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mardi, 12 novembre 2019

LA TERRE COMME UNE USINE 2

LA TERRE COMME UNE USINE.

Le projet d'Edgar Pisani, célèbre ministre de De Gaulle ? Envoyer un gros bulldozer pour tout araser et pour transformer la campagne française en usine à produire des aliments. La terre comme une usine : voilà l'essence du projet. C’est aussi simple que ça.

Et quels que soient les discours des présidents, quelques sympathiques que soient les Salons de l'Agriculture, quels que soient les résultats des Grenelle de l'environnement ou des Etats Généraux de l'alimentation, année après année, on le voit se réaliser, le projet de Pisani, comme une mécanique bien huilée poussée par un moteur en parfait état alimenté par un carburant performant. Quoi qu'il arrive, la logique industrielle étend son emprise, inexorablement. Parce que c'est elle qui est au cœur de tout le système. C'est elle, le moteur.

Il paraîtrait que Pisani ait fini par éprouver quelques remords. Trop tard !

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Christin et Mézières, dans Bienvenue sur Alflolol (Valérian n°4, Dargaud, 1982), ne sont finalement pas tant que ça dans la science-fiction (c'est de la bande dessinée). Comparer avec ci-dessous la production bien actuelle des tomates bio en Andalousie (c'est une vraie photo publiée dans Le Monde le 3 septembre 2019).

2019 09 03 TOMATES ANDALOUSIE.jpg

Edgar Pisani ! Encore un qui ne s’est pas remis de son voyage aux USA (je parlais récemment des maires Pradel et Degraeve de retour de Los Angeles pleins de projets en béton pour leur ville) et qui, sans se poser de questions sur l’adaptabilité du système, a utilisé son pouvoir politique pour obliger l’agriculture à s’industrialiser – que dis-je : à devenir une industrie ! La mécanisation à outrance comme solution miracle ! Et à la cravache !

Pour cela, il faut de très grandes surfaces (remembrement, destruction des haies, ...), de très grosses machines qui coûtent très cher, donc de très gros emprunts (en français : un très gros endettement auprès du Crédit Agricole). Pour l'élevage bovin, la France traîne heureusement un peu la patte (la "ferme des 1.000 vaches" fait débat, alors qu'ailleurs - Chine, Canada, etc. - on parle d'établissements de 10.000 bovins, voire plus). Big is beautiful. Ne parlons plus de « fermes », mais d' « entreprises à vocation agricole » (on peut remplacer "agricole" par "nutritionnelle", biberonneuse", etc.). Hors du gigantisme, point de salut.

Je laisse la parole à Michel Houellebecq (ex-ingénieur Agro) : « Je connaissais parfaitement cet élevage, c'était un élevage énorme, plus de trois cent mille poules, qui exportait ses œufs jusqu'au Canada et en Arabie Saoudite, mais surtout il avait une réputation infecte, une des pires de France, toutes les visites avaient conclu à un avis négatif sur l'établissement : dans des hangars éclairés en hauteur par de puissants halogènes, des milliers de poules tentaient de survivre, serrées à se toucher, il n'y avait pas de cage c'était un "élevage au sol", elles étaient déplumées, décharnées, leur épiderme irrité et infesté de poux rouges, elles vivaient au milieu des cadavres en décomposition de leur congénères, passaient chaque seconde de leur brève existence – au maximum un an – à caqueter de terreur » (Sérotonine, p.160).

Pour couronner le tout, il faut une « organisation » qui englobe tout le personnel employé sur les terres agricoles. Ce sera la FNSEA, seul interlocuteur du gouvernement en matière agricole, sorte d’Etat dans l’Etat, qui fait la pluie et le beau temps, qui négocie avec le ministère de puissance à puissance, qui envoie à l’occasion un commando dévaster impunément les bureaux de la ministre de l’écologie (il me semble que c'était Voynet). Et qui est capable dernièrement d'organiser une manif de tracteur pour protester contre l' "agribashing" (encore une trouvaille de journaliste, je parie !) dont souffrent les agriculteurs. Situation absurde et rocambolesque quand on regarde l'évolution sur le long terme : qui a voulu cette industrie agricole ?

On comprend bien que les paysans de l’ancienne France aient fini par disparaître : pris entre 1 - les mâchoires de l’étau politique d’un ministère qui propageait une vision totalitaire de l’agriculture du futur ; mais aussi 2 - entre les mâchoires de l’étau financier du Crédit agricole qui prêtait en masse pour inonder de machines les exploitations agricoles et pour tenir les exploitants dans le nœud coulant de leurs dettes ; et enfin 3 - entre les mâchoires de l’étau d’un « syndicat » monopolistique regroupant désormais des « entreprises agricoles », où les gros chefs d'entreprise pouvaient dicter leur loi aux petits.

Dans cette histoire de gigantismes juxtaposés (et soigneusement coordonnés), j'ai failli oublier 4 - le gigantisme de la distribution qui, soi-disant dans l'intérêt du consommateur, tire vers le plus bas possible ses prix d'achat aux producteurs, pour mieux les asphyxier et leur faire rendre gorge. Ce système répond à l'exigence capitaliste : produire en masse et au plus bas prix possible. 

Je n'ai pas développé ici le côté "tout-chimique" impliqué par le choix de l'agriculture industrielle : la chimie est le corollaire forcé de l'option industrielle. Pour lutter contre les infestations de nuisibles qui font baisser les rendements à l'hectare, il est parfaitement logique de recourir à tous les poisons inventés par l'industrie chimique, cette frangine de l'industrie agricole. Et pour empêcher les rendements à l'hectare de baisser du fait de la raréfaction des nutriments naturels, il est parfaitement logique de recourir à tous les « intrants » providentiellement fournis par la même frangine. Quitte, comme le montrent les travaux de Claude et Lydia Bourguignon, à transformer le sol des terres agricoles en matière totalement inerte et stérile.

