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mardi, 04 juin 2019

MON POINT DE VUE SUR LE "GENRE"

Je ne sais pas vous, mais moi, j’en ai ma claque des « grands débats de société » en général, et de ceux en particulier qui tournent autour de la notion d’ « identité ». Prenez celui sur l’identité nationale lancé en son temps par Nicolas Sarkozy : un champ de bataille où les acteurs du « débat » ont failli en venir aux mains, si ce n’est aux armes. Qu’en est-il sorti ? Des pets de lapin et de l’amertume.

 

Je me dis en passant que ce débat a au moins montré quelque chose de sûr : c’est que s’il y eut un jour une identité française, je veux dire une adhésion spontanée de la grande majorité des citoyens français à l'idée (peuple, nation, ...) qui les rassemble, ce n’est plus le cas. L'appartenance à la France est devenue plus que problématique, au point que ça tire à hue et à dia, bien pire que "la France coupée en deux".

 

Prenez le « Grand Débat National » orchestré par Emmanuel Macron pour patienter jusqu’aux européennes et, en attendant, pour détourner l’attention sur autre chose que les sempiternels et horripilants « gilets jaunes ». Ah ça, pour l’emphase, le blabla et les crottes de chèvre, on a été servi. Notez que Macron, une fois embarqué dans la campagne des européennes et aussitôt les résultats connus, s’est empressé d’enfourcher le canasson (en fait, la Rossinante) de la rénovation des institutions européennes et de glisser sous le tapis la poussière des « grandes décisions » qu’il promettait au départ.

Mais un autre débat, tantôt très sournois et rampant, tantôt tonitruant, s’est introduit dans la société française comme un ténia dans un intestin bien nourri : le débat sur l’identité sexuelle (il paraît qu’il faut dire « genrée »). Il semblerait que la grande hantise contemporaine qui touche les jeunes générations est le gros point d’interrogation qu’elles posent sur les attributs qu’une nature odieuse leur a collés d’office entre les jambes (et ailleurs sur/dans le corps) et en a fait d'une part des hommes, d'autre part des femmes.

Et tous ces jeunes se demandent anxieusement si ce que l'on voit d'eux correspond à leur être authentique tel qu'ils le sentent et le vivent tout au fond de leur intimité. Tout est possible, doivent-ils se dire, mais du coup, ils se retrouvent tout au bord de l'abîme de l'embarras du choix. Je n'aimerais pas avoir leur âge.

D'où une hostilité déclarée envers la dite nature, un effort prodigieux pour en minimiser la présence (animale) dans l'homme, désormais façonné, sur décision de l'air du temps, presque exclusivement par la « Culture », après manipulations idéologiques. D'où une attitude accusatrice envers toutes les structures et institutions sociales nées sur la planète de la fantaisie des imaginations humaines, attitude inspirée des fameux philosophes « déconstructeurs » offerts au monde par la France pour prêcher urbi et orbi l'arbitraire quintessentiel des institutions humaines et des structures et conventions sociales, d'où la nécessaire et absolue liberté de l'individu de déterminer lui-même ses priorités et déterminations, sans tenir aucun compte de l' « ordre dominant », forcément générateur des pires « stéréotypes ».

Cette déconstruction de systèmes sociaux dénoncés comme purement arbitraires (on ne voit pas comment ils pourraient ne pas l'être, c'est le cas de toutes les constructions humaines) a ouvert la voie à l'invention du concept de « genre » par une militante homosexuelle américaine (Judith Butler), qui l'a offert à toute sa « communauté », qui en a fait une arme d'une efficacité redoutable, calquée sur les combats spécifiques des noirs aux Etats-Unis.

A ceci près que les noirs avaient quelques vraies raisons historiques valables de se considérer comme des victimes. Et le combat tenace de la minorité sexuelle en question a fini par ouvrir un énorme créneau sur le marché de la sexualité : une propagande efficace a par exemple centuplé le nombre des lieux de rendez-vous à San Francisco en une vingtaine d'années. Beaucoup de mecs ont dû se dire : "Tiens, et pourquoi pas ? Si j'essayais ?", et autres produits de l'ennui existentiel. On me dira que la propagande n'y est pour rien et qu'il faut voir là le "mouvement de l'histoire". Je n'en crois rien.

