mardi, 19 mars 2019
J'AI LU SÉROTONINE 3
Pour rappel : J'ai lu Sérotonine 1 et J'ai lu Sérotonine 2.
Considérations d’un lecteur ordinaire.
Jean-Luc Porquet a beau consentir à Michel Houellebecq, dans Le Canard enchaîné du 2 janvier, qu’avec Sérotonine il « parvient à saisir un peu de la vérité du monde », et convenir qu’il a raison, parlant des agriculteurs, au sujet du « plus gros plan social à l’œuvre à l’heure actuelle », il n’a pas, mais vraiment pas du tout aimé le roman, « oubliable et lugubre ». Je lui laisse son opinion. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que Houellebecq veuille qu’on aime Sérotonine, sans doute se contente-t-il d’être satisfait d’en vendre un maximum d’exemplaires.
Je ne suis même pas sûr qu’il veuille en général se faire aimer, lui, et après tout ça le regarde. Pour ma part, je ne suis pas sûr d’ « aimer » Sérotonine : je me contente de le trouver d’une effroyable justesse dans le regard qu’il porte sur le monde actuel. Je ne me demande même pas ce que ça vaut en tant que littérature. Car Sérotonine est, selon moi, comme Armance de Stendhal, le roman de l’impuissance (« Les effets secondaires indésirables les plus fréquemment observés du Captorix étaient des nausées, la disparition de la libido, l’impuissance.
Je n’avais jamais souffert de nausées », p.12 ; « Qu’est-ce que nous pouvons, tous autant que nous sommes, à quoi que ce soit ? », p.326), et pas seulement de celle de l’individu Florent-Claude Labrouste, narrateur et personnage principal, qui a été incapable de donner à sa vie quelque inflexion de ce soit. C’est aussi l’échec d’une société, voire d’une civilisation, dont plus personne n'est en mesure de dire où va l'humanité, l'entière humanité désormais embarquée dans un seul navire. Qui est capable de donner au monde actuel quelque inflexion que ce soit ? Quel capitaine pour donner le cap ?
Totalement infirme de la volonté, le narrateur a lâché les rênes, et laisse le hasard guider son existence (« Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots », dit Rimbaud). Il annonce très vite la couleur, et de la façon la plus précise, raison pour laquelle je cite tout le passage : « Mais je n’ai rien fait, j’ai continué à me laisser appeler par ce dégoûtant prénom Florent-Claude, tout ce que j’ai obtenu de certaines femmes (de Camille et de Kate précisément, mais j’y reviendrai, j’y reviendrai), c’est qu’elles se limitent à Florent, de la société en général je n’ai rien obtenu, sur ce point comme sur tous les autres, je me suis laissé ballotter par les circonstances, j’ai fait preuve de mon incapacité à reprendre ma vie en main, la virilité qui semblait se dégager de mon visage carré aux arêtes franches, de mes traits burinés n’était en réalité qu’un leurre, une arnaque pure et simple – dont, il est vrai, je n’étais pas responsable, Dieu avait disposé de moi mais je n’étais, je n’étais en réalité, je n’avais jamais été qu’un inconsistante lopette, et j’avais déjà quarante-six ans maintenant, je n’avais jamais été capable de contrôler ma propre vie, bref il paraissait très vraisemblable que la seconde partie de mon existence ne serait, à l’image de la première, qu’un flasque et douloureux effondrement » (p.11-12). Le « programme » du roman est explicite dès le début : on ne peut pas dire que le romancier dore la pilule au lecteur.
Le personnage du narrateur est donc dans un laisser-aller fatal. On fera une exception au sujet de Yuzu, la Japonaise pornographique et maniaque du maquillage (elle passe six heures par jour à s’appliquer dix-huit sortes d’enduits : « Elle était comme d’habitude impitoyablement maquillée … », p.24) qui partage sa vie au début du livre : pour une fois, il prend une grande décision. Après avoir brièvement envisagé de la défenestrer ou de la trucider au cours d’une de ces partouzes canines dont elle est friande, mais pesé les conséquences légales, il prend le parti de la laisser tomber, purement et simplement, et de disparaître sans laisser d’adresse, en la laissant se dépatouiller quand il faudrait payer le loyer.