Alors dans ce paysage dominé par « du mécanique plaqué sur du vivant » (pardon, Bergson, pour le détournement, mais pour le coup, l'expression est à prendre au sens propre), dominé par le productivisme, par le quantitatif, par la standardisation, quelle place pour la bonne bouffe ? Oh c'est sûr, dans les discours, elle occupe une très belle place : Macron organise en grand tralala des "Etats Généraux de l'Alimentation" où les plus belles intentions s'étalent et font le spectacle. Résultat des courses ? Une guirlande multicolore de pets de lapin : Seigny Joan, le fou de Rabelais (Tiers Livre, 37), fait tinter la pièce du faquin pour payer « au son de son argent »,  la fumée du rôtisseur, au parfum de laquelle le faquin avait mangé son pain.

Le problème ne change pas. On a beau tourner autour en poussant des cris incantatoires et déchirants, c'est toujours le même. Je le formulerai ainsi : les initiatives individuelles, aussi nombreuses, courageuses et opiniâtres qu'elles soient, peuvent-elles infléchir la trajectoire globale d'une masse d'éléments étroitement interdépendants, et solidement organisés en SYSTÈME ? Je réponds clairement "non". En dehors de la satisfaction de pouvoir se dire qu'on est dans le vrai, on en reste aux pets de lapin.

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Reiser 1976.

Prenons la biodiversité alimentaire : elle existe, oui, mais à quel prix ? Êtes-vous prêts à payer 3,85€ le délicieux pain de "petit épeautre" plein de qualités diverses (on trouve ça chez Caclin) ? Combien de variétés de pommes, il y a soixante ans ? Essayez de trouver des pommes "Calville" sur les marchés lyonnais, vous savez, ces excellentes pommes jaunes pleines de bourrelets sur le cul. Même chose pour tous les légumes et fruits.

Demandons-nous ce qui entraîne l'uniformisation des modes de vie, l'uniformisation des comportements, l'uniformisation des habitudes, l'uniformisation de l'alimentation. Certains appelleront ça la "mondialisation". Pas faux, mais la mondialisation est elle-même le résultat d'un processus plus vaste et plus ancien : l'industrialisation. Qu'est-ce que c'est, en réalité, la "grande distribution" ?

C'est la logique industrielle appliquée au principe du magasin de vente : automatisation des tâches, standardisation des produits, etc. Votre magasin de proximité s'agrandit, se rationalise, s'uniformise : vous y êtes presque. Nous sommes les fruits de cette logique industrielle, c'est elle qui nous a façonnés, corps et esprit, jusqu'à nous apparaître comme une évidence, comme une autre nature. C'est de la production industrielle que notre vie dépend, comme celle du drogué dépend de son dealer.

Or entre la logique écologique et la logique industrielle, il n'y a pas d'entente possible. C'est rigoureusement incompatible. A l'ère industrielle, il y a les gentils "gestes" qu'on peut faire (bientôt les pots de yaourt dans la poubelle jaune : quel progrès!), pour se donner bonne conscience. Il y a les petites intentions louables qui nous font "trier nos déchets". Qu'est-ce que ça change à l'essentiel ? Et ça pèse quoi, le "zéro déchet" ?

Bravo à toutes les petites fourmis qui s'activent pour "vivre autrement" et de façon plus proche de la nature, mais je ne vois pas bien comment nous pourrions renier cet état de fait et changer de SYSTÈME.

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 11 novembre 2019

LA TERRE COMME UNE USINE 1

« Ce qui se passe en ce moment avec l’agriculture en France, c’est un énorme plan social, le plus gros plan social à l’œuvre à l’heure actuelle, mais c’est un plan social secret. » Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019. 

La seule erreur de Michel Houellebecq, dans le constat des dégâts que son dernier roman Sérotonine dresse au sujet de l'agriculture, c'est l'expression "en ce moment". Phèdre (Racine) dirait : « Mon mal vient de plus loin » : un plan social, oui, mais un tsunami étalé sur cinquante ans. L'agriculture à la française (je précise) a été sciemment détruite par des crânes d’œufs lauréats des grandes écoles depuis que les grandes écoles font la loi en France.

Car il suffit de rappeler que le nombre des paysans (agriculteurs, exploitants agricoles, etc.) est passé de 4.000.000 dans les années 1960 à 400.000 aujourd’hui. On pourrait l’appeler aussi « extermination d’une population ». La brutalité avec laquelle le monde agricole a été massacré en un demi-siècle n’a d’égale que d’autres brutalités, que l’on a pourtant généralement coutume de considérer comme bien pires, parce que plus visibles. L'invisibilité, voilà bien le problème de l'extinction de l'agriculture à la française. Le système productiviste a inventé l'extermination en douceur (un suicide par jour, dit-on). 

Bon, disons-le tout de suite : ce n’est pas la nostalgie qui m’inspire ici. Oui, j’ai passé de merveilleux moments chez le père Pic, à Tence (Haute-Loire) : voir poser le joug sur la nuque des bœufs (il y en avait souvent un qui avançait de biais) et passer le timon dans l’œil du joug, il me laissait seulement passer la goupille dans son orifice pour fixer l’attelage, et faire semblant de guider celui-ci en maniant une longue trique et en poussant des cris imités de par là-bas. Et puis l’énorme pain hebdomadaire que monsieur Pic cuisait dans le four en pierre, devant la ferme, avec deux petites miches qu’il avait bourrées de raisins secs à destination des deux galapiats qui venaient passer leurs journées de vacances dans sa ferme, et qu’il laissait jouer aux paysans.

Et puis c’est juste à côté, chez Joseph et Marie (je n’ai jamais su quel était leur nom de famille, mais c’était bien leurs prénoms), que j’ai appris à traire les vaches. Ils en avaient six, il faisait chaud dans l’étable, je buvais leur lait « bourru » et, monté dans la grange, je faisais, à la fourche, tomber dans leur râtelier leur ration de foin. Je ne sais pas si je saurais encore tirer sur les pis comme il convient. De toute façon, qui trait encore les vaches à la main ? Il y avait de la tendresse : je vois encore Joseph assis sur son « boute-à-cul », les mains au travail et la tête posée avec l’épaule contre le ventre tiède.