N’a-t-on pas entendu, sur un plateau de télévision, un individu de belle taille et à la barbe fournie s’en prendre à l’animateur : « De quel droit m’appelez-vous "Monsieur" ? ». Je crois qu’arrivé là, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle et à conseiller au gars de bien s’accrocher au pinceau. Je me rappelle aussi un gars qui, interviewé sur une chaîne publique de radio, s'était fixé très tôt comme but dans la vie d'aller se prostituer à Central Park. Oh, le bel idéal ! Cette innovation dans la civilisation, qui s’orne dans le débat de toutes sortes de fioritures et de festons dont se parent les militants de ces nouvelles « causes », me donne l’impression d’avoir quitté le navire dans un frêle esquif en proie à l'hostilité des vents dominants. Et je n'ai pas trop envie de retourner à bord de ce bateau ivre.

 

Il y a des limites aux désirs des individus, et des limites liées d'une part à la nature, d'autre part à la nécessité de faire de la société un ensemble qui fasse corps, et non une collection d'individus autonomisés et en compétition, ou de communautés bien délimitées et concurrentes entre elles, à la manière anglo-saxonne. J'ajoute que tout cela se passe au moment même où la notion d'individu a acquis une importance de virgule de queue de cerise, une consistance plus que vaporeuse et un poids infinitésimal aux yeux du système économique qui met la planète en coupe réglée.

Moi, je suis resté du côté des archaïques, des désuets, des obsolètes. J'accepte aussi : amorti, antédiluvien, arriéré, cacochyme, caduc, croulant, décati, décrépit, démodé, dépassé, hachesse, has been, hors service, moyenâgeux, révolu, sénile, suranné, vermoulu, vétuste, vioque ... : il y a deux sexes, et ils sont faits pour se compléter. Indécrottable. Mais on peut dire aussi que j'ai conservé des points de repère stables.


 

Qu'on est bien
Dans les bras
D'une personne du sexe opposé
Qu'on est bien
Dans ces bras-là
Qu'on est bien
Dans les bras
D'une personne du genre qu'on n'a pas
Qu'on est bien
Dans ces bras-là

C'est la vraie prière
La prochaine aime le prochain
C'est la vraie grammaire
Le masculin s'accorde avec le féminin

{au Refrain}

Certains jouent quand même
Les atouts de même couleur
Libre à eux moi j'aime
Les valets sur les dames les trèfles sur les cœurs.

{au Refrain}

Les creux sur les bosses
Tout finit par se marier
Les bons sur les rosses
Et même les colombes avec les éperviers

{au Refrain}

Qu'on est bien
Dans les bras
D'une personne du sexe opposé
Qu'on est bien
Dans ces bras
 
*****
Georges Brassens est du même avis.

Sonneraient-elles plus fort, ces divines trompettes, 
Si, comme tout un chacun, j'étais un peu tapette, 
Si je me déhanchais comme une demoiselle 
Et prenais tout à coup des allures de gazelle ? 
Mais je ne sache pas que ça profite à ces drôles 
De jouer le jeu de l'amour en inversant les rôles, 
Que ça confère à leur gloire une once de plus-value, 
Le crime pédérastique, aujourd'hui, ne paie plus.

C'est dans Les Trompettes de la renommée.

*****

Vous n'en avez pas assez, de toutes les "minorités" qui font aujourd'hui la loi (comble de la démocratie !) dans les médias et dans le Code pénal ? Vous n'en avez pas assez de tous ces petits flics qui, après avoir été longtemps criminalisés, se sont débrouillés, par toutes sortes de jeux d'influence et de manœuvres en coulisses, pour criminaliser la population normale (sans guillemets) en imposant, sous l'appellation de "phobie", un vocabulaire autrefois réservé à la psychiatrie et à l'aliénation mentale, désormais relevant de la police et des tribunaux correctionnels ? Et tout cela, au nom de leur Liberté (particulière), de leur Égalité (très spécifique) et de cette redoutable anti-Fraternité qui trouve son origine dans un communautarisme de secte, toujours empreint de fièvre obsidionale (mot savant qui veut seulement dire que la personne est assez parano et qu'elle voit des ennemis partout, excepté au sein de son clan).

