la déception amère que procure l’existence humaine et de la quête d’immortalité qu’elle suscite : l’existence humaine est étroitement bornée, et le désir est infini.
On ne tarde pas à comprendre que Daniel24, plus tard Daniel25, est l’exacte réplique, à deux millénaires de distance, de Daniel1 : le clonage imaginé par Djerzinski dans les Particules … a permis la création d’une nouvelle espèce, les « néo-humains », qui n’a rien à voir avec l’ancienne humanité, dont les survivants de la grande extermination sont très vite retournés à l’état sauvage, primitif, rudimentaire.
Daniel1 a fait fortune en faisant le clown : les sketches comiques et scénarios, dont il faisait le clou de ses spectacles et de ses films avec un succès retentissant, portaient des titres comme « Broute-moi la bande de Gaza », « Deux mouches plus tard », « Le combat des minuscules », « On préfère les partouzeuses palestiniennes », et d’autres tout aussi suggestifs. Plus il provoquait, plus le succès grandissait.
Le choix du métier d'humoriste pour son personnage n'est certainement pas dû au hasard. Rien de mieux qu'un « humoriste professionnel » pour mettre en scène l'avilissement de toute une civilisation par l'usage purement anesthésiant et manipulatoire qu'elle fait du rire, qui était, disait-on, le "propre de l'homme" (Rabelais). Je pense au rôle purement instrumental que les médias de masse assignent aujourd’hui à l'hilarité. Rien de plus lugubre que ces fantoches insupportables, payés pour déclencher les rires, toujours mécaniques et forcés, même quand ils ne sont pas enregistrés. Et pour rire de quoi, le plus souvent ? De quelques fantoches qui tournent en boucle sur les écrans et réseaux sociaux, et qui n'ont d'existence que virtuelle, éphémère et ectoplasmique.
Car avec les titres ci-dessus, Houellebecq met sur la scène romanesque une provocation à l’état pur, qui ricoche curieusement sur l’état actuel du comique médiatique entretenu à heure fixe par un tas de sinistres individus qui sévissent sur les plateaux pour « animer » des émissions et faire rire un public d’avance acquis à « la cause du rire ».
Le rire est désormais un produit de consommation de masse, quelque part entre le politique, le social et le médical. Daniel1 est finalement un cynique exacerbé : « Finalement, le plus grand bénéfice du métier d'humoriste, et plus généralement de l'attitude humoristique dans la vie, c'est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité, et même de grassement rentabiliser son abjection, en succès sexuels comme en numéraire, le tout avec l'approbation générale » (p. 23). J’applaudis vivement au mot "abjection". Le choix de l'humoriste comme personnage principal relève à mon sens, de la part de l'auteur, d'une démarche profondément morale. J'imagine que cette seule idée suffit à expliquer la haine dont les livres et la personne de l'auteur font l'objet.
Daniel1, dans le genre, se présente comme un désespéré fataliste, même si tout le monde lui reconnaît un talent indéniable. Sa « philosophie », le comique de profession, est simple : « Ma carrière n’avait pas été un échec, commercialement du moins : si l’on agresse le monde avec une violence suffisante, il finit par le cracher, son sale fric : mais jamais, jamais il ne vous redonne la joie » (p. 164). Et de l’argent, il en a gagné plus que sa dose (quarante-deux millions d’euros). Quant à la joie, elle est comme le temps perdu : elle ne se rattrape jamais.
Quoi qu’il en soit, Daniel1, par honnêteté, et de moins en moins motivé par la création de ses spectacles, jusqu'à n'en plus rien avoir à foutre, se pose la question existentielle : tout ça vaut-il la peine de se donner encore la peine ? S’il a du mal à s’y résoudre, il finit par répondre, après avoir descendu la pente, un « non » aussi franc que décisif et désespéré.
Heureusement, si l’on peut dire, il a fait entre-temps la connaissance de Patrick, le grand-prêtre (le « Prophète ») de la secte baptisée Eglise Elohimite, grossier décalque de la secte raëlienne de Claude Vorilhon, le fada qui a rencontré, dit-il, les extra-terrestres sur un volcan d'Auvergne.
On a déjà rencontré les raëliens dans Lanzarote (2002). Dominique Noguez l’évoque dans son bouquin (Houellebecq, en fait, Fayard, 2003) : l’auteur s’est un peu frité avec Raphaël Sorin, directeur de je ne sais quoi chez Flammarion, qui, ne voulant prendre aucun risque juridique, voire judiciaire, réclamait un nom fictif. Il paraît que Houellebecq avait envisagé de la rebaptiser en secte des "Raphaëliens", pour se venger.
Les Elohim ? Ce sont ces entités qui ont créé l'humanité : ils ont décidé de reprendre contact avec elle parce qu'elle est arrivée à un stade satisfaisant de développement technique. Le sort tomba sur Claude Vorilhon, par eux renommé Raël. Je n'ai pas vérifié dans les fichiers de l'INPI si la marque était libre de droit, mais j'imagine que Raphaël Sorin craignait un grabuge en correctionnelle.
Raël et ses fidèles ne prétendent à rien de moins que d’acquérir l’immortalité : vous adhérez à l’Eglise, on prélève et on stocke votre ADN, et l’on attend que les biotechnologies aient rendu possible le clonage de votre personne. Alors, c'est promis, vous ressusciterez.
Qui plus est, vous ressusciterez à un âge où l'on est débarrassé de tout ce qui encombre la vie des hommes (parents, éducation, scolarité, puberté, apprentissage sexuel, tout ça) entre zéro et vingt ans. Et ainsi indéfiniment, jusqu'à l'achèvement des temps, puisqu'on peut recommencer indéfiniment. Une variante non chrétienne de la vie éternelle, quoi. C'est la raison pour laquelle les adeptes élohimites n'ont aucune répugnance à se suicider le moment venu.