Tout ça est vrai, mais je ne peux pas dire que c’était le bon temps : c’est juste une expérience inoubliable, gravée sur mon disque dur jusqu’à ce que mort s’en suive. Ce que je ne voyais pas, moi le petit citadin en vacances, c’était la dureté de toutes ces tâches qui me semblaient agréables ; c’était la dureté du métier de paysan, que je n’ai fait qu’effleurer dans l’insouciance, comme un jeu un peu plus sérieux, un jeu comme "pour de vrai". Bon, j'avoue que quand on m'a mis la fourche en main pour monter les bottes de la charrette à la grange, j'ai été rendu à mon pauvre état de novice : je n'étais pas encore taillé pour ça. 

Cette dureté de la vie paysanne, je l’ai éprouvée beaucoup plus tard quand, étant à la croisée des chemins et n’ayant qu’une vue brumeuse sur mon avenir, j’ai prêté la main quelque temps à Georges R., lui-même fils de paysan, qui élevait dans une commune proche de Lyon une quinzaine de vaches (pour le lait) et qui cultivait quelques hectares pour le maraîchage. Je me souviens en particulier du jour où nous avons attaqué en même temps deux rangs de haricots et où le gars, ancien "polio" pourtant, m'avait « semé sur place » : manifestement, je n’étais pas fait pour un métier de la terre, mon rendement était pitoyable. C'est en  arrachant des rangées d'oignons que j'ai répondu à la question existentielle.

Ce qui fait agir le paysan s'appelle Nécessité (le mot Ἀνάγκη, gravé dans un coin obscur de Notre-Dame de Paris, chez Victor Hugo). Georges était capable d’abattre en été ses quinze heures de boulot. Cette énergie quasi-désespérée, il la puisait dans la simple nécessité imposée par le rythme des bestiaux et par le rythme de la germination. Quand les vaches ont la mamelle pleine, y a pas : il faut traire, sinon vous allez les entendre. Quand les haricots, quand les oignons mûrissent, y a pas : il faut y aller, sans se poser de question, sinon vous perdez tout. Le boulot des paysans, il est là : c'est la nature qui dicte sa loi et qui impose sa nécessité.

J’ai su que ce n’était pas pour moi : pour cultiver les sols, pour élever des animaux, il faut s’éreinter, il faut se donner un mal de chien, il ne faut pas compter les heures, il ne faut pas compter sa peine, il ne faut pas compter sur d’éventuelles vacances pour « décompresser », et en plus, il ne faut pas trop compter ce qui tombe dans le porte-monnaie à la fin du mois. Qui serait assez fou pour mettre le doigt dans cet engrenage infernal ?

La FNSEA n’a pas complètement tort avec sa campagne de communication : les métiers de la terre sont largement ignorés (elle dit « mal aimés ») par une population de citadins et dans un pays qui a vu fondre comme neige au soleil les effectifs. Sans remonter à 1930 (et pour cause), j’ai connu à Frontonas (Isère) l’époque où les paysans étaient omniprésents dans la vie du village.

J’entends encore ces hommes du nord-Dauphiné, durs et drus, trapus et solides, occupant en demi-cercle le banc de pierre du chœur de l’église, jusque derrière l’autel, chanter – en latin, s’il vous plaît – le « Credo » et le « Gloria » en alternance avec les femmes, placées quant à elles sur les premiers bancs de bois, à droite dans la nef. Je vois encore, à la sortie de la messe leur groupe compact se diriger doucement vers le café de la place pour siffler quelques apéros – en chœur, s’il vous plaît. C’est encore eux qui formaient l’essentiel du conseil municipal : la vie du village, kermesse comprise, c'étaient les paysans.

Ils formaient ainsi pour le reste de la population (encore peu urbanisée) un paysage familier, quotidien. C’étaient eux, le « tissu social ». C'étaient eux, la base du "vivre-ensemble". Depuis, avec des effectifs divisés par 10 en cinquante ans, ils ont disparu. Qui connaît encore, qui fréquente encore des paysans, en dehors de ceux qui viennent vendre leur production sur les marchés des villes ? La vie dans les villages ne tourne plus autour de sa population paysanne, encore heureux quand il y reste une exploitation agricole.

Bizarrement, dans le même temps, la production agricole a augmenté démesurément. L’économiste ordinaire est content, saute sur sa chaise comme un cabri et s’extasie : quel bond spectaculaire de la productivité des travailleurs !!! Mais à quel prix, lui réplique le citoyen ordinaire !

A quel prix ? C’est vite vu. Mettons tout de suite de côté la vieille agriculture de type familial, l’agriculture biologique, la permaculture et toutes les variantes nouvelles de l’agriculture à taille humaine : on en a très vite fait le tour. Le poids de ces façons de produire des aliments est négligeable par rapport au total. Je ne connais pas les chiffres exacts, mais il ne me semble pas que la tendance de fond de l’agriculture française ait beaucoup changé depuis le grand projet du ministre Edgar Pisani du temps de De Gaulle.

A suivre.

mercredi, 20 mars 2019

J'AI LU SÉROTONINE 4

HR 2019 SEROTONINE.jpgPour rappel : J'ai lu Sérotonine 1 et J'ai lu Sérotonine 2.

Considérations d'un lecteur ordinaire (fin).

Camille entre dans la vie du narrateur à la page 161 du roman. Elle est citée dès la page 11, mais ne fait réellement irruption dans le paysage qu’au moment où Florent se la remémore : chargé par sa hiérarchie de promouvoir les fromages de Normandie (camembert, livarot, pont-l’évêque), une mission "pour du beurre" en réalité, il est amené à servir de tuteur, lui qui vient d'Agro, à une jeune stagiaire de l’Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort, qu’il vient attendre à sa descente de train, à la gare de Caen.

En l’attendant, il est atteint d’ « un cas de précognition bizarre » : dans une curieuse juxtaposition, il remarque les herbes et les fleurs jaunes qui poussent entre les rails (« végétation spontanée en milieu urbain »), dans le même temps qu’il aperçoit le « centre commercial "Les bords de l’Orne" ». En quoi est-ce bizarre ? en quoi une précognition ? se demande le lecteur. Toujours est-il qu'il s'attend à quelque chose d'au moins inhabituel.

