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jeudi, 15 septembre 2022

CEUX QUI ONT LA SOLUTION

Je sais pas vous, mais il y a quelque chose, dans le paysage de notre monde mal barré, qui me fait toujours autant rire, braire et m'apitoyer, dans la façon dont "certains" (en français : des intellos) évoquent les problèmes, les situations et même les événements. A les écouter, ces braves gens, il suffirait de prendre au sérieux leurs propos et appliquer les recettes qu'ils mettent sur la table, pour que les problèmes se résolvent et que les situations s'éclaircissent. A cet effet, ils disposent d'un « Sésame, ouvre-toi ! » dans l'immémoriale expression IL FAUT.

Je me souviens que le journal Le Monde a publié dans ses pages, dans les années 1970, toute une série de dessins d'un nommé Konk, une série intitulée "Faukon, Yaka et Pitucé" (pas besoin de traduire), où il se moquait de ces gouvernants de comptoirs qui détiennent, après quelques apéros, les clés de la bonne gouvernance du pays. La collaboration n'a pas duré trop longtemps, car assez vite on a vu Konk aller mouvoir ses nageoires dans les eaux sales voisines du Front National de Jean-Marie Le Pen, voire dans diverses cellules et officines un peu plus "musclées". Au Monde, on a dit : "Pas de ça, Lisette". On le comprend.

Reste que je demeure abasourdi quand, dans les pages du même Monde, il m'arrive encore de tomber sur des titres contenant la formule sacramentelle autant que passe-partout : il faut. Ces titres, on les trouve en général dans les pages "Débats" du journal. Alors bien sûr ce sont des collectifs, des trios, des tandems ou des individus qui profèrent l'expression fatidique et qui n'engagent nullement la responsabilité du quotidien.

Tous les titres qui figurent dans la petite rafale ci-dessous sont tirés de numéros récents, témoignant de l'étonnante santé d'une formule dont je subodore qu'elle ne doit sa survie qu'à l'indéracinable dose d'espoir qui, chez les humains, signifie l'impossibilité absolue (ou presque) de renoncer à envisager le futur en fermant la porte au nez des lendemains qui chantent. « Il faut subir ce qu'on ne peut empêcher », dit quelque part Jorge Luis Borgès. C'est exactement là que l'homme commence à rêver. C'est là qu'on franchit la frontière de l'imagination. La formule "il faut", c'est empêcher la porte des possibles de se refermer. 

A cet égard, j'aime particulièrement les articles de fond produits par des journalistes sérieux et si possible chevronnés, et construits comme des dissertations normales ou comme des notes de synthèse, vous savez : 1 - constat ; 2 - causes ; 3 - perspectives. La troisième partie doit faire la preuve que la situation n'est pas désespérée. Ensuite, le rédacteur est invité à faire preuve d'ingéniosité pour éviter le grossier "il faut". Car la langue française abonde en ressources diverses et en moyens astucieux de tourner autour du "il faut". 

En général, j'admire de tels articles aussi longtemps qu'ils décrivent le problème dans tous ses aspects et qu'ils entreprennent d'expliquer l'origine de ce problème : la virtuosité du journaliste peut se donner libre cours. Et puis vient la troisième partie, et patatras ! le cousu de fil blanc apparaît en pleine lumière. L'auteur de l'article y va de ses solutions, de ses propositions, de ses hypothèses, des mesures et des décisions à prendre. Mais il aura beau mettre en œuvre tout son talent pour costumer et grimer le "il faut" sous toutes sortes de fards et de fonds de teint, il butera immanquablement sur le mur du "comment on fait ?". Autrement dit : comment on passe du virtuel au concret ?

La petite suite que je présente ci-dessous n'est qu'un modeste échantillon (été 2022) des manifestations du pouvoir du "il faut" dans les cerveaux de ceux dont le métier est de penser.  

 

IL FAUT 2022 04 09 IL FAUT METTRE FIN.jpg

Ouais, t'as bien raison, mais tu peux nous dire comment on fait, monsieur le savant ?

***

IL FAUT 2022 08 14-16 2 ANTICIPER RAREFACTION.jpg

Le Système ? Ouais, l'idée est bonne. Reste plus qu'à nous dire

COMMENT ON FAIT,

crâne de piaf !!!

***

IL FAUT 2022 08 14-16 4 REFLEXION INCLUSIVE.jpg

Ouais, tout le monde va se mettre autour de la table, comme un gros tas de chouettes copains ! On va dire ça à l'Egypte, au Soudan et à l'Ethiopie pour le partage des eaux du Nil. On dira ça à la Turquie, à la Syrie et à l'Irak pour le partage des eaux du Tigre et de l'Euphrate. On dira ça ...

***

IL FAUT 2022 08 20 IMPLIQUER CITOYENS.jpg

Ah, l'implication des citoyens, un beau cheval de retour ! Allez, on vous fera de splendides "Conventions Citoyennes" ! Monsieur Macron aura plein la bouche de beaux discours ! On appellera ça "concertation", et au bout du compte, personne ne sera satisfait.

***

IL FAUT 2022 09 07 GARDIENS PLANETE.jpg

Celui-ci, je le trouve particulièrement réjouissant : il me fait penser à une "évaluation à l'entrée en seconde" dont j'ai eu à connaître jadis. Parmi les 32 items des "objectifs" (on ne jurait alors que par la "pédagogie par objectifs"), le premier stipulait cette commination impérieuse et porteuse de tout le programme élaboré par la cohorte des crânes d'œuf qui préside depuis cinquante ans aux destinées de l'Education Nationale, pour le plus grand malheur de celle-ci et de la France : « MAÎTRISER L'ORTHOGRAPHE ». Il aurait fallu demander sa recette au crâne d'œuf. Dans le cas présent, je m'interroge : l'auteur peut-il me citer une période où l'humanité fut gardienne de la planète ("redevenir") ?

***

IL FAUT 2022 09 07 IL FAUT AGIR.jpg

Traduction : attendez-vous à des restrictions !

***

Günther Anders est un philosophe. Il est l'auteur, entre autres, d'un ouvrage qui m'a profondément marqué : L'Obsolescence de l'homme, dans lequel il propose le concept de "honte prométhéenne" qui, à mon avis, résume et condense tout le problème des relations entre l'homme et la technique. "Prométhée", c'est l'audace, l'énergie, la créativité, l'inventivité phénoménales dont est capable l'humanité. "Honte", parce que l'homme se rend compte qu'il a donné naissance à des forces sur lesquelles il n'a plus aucune prise (exemple de la bombe atomique). Des forces incommensurables à sa petitesse : les Lilliputiens ont fabriqué Gulliver. Ils ont créé un "Golem".

Dans son bouquin, il évoque la figure d'Ernst Bloch, autre figure de la philosophie germanique, auteur, entre autres, de Le Principe espérance., mais c'est pour lui faire un reproche : « Il n'a pas eu le courage de cesser d'espérer, ne serait-ce qu'un moment ». Si Günther Anders avait été haut fonctionnaire obligé de rédiger une note de synthèse pour un ministre, nul doute qu'il aurait soigné les parties 1 - constat et 2 - analyse des causes, et qu'il aurait arrêté là son texte.