C’est ce que fera Daniel1 pour finir. Mais en attendant, sa célébrité en fait un VIP, que le « Prophète » se fait un plaisir et un honneur (en plus d’un argument de propagande) d’inviter, d’abord en Herzégovine, puis à Lanzarote, une île des Canaries au climat favorisé. L’occasion rêvée pour observer de l’intérieur le fonctionnement d’une secte, avec ses adeptes fascinés et béats devant le charisme du « Prophète », entouré de ses lieutenants, que le visiteur rebaptise « Flic » et « Savant », l’un chargé de tout ce qui est organisation, l’autre de tout ce qui touche à la recherche en génétique, et dont le laboratoire, dans ce domaine, n’a pas de rival dans le monde.
Inutile de dire que le « Prophète » use de son charisme pour grouper autour de lui un certain nombre de « fiancées » plus accortes et avenantes les unes que les autres et toujours disposées à lui prêter l’orifice qu’il souhaite honorer. Il ne se gêne pas pour autant, à l'occasion, quand il trouve une adepte particulièrement à son goût, pour aller pêcher dans le cheptel féminin et offrir son lit à une autre heureuse élue. Celle-ci, flattée, met son corps à sa disposition, pendant que son compagnon ressent cela comme un honneur. Sauf quand le compagnon est un Italien particulièrement amoureux, jaloux et irascible. Du coup, le cours des choses s’accélère brutalement.
Mais je ne veux pas résumer l’action du livre. Qu’on sache simplement que Daniel1, s’il a amassé grâce à ses talents de provocateur une fortune confortable, finit par n’éprouver dans sa vie privée que des déconvenues. D’abord pleinement heureux ("heureux" voulant dire pour Daniel1 "sexuellement épanoui") avec Isabelle, qui « bosse dans des magazines féminins » (p. 33) et qu’il a épousée, la répétition émoussant le sensation, il se lasse. Ils se quittent courtoisement : elle se contente de sept millions d’euros. On n’est pas plus raisonnable.
Il est vrai que les quarante-sept ans qu’il affiche au compteur commencent à peser. Mais incapable de se faire à l’idée de la déréliction sexuelle qui accompagne la venue de l’âge, il repique, comme Isabelle l'avait prédit, avec une jeunette « libérée » de vingt ans, Esther, splendide femelle un peu droguée et partouzarde, un peu actrice, qui lui donne un plaisir fou, très douée au lit, mais avec laquelle Daniel1 fait l’expérience terrible et douloureuse de l’amour absolu quand il n’est pas payé de retour.
Les réflexions sur l’âge se situent non loin du centre de gravité du roman. Il va de soi que la grande affaire du sexe masculin est le bonheur par le plus grand épanouissement sexuel possible. Que les personnes les plus aptes à le procurer sont les jeunes et jolies filles, si possible pleines d'appétit de plaisir et armées de l'irremplaçable minijupe (jeunes filles qui se réduisent quand les hommes prennent de l'âge à des seins et à des touffes offerts à la vue sur la plage – mais assortis de l’impérieux "Pas touche !". T’es plus dans le coup, pépé. Je précise que tout ça est dans le livre).
C’est vrai que la sève masculine s’assèche et raréfie avec le temps, mais surtout, et surtout plus vite que chez les hommes, la peau féminine ne tarde pas à ressembler à une étoffe tout juste bonne pour la friperie, à la pelure d'une pomme qui a passé l'hiver au frais sur sa claie, et la chair féminine, avant même les quarante, a tendance à gondoler, à se boursoufler et ramollir, à obéir de plus en plus fatalement à la loi de la gravitation. Ce constat irréfutable à de quoi, il est vrai, froisser quelques amours-propres.
Comme le dit ailleurs l’auteur, le culte de la beauté, qui entraîne le culte de la jeunesse, a quelque chose de totalitaire, voire d'un peu nazi. La force de Houellebecq romancier est dans l'impavidité avec laquelle, à partir d'une donnée, il déroule jusqu'à son point ultime la chaîne inéluctable des causes et des conséquences. Houellebecq s'étonne de la pusillanimité de ceux qui, élaborant un raisonnement, sont pris de panique devant la conclusion à laquelle la simple logique les conduit. Cela peut-être qui heurte les sensibilités en haut lieu.
La civilisation occidentale, en faisant de la beauté corporelle un idéal inatteignable dans la longue durée (« Cueillez les roses de la vie » quand il est temps, après c'est foutu), a condamné l’humanité à la compétition impitoyable, à la tristesse et à la dépression. Avouons qu’il y a des perspectives plus gaies.
Comme le disent les personnages de Houellebecq : il ne fait pas bon vieillir dans ce monde. Plus l'être humain avance en âge, plus il est en butte au Mal et à la souffrance. A lire les journaux, on ne saurait lui donner tout à fait tort. Voilà, pourrait-on presque dire, à quoi se résume le traité d'anthropologie (mâtinée de philosophie) dont Michel Houellebecq a fait un roman. Et les bien-pensants, ça, ils n'aiment vraiment pas. Finalement, ils détestent qu'on leur dise la vérité sur eux-mêmes.
On a le Balzac qu’on mérite.
Voilà ce que je dis, moi.
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vendredi, 18 janvier 2019
HOUELLEBECQ
Aujourd'hui, c'est un billet écrit en janvier 2015 que je sers une deuxième fois. Plusieurs scandales en un seul : les assassinats à Charlie Hebdo (Cabu, Wolinski, Maris, ...) le jour de la "une" avec Houellebecq au moment de la parution de Soumission, où l'auteur racontait l'arrivée tranquille, fluide, pacifique et finalement logique d'un musulman au pouvoir suprême en France. Et puis le cirque médiatique, l'étripage national autour de la présence de plus en plus pesante de l'islam en France, la honte supposée infligée à la France par un auteur qui cultive la provocation, l'intolérance, qui nuit au "vivre ensemble", qui refuse de "faire société", bref : tout le fumier sur lequel prospère la "gôche sociétale", qui n'est rien d'autre que la gauche ultralibérale.