Je remarque au passage un point du style de Michel Houellebecq, qui se débrouille toujours pour éteindre toute velléité d’élan sentimental ou lyrique, en posant à côté de l’ébauche de celui-ci une notation triviale. Une sorte de « romantisme refusé », qui induit une lecture déceptive (probable origine des nombreuses critiques du style, souvent jugé "plat", de Houellebecq). Sa conception, peut-être, du « roman sentimental » qu’il annonçait explicitement dans les médias en 2015, après Soumission. Ce sont peut-être ces impuretés qui font dénoncer à beaucoup de gens en général, et à Antoine Compagnon en particulier, cette « langue plate et instrumentale » (Le Monde, 4 janvier 2019), qui ne se demandent même pas si cet effet produit par la lecture n'est pas exactement celui que l'auteur voulait provoquer. Comme quoi on peut être professeur au Collège de France et connaître des pannes de courant. 

« Lorsqu’elle me dit après un temps très long, dans lequel cependant n’existait aucune gêne (elle me regardait, je la regardais, c’était absolument tout), mais lorsqu’elle me dit, peut-être dix minutes plus tard : "Je suis Camille", le train était déjà reparti en destination de Bayeux, puis de Carentan et Valognes, son terminus était en gare de Cherbourg » (p.162). Economie des moyens, surtout ne pas trop en dire, affubler l’événement sentimental de défroques banales pour qu’il passe inaperçu : Houellebecq semble s’être demandé comment renouveler la scène du coup de foudre. Il enchaîne : « Enormément de choses, à ce stade, étaient déjà dites, déterminées, et, comme l’aurait dit mon père dans son jargon notarial, "actées" » (ibid., toujours ces impuretés).

Labrouste se perd alors dans des considérations bassement terriennes sur l’installation de Camille à Caen pour le temps de son stage. La réponse de Camille vaut son pesant de surprise émerveillée : « Elle me jeta un regard bizarre, difficile à interpréter, mélange d’incompréhension et d’une sorte de compassion ; plus tard elle m’expliqua qu’elle s’était demandé pourquoi je me fatiguais à ces justifications laborieuses, alors qu’il était évident que nous allions vivre ensemble » (p.163). Elle au moins elle sait. La messe est dite : Camille est la femme de sa vie. Ou du moins elle aurait dû le rester, s’il avait su. S’il avait pu.

Tout en étant incapable d'en tirer la seule conclusion logique (l'engagement définitif dans la vie à deux), il perçoit bien ce qu’il représente aux yeux de cette étudiante de dix-neuf ans : « … et j’étais bouleversé, chaque fois que je lisais dans son regard posé sur moi la gravité, la profondeur de son engagement – une gravité, une profondeur dont j’aurais été bien incapable à l’âge de dix-neuf ans » (p.179). Il sait aussi que cet amour qui a quelque chose d’absolu le comble. L’un de leurs « rites » est de dîner le vendredi soir à la brasserie Mollard : « Il me semble qu’à chaque fois j’ai pris des bulots mayonnaise et un homard Thermidor, et qu’à chaque fois j’ai trouvé ça bon, je n’ai jamais éprouvé le besoin, ni même le désir d’explorer le reste de la carte » (p.178, les bulots et le homard n'étant là que pour signifier qu'il ne demande rien de mieux à la vie que d'être là, avec cette femme-là).

C'est là que le livre atteint son point culminant (on est exactement à la moitié), la suite sera une longue pente descendante. Le grand amour : « Je ne crois pas me tromper en comparant l'amour à une sorte de "rêve à deux" » (p.165) ; « J’étais heureux, jamais je n’avais été aussi heureux, et jamais plus je ne devais l’être autant » (p.172) ; « … seuls face à face, pendant quelques mois nous avions constitué l’un pour l’autre le reste du monde … » (p.173) ; «  … et il me paraît insensé aujourd’hui de me dire que la source de son bonheur, c’est moi » (ibid.). Pour dire le vrai, cet amour le dépasse. De leurs moments de bonheur, il garde seulement deux photos, dont une prise dans la nature, quand elle s’occupe de lui, agenouillée : « … je n’ai plus jamais eu l’occasion de voir une telle représentation du don » (p.174). Et il suffit qu'elle vienne vivre avec lui pour qu'il se rende compte que seule cette femme sait faire de la maison qu'il occupe un lieu vraiment habitable.

Oui, mais c’est lui qui n’est pas à la hauteur. On a compris : Sérotonine est un roman d’amour, mais un roman de la déception, voire du paradis perdu. Pas la déception de l’amour, mais de constater l’impossibilité de l'amour dans ce monde-là. Et là, ce n'est plus seulement l’individu Florent-Claude Labrouste qui est responsable : c’est la société : « … j’avais bien compris, déjà à cette époque, que le monde social était une machine à détruire l’amour » (p.173). Je n’ai pas envie de peser les autopsies respectives de ce qui, dans Sérotonine, relève de l’individu, de la société et de la civilisation, je crois que, dans l’entreprise de Houellebecq, tout cela forme un tout, et je n’ai guère de goût pour le médico-légal. Il faut ici considérer l’individu comme une métaphore (plutôt une métonymie, d'ailleurs, si je me souviens bien, peut-être même une synecdoque, allez savoir).

Ce qui est sûr, c’est que le narrateur de Sérotonine s’inscrit dans une problématique qui dépasse la dimension individuelle de Florent-Claude Labrouste, cet être finalement sans consistance et baladé par les circonstances : « Plus personne ne sera heureux en Occident, pensa-t-elle », p.102 ; « …une civilisation meurt juste par lassitude … », p.159 ; « La France, et peut-être l’Occident tout entier, était sans doute en train de régresser au "stade oral" », p.323. L’individu est peut-être libre, au moins en partie, et peut espérer se construire lui-même s’il en a la force et la volonté, mais il ne pourra s’abstraire du cadre dans lequel il a grandi et qui l’a au moins en partie fabriqué : la société, la civilisation.