Pour lui, toutes les solutions partielles sont des illusions, voire des impostures. Pour lui, tous les "il faut" qui tentent d'aménager tel ou tel aspect du problème, et non de s'attaquer à la racine de celui-ci, sont autant de mensonges. Pour lui, c'est tout l'édifice de notre civilisation fondée sur la confiance aveugle en les bienfaits de la technique qui est une erreur à la base. Günther Anders reste un des seuls (le seul ?) à ne pas nous beurrer la tartine et à refuser de toujours "finir sur une note d'espoir".

CESSER D'ESPÉRER. Autrement dit : arrêter de rêver tout éveillé. Autrement dit : du tragique en philosophie. C'est ça que ça veut dire, "regarder la réalité en face".

mercredi, 19 juin 2019

ROMAIN GARY : CHARGE D'ÂME

GARY ROMAIN CHARGE D'ÂME.jpgJe viens de lire un livre de Romain Gary, dont les « romans et récits » viennent d’entrer dans la Pléiade. Celui-ci n’y a pas été repris, peut-être avec raison. Le roman s’intitule Charge d’âme (Gallimard, 1977). Drôle de livre, en vérité, qui veillait sur un rayon oublié de ma bibliothèque. Honnêtement, je ne sais pas comment il est arrivé là. Je l’ai ouvert un peu par hasard. Drôle de livre : j’hésite entre la leçon, la fable et la farce. L’argument, si on le prend au pied de la lettre, est proprement abracadabrant, avec un petit air de démonstration didactique au début.

Marc Mathieu est la quintessence du physicien d’envergure einsteinienne, et il est reconnu comme tel par ses pairs : il passe son temps à chercher, et il trouve tellement qu’il constitue à lui tout seul la pointe avancée de toute la physique mondiale, l’explorateur ultime des confins du possible. Toute l’équipe du laboratoire où il travaille (le Cercle Erasme) est guidée par le « mot d’ordre » de Mao Tsé Toung : « L’énergie spirituelle doit être transformée en énergie matérielle » (p.39).

Marc Mathieu, ainsi que ses collaborateurs, prend cette phrase au pied de la lettre. Et bien que le savant ait un peu de mépris pour son collègue Chavez ("profiteur, exploiteur, applicateur" et un peu épais), c'est bien lui, Mathieu, malgré qu'il en ait, qui fera de ses recherches une réalité concrète, sur la base de : « ce qui peut être réalisé doit être réalisé » (p.133), où l'on reconnaît la philosophie intraitable de Günther Anders dans L'Obsolescence de l'homme. Déjà, page 60 : « On pouvait, à présent, et donc on devait aller plus loin » (Günther Anders : « –, on considère ce qui est possible comme absolument obligatoire, ce qui peut être fait comme devant absolument être fait », Editions Fario, p.17). La recherche fondamentale, la recherche pure ne travaille pas dans des abstractions définitives, et débouche toujours sur le monde réel, pour le meilleur et pour le pire. Jamais, dans toute l'histoire humaine, une grande découverte n'a été utilisée seulement pour le Bien : Satan est le complément nécessaire de Dieu.

Ici, il s’agit très concrètement de récupérer le souffle (« l’âme ») des gens au moment où ils meurent pour en faire le carburant révolutionnaire (« carburant avancé ») des moteurs et des machines. C’est d’ailleurs ce qui arrive à Albert, le chauffeur du laboratoire qui, en mourant, vient alimenter, grâce à un dispositif spécial, le moteur de la voiture de fonction. Le pauvre Albert le fait d’abord à contrecœur (le moteur hoquette), puis il s’y fait, et le moteur tourne rond. Malheureusement, le dispositif n'est en mesure de capter les "âmes" que dans un rayon de soixante-quinze mètres.

Marc Mathieu est français, quoique guère patriote : tout le fruit de ses découvertes, il le transmet aussitôt aux Américains et aux Russes, alors en pleine guerre froide. Toutes sortes de services secrets gravitent autour de lui en permanence, à l’affût de la moindre velléité de choisir un camp plutôt qu’un autre. Certains de ses collègues ne l'aiment pas, tel le cynique Kaplan : « C'est le genre de démagogue qui passe son temps à protester contre les conséquences de ses propres découvertes » (p.236).

Mais un collègue de Mathieu était porteur de la même idée : « Valenti, quant à lui, se laissait aller à un désespoir lyrique et passait ses journées, comme la plupart des savants, à signer des manifestes de protestation contre les conséquences pratiques de ses propres découvertes » (p.91). Message adressé à l'hypocrisie des optimistes qui pensent, contre toute raison, que "la technique est neutre, tout dépend de l'utilisation qui en est faite". Je pense au mot de Bossuet : « Dieu méprise les hommes qui méprisent les effets dont ils chérissent les causes ».

Marc Mathieu vit en compagnie d’une femme, May, qui le comble physiquement, précisément parce que, pense-t-il, elle est restée une créature primitive, presque animale, incapable d’accéder aux sphères intellectuelles les plus subtiles, où il se meut quant à lui, avec aisance : « Mathieu s’était dit mille fois que s’il trouvait un jour une femme incapable de le comprendre, ils pourraient être vraiment heureux ensemble. Le bonheur à deux exige une qualité très rare d’ignorance, d’incompréhension réciproque, pour que l’image merveilleuse que chacun avait inventée de l’autre demeure intacte, comme aux premiers instants » (p.62). Sans même évoquer l’idée de l’amour, Gary en fournit une condition éblouissante, qui fait penser, quoique sur une tout autre toile de fond, aux relations entre les sexes dans l’univers houellebecquien.  

Au début de l’action, Marc Mathieu est sur la piste d’une énergie totalement nouvelle, de loin plus puissante et infiniment moins coûteuse que l’énergie nucléaire, dont il pressent qu’elle pourrait fournir l’arme absolue, une arme aux dimensions et aux effets quasi-divins, en même temps qu’une source d’énergie quasi-gratuite : l’âme des hommes.

Pour le moment, il bute sur une difficulté qui empêche de rendre la chose opérante : « Sur le tableau noir, les formules couraient dans tous les sens, mais c’était de l’art pour l’art, une pure jouissance esthétique. Elles ne menaient nulle part, n’ouvraient aucun chemin dans les terres vierges. Le souffle demeurait invisible. Le "craquage", c’est-à-dire la désintégration contrôlée indispensable à l’exploitation rationnelle, continuait à se dérober. La maudite unité refusait de se soumettre. Une sorte d’irréductibilité première, absolue. Il manquait une idée » (p.112).

Aussitôt que May, par peur ou scrupule, a rendu visite à l’ambassade américaine pour tenir les « alliés » au courant des dernières avancées, le colonel Starr est dépêché auprès du savant pour le sonder, le « conseiller », et s’il le faut, mais à la toute dernière extrémité, le tuer. Starr est un excellent espion, mais il est aussi et d’abord un tueur. Il arrivera à May, à l’occasion, d’aller voir aussi les Russes. On voit que les relations entre la femme et le savant ne sont pas évidentes, mais Marc Mathieu, tout entier absorbé dans la quête de son Graal, est bien au-delà des basses contingences terrestres.

Mais un jour, le colonel Starr vient le voir pour l’avertir que, s’il ne choisit pas à l’instant « le bon camp » (on devine lequel), il prend le risque d’être liquidé : son cerveau est devenu une menace pour l’équilibre mondial. Lui et ses supérieurs en sont convaincus : « Vous êtes parvenu à désintégrer le souffle, professeur ».