J’ai interrompu ma relecture de Moby Dick pour cause de Houellebecq. C'est qu'il y avait urgence. Soumission venait de paraître. Il fallait s’en occuper toutes affaires cessantes. Je l’ai acheté le mardi 6 janvier en fin d’après-midi. Vingt et un euros.
Que dire ? D’abord l’impression générale qu’il me laisse. Une impression d’harmonie, aussi bizarre que ça puisse paraître. L’auteur serait peut-être surpris de l’assertion, à cause des désordres physiques, parfois peu ragoûtants, qui affectent François, protagoniste et narrateur. Mais aussi de la singulière disharmonie dont il souffre dans le domaine affectif. Disons amoureux. Précisons : sexuel (mais pas que).
En fait, ce que je trouve littérairement admirable, c’est que tout le récit semble couler de source. Si des événements se produisent, et même des ruptures (mort de la mère, mort du père, arrivée d’un musulman à l’Elysée), c’est sans heurt. Quand le personnage, voulant fuir loin de la capitale, arrive dans une station service de l’autoroute, le carnage a déjà eu lieu. Le point d'origine de la conception en assure la parfaite cohérence. Comme si, dans son regard, rien n’échappait au sentiment de l’évidence : ah, oui, c’est comme ça, donc ce n’est pas autrement. Ah bon, il y a une flaque de sang. Pour qu'un roman produise cet effet, il faut être passé maître dans l'art d'écrire. Il faut avoir tout prévu en amont. Houellebecq est un grand romancier. Soumission est une vraie prouesse littéraire.
Ainsi avance la narration, pas pressée, mais jamais s’attardant en route, dans le flux régulier d’un propos qui ne cesse d’avancer à son rythme tranquille. C’est un livre dont les rouages baignent dans l’huile. Le grand art de ce romancier, non, de cet auteur (de « auctor », celui qui augmente le monde, traduction libre), c’est de peindre l’accomplissement de l’islamisation de la France comme un avènement logique. Fluide comme le cours naturel des choses.
Si je peux me permettre ce rapprochement incongru, Houellebecq s'exprime sur le même ton qu'Albert Camus dans L'Etranger : le ton d'hébétude de quelqu'un qui regarde sa vie comme s'il n'y participait pas. Et puis comparez les deux chutes : Houellebecq, à mon avis, avec sa fin en forme de conversion à l'Islam parce que François y trouve son intérêt dans la promesse de chair fraîche, fait un anti-L'Etranger bien plus pertinent et fort que le bouquin de Kamel Daoud (Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014), que je n'ai pas lu, mais que j'ai entendu causer dans le poste (France Culture pour être précis).
Le « sociologue » Eric Fassin peut bien tartiner ses fadaises idéologiques et ses analyses de coupeur de cheveux en vingt-trois (en appelant ça "appliquer la grille sociologique à la littérature"), venues du multiculturalisme, obligatoire pour tenir le crachoir dans l’émission de Tewfik Hakem « Un autre jour est possible », à 6h tous les matins sur France Culture. Il peut bien dénoncer l’idéologie régressive de Michel Houellebecq.
Les bactéries projetées par ses postillons haineux (eux-mêmes bourrés d'idéologie) sur les bonnettes des micros de la chaîne nationale ne pollueront pas mes oreilles au point de les empêcher de renvoyer cet histrion minable vers les ténèbres de la bêtise et de l’ignorance, les plus terribles, celles qui se donnent le masque de l’intelligence, des lumières, de la culture et de l’autorité.
Eric Fassin et ses semblables ne supportent pas que cet écrivain, le seul à ma connaissance à proposer un regard aussi aiguisé sur le monde actuel, le fasse avec un tel talent. Ni que ses livres, par le succès qu'ils connaissent, entrent à ce point en résonance avec les préoccupations des « vrais gens », celles dont Eric Fassin ne veut à aucun prix entendre parler, je veux parler des nouvelles figures du Mal. Contrairement à ce dont Eric Fassin rêve et à ce qu'il prétend, ce n'est pas Eric Fassin qui révèle le sens des choses. Pour une raison simple : soit il n'a rien compris à ce qui se passe, soit il ment. Peut-être les deux.
Car il faudrait que ça se sache : livre après livre, Michel Houellebecq apporte le témoignage, la certitude et la preuve que le monde actuel, dans ses composantes les plus terrifiantes à terme, porteur de destruction, part en morceaux, pulvérisant l'humanité en toute tranquillité, en toute bonne conscience. Son œil impitoyable est le seul réaliste. Il n’est pas pessimiste. Il regarde le monde comme il va. Comme il est en train de finir. Désenchanté serait plus exact. Désespéré peut-être. Nostalgique aussi d’une époque où le sens de la vie découlait de son mode d’être, et où celle-ci allait en quelque sorte de soi. A une époque maintenant révolue.
Dans la « vraie vie » selon Houellebecq, le relativisme et la neutralisation des valeurs reste une hérésie. C’est cela, je crois, que tous les penseurs de l’altruisme mondialisé, tous les batteurs d’estrades médiatiques et de coulpes-quand-ce-n'est-pas-la-leur, tous les descendants repentants, tous les porteurs de grands sentiments humanistes ne lui pardonneront jamais.
J’appelle la « science humaine » d’Eric Fassin une bouse de vache, quoique la bouse de vache offre une matière nettement plus utile (engrais, combustible, matériau de construction) que l'œuvre du faussaire Eric Fassin, cet idéologue charognard qui tente de s'engraisser sur ce qu'il regrette de n'être pas encore le cadavre de Michel Houellebecq. Et qui travaille d'arrache-pied pour que les foules restent soigneusement aveugles sur l'état catastrophique du monde et des sociétés qu' "on" est en train de nous fabriquer.