Je crois que Florent-Claude Labrouste, dans l’esprit de Michel Houellebecq, est la figure quintessentielle de ce pauvre individu de sexe masculin que produit à la chaîne la civilisation occidentale. Il est à l’image de cette civilisation : impuissant à faire que la vie des gens soit guidée par la puissance de l’amour. Ce dont le héros ne se remet pas. C'est le docteur Azote, une trouvaille romanesque d'une force extraordinaire, qui lui déclare : « J'ai l'impression que vous êtes tout simplement en train de mourir de chagrin » (p.316). Il faut entendre tous les propos que tient ce médecin carrément atypique au pauvre narrateur livré aux aléas du destin. On pourrait presque lire Sérotonine juste pour le docteur Azote (pas vrai, bien sûr, mais).

Aymeric (l'héritier aristocrate et paysan qui se suicide devant les caméras de la télévision) non plus ne se remet pas de l'échec de son couple, ni du sort réservé à la paysannerie française par « les standards européens » (« … et l’Union européenne elle aussi avait été une grosse salope, avec cette histoire de quotas laitiers … », p.259). Seules les femmes maintiennent un semblant de mémoire de l'espèce humaine : « ... enfin elles faisaient plus qu'honnêtement leur travail d'érotisation de la vie, elles étaient là mais c'est moi qui n'étais plus là, ni pour elles ni pour personne, et qui n'envisageais plus de l'être » (p.324).

Les individus sont les jouets de « mécanismes aveugles dans l'histoire qui se fait » (Jaime Semprun), impuissants à prendre en main la trajectoire de leur vie et incapables de s’engager durablement quand l’amour se présente, comme la civilisation occidentale qui leur sert de cadre et de destin est impuissante à donner naissance à un monde conduit par la force de l’amour, c’est-à-dire à donner à l’existence des individus un autre sens que la "fonction sociale" qu'ils sont sommés d'assurer. Une civilisation qui a dévoré « le sens de la vie », la vidant de toute raison d'être. Une civilisation qui, avec l'aide indéfectible des sciences humaines, vidange la substance vivante des individus dans la grande machine à produire du pouvoir et du profit.

Une civilisation qui a, grâce à la grande marchandisation de tout, réduit l'amour véritable à une simple « activité sexuelle ».

Et ce genre de système porte un qualificatif infamant, que je dédaigne ici de prononcer.

Voilà ce que je dis, moi.

Notes : 1 - Petite remarque à l'auteur : la carabine Steyr Mannlicher HS50, dans la position du tireur couché, ne repose pas sur un « trépied » comme indiqué p.232, mais sur un bipied.

2 - Autre petite remarque, à propos d'une « édition intégrale du marquis de Sade » (p.281) : je doute que les "fioritures dorées" figurent sur la "tranche", comme indiqué : ce genre de décor se trouve plutôt sur le "dos" du livre.

3 - J'aime bien le « J'aimerais mieux pas » de la page 309, simple et rapide clin d’œil au "I would prefer not to", d'un héros bien connu de la littérature (le Bartleby d'Herman Melville).

mardi, 19 mars 2019

J'AI LU SÉROTONINE 3

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Considérations d’un lecteur ordinaire. 

Jean-Luc Porquet a beau consentir à Michel Houellebecq, dans Le Canard enchaîné du 2 janvier, qu’avec Sérotonine il « parvient à saisir un peu de la vérité du monde », et convenir qu’il a raison, parlant des agriculteurs, au sujet du « plus gros plan social à l’œuvre à l’heure actuelle », il n’a pas, mais vraiment pas du tout aimé le roman, « oubliable et lugubre ». Je lui laisse son opinion. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que Houellebecq veuille qu’on aime Sérotonine, sans doute se contente-t-il d’être satisfait d’en vendre un maximum d’exemplaires.

Je ne suis même pas sûr qu’il veuille en général se faire aimer, lui, et après tout ça le regarde. Pour ma part, je ne suis pas sûr d’ « aimer » Sérotonine : je me contente de le trouver d’une effroyable justesse dans le regard qu’il porte sur le monde actuel. Je ne me demande même pas ce que ça vaut en tant que littérature. Car Sérotonine est, selon moi, comme Armance de Stendhal, le roman de l’impuissance (« Les effets secondaires indésirables les plus fréquemment observés du Captorix étaient des nausées, la disparition de la libido, l’impuissance.

         Je n’avais jamais souffert de nausées », p.12 ; « Qu’est-ce que nous pouvons, tous autant que nous sommes, à quoi que ce soit ? », p.326), et pas seulement de celle de l’individu Florent-Claude Labrouste, narrateur et personnage principal, qui a été incapable de donner à sa vie quelque inflexion de ce soit. C’est aussi l’échec d’une société, voire d’une civilisation, dont plus personne n'est en mesure de dire où va l'humanité, l'entière humanité désormais embarquée dans un seul navire. Qui est capable de donner au monde actuel quelque inflexion que ce soit ? Quel capitaine pour donner le cap ?

Totalement infirme de la volonté, le narrateur a lâché les rênes, et laisse le hasard guider son existence (« Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots », dit Rimbaud). Il annonce très vite la couleur, et de la façon la plus précise, raison pour laquelle je cite tout le passage : « Mais je n’ai rien fait, j’ai continué à me laisser appeler par ce dégoûtant prénom Florent-Claude,  tout ce que j’ai obtenu de certaines femmes (de Camille et de Kate précisément, mais j’y reviendrai, j’y reviendrai), c’est qu’elles se limitent à Florent, de la société en général je n’ai rien obtenu, sur ce point comme sur tous les autres, je me suis laissé ballotter par les circonstances, j’ai fait preuve de mon incapacité à reprendre ma vie en main, la virilité qui semblait se dégager de mon visage carré aux arêtes franches, de mes traits burinés n’était en réalité qu’un leurre, une arnaque pure et simple – dont, il est vrai, je n’étais pas responsable, Dieu avait disposé de moi mais je n’étais, je n’étais en réalité, je n’avais jamais été qu’un inconsistante lopette, et j’avais déjà quarante-six ans maintenant, je n’avais jamais été capable de contrôler ma propre vie, bref il paraissait très vraisemblable que la seconde partie de mon existence ne serait, à l’image de la première, qu’un flasque et douloureux effondrement » (p.11-12). Le « programme » du roman est explicite dès le début : on ne peut pas dire que le romancier dore la pilule au lecteur.