Il n’a pas grand-chose à emporter : « J’avais préparé ma valise dès la veille, je n’avais plus rien à faire avant mon départ. Il était un peu triste de constater que je n’avais aucun souvenir personnel à emmener : aucune lettre, aucune photo ni même aucun livre, tout cela tenait sur mon Macbook Air, un mince parallélépipède d’aluminium brossé, mon passé pesait 1100 grammes » (p.79). J’imagine qu’un smartphone d’élite peut faire mieux que ça en termes de poids.
Disparaître, en France, n’est pas interdit : « … l’abandon de famille, en France, ne constitue pas un délit. (…) Il était stupéfiant que, dans un pays où les libertés individuelles avaient d’année en année tendance à se restreindre, la législation ait conservé celle-ci, fondamentale, et même plus fondamentale à mes yeux, et philosophiquement plus troublante, que le suicide » (p.59). D’accord en ce qui concerne la restriction des libertés individuelles (voir La Fin des libertés, de Monique Canto-Sperber, qui vient de paraître). Ne doutons pas que la lacune juridique du droit français sera bientôt comblée.
Il prend donc le droit de disparaître (voir Disparaître de soi, de David Le Breton, aux éditions Métailié, où la chose est décrite comme un fait de civilisation), c'est d'ailleurs la morale définitive qu'il semble tirer de toute son existence : « De mon côté, avant de franchir la porte, je m'excusai du dérangement, et au moment où je prononçais ces mots banals je compris que c'était à cela, maintenant, qu'allait se résumer ma vie : m'excuser du dérangement » (p.327).
L’impuissance dont parle Sérotonine est donc celle d’un personnage. Mais l’impuissance sexuelle dont souffre le narrateur dans le présent de l’action se double d’une autre impuissance, et bien plus grave. Celle-ci n’est plus d’ordre médical, mais moral, sur le plan individuel, mais aussi, on le verra, anthropologique. Florent-Claude Labrouste, n’a jamais été en effet capable de faire face au véritable amour quand les circonstances l’ont mis en présence, d’abord de Kate, qui l’écrase de son intelligence mais qu’il laisse un jour en larmes, sur un quai de gare pour rentrer en France.
Ensuite de Camille, la femme de sa vie, la plus belle histoire de ses amours qui, par la faute de sa faiblesse de caractère, finira bêtement et tristement. Au fond, il ne s'engage jamais complètement dans ce qu'il fait. Il est très bien payé, comme contractuel au ministère de l’Agriculture, en tant qu’ancien d’Agro, mais en même temps qu’il quitte Yuzu, il disparaît aussi sans problème du paysage de son employeur, alors même que son supérieur juge ses rapports clairs et intéressants (« vous êtes un de nos meilleurs experts », p.61), en racontant des salades sur fond de concurrence mondialisée des compétences : « En somme, vous passez à l’ennemi … » (ibid.).
De même, il foire un jour sa grande aventure avec Camille, quand il tombe nez à nez avec elle en sortant de l’hôtel main dans la main avec une femme (Tam) qu’il a croisée dans le cadre professionnel et qui ne compte guère dans son existence. Un malheur, mais révélateur de sa trajectoire personnelle, livrée aux occasions qui se présentent et à l’improvisation d’un temps présent sans mémoire et sans projet.
Voilà ce que je dis, moi.
Suitetfin demain.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature française, michel houellebecq, sérotonine, impuissance sexuelle, florent-claude labrouste, monique canto-sperber la fin des libertés, éditions flammarion, stendhal armance, jean-luc porquet, le canard enchaîné, david le breton, éditions métailié, david le breton disparaître de soi
samedi, 02 mars 2019
J'AI LU SÉROTONINE 2
2 – Le livre.
Ce que je retiens de la lecture de Sérotonine.