Pauvre Christine Angot, vraiment, qui rejoint Le Clézio dans le camp des glapisseurs moralistes du consensus. Dans ce consensus-là, je vois une forme de déni de réalité, presque de négationnisme. Comme si tout ce petit monde bloquait à tout prix la soupape du couvercle de la cocotte-minute sur laquelle ils sont assis. Personne ne semble supporter que la littérature de Houellebec soit une littérature du dissensus, qui met le doigt là où la France a le plus mal.
Mais pauvres pommes, ai-je envie de rétorquer, avez-vous compris la fripouillerie ou l'inconscience de ceux qui prêchent le consensus et se cramponnent à ce qui reste des « valeurs » de la civilisation, en croisant les doigts dans l'espoir absurde que leurs objurgations et leurs supplications arrêteront le processus qui l'a mise en lambeaux ?
Et même si ça peut sembler outrancier, j’appelle Soumission de Michel Houellebecq un formidable roman de la grande littérature française. Balzacien pour la hauteur et la profondeur de vue, et la précision et la justesse de la peinture. La guerre qui se livre par ailleurs, ce n'est pas lui qui l'a voulue.
Oui : balzacien. A cet égard, dans le paysage français, Houellebecq est sans rival. Il est trop loin devant pour se faire rattraper.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE, RELIGIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : michel houellebecq, soumission, éditions flammarion, charlie hebdo, je suis charlie, islam, musulman, france, société, politique, nation française, islamisation, éric fassin, sociologie, sciences humaines, france culture, tewfik hakem, un autre jour est possible, christine angot, jmg le clézio, balzac, balzacien
jeudi, 17 janvier 2019
HOUELLEBECQ
Je recycle aujourd'hui, en une seule fois, deux billets écrits en 2011 sur deux livres de Michel Houellebecq, au moment où je venais enfin de comprendre, grâce à La Carte et le territoire, l'importance de ses romans. Pourquoi "importance" ? Après tout ce temps, je crois y voir une figuration assez exacte de ce qui achemine la civilisation occidentale vers sa déchéance actuelle et sa destruction prochaine. Le système communiste a implosé, comme on sait, c'est-à-dire qu'il s'est effondré de l'intérieur, sous le poids de sa propre sénilité. Et je me demande si le même destin ne guette pas le système capitaliste, aujourd'hui encore tout fringant et triomphant, mais travaillé de l'intérieur par des forces que nul n'est capable de comprendre dans leur globalité et leurs interactions. J'ai beaucoup élagué tout ce qui m'est apparu superflu à la relecture (digressions, etc). J'ai laissé tout le reste. Je dois reconnaître que je n'ai guère développé le commentaire sur Plateforme. Un signe ? Mais de quoi ?
J’ai mis beaucoup de temps avant d’ouvrir un livre de Michel Houellebecq. Ce qui me repoussait, je crois l’avoir dit ici, c’est la controverse : il y a quelque chose de si futilement médiatique dans la présence éphémère du parfum de quelques noms dans l’air du temps, que je tenais celui-ci pour tout à fait artificiel, voire carrément illusoire, comme c’est le cas de la plupart des effervescences télévisuelles. Je suis devenu excessivement méfiant. En l’occurrence, j’avais tort.
J’ai donc commencé la lecture de Michel Houellebecq quand son dernier roman, La Carte et le territoire, fut placé, un peu par hasard, à proximité immédiate de ma main. J’ai dit grand bien du livre dans ce blog. J’en ai maintenant accroché deux autres à mon tableau de chasse : Les Particules élémentaires et Plateforme. Conclusion, vous allez me demander ? Voilà : je ne sais pas si on a à faire à un « grand » écrivain, je ne sais pas si ce sont des « chefs d’œuvre », comme les critiques patentés en décèlent à foison au fil des semaines. Je veux juste dire que ce sont des livres qui se situent au centre du paysage, pour qui espère comprendre quelque chose à la marche du monde actuel.
Donc, je ne sais pas si Michel Houellebecq est le digne successeur de Balzac et Proust. Ce que je sais, c’est qu’il travaille sur le monde qu’il a sous les yeux, qu’il dit quelque chose du monde tel qu’il est, et qu’il développe sur celui-ci un point de vue, une analyse, une proposition d’éclairage précise, une grille de lecture, si l’on veut.
C’est un romancier qui a pris position par rapport à la « civilisation occidentale », et qui a ceci de bien, s’il parle de lui, de le faire à distance respectable, hors de portée de tir de son propre nombril (malgré les apparences) et des ravages courants que celui-ci commet dans les rangs des « écrivains » français.
On peut trouver le point de vue développé par Michel Houellebecq d’une noirceur exécrable : pour résumer, grâce à la civilisation actuelle, exportée par l’Europe, moulinée avec la sauce techniquante, massifiante et consommante de l’Amérique triomphante, le monde actuel court à sa perte et, d’une certaine façon, est déjà perdu.
L’auteur met-il pour autant ses pas dans ceux de Philippe Muray, comme je l’ai suggéré ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que Philippe Muray a développé dès les années 1980 un regard analogue sur la réalité, d’une acuité de plus en plus grande, et un regard de plus en plus pessimiste.
Avant lui, plusieurs auteurs se sont inquiétés de l’évolution de notre monde : Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme), Lewis Mumford (Les Transformations de l’homme), Hannah Arendt (La Crise de la culture), Christopher Lasch (La Culture du narcissisme), Jacques Ellul (Le Système technicien, Le Bluff technologique), Guy Debord (La Société du spectacle), et quelques autres.