Ils ont fait de leur marginalité même et de leur faible nombre (mais beaucoup sont animés d'un prosélytisme aux dents longues et à l'appétit puissant) une forteresse inexpugnable et même une force invincible d'occupation de l'espace public. Et malgré toutes les possibles "marches des fiertés", s'ils étaient si fiers qu'ils nous le font croire, ils n'auraient pas besoin de recourir à ce point à l'intimidation et à la répression des gens qui ont le toupet de situer encore, sur des critères dont l'invalidité n'est pas démontrée, la limite entre ce qui est normal et ce qui est déviant. S'ils veulent être considérés comme normaux (c'est-à-dire s'ils veulent se fondre dans la masse et qu'on ne fasse plus attention à eux), ils n'ont qu'à s'abstenir de crier leur différence sur tous les toits en exigeant par-dessus le marché un total respect sous peine de.

Si pour eux les convictions intimes de la population majoritaire étaient à prendre en compte autrement que comme des archaïsmes à jeter à la poubelle, s'ils ne narguaient pas les gens normaux considérés comme autant d'ennemis potentiels, s'ils cessaient de leur faire la leçon en tant que détenteurs de la nouvelle Vérité, s'ils ne la ramenaient pas, s'ils n'étaient pas arrogants, s'ils cessaient leur propagande, s'ils essayaient seulement d'envisager l'hypothèse que la population a le droit légitime d'être choquée par leur affichage exacerbé, ils n'auraient pas à redouter autant les violences commises à l'encontre des "LGBTIQ...", et toute la kyrielle des variantes de la sémantique sexuelle.

Ces violences sont évidemment exécrables et odieuses, elles sont surtout la marque de gens assez bornés pour penser qu'ils peuvent changer le cours de l'histoire en se faisant, croient-ils, justice. A tout prendre, je préfère l'attitude de vieillard résigné mais pacifié d'un Régis Debray, dressant son Bilan de faillite (Gallimard, 2018), et contemplant, triste mais fataliste, la disparition de ce qui faisait la spécificité de la civilisation européenne, complètement phagocytée, digérée et excrétée aujourd'hui par l'organisme démesuré et insatiable de l'Amérique matérialiste (Civilisation, Gallimard, 2017).

Mais Debray a encore le sens de l'histoire. Il a tiré un trait sur son passé de militant parti pour changer la face du monde. Je me dis que c'est plus sage. Houellebecq le dit aussi très bien dans Sérotonine : « Je compris que le monde ne faisait pas partie des choses que je pouvais changer ». La société actuelle est ce que l'histoire en a fait : ce n'est pas moi non plus qui vais la changer.

Ce qui me reste cependant en travers, et avec une violence insultante pour la raison, c'est le détestable couvercle policier que le côté obscur de l'ultralibéralisme sexuel a abattu sur la société et qui, à la moindre inattention dans une formulation, peut aujourd'hui valoir aux imprudents ou aux étourdis les pires ennuis (interdit de critiquer X sous peine de). Les lobbies moralisateurs du désordre sexuel moderne, après avoir travaillé à mettre la loi de leur côté, manient cette matraque avec délectation, tout en le faisant sur un argumentaire de la « tolérance », du « respect », de la « libération », de l’ « émancipation » et du « progrès ».

Ce raisonnement s'adresse aussi aux femmes, aux musulmans, etc. (toutes les "communautés" en faveur desquelles le Code pénal définit désormais des "phobies" punissables) : c'est quand ils sont provoqués dans les fondements de leurs croyances, qu'ils se sentent humiliés ou impuissants devant une situation que les hommes peuvent devenir violents. 

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 02 mars 2019

J'AI LU SÉROTONINE 2

2 – Le livre.

(voir billet du 12 février)

Ce que je retiens de la lecture de Sérotonine.

Drôle de lecture, quand même. Pensez, après avoir refermé le livre de Michel Houellebecq, un jour où je furetais dans les rayons de la librairie Vivement dimanche, je suis tombé sur un petit ouvrage de David Le Breton que j’ai acheté aussitôt.