Le personnage du narrateur est donc dans un laisser-aller fatal. On fera une exception au sujet de Yuzu, la Japonaise pornographique et maniaque du maquillage (elle passe six heures par jour à s’appliquer dix-huit sortes d’enduits : « Elle était comme d’habitude impitoyablement maquillée … », p.24) qui partage sa vie au début du livre : pour une fois, il prend une grande décision. Après avoir brièvement envisagé de la défenestrer ou de la trucider au cours d’une de ces partouzes canines dont elle est friande, mais pesé les conséquences légales, il prend le parti de la laisser tomber, purement et simplement, et de disparaître sans laisser d’adresse, en la laissant se dépatouiller quand il faudrait payer le loyer.

Il n’a pas grand-chose à emporter : « J’avais préparé ma valise dès la veille, je n’avais plus rien à faire avant mon départ. Il était un peu triste de constater que je n’avais aucun souvenir personnel à emmener : aucune lettre, aucune photo ni même aucun livre, tout cela tenait sur mon Macbook Air, un mince parallélépipède d’aluminium brossé, mon passé pesait 1100 grammes » (p.79). J’imagine qu’un smartphone d’élite peut faire mieux que ça en termes de poids. 

Disparaître, en France, n’est pas interdit : « … l’abandon de famille, en France, ne constitue pas un délit. (…) Il était stupéfiant que, dans un pays où les libertés individuelles avaient d’année en année tendance à se restreindre, la législation ait conservé celle-ci, fondamentale, et même plus fondamentale à mes yeux, et philosophiquement plus troublante, que le suicide » (p.59). D’accord en ce qui concerne la restriction des libertés individuelles (voir La Fin des libertés, de Monique Canto-Sperber, qui vient de paraître). Ne doutons pas que la lacune juridique du droit français sera bientôt comblée.

Il prend donc le droit de disparaître (voir Disparaître de soi, de David Le Breton, aux éditions Métailié, où la chose est décrite comme un fait de civilisation), c'est d'ailleurs la morale définitive qu'il semble tirer de toute son existence : « De mon côté, avant de franchir la porte, je m'excusai du dérangement, et au moment où je prononçais ces mots banals je compris que c'était à cela, maintenant, qu'allait se résumer ma vie : m'excuser du dérangement » (p.327).

L’impuissance dont parle Sérotonine est donc celle d’un personnage. Mais l’impuissance sexuelle dont souffre le narrateur dans le présent de l’action se double d’une autre impuissance, et bien plus grave. Celle-ci n’est plus d’ordre médical, mais moral, sur le plan individuel, mais aussi, on le verra, anthropologique. Florent-Claude Labrouste, n’a jamais été en effet capable de faire face au véritable amour quand les circonstances l’ont mis en présence, d’abord de Kate, qui l’écrase de son intelligence mais qu’il laisse un jour en larmes, sur un quai de gare pour rentrer en France.

Ensuite de Camille, la femme de sa vie, la plus belle histoire de ses amours qui, par la faute de sa faiblesse de caractère, finira bêtement et tristement. Au fond, il ne s'engage jamais complètement dans ce qu'il fait. Il est très bien payé, comme contractuel au ministère de l’Agriculture, en tant qu’ancien d’Agro, mais en même temps qu’il quitte Yuzu, il disparaît aussi sans problème du paysage de son employeur, alors même que son supérieur juge ses rapports clairs et intéressants (« vous êtes un de nos meilleurs experts », p.61), en racontant des salades sur fond de concurrence mondialisée des compétences : « En somme, vous passez à l’ennemi … » (ibid.).

De même, il foire un jour sa grande aventure avec Camille, quand il tombe nez à nez avec elle en sortant de l’hôtel main dans la main avec une femme (Tam) qu’il a croisée dans le cadre professionnel et qui ne compte guère dans son existence. Un malheur, mais révélateur de sa trajectoire personnelle, livrée aux occasions qui se présentent et à l’improvisation d’un temps présent sans mémoire et sans projet.

Voilà ce que je dis, moi.

Suitetfin demain.

mardi, 12 février 2019

J'AI LU SÉROTONINE 1

1 - La toile de fond.

J’ai donc lu Sérotonine de Michel Houellebecq. Je me garderai de faire l’éloge de l’auteur et de son roman. Je me garderai aussi de raconter l’histoire qu’on y trouve, au demeurant assez mince, où le scénario ressemble assez à l’idée qu’on se fait d'une « marche au supplice », mais dans un état proche de l'hébétude (je crois que c'est dans Ennemis publics (2008) qu'on trouve ce mot sous la plume de l'auteur pour qualifier sa propre attitude). Aujourd'hui, je me contenterai de dire, aussi directement que possible, les réflexions que m’inspire la lecture de ce livre.

Ce n’est pas forcément facile. D’abord la question du style. Bien des « gens autorisés » lui reprochent sa platitude, sans se rendre compte que cette platitude correspond en tout point au projet littéraire : un style volontairement décharné au milieu et famélique sur les bords, sans belles phrases, sans substance charnue, l’image exacte du « moi » de Florent-Claude Labrouste, le protagoniste. De toute façon, Houellebecq a répondu par avance à toute critique de son style dans sa Lettre à Lakis Proguidis (1997) : « Pour tenir le coup, je me suis souvent répété cette phrase de Schopenhauer : "La première – et pratiquement la seule – condition d’un bon style, c’est d’avoir quelque chose à dire." ». « Quelque chose à dire » ! Pour ça, on peut lui faire confiance.