Il l’invite donc à continuer ses recherches en Californie, un avion est là qui attend. Le savant ose lui répondre : « A propos, pour votre information personnelle, colonel, j’ai fait mieux que désintégrer l’élément. "J’ai fait un pas au-delà" ». Après cette déclaration énigmatique et menaçante, Marc Mathieu et May disparaissent de la circulation, après avoir échappé à l’explosion d’une bombe, quelque part en Italie (le savant éloigne aussitôt la voiture, de crainte que l'âme de May soit "absorbée"). Où peuvent-ils bien avoir trouvé refuge, se demandent Américains et Russes ?

Leurs satellites-espions ne tardent pas à repérer l’étrange construction et la rapide extension d’une installation industrielle quelque part au nord de Tirana, dans « la vallée des Aigles ». Marc Mathieu a donc offert ses services à Imir Djuma, le terrible dictateur qui règne sur l’Albanie, qui a bien entendu accueilli le savant à bras ouverts. Mathieu a fait ce choix parce que la société albanaise est militarisée, disciplinée et formatée de la façon la plus pure, et que cette pureté est une condition expresse de la réussite de l’entreprise.

Ça n'empêche pas le savant de croiser le Christ, dans une scène de pure loufoquerie (« Evidemment que je vous connais. Avec vous et les autres ... Comment déjà ? Oppenheimer, Fermi, Niels Bohr, Sakharov, Teller ... Avec vous, c'est devenu scientifique. – Quoi ? Qu'est-ce qui est devenu scientifique ? – La Crucifixion. » (p.224-225). Mine de rien, Romain Gary lance une belle charge contre la science. Dans La Fête de l'insignifiance (Gallimard 2014), Milan Kundera place, me semble-t-il, une scène aussi loufoque sous une statue du jardin du Luxembourg, avec l'apparition de Staline et consort. 

Ici se met en place un jeu qui relève à la fois de la farce et de la géopolitique. L’auteur trouve le ton qu’il fallait pour nourrir l’échange des dirigeants les plus puissants de la planète (USA, URSS, Chine) : il y a de quoi rire. Mais eux ne rigolent pas : ils décident de mettre en place un commando multinational qui devra, grâce à une machine spéciale à transporter sur place, réduire à néant la menace de disparition totale que fait peser sur la population mondiale la mise en route des installations albanaises.

L’usine a commencé à fonctionner. Les Albanais ont construit à proximité toute une série d’asiles où le pays rassemble tous les vieillards, pour que leur mort ne soit pas inutile à la nation, mais vienne alimenter l’usine en énergie : à l’instant fatidique, un collecteur judicieusement placé transmet l’âme du défunt à l’accumulateur central.

Le récit de l’opération de commando proprement dite est digne du film d’action, mais une fois le but atteint, il part un peu dans tous les sens, et le passage de la frontière avec la Yougoslavie donne tant soit peu dans le baroque. May et Marc Mathieu y trouvent la mort, pour le plus grand bienfait du moteur qui se remet en marche pour mener les survivants en lieu sûr.

Au total, un livre qui se lit avec grand plaisir, mais à coup sûr pas le meilleur de Romain Gary. Peut-être l'argument est-il trop tiré par les cheveux. Prenons-le pour une fable, mais qui n’arrive pas à se prendre assez constamment au sérieux. L'idée centrale tourne autour de l’hybris humaine, cette folie qui consiste à vouloir toujours repousser les limites, au mépris même de toute raison : « Le génie scientifique sonnait le glas de la démocratie, parce que seul le génie pouvait contrôler le génie. Et cela voulait dire que les peuples étaient à la merci d'une élite » (p.264).

La déraison humaine est correctement synthétisée dans cette formule qu’on trouve à la toute fin de la première partie : « Si jamais le monde est détruit, ce sera par un créateur » (p.143). Là, Gary pense peut-être à la bombe H. Charge d'âme est précisément une charge, moins contre la science en elle-même (quoique ...) que contre la sacralité dont la modernité habille la recherche scientifique, et contre les dégâts que son usage inconsidéré risque de commettre : « En quelques minutes, toute la litanie écologique se déversa sur ses lèvres. L'empoisonnement chimique des fleuves, mers et océans, la destruction de la faune, la mort des grandes forêts, des sources d'oxygène, l'élévation de la température du globe par suite de l'activité industrielle, qui menaçait la vie sur terre ...» (p.123). On est en 1977 !!! Franchement, y a-t-il quelque chose à enlever ou à corriger ? Romain Gary, écologiste visionnaire !

Car le message est limpide, quelque chose comme "l’humanité, à force d’outrepasser son humble mesure finira par se détruire elle-même", mais rendu plus ou moins inoffensif par l’ironie qui affleure en bien des points (par exemple dans la discussion entre le président américain et le patron de l'URSS). Romain Gary est-il ici très sérieux ? Au moment de la publication, il n'a plus rien à démontrer (il se suicide trois ans après), et il semble ici se moquer de donner à son roman à thèse la cohérence d'une forme achevée.

Comme si Charge d'âme était un roman testamentaire.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : une coquille marrante page 275 : « ... certains accumulateurs étaient utilisés comme tours de gué ; ... ».

ROMAIN GARY : CHARGE D'ÂME

GARY ROMAIN CHARGE D'ÂME.jpgJe viens de lire un livre de Romain Gary, dont les « romans et récits » viennent d’entrer dans la Pléiade. Celui-ci n’y a pas été repris, peut-être avec raison. Le roman s’intitule Charge d’âme (Gallimard, 1977). Drôle de livre, en vérité, qui veillait sur un rayon oublié de ma bibliothèque. Honnêtement, je ne sais pas comment il est arrivé là. Je l’ai ouvert un peu par hasard. Drôle de livre : j’hésite entre la leçon, la fable et la farce. L’argument, si on le prend au pied de la lettre, est proprement abracadabrant, avec un petit air de démonstration didactique au début.

Marc Mathieu est la quintessence du physicien d’envergure einsteinienne, et il est reconnu comme tel par ses pairs : il passe son temps à chercher, et il trouve tellement qu’il constitue à lui tout seul la pointe avancée de toute la physique mondiale, l’explorateur ultime des confins du possible. Toute l’équipe du laboratoire où il travaille (le Cercle Erasme) est guidée par le « mot d’ordre » de Mao Tsé Toung : « L’énergie spirituelle doit être transformée en énergie matérielle » (p.39).

Marc Mathieu, ainsi que ses collaborateurs, prend cette phrase au pied de la lettre. Et bien que le savant ait un peu de mépris pour son collègue Chavez ("profiteur, exploiteur, applicateur" et un peu épais), c'est bien lui, Mathieu, malgré qu'il en ait, qui fera de ses recherches une réalité concrète, sur la base de : « ce qui peut être réalisé doit être réalisé » (p.133), où l'on reconnaît la philosophie intraitable de Günther Anders dans L'Obsolescence de l'homme. Déjà, page 60 : « On pouvait, à présent, et donc on devait aller plus loin » (Günther Anders : « –, on considère ce qui est possible comme absolument obligatoire, ce qui peut être fait comme devant absolument être fait », Editions Fario, p.17). La recherche fondamentale, la recherche pure ne travaille pas dans des abstractions définitives, et débouche toujours sur le monde réel, pour le meilleur et pour le pire. Jamais, dans toute l'histoire humaine, une grande découverte n'a été utilisée seulement pour le Bien : Satan est le complément nécessaire de Dieu.