Et cela au seul motif qu’il s’intitule Disparaître de soi (Métailié, 2015). Rendez-vous compte : exactement les mots que j’avais écrits au crayon à la lecture de Sérotonine en face de cette phrase : « Je parvenais à me brosser les dents, ça c’était encore possible, mais j’envisageais avec une franche répugnance la perspective de prendre une douche ou un bain, j’aurais aimé en réalité ne plus avoir de corps, la perspective d’avoir un corps, de devoir y consacrer attentions et soins, m’était de plus en plus insupportable … » (p.92). En fait j’avais souligné "j’aurais aimé ne plus avoir de corps" avant d’inscrire la formule dans la marge.

Pour terminer sur la circonstance, j’ai lu le livre de Le Breton, et j’ai compris pourquoi les sciences humaines en général et la sociologie en particulier souffrent d’une infirmité génétique irrémédiable par rapport à la littérature : l’universitaire produit un livre de tâcheron qui commence par une compilation laborieuse de cas pris généralement dans la littérature (ici le Bartleby d'Herman Melville, Robert Walser, Fernando Pessoa, etc.) et se rapportant au thème que l’auteur s’est choisi, cas dont il fait consciencieusement l’autopsie de façon finalement médico-légale, et où il arrive à lâcher une énormité en faisant de la disparition de soi « une expression radicale de liberté » (p.49 et sans explication). Est-ce que l'impossibilité de se plier à l'observance d'un code est pour autant une expression radicale de liberté ? J'en doute fort, au moins ça se discute.

Heureusement, la suite évite de me faire trop regretter mon achat : l'auteur associe de façon plus convaincante des "faits sociaux" typiques de notre époque, qui montrent le vampirisme effréné d'un système qui vise à vider l'individu de sa substance personnelle (et je ne pense pas seulement à la commercialisation des données personnelles par les "GAFA"). Reste que la littérature est seule à être en mesure de réaliser l'unité du savoir humain. Et que la "disparition de soi" dont la société actuelle nous parle n'est pas l'expression d'un choix, mais l'effet d'un puissant processus de civilisation. Elle nous l'impose.

Sérotonine s’oppose au Disparaître de soi de Le Breton un peu comme les physiciens opposent matière et antimatière. Oui, le bonhomme que met en scène Houellebecq est vide et nul (« …enfin je m’égare revenons à mon sujet qui est moi, ce n’est pas qu’il soit spécialement intéressant mais c’est mon sujet », p.181), il est dans une profonde dépression, dans un état de déréliction pitoyable, il se laisse aller, il ne croit plus en rien, il n’a même plus de désir.

Mais l’étonnant, c’est que dans ce récit d'une déconfiture morale, psychologique et humaine, le romancier parvient à donner à son personnage de Florent-Claude Labrouste, en en faisant une sorte d’anti-Vautrin (le personnage de Balzac est tout en force redoutable, même quand il se fait coffrer par un flic, alors que Sérotonine raconte un naufrage de la première à la dernière page), une existence littéraire spectaculaire et puissante. L'effet de présence est étonnant. Pas à la portée de la première Christine Angot venue.

C’est peut-être ce qui défrise les ennemis de Houellebecq : il élève un superbe monument à la Négation. Il s'en prend aux raisons de vivre (aux "valeurs") communément admises par la communauté des croyants, je veux dire les idolâtres du "Progrès". Les œuvres de Houellebecq, en commettant cette infraction, illustrent assez bien ce que Philippe Muray désigne comme l’enfer des bonnes intentions porté par la modernité, qui est l’évacuation pathologique du tragique inhérent à l’existence humaine : la négativité, autrement dit le Mal. Ce qui se prétend moderne et progressiste aujourd’hui a juste balayé sous le tapis rutilant du "Progrès" (= l’empire du Bien selon Muray) la poussière de sa propre négativité. Et réprime sans pitié tout ce qui met le doigt dessus pour le désigner comme telle.