Pardon pour l’étalage, mais c’est parce qu’il y a un peu de tous ces regards dans les romans de Michel Houellebecq, tout au moins les trois que j’ai lus (publiés en 1998, 2001 et 2010, ce qui révèle quand même une certaine constance). La « patte » de Philippe Muray, c’est l’attention portée à un aspect particulier de la crise moderne : l’humanité est devenue peu à peu superflue, submergée par des objets techniques, des gadgets qui sont devenus pour elle si « naturels », mais en même temps si dominateurs, qu’elle est progressivement devenue une vulgaire prothèse de ses propres inventions. Philippe Muray le synthétise dans la notion de fête, dans l’abolition de tout ce qui permettait la différenciation (en particulier entre les sexes), dans le nivellement de toutes les « valeurs », et dans l'instauration unilatérale du règne de la positivité en tout, autrement dit de l'Empire du Bien (un des titres des Essais, éd. Les Belles lettres, 1991).
Les Particules élémentaires est un roman qui raconte quelle histoire, en fin de compte ? Janine Ceccaldi, une fille aux capacités intellectuelles hors du commun, épouse Serge Clément, qui entrevoit déjà (on est dans les années 1950) les immenses possibilités de la chirurgie esthétique. Puis elle rencontre Marc Djerzinski, homme talentueux qui œuvre dans le cinéma. Elle divorce pour l’épouser. De ces deux unions naîtront deux demi-frères : Bruno Clément et Michel Djerzinski.
Il y a donc l’histoire de Janine en pointillé. L’histoire d’Annabelle, qui a failli vivre une « belle histoire d’amour » avec Michel. L’histoire des ratages de Bruno qui, en compagnie de Christiane ou sans elle, hantera divers lieux où il espère connaître quelque aventure sexuelle.
A travers le personnage un peu pathétique de Janine, la mère, qui se fait appeler Jane, se formule une description somme toute caustique de l’ère baba-cool : délaissant les deux pères de ses enfants (et ses deux enfants par la même occasion), elle suit un genre de gourou, Francesco Di Meola, qui, s’étant fait pas mal d’argent, abandonne la Californie et Big Sur, où il a rencontré les dieux et les diables de la contre-culture, y compris l’imposteur Carlos Castaneda, celui qui était entiché de son sorcier yaqui, Don Juan Matus, dont il vendit les bobards à des millions d’exemplaires (mais ça, ce n’est pas dans le livre de Michel Houellebecq). Di Meola achète une propriété en Provence.
Janine-Jane (la mère) a baigné dans le jus contre-culturel, mais ce jus a tourné, ou alors il a aigri. Le bilan de son existence est « nettement plus catastrophique ». Et la mère des deux frangins aura une triste fin, dans une maison du village de Saorge, où vivent encore quelques illuminés post-soixante-huitards, dont « Hippie-le-Gris » et « Hippie-le-Noir », que Bruno appelle Ducon.
La scène est curieuse. Bruno est sous traitement de lithium pour raisons psychiatriques.
« Michel observa la créature brunâtre, tassée au fond de son lit, qui les suivit du regard alors qu’ils pénétraient dans la pièce. » Quant à Bruno, tout ce qu’il arrive à dire : « Tu n’es qu’une vieille pute… émit-il d’un ton didactique. Tu mérites de crever. ». « T’as voulu être incinérée ? Poursuivit Bruno avec verve. A la bonne heure, tu seras incinérée. Je mettrai ce qui restera de toi dans un pot, et tous les matins, au réveil, je pisserai sur tes cendres. »
Il y a souvent des problèmes, chez Michel Houellebecq, avec la transmission et avec la filiation. Un moment vaguement hallucinant, où Bruno se met à entonner à pleine voix "Elle va mourir la mamma", tout en insultant à qui mieux-mieux les hippies qui, d'après le testament maternel, vont hériter de la maison.
Face à Bruno, qui débloque sévèrement, le littéraire raté et hors du coup, Michel Houellebecq fait de Michel, en dehors d’un errant affectif quasiment indifférent à tout ce qui est humain, un biologiste à la pointe du « progrès », disons-le, une sorte de génie : son « testament » de chercheur s’intitule Prolégomènes à la réplication parfaite. Michel ne veut pas être emmerdé par les tribulations humaines ordinaires. Peut-être est-ce ce qui guide ses recherches.
Car ce testament s'avère porteur de tout l'avenir scientifique de l'humanité. Chacune de ses propositions révolutionnaires en sera plus tard dûment et scientifiquement prouvée. Autrement dit, le point culminant de son travail ouvre la voie à l’admission du clonage humain comme fondement institutionnel de l’humanité, ce qui débarrasse l'ancienne humanité (la nôtre) de tout le poids sentimental qui l'écrase.
Le livre évoque, depuis un moment du futur, l’extinction de la vieille race humaine. « On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition. » [16 janvier : cela me fait penser à Soumission et à l'évidence tranquille avec laquelle l'islam s'impose en France en 2022.] On perçoit en positif cette post-humanité, qui adresse in fine sa gratitude à l’humanité archaïque : « Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique ».
On est alors quelque part, dans ce regard rétrospectif, à la fin du 21ème siècle. Et la post-humanité rend alors hommage à l’humanité (la nôtre), qui fut si défectueuse, mais si touchante aussi. Glaçant, et très fort. Quand on ferme le livre, on se prend à espérer que c’est de la science-fiction. Mais ce n’est pas sûr.
La Carte et le territoire offrait une perspective analogue sur la disparition programmée de l’humanité, à travers l’œuvre en mouvement de Jed Martin, présenté comme un grand artiste de son temps. Plateforme nous plonge dans la décadence sexuelle de l'Occident en général et de l’Europe vieillissante en particulier. Le personnage principal, qui se nomme là encore Michel, est un obscur fonctionnaire aux Affaires Culturelles, un statut social négligeable. Au début du livre, Michel, qui vient de perdre son père, participe à un voyage organisé en Thaïlande. Il passe bien sûr par des « salons de massage ». Valérie fait partie du groupe, un groupe triste, hétérogène, et bête, avec ça !
Revenu à Paris, il démarre une relation vraiment amoureuse avec Valérie, qui travaille dans une entreprise de tourisme, sous la direction de Jean-Yves. Lui et Valérie, professionnellement, sont complémentaires. Ils gagnent confortablement leur vie. Une opportunité les propulse à la tête des villages Eldorador.