Drôle de lecture, quand même. Pensez, après avoir refermé le livre de Michel Houellebecq, un jour où je furetais dans les rayons de la librairie Vivement dimanche, je suis tombé sur un petit ouvrage de David Le Breton que j’ai acheté aussitôt.
Et cela au seul motif qu’il s’intitule Disparaître de soi (Métailié, 2015). Rendez-vous compte : exactement les mots que j’avais écrits au crayon à la lecture de Sérotonine en face de cette phrase : « Je parvenais à me brosser les dents, ça c’était encore possible, mais j’envisageais avec une franche répugnance la perspective de prendre une douche ou un bain, j’aurais aimé en réalité ne plus avoir de corps, la perspective d’avoir un corps, de devoir y consacrer attentions et soins, m’était de plus en plus insupportable … » (p.92). En fait j’avais souligné "j’aurais aimé ne plus avoir de corps" avant d’inscrire la formule dans la marge.
Pour terminer sur la circonstance, j’ai lu le livre de Le Breton, et j’ai compris pourquoi les sciences humaines en général et la sociologie en particulier souffrent d’une infirmité génétique irrémédiable par rapport à la littérature : l’universitaire produit un livre de tâcheron qui commence par une compilation laborieuse de cas pris généralement dans la littérature (ici le Bartleby d'Herman Melville, Robert Walser, Fernando Pessoa, etc.) et se rapportant au thème que l’auteur s’est choisi, cas dont il fait consciencieusement l’autopsie de façon finalement médico-légale, et où il arrive à lâcher une énormité en faisant de la disparition de soi « une expression radicale de liberté » (p.49 et sans explication). Est-ce que l'impossibilité de se plier à l'observance d'un code est pour autant une expression radicale de liberté ? J'en doute fort, au moins ça se discute.
Heureusement, la suite évite de me faire trop regretter mon achat : l'auteur associe de façon plus convaincante des "faits sociaux" typiques de notre époque, qui montrent le vampirisme effréné d'un système qui vise à vider l'individu de sa substance personnelle (et je ne pense pas seulement à la commercialisation des données personnelles par les "GAFA"). Reste que la littérature est seule à être en mesure de réaliser l'unité du savoir humain. Et que la "disparition de soi" dont la société actuelle nous parle n'est pas l'expression d'un choix, mais l'effet d'un puissant processus de civilisation. Elle nous l'impose.
Sérotonine s’oppose au Disparaître de soi de Le Breton un peu comme les physiciens opposent matière et antimatière. Oui, le bonhomme que met en scène Houellebecq est vide et nul (« …enfin je m’égare revenons à mon sujet qui est moi, ce n’est pas qu’il soit spécialement intéressant mais c’est mon sujet », p.181), il est dans une profonde dépression, dans un état de déréliction pitoyable, il se laisse aller, il ne croit plus en rien, il n’a même plus de désir.
Mais l’étonnant, c’est que dans ce récit d'une déconfiture morale, psychologique et humaine, le romancier parvient à donner à son personnage de Florent-Claude Labrouste, en en faisant une sorte d’anti-Vautrin (le personnage de Balzac est tout en force redoutable, même quand il se fait coffrer par un flic, alors que Sérotonine raconte un naufrage de la première à la dernière page), une existence littéraire spectaculaire et puissante. L'effet de présence est étonnant. Pas à la portée de la première Christine Angot venue.
C’est peut-être ce qui défrise les ennemis de Houellebecq : il élève un superbe monument à la Négation. Il s'en prend aux raisons de vivre (aux "valeurs") communément admises par la communauté des croyants, je veux dire les idolâtres du "Progrès". Les œuvres de Houellebecq, en commettant cette infraction, illustrent assez bien ce que Philippe Muray désigne comme l’enfer des bonnes intentions porté par la modernité, qui est l’évacuation pathologique du tragique inhérent à l’existence humaine : la négativité, autrement dit le Mal. Ce qui se prétend moderne et progressiste aujourd’hui a juste balayé sous le tapis rutilant du "Progrès" (= l’empire du Bien selon Muray) la poussière de sa propre négativité. Et réprime sans pitié tout ce qui met le doigt dessus pour le désigner comme telle.