Ici, il s’agit très concrètement de récupérer le souffle (« l’âme ») des gens au moment où ils meurent pour en faire le carburant révolutionnaire (« carburant avancé ») des moteurs et des machines. C’est d’ailleurs ce qui arrive à Albert, le chauffeur du laboratoire qui, en mourant, vient alimenter, grâce à un dispositif spécial, le moteur de la voiture de fonction. Le pauvre Albert le fait d’abord à contrecœur (le moteur hoquette), puis il s’y fait, et le moteur tourne rond. Malheureusement, le dispositif n'est en mesure de capter les "âmes" que dans un rayon de soixante-quinze mètres.

Marc Mathieu est français, quoique guère patriote : tout le fruit de ses découvertes, il le transmet aussitôt aux Américains et aux Russes, alors en pleine guerre froide. Toutes sortes de services secrets gravitent autour de lui en permanence, à l’affût de la moindre velléité de choisir un camp plutôt qu’un autre. Certains de ses collègues ne l'aiment pas, tel le cynique Kaplan : « C'est le genre de démagogue qui passe son temps à protester contre les conséquences de ses propres découvertes » (p.236).

Mais un collègue de Mathieu était porteur de la même idée : « Valenti, quant à lui, se laissait aller à un désespoir lyrique et passait ses journées, comme la plupart des savants, à signer des manifestes de protestation contre les conséquences pratiques de ses propres découvertes » (p.91). Message adressé à l'hypocrisie des optimistes qui pensent, contre toute raison, que "la technique est neutre, tout dépend de l'utilisation qui en est faite". Je pense au mot de Bossuet : « Dieu méprise les hommes qui méprisent les effets dont ils chérissent les causes ».

Marc Mathieu vit en compagnie d’une femme, May, qui le comble physiquement, précisément parce que, pense-t-il, elle est restée une créature primitive, presque animale, incapable d’accéder aux sphères intellectuelles les plus subtiles, où il se meut quant à lui, avec aisance : « Mathieu s’était dit mille fois que s’il trouvait un jour une femme incapable de le comprendre, ils pourraient être vraiment heureux ensemble. Le bonheur à deux exige une qualité très rare d’ignorance, d’incompréhension réciproque, pour que l’image merveilleuse que chacun avait inventée de l’autre demeure intacte, comme aux premiers instants » (p.62). Sans même évoquer l’idée de l’amour, Gary en fournit une condition éblouissante, qui fait penser, quoique sur une tout autre toile de fond, aux relations entre les sexes dans l’univers houellebecquien.  

Au début de l’action, Marc Mathieu est sur la piste d’une énergie totalement nouvelle, de loin plus puissante et infiniment moins coûteuse que l’énergie nucléaire, dont il pressent qu’elle pourrait fournir l’arme absolue, une arme aux dimensions et aux effets quasi-divins, en même temps qu’une source d’énergie quasi-gratuite : l’âme des hommes.

Pour le moment, il bute sur une difficulté qui empêche de rendre la chose opérante : « Sur le tableau noir, les formules couraient dans tous les sens, mais c’était de l’art pour l’art, une pure jouissance esthétique. Elles ne menaient nulle part, n’ouvraient aucun chemin dans les terres vierges. Le souffle demeurait invisible. Le "craquage", c’est-à-dire la désintégration contrôlée indispensable à l’exploitation rationnelle, continuait à se dérober. La maudite unité refusait de se soumettre. Une sorte d’irréductibilité première, absolue. Il manquait une idée » (p.112).

Aussitôt que May, par peur ou scrupule, a rendu visite à l’ambassade américaine pour tenir les « alliés » au courant des dernières avancées, le colonel Starr est dépêché auprès du savant pour le sonder, le « conseiller », et s’il le faut, mais à la toute dernière extrémité, le tuer. Starr est un excellent espion, mais il est aussi et d’abord un tueur. Il arrivera à May, à l’occasion, d’aller voir aussi les Russes. On voit que les relations entre la femme et le savant ne sont pas évidentes, mais Marc Mathieu, tout entier absorbé dans la quête de son Graal, est bien au-delà des basses contingences terrestres.

Mais un jour, le colonel Starr vient le voir pour l’avertir que, s’il ne choisit pas à l’instant « le bon camp » (on devine lequel), il prend le risque d’être liquidé : son cerveau est devenu une menace pour l’équilibre mondial. Lui et ses supérieurs en sont convaincus : « Vous êtes parvenu à désintégrer le souffle, professeur ».

Il l’invite donc à continuer ses recherches en Californie, un avion est là qui attend. Le savant ose lui répondre : « A propos, pour votre information personnelle, colonel, j’ai fait mieux que désintégrer l’élément. "J’ai fait un pas au-delà" ». Après cette déclaration énigmatique et menaçante, Marc Mathieu et May disparaissent de la circulation, après avoir échappé à l’explosion d’une bombe, quelque part en Italie (le savant éloigne aussitôt la voiture, de crainte que l'âme de May soit "absorbée"). Où peuvent-ils bien avoir trouvé refuge, se demandent Américains et Russes ?

Leurs satellites-espions ne tardent pas à repérer l’étrange construction et la rapide extension d’une installation industrielle quelque part au nord de Tirana, dans « la vallée des Aigles ». Marc Mathieu a donc offert ses services à Imir Djuma, le terrible dictateur qui règne sur l’Albanie, qui a bien entendu accueilli le savant à bras ouverts. Mathieu a fait ce choix parce que la société albanaise est militarisée, disciplinée et formatée de la façon la plus pure, et que cette pureté est une condition expresse de la réussite de l’entreprise.

Ça n'empêche pas le savant de croiser le Christ, dans une scène de pure loufoquerie (« Evidemment que je vous connais. Avec vous et les autres ... Comment déjà ? Oppenheimer, Fermi, Niels Bohr, Sakharov, Teller ... Avec vous, c'est devenu scientifique. – Quoi ? Qu'est-ce qui est devenu scientifique ? – La Crucifixion. » (p.224-225). Mine de rien, Romain Gary lance une belle charge contre la science. Dans La Fête de l'insignifiance (Gallimard 2014), Milan Kundera place, me semble-t-il, une scène aussi loufoque sous une statue du jardin du Luxembourg, avec l'apparition de Staline et consort. 

Ici se met en place un jeu qui relève à la fois de la farce et de la géopolitique. L’auteur trouve le ton qu’il fallait pour nourrir l’échange des dirigeants les plus puissants de la planète (USA, URSS, Chine) : il y a de quoi rire. Mais eux ne rigolent pas : ils décident de mettre en place un commando multinational qui devra, grâce à une machine spéciale à transporter sur place, réduire à néant la menace de disparition totale que fait peser sur la population mondiale la mise en route des installations albanaises.

L’usine a commencé à fonctionner. Les Albanais ont construit à proximité toute une série d’asiles où le pays rassemble tous les vieillards, pour que leur mort ne soit pas inutile à la nation, mais vienne alimenter l’usine en énergie : à l’instant fatidique, un collecteur judicieusement placé transmet l’âme du défunt à l’accumulateur central.

Le récit de l’opération de commando proprement dite est digne du film d’action, mais une fois le but atteint, il part un peu dans tous les sens, et le passage de la frontière avec la Yougoslavie donne tant soit peu dans le baroque. May et Marc Mathieu y trouvent la mort, pour le plus grand bienfait du moteur qui se remet en marche pour mener les survivants en lieu sûr.