Ce projet, quel est-il ? Je ne suis pas dans la tête de celui qui l’a conçu et réalisé, mais il ne me semble pas absurde de le formuler ainsi : « Description méticuleuse de la loque intérieure que la civilisation occidentale, matérialiste et consommationniste, a faite de l’individu ». Une loque intérieure, le sac vide de la peau de Saint Barthélémy, qui fut écorché, comme on sait. Voilà l'individu occidental tel que Houellebecq nous le montre, à travers le personnage de Florent-Claude Labrouste.

MICHEL ANGE ST BARTH.jpg

Visible sur le mur du fond de la Sixtine.

Je n’ai pas réussi à retrouver dans quel texte Houellebecq émet explicitement cette idée de l'inanité infligée par la civilisation technique à l'individu moderne, mais il me semble bien que. Peut-être pas. Quoi qu'il en soit, à la lecture de Sérotonine, j’ai retrouvé l’impression produite par Extension du domaine de la lutte, où le personnage, éprouvant la liquéfaction de ses raisons de vivre, fait face à ce vide.

Comment s’y est prise notre civilisation pour aboutir à ce paysage intérieur dévasté ? C’est la question cruciale que posent les romans de Houellebecq en général, et celui-ci en particulier.

J’essaie de comprendre depuis longtemps comment cette civilisation, qui a façonné le monde d'aujourd'hui de façon ineffaçable (non, pas de jugement de valeur : un fait), a pu aboutir à cette façon de désastre humain. C'est sûr, notre romancier est loin d’être le premier ni le seul à faire ce constat. Mais il est certainement le seul à donner à celui-ci une forme littéraire aussi achevée, aussi pertinente.

Oui, comment en est-on arrivé là ? A cette question, du point de vue qui est le mien au fond de mon terrier, je réponds qu’il y a d’abord la production des objets, renforcée plus tard par leur promotion, au moyen de la publicité, cette arme de décervelage massif : la marchandise s’est imposée en tant que « bien » dans nos représentations du monde, disant au « moi » de l'individu : "Ôte-toi de là que j'm'y mette". Houellebecq le dit : « ... la publicité vise à vaporiser le sujet pour le transformer en fantôme obéissant du devenir » (Approches du désarroi, 1992). Comment fonctionne l'image publicitaire ? C'est tout simple : en conduisant l'énergie du désir vers un objet marchand. Le désir humain réduit à la marchandise. De ce point de vue, tout ce qui est humain est transformé en marchandise.  

De « moyen » qu’elle était, la marchandise, élevée à la dignité de « fin » par la publicité, a acquis, grâce à celle-ci, une aura, un surcroît de dignité, une intensité d'« être » supplémentaire, quoique fantomatique. Elle a progressivement gagné du terrain dans nos imaginaires, occupant de plus en plus de place dans nos désirs, les dirigeant toujours davantage vers le monde des objets et se substituant à d’autres désirs, qui venaient auparavant de l’intérieur. La publicité est même devenue un objet d’étude à part entière, jusqu’au sein de l’université, c’est vous dire que la moisissure a gagné le centre du cerveau. 

Et puis sont arrivés les moyens de communication de masse. Après le téléphone, première intrusion du monde extérieur dans l'univers domestique et première « connexion », il y eut d’abord la radio, dont l’écoute, dans le premier 20ème siècle, nous est presque présentée comme religieuse, la famille réunie communiant autour du « poste ».

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C’est précisément contre l’irruption de la radio dans le cercle familial que s’insurge violemment le philosophe Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme, au motif qu’elle capte toute l’énergie d’attention que son absence permettait de consacrer à ses proches. Elle capte l’oreille de l’auditeur, c’est-à-dire qu’elle le rend captif et le détourne de sa propre existence. Le chant des sirènes, quoi.

La radio est, selon Anders, un intrus, un parasite, une interférence qui s’interpose indûment comme un écran entre les personnes qui vivent sous le même toit, induisant une forme de relâchement dans leurs relations. Il n’a pas complètement tort, même si l’appareil en question s’est fondu dans le paysage avec le temps, au point que tout le monde vit avec et que son absence paraît presque inconvenante.

Quant à la télévision, c'est pire, car si l’effet de la radio n’est pas niable, mais somme toute limité, l’évidence est encore plus éclatante s’agissant du petit écran, et son effet encore plus dévastateur : la fascination produite sur les gens présents dans la pièce est telle que les regards sont irrésistiblement attirés par l’image animée, et plus personne ne s’adresse à son voisin. Bon, c’est vrai, je me rappelle des soirées chez M. Bachelard, à Tence, quand la télé était encore rare (et en NB) : l’ambiance était souvent déchaînée lors des premiers Interville (Guy Lux, Léon Zitrone, Simone Garnier).

Même chose pour le Tournoi des 5 nations regardé en famille et commenté par Roger Couderc (« Allez les petits ! ») ou, en 1990, au camping de Mamaia, sur la Mer Noire, où cinquante personnes et plus se rassemblaient le soir venu devant la lucarne allumée. Cela ne change rien au diagnostic : la télé impose son ordre aux individus, comme la flamme attire les phalènes, faisant de chaque téléspectateur une solitude à côté des autres solitudes. La télé emporte dans son nulle part, morceau par morceau, la vie intérieure de l'individu, pour la remplacer par une foule innombrable de fantômes. L'individu moderne est habité par des fantômes qui, dans le miroir, ont tellement pris son aspect qu'il les prend pour lui-même.

Le stade provisoirement ultime de ce processus de dépossession de soi par les moyens de communication de masse est évidemment atteint par le déferlement récent du smartphone sur le pauvre monde. Chacun emporte avec lui, dans tous ses mouvements, sa radio, sa télé, son téléphone, sa machine à écrire. Et sous ce volume restreint et maniable, il emporte tout son « moi », qu'il a « externalisé » (essayez de l'en priver, pour voir !). Et beaucoup d’utilisateurs tiennent ce « moi » à la main en toute circonstance, prêts à répondre dans l’instant au moindre stimulus. Le plus renversant dans l'affaire, c'est l'ahurissant degré de consentement des individus à la chose, au motif diabolique que « ça peut rendre bien des services ». L'innovation technologique, c'est Ève tendant la pomme à Adam. C'est Faust tenté par Méphisto. 