Et le paysage de ce désastre d’une civilisation (« Plus personne ne sera heureux en Occident, pensa-t-elle », p.102 ; « …une civilisation meurt juste par lassitude … », p.159 ; « La France, et peut-être l’Occident tout entier, était sans doute en train de régresser au "stade oral" », p.323) défile devant le lecteur avec la clarté de l’évidence, dans une narration qui coule sans heurt, avec une régularité, une fluidité qui rendent le récit incontestable et sa « vérité » d’autant plus tangible. J’avais eu la même impression à la lecture de Soumission : une coulée irrésistible. Il y a là un savoir-faire d’autant plus redoutable que les caractéristiques du personnage du narrateur rendent bien compliqué le processus d’identification, ce ressort habituel du romanesque qui donne au lecteur l’impression de se trouver dans l’action.
Houellebecq a trouvé là un moyen « non-brechtien » de pratiquer la « distanciation » : il faut le faire ! Brecht, pour cela, n'hésitait devant aucune grossièreté intellectuelle : il montrait les rouages de la machine théâtrale au sein même de l’action théâtrale : cela suffisait, pensait-il, pour que le spectateur se sente moins « dans l’histoire » que dans une salle bien concrète, où il ne devait jamais perdre de vue qu’un acteur est un acteur, et non le personnage qu’il joue. Tout ça parce que le public ne devait jamais perdre de vue la problématique sociale de l’œuvre et son lien avec la réalité économique et politique : c'était du théâtre militant. Houellebecq n'est pas un militant : il regarde le monde. Il a cessé d'avoir envie de le changer. C'est du réalisme.
Le lecteur accompagne donc Florent-Claude Labrouste dans son naufrage, décrit comme une sorte de mécanique fatale, et auquel le personnage et le lecteur assistent impuissants. Sérotonine est peut-être (entre antres) le roman de l’impuissance : « … je compris que le monde ne faisait pas partie des choses que je pouvais changer … », p.182 ; « … décidément on ne peut rien à la vie des gens, me disais-je, ni l’amitié ni la compassion ni la psychologie ni l’intelligence des situations ne sont d’une utilité quelconque … », p.222-3 ; « Qu’est-ce que nous pouvons, tous autant que nous sommes, à quoi que ce soit ? », p.326. On conçoit que cette litanie des aveux heurte de plein fouet la morale de la volonté inculquée par la tradition chrétienne, selon laquelle « quand on veut on peut », socle d’une conviction du pouvoir de la volonté (= de la liberté) individuelle partagée par toute une civilisation.
L’impuissance masculine du héros, dans l’Armance de Stendhal (le « babilanisme »), est une exception, un cas particulier, elle a quelque chose d’accidentel et d’infâme. Florent-Claude Labrouste subit certes cette impuissance sexuelle (quoique de nature médicamenteuse, induite par le Captorix, cet antidépresseur qui réduit à néant la libido), mais c’est aussi celle, beaucoup plus générale, de « l’homme occidental » (p.87) : les femmes quant à elles (attention : seulement quand elles sont jeunes et fraîches) maintiennent éveillé l’instinct de reproduction et continuent à faire « plus qu’honnêtement leur travail d’érotisation de la vie » (p.323). Et au-delà même de la défaite des hommes, l’impuissance dont parle Houellebecq est aussi celle de la civilisation occidentale.
La civilisation de l'Occident règne sur le monde, et le roman de Houellebecq met précisément le doigt là où ça fait le plus mal : si cette civilisation finit, c'est le monde qui finit.
Voilà ce que je dis, moi.
A suivre, prochainement.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature française, michel houellebecq, houellebecq sérotonine, houellebecq soumission, sciences humaines, sociologie, david le breton, le breton disparaître de soi, éditions métailié, bartleby, robert walser, fernando pessoa, florent-claude labrouste, philippe muray, l'empire du bien, impuissance masculine, stendhal armance, captorix, christine angot