Au total, un livre qui se lit avec grand plaisir, mais à coup sûr pas le meilleur de Romain Gary. Peut-être l'argument est-il trop tiré par les cheveux. Prenons-le pour une fable, mais qui n’arrive pas à se prendre assez constamment au sérieux. L'idée centrale tourne autour de l’hybris humaine, cette folie qui consiste à vouloir toujours repousser les limites, au mépris même de toute raison : « Le génie scientifique sonnait le glas de la démocratie, parce que seul le génie pouvait contrôler le génie. Et cela voulait dire que les peuples étaient à la merci d'une élite » (p.264).

La déraison humaine est correctement synthétisée dans cette formule qu’on trouve à la toute fin de la première partie : « Si jamais le monde est détruit, ce sera par un créateur » (p.143). Là, Gary pense peut-être à la bombe H. Charge d'âme est précisément une charge, moins contre la science en elle-même (quoique ...) que contre la sacralité dont la modernité habille la recherche scientifique, et contre les dégâts que son usage inconsidéré risque de commettre : « En quelques minutes, toute la litanie écologique se déversa sur ses lèvres. L'empoisonnement chimique des fleuves, mers et océans, la destruction de la faune, la mort des grandes forêts, des sources d'oxygène, l'élévation de la température du globe par suite de l'activité industrielle, qui menaçait la vie sur terre ...» (p.123). On est en 1977 !!! Franchement, y a-t-il quelque chose à enlever ou à corriger ? Romain Gary, écologiste visionnaire !

Car le message est limpide, quelque chose comme "l’humanité, à force d’outrepasser son humble mesure finira par se détruire elle-même", mais rendu plus ou moins inoffensif par l’ironie qui affleure en bien des points (par exemple dans la discussion entre le président américain et le patron de l'URSS). Romain Gary est-il ici très sérieux ? Au moment de la publication, il n'a plus rien à démontrer (il se suicide trois ans après), et il semble ici se moquer de donner à son roman à thèse la cohérence d'une forme achevée.

Comme si Charge d'âme était un roman testamentaire.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : une coquille marrante page 275 : « ... certains accumulateurs étaient utilisés comme tours de gué ; ... ».

mardi, 12 février 2019

J'AI LU SÉROTONINE 1

1 - La toile de fond.

J’ai donc lu Sérotonine de Michel Houellebecq. Je me garderai de faire l’éloge de l’auteur et de son roman. Je me garderai aussi de raconter l’histoire qu’on y trouve, au demeurant assez mince, où le scénario ressemble assez à l’idée qu’on se fait d'une « marche au supplice », mais dans un état proche de l'hébétude (je crois que c'est dans Ennemis publics (2008) qu'on trouve ce mot sous la plume de l'auteur pour qualifier sa propre attitude). Aujourd'hui, je me contenterai de dire, aussi directement que possible, les réflexions que m’inspire la lecture de ce livre.

Ce n’est pas forcément facile. D’abord la question du style. Bien des « gens autorisés » lui reprochent sa platitude, sans se rendre compte que cette platitude correspond en tout point au projet littéraire : un style volontairement décharné au milieu et famélique sur les bords, sans belles phrases, sans substance charnue, l’image exacte du « moi » de Florent-Claude Labrouste, le protagoniste. De toute façon, Houellebecq a répondu par avance à toute critique de son style dans sa Lettre à Lakis Proguidis (1997) : « Pour tenir le coup, je me suis souvent répété cette phrase de Schopenhauer : "La première – et pratiquement la seule – condition d’un bon style, c’est d’avoir quelque chose à dire." ». « Quelque chose à dire » ! Pour ça, on peut lui faire confiance.

Ce projet, quel est-il ? Je ne suis pas dans la tête de celui qui l’a conçu et réalisé, mais il ne me semble pas absurde de le formuler ainsi : « Description méticuleuse de la loque intérieure que la civilisation occidentale, matérialiste et consommationniste, a faite de l’individu ». Une loque intérieure, le sac vide de la peau de Saint Barthélémy, qui fut écorché, comme on sait. Voilà l'individu occidental tel que Houellebecq nous le montre, à travers le personnage de Florent-Claude Labrouste.

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Visible sur le mur du fond de la Sixtine.

Je n’ai pas réussi à retrouver dans quel texte Houellebecq émet explicitement cette idée de l'inanité infligée par la civilisation technique à l'individu moderne, mais il me semble bien que. Peut-être pas. Quoi qu'il en soit, à la lecture de Sérotonine, j’ai retrouvé l’impression produite par Extension du domaine de la lutte, où le personnage, éprouvant la liquéfaction de ses raisons de vivre, fait face à ce vide.

Comment s’y est prise notre civilisation pour aboutir à ce paysage intérieur dévasté ? C’est la question cruciale que posent les romans de Houellebecq en général, et celui-ci en particulier.

J’essaie de comprendre depuis longtemps comment cette civilisation, qui a façonné le monde d'aujourd'hui de façon ineffaçable (non, pas de jugement de valeur : un fait), a pu aboutir à cette façon de désastre humain. C'est sûr, notre romancier est loin d’être le premier ni le seul à faire ce constat. Mais il est certainement le seul à donner à celui-ci une forme littéraire aussi achevée, aussi pertinente.

Oui, comment en est-on arrivé là ? A cette question, du point de vue qui est le mien au fond de mon terrier, je réponds qu’il y a d’abord la production des objets, renforcée plus tard par leur promotion, au moyen de la publicité, cette arme de décervelage massif : la marchandise s’est imposée en tant que « bien » dans nos représentations du monde, disant au « moi » de l'individu : "Ôte-toi de là que j'm'y mette". Houellebecq le dit : « ... la publicité vise à vaporiser le sujet pour le transformer en fantôme obéissant du devenir » (Approches du désarroi, 1992). Comment fonctionne l'image publicitaire ? C'est tout simple : en conduisant l'énergie du désir vers un objet marchand. Le désir humain réduit à la marchandise. De ce point de vue, tout ce qui est humain est transformé en marchandise.  

De « moyen » qu’elle était, la marchandise, élevée à la dignité de « fin » par la publicité, a acquis, grâce à celle-ci, une aura, un surcroît de dignité, une intensité d'« être » supplémentaire, quoique fantomatique. Elle a progressivement gagné du terrain dans nos imaginaires, occupant de plus en plus de place dans nos désirs, les dirigeant toujours davantage vers le monde des objets et se substituant à d’autres désirs, qui venaient auparavant de l’intérieur. La publicité est même devenue un objet d’étude à part entière, jusqu’au sein de l’université, c’est vous dire que la moisissure a gagné le centre du cerveau. 

Et puis sont arrivés les moyens de communication de masse. Après le téléphone, première intrusion du monde extérieur dans l'univers domestique et première « connexion », il y eut d’abord la radio, dont l’écoute, dans le premier 20ème siècle, nous est presque présentée comme religieuse, la famille réunie communiant autour du « poste ».

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C’est précisément contre l’irruption de la radio dans le cercle familial que s’insurge violemment le philosophe Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme, au motif qu’elle capte toute l’énergie d’attention que son absence permettait de consacrer à ses proches. Elle capte l’oreille de l’auditeur, c’est-à-dire qu’elle le rend captif et le détourne de sa propre existence. Le chant des sirènes, quoi.

