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mardi, 12 novembre 2019

LA TERRE COMME UNE USINE 2

LA TERRE COMME UNE USINE.

Le projet d'Edgar Pisani, célèbre ministre de De Gaulle ? Envoyer un gros bulldozer pour tout araser et pour transformer la campagne française en usine à produire des aliments. La terre comme une usine : voilà l'essence du projet. C’est aussi simple que ça.

Et quels que soient les discours des présidents, quelques sympathiques que soient les Salons de l'Agriculture, quels que soient les résultats des Grenelle de l'environnement ou des Etats Généraux de l'alimentation, année après année, on le voit se réaliser, le projet de Pisani, comme une mécanique bien huilée poussée par un moteur en parfait état alimenté par un carburant performant. Quoi qu'il arrive, la logique industrielle étend son emprise, inexorablement. Parce que c'est elle qui est au cœur de tout le système. C'est elle, le moteur.

Il paraîtrait que Pisani ait fini par éprouver quelques remords. Trop tard !

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Christin et Mézières, dans Bienvenue sur Alflolol (Valérian n°4, Dargaud, 1982), ne sont finalement pas tant que ça dans la science-fiction (c'est de la bande dessinée). Comparer avec ci-dessous la production bien actuelle des tomates bio en Andalousie (c'est une vraie photo publiée dans Le Monde le 3 septembre 2019).

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Edgar Pisani ! Encore un qui ne s’est pas remis de son voyage aux USA (je parlais récemment des maires Pradel et Degraeve de retour de Los Angeles pleins de projets en béton pour leur ville) et qui, sans se poser de questions sur l’adaptabilité du système, a utilisé son pouvoir politique pour obliger l’agriculture à s’industrialiser – que dis-je : à devenir une industrie ! La mécanisation à outrance comme solution miracle ! Et à la cravache !

Pour cela, il faut de très grandes surfaces (remembrement, destruction des haies, ...), de très grosses machines qui coûtent très cher, donc de très gros emprunts (en français : un très gros endettement auprès du Crédit Agricole). Pour l'élevage bovin, la France traîne heureusement un peu la patte (la "ferme des 1.000 vaches" fait débat, alors qu'ailleurs - Chine, Canada, etc. - on parle d'établissements de 10.000 bovins, voire plus). Big is beautiful. Ne parlons plus de « fermes », mais d' « entreprises à vocation agricole » (on peut remplacer "agricole" par "nutritionnelle", biberonneuse", etc.). Hors du gigantisme, point de salut.

Je laisse la parole à Michel Houellebecq (ex-ingénieur Agro) : « Je connaissais parfaitement cet élevage, c'était un élevage énorme, plus de trois cent mille poules, qui exportait ses œufs jusqu'au Canada et en Arabie Saoudite, mais surtout il avait une réputation infecte, une des pires de France, toutes les visites avaient conclu à un avis négatif sur l'établissement : dans des hangars éclairés en hauteur par de puissants halogènes, des milliers de poules tentaient de survivre, serrées à se toucher, il n'y avait pas de cage c'était un "élevage au sol", elles étaient déplumées, décharnées, leur épiderme irrité et infesté de poux rouges, elles vivaient au milieu des cadavres en décomposition de leur congénères, passaient chaque seconde de leur brève existence – au maximum un an – à caqueter de terreur » (Sérotonine, p.160).

Pour couronner le tout, il faut une « organisation » qui englobe tout le personnel employé sur les terres agricoles. Ce sera la FNSEA, seul interlocuteur du gouvernement en matière agricole, sorte d’Etat dans l’Etat, qui fait la pluie et le beau temps, qui négocie avec le ministère de puissance à puissance, qui envoie à l’occasion un commando dévaster impunément les bureaux de la ministre de l’écologie (il me semble que c'était Voynet). Et qui est capable dernièrement d'organiser une manif de tracteur pour protester contre l' "agribashing" (encore une trouvaille de journaliste, je parie !) dont souffrent les agriculteurs. Situation absurde et rocambolesque quand on regarde l'évolution sur le long terme : qui a voulu cette industrie agricole ?

On comprend bien que les paysans de l’ancienne France aient fini par disparaître : pris entre 1 - les mâchoires de l’étau politique d’un ministère qui propageait une vision totalitaire de l’agriculture du futur ; mais aussi 2 - entre les mâchoires de l’étau financier du Crédit agricole qui prêtait en masse pour inonder de machines les exploitations agricoles et pour tenir les exploitants dans le nœud coulant de leurs dettes ; et enfin 3 - entre les mâchoires de l’étau d’un « syndicat » monopolistique regroupant désormais des « entreprises agricoles », où les gros chefs d'entreprise pouvaient dicter leur loi aux petits.