Et le paysage de ce désastre d’une civilisation (« Plus personne ne sera heureux en Occident, pensa-t-elle », p.102 ; « …une civilisation meurt juste par lassitude … », p.159 ; « La France, et peut-être l’Occident tout entier, était sans doute en train de régresser au "stade oral" », p.323) défile devant le lecteur avec la clarté de l’évidence, dans une narration qui coule sans heurt, avec une régularité, une fluidité qui rendent le récit incontestable et sa « vérité » d’autant plus tangible. J’avais eu la même impression à la lecture de Soumission : une coulée irrésistible. Il y a là un savoir-faire d’autant plus redoutable que les caractéristiques du personnage du narrateur rendent bien compliqué le processus d’identification, ce ressort habituel du romanesque qui donne au lecteur l’impression de se trouver dans l’action.

Houellebecq a trouvé là un moyen « non-brechtien » de pratiquer la « distanciation » : il faut le faire ! Brecht, pour cela, n'hésitait devant aucune grossièreté intellectuelle : il montrait les rouages de la machine théâtrale au sein même de l’action théâtrale : cela suffisait, pensait-il, pour que le spectateur se sente moins « dans l’histoire » que dans une salle bien concrète, où il ne devait jamais perdre de vue qu’un acteur est un acteur, et non le personnage qu’il joue. Tout ça parce que le public ne devait jamais perdre de vue la problématique sociale de l’œuvre et son lien avec la réalité économique et politique : c'était du théâtre militant. Houellebecq n'est pas un militant : il regarde le monde. Il a cessé d'avoir envie de le changer. C'est du réalisme.

Le lecteur accompagne donc Florent-Claude Labrouste dans son naufrage, décrit comme une sorte de mécanique fatale, et auquel le personnage et le lecteur assistent impuissants. Sérotonine est peut-être (entre antres) le roman de l’impuissance : « … je compris que le monde ne faisait pas partie des choses que je pouvais changer … », p.182 ; « … décidément on ne peut rien à la vie des gens, me disais-je, ni l’amitié ni la compassion ni la psychologie ni l’intelligence des situations ne sont d’une utilité quelconque … », p.222-3 ; « Qu’est-ce que nous pouvons, tous autant que nous sommes, à quoi que ce soit ? », p.326. On conçoit que cette litanie des aveux heurte de plein fouet la morale de la volonté inculquée par la tradition chrétienne, selon laquelle « quand on veut on peut », socle d’une conviction du pouvoir de la volonté (= de la liberté) individuelle partagée par toute une civilisation.

L’impuissance masculine du héros, dans l’Armance de Stendhal (le « babilanisme »), est une exception, un cas particulier, elle a quelque chose d’accidentel et d’infâme. Florent-Claude Labrouste subit certes cette impuissance sexuelle (quoique de nature médicamenteuse, induite par le Captorix, cet antidépresseur qui réduit à néant la libido), mais c’est aussi celle, beaucoup plus générale, de « l’homme occidental » (p.87) : les femmes quant à elles (attention : seulement quand elles sont jeunes et fraîches) maintiennent éveillé l’instinct de reproduction et continuent à faire « plus qu’honnêtement leur travail d’érotisation de la vie » (p.323). Et au-delà même de la défaite des hommes, l’impuissance dont parle Houellebecq est aussi celle de la civilisation occidentale.

La civilisation de l'Occident règne sur le monde, et le roman de Houellebecq met précisément le doigt là où ça fait le plus mal : si cette civilisation finit, c'est le monde qui finit.

Voilà ce que je dis, moi.

A suivre, prochainement.

mardi, 15 janvier 2019

HOUELLEBECQ

Ou : comment Houellebecq affole les boussoles des gens les plus savants.

HR 2019 SEROTONINE.jpg

Oui : une belle ânerie.