Par-dessus tout ça, la faculté de se connecter avec la planète entière dès qu’on le veut : grâce à cet outil, l’individu ressemble à l’araignée qui, au centre de sa toile, semble exercer un pouvoir absolu sur son entourage immédiat (fût-il au bout du monde), sauf que si ça lui donne l’impression de vivre intensément l’instant présent (ne rien manquer de ce qui se dit, se sait, se raconte, ...), il n’a jamais été aussi réellement seul.

Pas de plus flagrante image de solitude que celle de passagers du bus ou du métro concentrés sur ce qui se passe sur leurs écrans personnels : l’individu est réduit à lui seul, et les autres, bien concrets dans leur chair et leurs os, bien palpitants de vie, ont disparu. Le smartphone a réinventé l’onanisme social, cette "délectation morose". Comment une quelconque société digne de ce nom pourrait-elle survivre en tant que société dans ce contexte ? Un jour viendra peut-être (on peut rêver) où les individus se rendront compte que, loin d'être des araignées au centre de leur toile, ils sont la mouche qui vient se prendre dans les filets tissés par d'autres gourmands arthropodes.

Ainsi, étape après étape, la civilisation technique a trouvé des moyens de plus en plus sophistiqués de s'introduire dans la conscience, dans la mémoire, dans les affects, dans les goûts, dans les choix des individus, pour remplacer ce qui tenait autrefois à leur "personnalité propre" par une personnalité d'emprunt, largement virtuelle, largement fabriquée par une instance extérieure, et beaucoup plus docile aux exigences du système. Et avec le siphonnage des données personnelles par facebook et consort, le système n'a pas fini de vider l'individu de son « moi ». Houellebecq le dit (Approches du désarroi) : « Les techniques d'apprentissage du changement popularisées par les ateliers "New Age" se donnent pour objectif de créer des individus indéfiniment mutables, débarrassés de toute rigidité intellectuelle ou émotionnelle ». Les gens ne savent plus où se trouve leur désir : ils ont perdu la source d'eux-mêmes.

C’est cette invasion progressive du moi par des sollicitations extérieures, dotées de toutes les apparences de la proximité, de la vie et de la familiarité, qui fait dire à Georges Bernanos (je crois bien que c’est dans La France contre les robots, 1944) que la civilisation technique est « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » : dépossédé de lui-même, l’individu ne s’appartient plus, il appartient corps et âme à toutes les réquisitions qui ne cessent de le convoquer hors de lui, en provenance du monde extérieur (fil twitter, facebook, telegram, instagram, amstramgram, …). Il ne peut plus être dans l’action : il est paralysé dans la réaction à ce qui vient du dehors.

Le moi individuel s’en trouve fragmenté en autant de petits bouts que de sollicitations reçues. Car le pire, c’est que ces petits bouts, en s’accumulant, ont fini par former une foule fantomatique qui s’agite à l’intérieur et qui, en le remplissant d’artefacts, lui a refaçonné un « moi » presque complet (et constamment renouvelé par un flux permanent, parfois obsessionnel), un « moi » exogène sur lequel l’individu a de moins en moins de prise (et je ne parle pas de la relation au temps : il peut oublier son texto d'il y a dix minutes, seul le « réseau » n’oubliera rien de ce qu’il y a laissé). Dans ces conditions, peut-on encore parler de volonté ? De libre-arbitre ? Dans l’expression du « désir », impossible de savoir quelle est la part du « moi » authentique et la part de propagande ingurgitée. C'est peut-être pour ça que Michel Houellebecq se méfie du désir : « Si l'on considère que le désir est mauvais, ce qui est mon cas ... » (Entretien avec Christian Authier, 2002).

C’est si vrai que la crise des gilets jaunes a mis en lumière l’illusion de susciter une relation humaine au moyen de « l’ouverture » électronique sur le monde : combien de fois n’a-t-on pas entendu parler, au cours des reportages sur les ronds-points, d’une forme neuve de « socialisation », certains allant même jusqu’à déclarer qu’ils avaient trouvé une espèce de « famille » ? Preuve que la vraie socialisation passe par la relation interpersonnelle directe. Un « réseau », ça vous bombarde de propagandes diverses ou d’éructations haineuses : c’est bon pour fixer des rendez-vous, pas pour se faire d’improbables « amis ».

Alors Houellebecq, dans tout ça ? Eh bien selon moi, avec Sérotonine, on est en plein dans ce paysage, perdu au milieu de nulle part, seul. La plus forte impression d’ensemble qui se dégage du livre est vraiment le sentiment d’une solitude irréparable et définitive, une solitude dense, massive et compacte, qui s’épaissit à mesure que le moi du personnage se met à flotter et à se diluer dans l’air, de plus en plus évanescent. Je connais peu d'écrivains capables de traduire en littérature avec une telle justesse le sort commun fait par le monde réel à l'individu ordinaire. Il faut beaucoup de compassion envers l'espèce humaine pour donner une forme littéraire aussi accomplie au désespoir. Je peux me tromper, mais je persiste à penser que Michel Houellebecq appartient à cette espèce d'hommes qui ont nourri un espoir infini dans l'avenir de l'humanité, et qui se sont cassé le nez sur la réalité. Peut-être son ambition est-elle de traduire en littérature l'absolu de la DÉCEPTION.

Tel est, selon moi, le paysage humain qui sert de territoire aux personnages de Michel Houellebecq, et en l’occurrence à Florent-Claude Labrouste. 

Tout ça pour dire à quel point Sérotonine parle du monde tel qu'il est, et à quel point il entre en résonance avec l'idée que je m'en fais.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : Prochainement, quelque chose de plus consistant sur le livre lui-même.

vendredi, 04 janvier 2019

11/14 : ZOOLOGIQUE

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Dès que "Vivement dimanche" est ouvert, je me jette sur Sérotonine, le dernier roman du plus grand écrivain français actuel.

Voilà, c'est fait. Bientôt des nouvelles.

photographie,michel houellebecq,sérotonine,éditions flammarion