Dans cette histoire de gigantismes juxtaposés (et soigneusement coordonnés), j'ai failli oublier 4 - le gigantisme de la distribution qui, soi-disant dans l'intérêt du consommateur, tire vers le plus bas possible ses prix d'achat aux producteurs, pour mieux les asphyxier et leur faire rendre gorge. Ce système répond à l'exigence capitaliste : produire en masse et au plus bas prix possible. 

Je n'ai pas développé ici le côté "tout-chimique" impliqué par le choix de l'agriculture industrielle : la chimie est le corollaire forcé de l'option industrielle. Pour lutter contre les infestations de nuisibles qui font baisser les rendements à l'hectare, il est parfaitement logique de recourir à tous les poisons inventés par l'industrie chimique, cette frangine de l'industrie agricole. Et pour empêcher les rendements à l'hectare de baisser du fait de la raréfaction des nutriments naturels, il est parfaitement logique de recourir à tous les « intrants » providentiellement fournis par la même frangine. Quitte, comme le montrent les travaux de Claude et Lydia Bourguignon, à transformer le sol des terres agricoles en matière totalement inerte et stérile.

Alors dans ce paysage dominé par « du mécanique plaqué sur du vivant » (pardon, Bergson, pour le détournement, mais pour le coup, l'expression est à prendre au sens propre), dominé par le productivisme, par le quantitatif, par la standardisation, quelle place pour la bonne bouffe ? Oh c'est sûr, dans les discours, elle occupe une très belle place : Macron organise en grand tralala des "Etats Généraux de l'Alimentation" où les plus belles intentions s'étalent et font le spectacle. Résultat des courses ? Une guirlande multicolore de pets de lapin : Seigny Joan, le fou de Rabelais (Tiers Livre, 37), fait tinter la pièce du faquin pour payer « au son de son argent »,  la fumée du rôtisseur, au parfum de laquelle le faquin avait mangé son pain.

Le problème ne change pas. On a beau tourner autour en poussant des cris incantatoires et déchirants, c'est toujours le même. Je le formulerai ainsi : les initiatives individuelles, aussi nombreuses, courageuses et opiniâtres qu'elles soient, peuvent-elles infléchir la trajectoire globale d'une masse d'éléments étroitement interdépendants, et solidement organisés en SYSTÈME ? Je réponds clairement "non". En dehors de la satisfaction de pouvoir se dire qu'on est dans le vrai, on en reste aux pets de lapin.

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Reiser 1976.

Prenons la biodiversité alimentaire : elle existe, oui, mais à quel prix ? Êtes-vous prêts à payer 3,85€ le délicieux pain de "petit épeautre" plein de qualités diverses (on trouve ça chez Caclin) ? Combien de variétés de pommes, il y a soixante ans ? Essayez de trouver des pommes "Calville" sur les marchés lyonnais, vous savez, ces excellentes pommes jaunes pleines de bourrelets sur le cul. Même chose pour tous les légumes et fruits.

Demandons-nous ce qui entraîne l'uniformisation des modes de vie, l'uniformisation des comportements, l'uniformisation des habitudes, l'uniformisation de l'alimentation. Certains appelleront ça la "mondialisation". Pas faux, mais la mondialisation est elle-même le résultat d'un processus plus vaste et plus ancien : l'industrialisation. Qu'est-ce que c'est, en réalité, la "grande distribution" ?

C'est la logique industrielle appliquée au principe du magasin de vente : automatisation des tâches, standardisation des produits, etc. Votre magasin de proximité s'agrandit, se rationalise, s'uniformise : vous y êtes presque. Nous sommes les fruits de cette logique industrielle, c'est elle qui nous a façonnés, corps et esprit, jusqu'à nous apparaître comme une évidence, comme une autre nature. C'est de la production industrielle que notre vie dépend, comme celle du drogué dépend de son dealer.

Or entre la logique écologique et la logique industrielle, il n'y a pas d'entente possible. C'est rigoureusement incompatible. A l'ère industrielle, il y a les gentils "gestes" qu'on peut faire (bientôt les pots de yaourt dans la poubelle jaune : quel progrès!), pour se donner bonne conscience. Il y a les petites intentions louables qui nous font "trier nos déchets". Qu'est-ce que ça change à l'essentiel ? Et ça pèse quoi, le "zéro déchet" ?

Bravo à toutes les petites fourmis qui s'activent pour "vivre autrement" et de façon plus proche de la nature, mais je ne vois pas bien comment nous pourrions renier cet état de fait et changer de SYSTÈME.

Voilà ce que je dis, moi.