La radio est, selon Anders, un intrus, un parasite, une interférence qui s’interpose indûment comme un écran entre les personnes qui vivent sous le même toit, induisant une forme de relâchement dans leurs relations. Il n’a pas complètement tort, même si l’appareil en question s’est fondu dans le paysage avec le temps, au point que tout le monde vit avec et que son absence paraît presque inconvenante.

Quant à la télévision, c'est pire, car si l’effet de la radio n’est pas niable, mais somme toute limité, l’évidence est encore plus éclatante s’agissant du petit écran, et son effet encore plus dévastateur : la fascination produite sur les gens présents dans la pièce est telle que les regards sont irrésistiblement attirés par l’image animée, et plus personne ne s’adresse à son voisin. Bon, c’est vrai, je me rappelle des soirées chez M. Bachelard, à Tence, quand la télé était encore rare (et en NB) : l’ambiance était souvent déchaînée lors des premiers Interville (Guy Lux, Léon Zitrone, Simone Garnier).

Même chose pour le Tournoi des 5 nations regardé en famille et commenté par Roger Couderc (« Allez les petits ! ») ou, en 1990, au camping de Mamaia, sur la Mer Noire, où cinquante personnes et plus se rassemblaient le soir venu devant la lucarne allumée. Cela ne change rien au diagnostic : la télé impose son ordre aux individus, comme la flamme attire les phalènes, faisant de chaque téléspectateur une solitude à côté des autres solitudes. La télé emporte dans son nulle part, morceau par morceau, la vie intérieure de l'individu, pour la remplacer par une foule innombrable de fantômes. L'individu moderne est habité par des fantômes qui, dans le miroir, ont tellement pris son aspect qu'il les prend pour lui-même.

Le stade provisoirement ultime de ce processus de dépossession de soi par les moyens de communication de masse est évidemment atteint par le déferlement récent du smartphone sur le pauvre monde. Chacun emporte avec lui, dans tous ses mouvements, sa radio, sa télé, son téléphone, sa machine à écrire. Et sous ce volume restreint et maniable, il emporte tout son « moi », qu'il a « externalisé » (essayez de l'en priver, pour voir !). Et beaucoup d’utilisateurs tiennent ce « moi » à la main en toute circonstance, prêts à répondre dans l’instant au moindre stimulus. Le plus renversant dans l'affaire, c'est l'ahurissant degré de consentement des individus à la chose, au motif diabolique que « ça peut rendre bien des services ». L'innovation technologique, c'est Ève tendant la pomme à Adam. C'est Faust tenté par Méphisto. 

Par-dessus tout ça, la faculté de se connecter avec la planète entière dès qu’on le veut : grâce à cet outil, l’individu ressemble à l’araignée qui, au centre de sa toile, semble exercer un pouvoir absolu sur son entourage immédiat (fût-il au bout du monde), sauf que si ça lui donne l’impression de vivre intensément l’instant présent (ne rien manquer de ce qui se dit, se sait, se raconte, ...), il n’a jamais été aussi réellement seul.

Pas de plus flagrante image de solitude que celle de passagers du bus ou du métro concentrés sur ce qui se passe sur leurs écrans personnels : l’individu est réduit à lui seul, et les autres, bien concrets dans leur chair et leurs os, bien palpitants de vie, ont disparu. Le smartphone a réinventé l’onanisme social, cette "délectation morose". Comment une quelconque société digne de ce nom pourrait-elle survivre en tant que société dans ce contexte ? Un jour viendra peut-être (on peut rêver) où les individus se rendront compte que, loin d'être des araignées au centre de leur toile, ils sont la mouche qui vient se prendre dans les filets tissés par d'autres gourmands arthropodes.

Ainsi, étape après étape, la civilisation technique a trouvé des moyens de plus en plus sophistiqués de s'introduire dans la conscience, dans la mémoire, dans les affects, dans les goûts, dans les choix des individus, pour remplacer ce qui tenait autrefois à leur "personnalité propre" par une personnalité d'emprunt, largement virtuelle, largement fabriquée par une instance extérieure, et beaucoup plus docile aux exigences du système. Et avec le siphonnage des données personnelles par facebook et consort, le système n'a pas fini de vider l'individu de son « moi ». Houellebecq le dit (Approches du désarroi) : « Les techniques d'apprentissage du changement popularisées par les ateliers "New Age" se donnent pour objectif de créer des individus indéfiniment mutables, débarrassés de toute rigidité intellectuelle ou émotionnelle ». Les gens ne savent plus où se trouve leur désir : ils ont perdu la source d'eux-mêmes.

C’est cette invasion progressive du moi par des sollicitations extérieures, dotées de toutes les apparences de la proximité, de la vie et de la familiarité, qui fait dire à Georges Bernanos (je crois bien que c’est dans La France contre les robots, 1944) que la civilisation technique est « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » : dépossédé de lui-même, l’individu ne s’appartient plus, il appartient corps et âme à toutes les réquisitions qui ne cessent de le convoquer hors de lui, en provenance du monde extérieur (fil twitter, facebook, telegram, instagram, amstramgram, …). Il ne peut plus être dans l’action : il est paralysé dans la réaction à ce qui vient du dehors.

Le moi individuel s’en trouve fragmenté en autant de petits bouts que de sollicitations reçues. Car le pire, c’est que ces petits bouts, en s’accumulant, ont fini par former une foule fantomatique qui s’agite à l’intérieur et qui, en le remplissant d’artefacts, lui a refaçonné un « moi » presque complet (et constamment renouvelé par un flux permanent, parfois obsessionnel), un « moi » exogène sur lequel l’individu a de moins en moins de prise (et je ne parle pas de la relation au temps : il peut oublier son texto d'il y a dix minutes, seul le « réseau » n’oubliera rien de ce qu’il y a laissé). Dans ces conditions, peut-on encore parler de volonté ? De libre-arbitre ? Dans l’expression du « désir », impossible de savoir quelle est la part du « moi » authentique et la part de propagande ingurgitée. C'est peut-être pour ça que Michel Houellebecq se méfie du désir : « Si l'on considère que le désir est mauvais, ce qui est mon cas ... » (Entretien avec Christian Authier, 2002).

C’est si vrai que la crise des gilets jaunes a mis en lumière l’illusion de susciter une relation humaine au moyen de « l’ouverture » électronique sur le monde : combien de fois n’a-t-on pas entendu parler, au cours des reportages sur les ronds-points, d’une forme neuve de « socialisation », certains allant même jusqu’à déclarer qu’ils avaient trouvé une espèce de « famille » ? Preuve que la vraie socialisation passe par la relation interpersonnelle directe. Un « réseau », ça vous bombarde de propagandes diverses ou d’éructations haineuses : c’est bon pour fixer des rendez-vous, pas pour se faire d’improbables « amis ».