Je n'ai pas retenu le nom de la personne qui a prononcé cette phrase (voir ci-dessous), mais c'était sur France Culture, vendredi 11. J'ai écouté le début d'une émission Du grain à moudre, consacrée aux commentaires sur des livres tout juste parus. Le livre de Michel Houellebecq faisait partie du lot. Tous ces braves gens s'en donnaient à cœur joie pour éviter d'éreinter Sérotonine. Etant entendu, sans doute, que ce n'est plus possible, sous peine de passer pour le dernier des Mohicans. Ils ont donc fait chauffer leurs intellects à feu vif (je ne sais pas à quelle température) pour contourner la difficulté et pour fournir du commentaire qui, tout en débinant l'objet du débat, ait l'air d'être un peu pensé, voire intelligent et profond. Parmi toutes les remarques soigneusement pesées déversées par les personnes présentes, voici la phrase que j'ai retenue  :

« Michel Houellebecq n'a pas un regard sur le monde et sur la société : il met en forme le discours que la France tient sur elle-même. » (presque textuellement, en tout cas l'essentiel est là)

Cette phrase résume à elle seule, selon moi, les souffrances que le phénomène Houellebecq inflige à l'armée des doctes hexagonaux qui, humiliés par le succès international des ouvrages du monsieur, dépensent des trésors d'imagination pour en réduire la portée littéraire et intellectuelle. Puisqu'on ne peut pas s'en prendre frontalement à la vision "pessimiste" qui se dégage de ses livres, efforçons-nous de relativiser la chose et, pour tout dire, de la minimiser. N'affichons pas d'emblée notre haine de l'événement que constitue en soi désormais la parution d'un "roman-de-Houellebecq", et faisons-lui payer cher le fait qu'il nous oblige à parler de lui. C'est incroyable, le nombre de gens qui ne pardonnent pas à Houellebecq d'être ce qu'il est.

Que signifie la phrase ci-dessus, en définitive ? Elle signifie que les lunettes de celui qui l'a prononcée sont fabriquées pour faire Houellebecq plus petit que ce qu'une foule de niais irresponsables prétendent qu'il est. S'il ne fait que mettre en forme l'air et la rumeur du temps, vous parlez d'un "grand écrivain" ! Dénier à Houellebecq tout "regard sur le monde", c'est le ramener à des hauteurs plus humaines, plus à portée de nous autres, nains, médiocres et lilliputiens.

La subtilité malveillante, le venin astucieux et le fiel malin déployés dans cette phrase me paraissent illustrer à merveille le marécage dans lequel pataugent les savantasses français, universitaires ou non, qui proposent à longueur de médias analyses complexes, considérations documentées et raisonnements chantournés supposés nous permettre de "penser le monde", et dont la plupart, tout compte fait, se contentent de bonimenter du concept pour justifier leur salaire et leur utilité.  

Je n'en veux pour preuve que l'ingéniosité déployée par tous les débatteurs lus et entendus depuis deux mois à propos des "gilets jaunes", pour en appeler à la "responsabilité républicaine" et au "dialogue constructif". Ils se tortillent le croupion de la cervelle pour éviter de nommer le Mal qui ronge l'âme et le corps des sociétés occidentales, et qui s'appelle injustice, accaparement des richesses par un tout petit nombre, privatisation et marchandisation de tout, abandon des masses par des élites de plus en plus intelligentes et conscientes de l'être. Ces élites sont finalement de plus en plus bornées et retranchées dans des univers de mots, de signes, de représentations abstraites, pendant que les gens ordinaires se cognent de plus en plus fort, et se font de plus en plus mal sur le granit de la réalité concrète que les gens qui tiennent les manettes leur fabriquent jour après jour.

Je ne sais pas si c'est le même quidam qui, dans le feu de la conversation, a traité Plateforme de "roman de gare complètement raté", mais si c'est lui, je me contenterai de dire qu'il cumule. Tiens, ça me donnerait presque envie de republier l'intégralité des billets que j'ai consacrés à Houellebecq depuis 2011.

1 - La Carte et le territoire ....

2 - La Carte et le territoire ...

3 - La Carte et le territoire ...

4 - La Carte et le territoire ...

5 - Philippe Muray chez Michel Houellebecq ...

Je précise que je n'ai pas encore ouvert Sérotonine, et pour une raison bête : pas le temps. Pour lire, j'ai besoin de me poser dans un coin tranquille jusqu'à consommation complète. Ce que je peux déjà dire, c'est que les six autres romans de l'auteur me paraissent toujours ce que j'ai lu de plus captivant dans tout ce qui se pare des plumes de la littérature dans la France d'aujourd'hui.