C’est dans un village de Cuba que Michel suggère à Jean-Yves, pour rétablir la situation de la société, de faire de ses villages des destinations pour un tourisme, disons … « de charme ». Tout se goupille à merveille, et l’entreprise est florissante, mais ces salauds d’islamistes feront tout capoter, avec à la clé l’insurrection de tout le féminisme français contre l’esclavage dégradant et le tourisme sexuel.
C’est sûr, l’humanité de Michel Houellebecq n’est pas belle à voir. Au fond, autant vaut qu’elle disparaisse, n’est-ce pas ? J'ai l'impression que les romans de Michel Houellebecq sont des applications romanesques pratiques de la pensée de Günther Anders (L'obsolescence de l'homme), de Hannah Arendt et de Guy Debord. Et le pire, c'est que ces romans paraissent être à peine de la science-fiction. Ce sont, et c'est Philippe Muray qui le dit à propos des Particules élémentaires, des romans de la fin. Très juste.
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mercredi, 16 janvier 2019
HOUELLEBECQ
En attendant de trouver une plage de temps suffisante pour déguster Sérotonine, je remets sur le tapis le petit billet que j'avais écrit (13 novembre 2011) sur le premier roman de Michel Houellebecq. Il n'est pas trop bavard, contrairement à d'autres billets de la même époque, où je me laissais aller trop souvent à diverses considérations oiseuses, digressions et remarques parenthétiques superflues.
Pour répondre à bien des remarques de "critiques" littéraires (sic) touchant la manière d'écrire de Michel Houellebecq et à tous ceux qui dénoncent et déplorent la platitude et la pauvreté du style dans ses livres, je répondrai juste que, si on a lu les poèmes de l'auteur, on a forcément compris qu'il a fait un choix stylistique bien clair : il cultive avec amour la platitude du style comme d'autres les orchidées. Le style de Houellebecq se situe à la hauteur exacte de son intention littéraire et morale. Le style de Michel Houellebecq épouse à merveille les contours de son projet en littérature.
Le titre exact du livre est Extension du Domaine de la lutte. L’auteur s’appelle Michel Houellebecq. Il me semble avoir déjà parlé de lui. Petit livre. Qui fait vraiment dans le modeste : cent quatre-vingts pages, un argument terne. C’est son premier roman, publié en 1994.
Comme dans Plateforme, c’est un narrateur qui est censé tenir la plume. Et le narrateur, à la fin, décide d’en finir. Il a trente ans. Il roule en Peugeot 104, dont il perd les clés. Ça fait deux ans qu’il n’a pas couché. Il vomit facilement après plusieurs vodkas. Il est cadre moyen, analyste-programmeur dans une société qui lui donne une façade d’existence sociale objectivement acceptable. Et totalement insipide.
C’est un livre sur l’envie de vivre. Ce qu’on appelle, dans les C.V., la « motivation ». En fait, c’est la motivation qui est terne. L’envie de vivre est faible. C’est un livre sur le ratage. Mais un ratage mal caractérisé, et pas grandiose du tout : le ratage ordinaire, quotidien, le ratage de tout le monde et de tout le temps, quoi. Une sorte de routine du ratage dont le narrateur a fait son principal vêtement de sortie dans le monde.
Une des pistes qui s’offrirait au narrateur, s’il en éprouvait un début d’envie, ce serait l’écriture. Mais l’écriture d’avance désabusée : « Ce choix autobiographique n’en est pas réellement un : de toute façon, je n’ai pas d’autre issue. Si je n’écris pas ce que j’ai vu je souffrirai autant – et peut-être un peu plus. Un peu seulement, j’y insiste. L’écriture ne soulage guère. Elle retrace, elle délimite. Elle introduit un soupçon de cohérence, l’idée d’un réalisme ».
Ce chapitre 3 pourrait être considéré comme une sorte de « théorie littéraire ». Caractérisée par un rejet dégoûté de la psychologie. De l’anecdote. Et une préférence marquée pour le constat sec. Mais soigneusement sélectionné. Une littérature qui évite de prendre le lecteur par les sentiments. Ici, impossible en effet de s’identifier à cet être falot qui a du mal à exister à ses propres yeux. C’est l’avantage de cette narration neutre et distanciée.
C’est un roman sur le monde modérément et normalement chiant qui est le nôtre. Un monde et des individus face auxquels il est difficile d’éprouver. On dirait parfois un monde qui parodie l’époque où il y eut vraiment de la vie à l’intérieur des gens. Le narrateur : « Je n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas ». Exactement ce que dit la Valérie de Plateforme.
Le tableau ici n’est pas aussi précis, ni aussi poussé que dans les romans ultérieurs, mais la froideur et le peu d’intérêt sont à l’œuvre. L’univers où évolue le narrateur est défini de façon floue : une entreprise informatique comme il en existe sans doute des milliers. C’est fou ce qu’il y a de « un peu », dans ce livre.
Houellebecq s’attaquera ensuite à beaucoup plus net et consistant (l’industrie touristique, la recherche en génétique, la création artistique). Ici, il dessine dans ses grandes lignes ce qui deviendra sa « marque de fabrique » (désolé du cliché, mais c’est ça).
Bref, le premier roman d’un véritable auteur.
Voilà ce que je dis moi.
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mardi, 15 janvier 2019
HOUELLEBECQ
Ou : comment Houellebecq affole les boussoles des gens les plus savants.
Oui : une belle ânerie.