Alors Houellebecq, dans tout ça ? Eh bien selon moi, avec Sérotonine, on est en plein dans ce paysage, perdu au milieu de nulle part, seul. La plus forte impression d’ensemble qui se dégage du livre est vraiment le sentiment d’une solitude irréparable et définitive, une solitude dense, massive et compacte, qui s’épaissit à mesure que le moi du personnage se met à flotter et à se diluer dans l’air, de plus en plus évanescent. Je connais peu d'écrivains capables de traduire en littérature avec une telle justesse le sort commun fait par le monde réel à l'individu ordinaire. Il faut beaucoup de compassion envers l'espèce humaine pour donner une forme littéraire aussi accomplie au désespoir. Je peux me tromper, mais je persiste à penser que Michel Houellebecq appartient à cette espèce d'hommes qui ont nourri un espoir infini dans l'avenir de l'humanité, et qui se sont cassé le nez sur la réalité. Peut-être son ambition est-elle de traduire en littérature l'absolu de la DÉCEPTION.

Tel est, selon moi, le paysage humain qui sert de territoire aux personnages de Michel Houellebecq, et en l’occurrence à Florent-Claude Labrouste. 

Tout ça pour dire à quel point Sérotonine parle du monde tel qu'il est, et à quel point il entre en résonance avec l'idée que je m'en fais.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : Prochainement, quelque chose de plus consistant sur le livre lui-même.

jeudi, 17 janvier 2019

HOUELLEBECQ

Je recycle aujourd'hui, en une seule fois, deux billets écrits en 2011 sur deux livres de Michel Houellebecq, au moment où je venais enfin de comprendre, grâce à La Carte et le territoire, l'importance de ses romans. Pourquoi "importance" ? Après tout ce temps, je crois y voir une figuration assez exacte de ce qui achemine la civilisation occidentale vers sa déchéance actuelle et sa destruction prochaine. Le système communiste a implosé, comme on sait, c'est-à-dire qu'il s'est effondré de l'intérieur, sous le poids de sa propre sénilité. Et je me demande si le même destin ne guette pas le système capitaliste, aujourd'hui encore tout fringant et triomphant, mais travaillé de l'intérieur par des forces que nul n'est capable de comprendre dans leur globalité et leurs interactions. J'ai beaucoup élagué tout ce qui m'est apparu superflu à la relecture (digressions, etc). J'ai laissé tout le reste. Je dois reconnaître que je n'ai guère développé le commentaire sur Plateforme. Un signe ? Mais de quoi ?

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J’ai mis beaucoup de temps avant d’ouvrir un livre de Michel Houellebecq. Ce qui me repoussait, je crois l’avoir dit ici, c’est la controverse : il y a quelque chose de si futilement médiatique dans la présence éphémère du parfum de quelques noms dans l’air du temps, que je tenais celui-ci pour tout à fait artificiel, voire carrément illusoire, comme c’est le cas de la plupart des effervescences télévisuelles. Je suis devenu excessivement méfiant. En l’occurrence, j’avais tort. 

J’ai donc commencé la lecture de Michel Houellebecq quand son dernier roman, La Carte et le territoire, fut placé, un peu par hasard, à proximité immédiate de ma main. J’ai dit grand bien du livre dans ce blog. J’en ai maintenant accroché deux autres à mon tableau de chasse : Les Particules élémentaires et Plateforme. Conclusion, vous allez me demander ? Voilà : je ne sais pas si on a à faire à un « grand » écrivain, je ne sais pas si ce sont des « chefs d’œuvre », comme les critiques patentés en décèlent à foison au fil des semaines. Je veux juste dire que ce sont des livres qui se situent au centre du paysage, pour qui espère comprendre quelque chose à la marche du monde actuel.  

Donc, je ne sais pas si Michel Houellebecq est le digne successeur de Balzac et Proust. Ce que je sais, c’est qu’il travaille sur le monde qu’il a sous les yeux, qu’il dit quelque chose du monde tel qu’il est, et qu’il développe sur celui-ci un point de vue, une analyse, une proposition d’éclairage précise, une grille de lecture, si l’on veut. 

C’est un romancier qui a pris position par rapport à la « civilisation occidentale », et qui a ceci de bien, s’il parle de lui, de le faire à distance respectable, hors de portée de tir de son propre nombril (malgré les apparences) et des ravages courants que celui-ci commet dans les rangs des « écrivains » français.  

On peut trouver le point de vue développé par Michel Houellebecq d’une noirceur exécrable : pour résumer, grâce à la civilisation actuelle, exportée par l’Europe, moulinée avec la sauce techniquante, massifiante et consommante de l’Amérique triomphante, le monde actuel court à sa perte et, d’une certaine façon, est déjà perdu.  

L’auteur met-il pour autant ses pas dans ceux de Philippe Muray, comme je l’ai suggéré ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que Philippe Muray a développé dès les années 1980 un regard analogue sur la réalité, d’une acuité de plus en plus grande, et un regard de plus en plus pessimiste.  

Avant lui, plusieurs auteurs se sont inquiétés de l’évolution de notre monde : Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme), Lewis Mumford (Les Transformations de l’homme), Hannah Arendt (La Crise de la culture), Christopher Lasch (La Culture du narcissisme), Jacques Ellul (Le Système technicienLe Bluff technologique), Guy Debord (La Société du spectacle), et quelques autres. 

Pardon pour l’étalage, mais c’est parce qu’il y a un peu de tous ces regards dans les romans de Michel Houellebecq, tout au moins les trois que j’ai lus (publiés en 1998, 2001 et 2010, ce qui révèle quand même une certaine constance). La « patte » de Philippe Muray, c’est l’attention portée à un aspect particulier de la crise moderne : l’humanité est devenue peu à peu superflue, submergée par des objets techniques, des gadgets qui sont devenus pour elle si « naturels », mais en même temps si dominateurs, qu’elle est progressivement devenue une vulgaire prothèse de ses propres inventions. Philippe Muray le synthétise dans la notion de fête, dans l’abolition de tout ce qui permettait la différenciation (en particulier entre les sexes), dans le nivellement de toutes les « valeurs », et dans l'instauration unilatérale du règne de la positivité en tout, autrement dit de l'Empire du Bien (un des titres des Essais, éd. Les Belles lettres, 1991). 

Les Particules élémentaires est un roman qui raconte quelle histoire, en fin de compte ? Janine Ceccaldi, une fille aux capacités intellectuelles hors du commun, épouse Serge Clément, qui entrevoit déjà (on est dans les années 1950) les immenses possibilités de la chirurgie esthétique. Puis elle rencontre Marc Djerzinski, homme talentueux qui œuvre dans le cinéma. Elle divorce pour l’épouser. De ces deux unions naîtront deux demi-frères : Bruno Clément et Michel Djerzinski.  

Il y a donc l’histoire de Janine en pointillé. L’histoire d’Annabelle, qui a failli vivre une « belle histoire d’amour » avec Michel. L’histoire des ratages de Bruno qui, en compagnie de Christiane ou sans elle, hantera divers lieux où il espère connaître quelque aventure sexuelle.  

A travers le personnage un peu pathétique de Janine, la mère, qui se fait appeler Jane, se formule une description somme toute caustique de l’ère baba-cool : délaissant les deux pères de ses enfants (et ses deux enfants par la même occasion), elle suit un genre de gourou, Francesco Di Meola, qui, s’étant fait pas mal d’argent,  abandonne la Californie et Big Sur, où il a rencontré les dieux et les diables de la contre-culture, y compris l’imposteur Carlos Castaneda, celui qui était entiché de son sorcier yaqui, Don Juan Matus, dont il vendit les bobards à des millions d’exemplaires (mais ça, ce n’est pas dans le livre de Michel Houellebecq). Di Meola achète une propriété en Provence.  