Je n'ai pas retenu le nom de la personne qui a prononcé cette phrase (voir ci-dessous), mais c'était sur France Culture, vendredi 11. J'ai écouté le début d'une émission Du grain à moudre, consacrée aux commentaires sur des livres tout juste parus. Le livre de Michel Houellebecq faisait partie du lot. Tous ces braves gens s'en donnaient à cœur joie pour éviter d'éreinter Sérotonine. Etant entendu, sans doute, que ce n'est plus possible, sous peine de passer pour le dernier des Mohicans. Ils ont donc fait chauffer leurs intellects à feu vif (je ne sais pas à quelle température) pour contourner la difficulté et pour fournir du commentaire qui, tout en débinant l'objet du débat, ait l'air d'être un peu pensé, voire intelligent et profond. Parmi toutes les remarques soigneusement pesées déversées par les personnes présentes, voici la phrase que j'ai retenue :
« Michel Houellebecq n'a pas un regard sur le monde et sur la société : il met en forme le discours que la France tient sur elle-même. » (presque textuellement, en tout cas l'essentiel est là)
Cette phrase résume à elle seule, selon moi, les souffrances que le phénomène Houellebecq inflige à l'armée des doctes hexagonaux qui, humiliés par le succès international des ouvrages du monsieur, dépensent des trésors d'imagination pour en réduire la portée littéraire et intellectuelle. Puisqu'on ne peut pas s'en prendre frontalement à la vision "pessimiste" qui se dégage de ses livres, efforçons-nous de relativiser la chose et, pour tout dire, de la minimiser. N'affichons pas d'emblée notre haine de l'événement que constitue en soi désormais la parution d'un "roman-de-Houellebecq", et faisons-lui payer cher le fait qu'il nous oblige à parler de lui. C'est incroyable, le nombre de gens qui ne pardonnent pas à Houellebecq d'être ce qu'il est.
Que signifie la phrase ci-dessus, en définitive ? Elle signifie que les lunettes de celui qui l'a prononcée sont fabriquées pour faire Houellebecq plus petit que ce qu'une foule de niais irresponsables prétendent qu'il est. S'il ne fait que mettre en forme l'air et la rumeur du temps, vous parlez d'un "grand écrivain" ! Dénier à Houellebecq tout "regard sur le monde", c'est le ramener à des hauteurs plus humaines, plus à portée de nous autres, nains, médiocres et lilliputiens.
La subtilité malveillante, le venin astucieux et le fiel malin déployés dans cette phrase me paraissent illustrer à merveille le marécage dans lequel pataugent les savantasses français, universitaires ou non, qui proposent à longueur de médias analyses complexes, considérations documentées et raisonnements chantournés supposés nous permettre de "penser le monde", et dont la plupart, tout compte fait, se contentent de bonimenter du concept pour justifier leur salaire et leur utilité.
Je n'en veux pour preuve que l'ingéniosité déployée par tous les débatteurs lus et entendus depuis deux mois à propos des "gilets jaunes", pour en appeler à la "responsabilité républicaine" et au "dialogue constructif". Ils se tortillent le croupion de la cervelle pour éviter de nommer le Mal qui ronge l'âme et le corps des sociétés occidentales, et qui s'appelle injustice, accaparement des richesses par un tout petit nombre, privatisation et marchandisation de tout, abandon des masses par des élites de plus en plus intelligentes et conscientes de l'être. Ces élites sont finalement de plus en plus bornées et retranchées dans des univers de mots, de signes, de représentations abstraites, pendant que les gens ordinaires se cognent de plus en plus fort, et se font de plus en plus mal sur le granit de la réalité concrète que les gens qui tiennent les manettes leur fabriquent jour après jour.
Je ne sais pas si c'est le même quidam qui, dans le feu de la conversation, a traité Plateforme de "roman de gare complètement raté", mais si c'est lui, je me contenterai de dire qu'il cumule. Tiens, ça me donnerait presque envie de republier l'intégralité des billets que j'ai consacrés à Houellebecq depuis 2011.
1 - La Carte et le territoire ....
2 - La Carte et le territoire ...
3 - La Carte et le territoire ...
4 - La Carte et le territoire ...
5 - Philippe Muray chez Michel Houellebecq ...
Je précise que je n'ai pas encore ouvert Sérotonine, et pour une raison bête : pas le temps. Pour lire, j'ai besoin de me poser dans un coin tranquille jusqu'à consommation complète. Ce que je peux déjà dire, c'est que les six autres romans de l'auteur me paraissent toujours ce que j'ai lu de plus captivant dans tout ce qui se pare des plumes de la littérature dans la France d'aujourd'hui.
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vendredi, 04 janvier 2019
11/14 : ZOOLOGIQUE
Dès que "Vivement dimanche" est ouvert, je me jette sur Sérotonine, le dernier roman du plus grand écrivain français actuel.
Voilà, c'est fait. Bientôt des nouvelles.
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mardi, 08 mai 2018
LE MONDE DANS UN SALE ÉTAT
4 juin 2016
1
Je ne sais pas si Paul Jorion[1] a raison quand il parle d’un « effondrement général » de l’économie, de l’extinction prochaine de l’espèce humaine et de son remplacement par une civilisation de robots indéfiniment capables de s’auto-engendrer et de s’auto-régénérer. Sans être aussi radical et visionnaire, je me dis malgré tout que la planète va très mal, et que l’espèce qui la peuple, la mange et y excrète les résidus de sa digestion, est dans un sale état.
Beaucoup des lectures qui sont les miennes depuis quelques années maintenant vont dans le même sens. Pour ne parler que des deux ans écoulés, qu’il s’agisse
1 - du fonctionnement de l’économie et de la finance mondiales (Bernard Maris[2], Thomas Piketty[3], Paul Jorion[4], Alain Supiot[5], Gabriel Zucman[6]) ;
2 - de la criminalité internationale (Jean de Maillard[7], Roberto Saviano[8]) ;
3 - des restrictions de plus en plus sévères apportées aux règles de l’état de droit depuis le 11 septembre 2001 (Mireille Delmas-Marty[9]) ;
4 - de la destruction de la nature (Susan George[10], Naomi Oreskes[11], Fabrice Nicolino[12], Pablo Servigne[13], Svetlana Alexievitch[14]) ;
5 - de l’état moral et intellectuel des populations et des conditions faites à l’existence humaine dans le monde de la technique triomphante (Hannah Arendt[15], Jacques Ellul[16], Günther Anders[17], Mario Vargas Llosa[18], Guy Debord[19], Philippe Muray[20], Jean-Claude Michéa[21], Christopher Lasch[22]),
[Aujourd'hui (8 mai 2018), j'ajouterais la littérature, avec évidemment Michel Houellebecq en tête de gondole, mais aussi la bande dessinée : j'ai été frappé récemment par l'unité d'inspiration qui réunit Boucq (Bouncer 10 et 11) ;
Derrière son drôle de masque, la dame à l'arrière-plan, dirige un clan d'amazones impitoyables, qui capturent toutes sortes d'hommes pour qu'ils les fécondent, et pour leur couper la tête juste après l'acte. Et ce n'est que l'une des nombreuses joyeusetés rencontrées.
Hermann (Duke 2) ;
Yves Swolfs (Lonesome 1) ;
et d'autres dans un déluge de sang, de violence, de cruauté gratuite et de bassesse dont j'ai bien peur que, sous le couvert de la fiction et du western, ils nous décrivent, avec un luxe de détails parfois à la limite de la complaisance, ce que certains philosophes et sociologues appellent un très actuel "grand réensauvagement du monde". La représentation de plus en plus insupportable et violente d'un monde fictif (je pense aussi à certains jeux vidéos) n'est-elle pas un reflet imaginaire d'une réalité que nos consciences affolées refusent de voir sous nos yeux ?]
quand on met tout ça bout à bout (et ça commence à faire masse, comme on peut le voir en bas de page), on ne peut qu'admettre l’incroyable convergence des constats, analyses et jugements, explicites ou non, que tous ces auteurs, chacun dans sa spécialité, font entendre comme dans un chœur chantant à l’unisson : l’humanité actuelle est dans de sales draps. Pour être franc, j’ai quant à moi peu d’espoir.
D’un côté, c’est vrai, on observe, partout dans le monde, une pullulation d’initiatives personnelles, « venues de la société civile », qui proposent, qui essaient, qui agissent, qui construisent. Mais de l’autre, regardez un peu ce qui se dresse : la silhouette d’un colosse qui tient sous son emprise les lois, la force, le pouvoir, et un colosse à l’insatiable appétit. On dira que je suis un pessimiste, un défaitiste, un lâche, un paresseux ou ce qu’on voudra pourvu que ce soit du larvaire. J’assume et je persiste. Je signale que Paul Jorion travaille en ce moment à son prochain ouvrage. Son titre ? Toujours d’un bel optimisme sur l’avenir de l’espèce humaine : Qui étions-nous ?
Car il n’a échappé à personne que ce flagrant déséquilibre des forces en présence n’incite pas à l’optimisme. Que peuvent faire des forces dispersées, éminemment hétérogènes et sans aucun lien entre elles ? En appeler à la « convergence des luttes », comme on l’a entendu à satiété autour de « Nuit Debout » ?
[8 mai 2018. Tiens, c'est curieux, voilà qu'on entend depuis des semaines et des semaines la même rengaine de l'appel à la convergence des luttes. C'est un mantra, comme certains disent aujourd'hui : une formule magique. Ce qu'on observe dans certains cercles contestataires, c'est plutôt la convergence des magiciens, sorciers, faiseurs-de-pluie et autres envoûteurs : ils dansent déjà en rond en lançant les guirlandes de leurs grandes idées et des incantations incantatoires autour du futur feu de joie qu'ils allumeront un de ces jours dans les salons dorés des lieux de pouvoir. Eux-mêmes y croient-ils ?]
Allons donc ! Je l’ai dit, les forces adverses sont, elles, puissamment organisées, dotées de ressources quasiment inépuisables, infiltrées jusqu’au cœur des centres de décision pour les influencer ou les corrompre, et défendues par une armada de juristes et de « think tanks ».
Et surtout, elles finissent par former un réseau serré de relations d’intérêts croisés et d’interactions qui fait système, comme une forteresse protégée par de puissantes murailles : dans un système, quand une partie est attaquée, c’est tout le système qui se défend. Regardez le temps et les trésors d’énergie et de persévérance qu’il a fallu pour asseoir l’autorité du GIEC, ce consortium de milliers de savants et de chercheurs du monde entier, et que le changement climatique ne fasse plus question pour une majorité de gens raisonnables. Et encore ! Cela n’a pas découragé les « climato-sceptiques » de persister à semer les graines du doute.
C’est qu’il s’agit avant tout de veiller sur le magot, n’est-ce pas, protéger la poule aux œufs d’or et préserver l’intégrité du fromage dans lequel les gros rats sont installés.
Voilà ce que je dis, moi.
[1] - Le Dernier qui s’en va éteint la lumière, Fayard, 2016.
[2] - Houellebecq économiste.
[3] - Le Capital au 21ème siècle.
[4] - Penser l’économie avec Keynes.
[5] - La Gouvernance par les nombres.
[6] - La Richesse cachée des nations.
[7] - Le Rapport censuré.
[8] - Extra-pure.
[9] - Liberté et sûreté dans un monde dangereux, Seuil, 2010.
[10] - Les Usurpateurs.
[11] - N.O. & Patrick Conway, Les Marchands de doute.
[12] - Un Empoisonnement universel.
[13] - P.Servigne. & Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer.
[14] - La Supplication.
[15] - La Crise de la culture.
[16] - Le Système technicien, Le Bluff technologique.
[17] - L’Obsolescence de l’homme.
[18] - La Civilisation du spectacle.
[19] - Commentaire sur La Société du spectacle.
[20] - L’Empire du Bien, Après l’Histoire, Festivus festivus, …
[21] - L’Empire du moindre mal.
[22] - La Culture du narcissisme, Le Moi assiégé.
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