Janine-Jane (la mère) a baigné dans le jus contre-culturel, mais ce jus a tourné, ou alors il a aigri. Le bilan de son existence est « nettement plus catastrophique ». Et la mère des deux frangins aura une triste fin, dans une maison du village de Saorge, où vivent encore quelques illuminés post-soixante-huitards, dont « Hippie-le-Gris » et « Hippie-le-Noir », que Bruno appelle Ducon.  

La scène est curieuse. Bruno est sous traitement de lithium pour raisons psychiatriques. 

« Michel observa la créature brunâtre, tassée au fond de son lit, qui les suivit du regard alors qu’ils pénétraient dans la pièce. » Quant à Bruno, tout ce qu’il arrive à dire : « Tu n’es qu’une vieille pute… émit-il d’un ton didactique. Tu mérites de crever. ». « T’as voulu être incinérée ? Poursuivit Bruno avec verve. A la bonne heure, tu seras incinérée. Je mettrai ce qui restera de toi dans un pot, et tous les matins, au réveil, je pisserai sur tes cendres. »  

Il y a souvent des problèmes, chez Michel Houellebecq, avec la transmission et avec la filiation. Un moment vaguement hallucinant, où Bruno se met à entonner à pleine voix "Elle va mourir la mamma", tout en insultant à qui mieux-mieux les hippies qui, d'après le testament maternel, vont hériter de la maison.  

Face à Bruno, qui débloque sévèrement, le littéraire raté et hors du coup, Michel Houellebecq fait de Michel, en dehors d’un errant affectif quasiment indifférent à tout ce qui est humain, un biologiste à la pointe du « progrès », disons-le, une sorte de génie : son « testament » de chercheur s’intitule Prolégomènes à la réplication parfaite. Michel ne veut pas être emmerdé par les tribulations humaines ordinaires. Peut-être est-ce ce qui guide ses recherches.  

Car ce testament s'avère porteur de tout l'avenir scientifique de l'humanité. Chacune de ses propositions révolutionnaires en sera plus tard dûment et scientifiquement prouvée. Autrement dit, le point culminant de son travail ouvre la voie à l’admission du clonage humain comme fondement institutionnel de l’humanité, ce qui débarrasse l'ancienne humanité (la nôtre) de tout le poids sentimental qui l'écrase.  

Le livre évoque, depuis un moment du futur, l’extinction de la vieille race humaine. « On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition. » [16 janvier : cela me fait penser à Soumission et à l'évidence tranquille avec laquelle l'islam s'impose en France en 2022.]  On perçoit en positif cette post-humanité, qui adresse in fine sa gratitude à l’humanité archaïque : « Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique ». 

On est alors quelque part, dans ce regard rétrospectif, à la fin du 21ème siècle. Et la post-humanité rend alors hommage à l’humanité (la nôtre), qui fut si défectueuse, mais si touchante aussi. Glaçant, et très fort. Quand on ferme le livre, on se prend à espérer que c’est de la science-fiction. Mais ce n’est pas sûr.  

La Carte et le territoire offrait une perspective analogue sur la disparition programmée de l’humanité, à travers l’œuvre en mouvement de Jed Martin, présenté comme un grand artiste de son temps. Plateforme nous plonge dans la décadence sexuelle de l'Occident en général et de l’Europe vieillissante en particulier. Le personnage principal, qui se nomme là encore Michel, est un obscur fonctionnaire aux Affaires Culturelles, un statut social négligeable. Au début du livre, Michel, qui vient de perdre son père, participe à un voyage organisé en Thaïlande. Il passe bien sûr par des « salons de massage ». Valérie fait partie du groupe, un groupe triste, hétérogène, et bête, avec ça !  

Revenu à Paris, il démarre une relation vraiment amoureuse avec Valérie, qui travaille dans une entreprise de tourisme, sous la direction de Jean-Yves. Lui et Valérie, professionnellement, sont complémentaires. Ils gagnent confortablement leur vie. Une opportunité les propulse à la tête des villages Eldorador.  

C’est dans un village de Cuba que Michel suggère à Jean-Yves, pour rétablir la situation de la société, de faire de ses villages des destinations pour un tourisme, disons … « de charme ». Tout se goupille à merveille, et l’entreprise est florissante, mais ces salauds d’islamistes feront tout capoter, avec à la clé l’insurrection de tout le féminisme français contre l’esclavage dégradant et le tourisme sexuel.   

C’est sûr, l’humanité de Michel Houellebecq n’est pas belle à voir. Au fond, autant vaut qu’elle disparaisse, n’est-ce pas ? J'ai l'impression que les romans de Michel Houellebecq sont des applications romanesques pratiques de la pensée de Günther Anders (L'obsolescence de l'homme), de Hannah Arendt et de Guy Debord. Et le pire, c'est que ces romans paraissent être à peine de la science-fiction. Ce sont, et c'est Philippe Muray qui le dit à propos des Particules élémentaires, des romans de la fin. Très juste.

vendredi, 02 novembre 2018

CLIMAT : L’ACTUALITÉ ENFONCE LE CLOU

Dans la série "Des nouvelles de l'état du monde" (N°68).

Et puis voilà, c'est au tour du vénérable et renommé WWF de tirer la sonnette d'alarme : d'après l'ONG "militante" (c'est ce qu'on dit), ce sont 40% des vertébrés qui ont d'ores et déjà disparu de la surface de la Terre depuis les années 1970. Je me dis juste qu'ils ont mis un sacré bout de temps à s'en apercevoir : l'information figurait en toutes lettres (en plus grave) dans le célèbre article du Monde (vous vous rappelez, 15.000 scientifiques, etc.) daté du 14 novembre 2017 !

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Cinquante semaines pour assimiler la chose, il faut le faire. Un cri d'alarme qui laisse définitivement rêveur sur l'efficacité supposée des cris d'alarme. On se dit en effet qu'il ne sert à rien de crier si c'est juste pour occuper un créneau d'information parmi la multitude des créneaux d'information. Un clou chasse l'autre.

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Et puis c'est au tour de l'OMS de dénoncer la surmortalité des enfants du fait de la pollution : 600.000 par an. Je me souviens en effet des trajets forcés le long de l'avenue du Châter à Francheville à pousser la poussette sous la gueule des énormes pots d'échappement des poids lourds interdits de tunnel de Fourvière, et qui empruntaient cet itinéraire de déviation. Rien d'étonnant à ce que les enfants soient les premières victimes. Les gaz d'échappement des moteurs de camions, je crois que c'est à Sobibor que les nazis s'en servaient : il ne fallait pas longtemps, dans le fourgon spécialement branché, pour obtenir le résultat attendu.

Bon, on se dit qu'à l'air libre, les vents dispersent mieux les miasmes que dans ces atmosphères confinées. On se rassure comme on peut : comme dit Günther Anders, l'humanité n'a plus besoin de Hitler pour s'autodétruire : « Bref, le monde des instruments nous met au pas d'une façon plus dictatoriale, plus irrésistible et plus inévitable que la terreur ou la supposée vision du monde d'un dictateur ne pourrait jamais le faire, n'a jamais pu le faire. Aujourd'hui, Hitler et Staline sont inutiles » (L'Obsolescence de l'homme, II, éditions Fario, 2011, p.204, chapitre "L'obsolescence du conformisme, 1958").

Je n'invente rien et ce n'est pas moi qui le dis : aujourd'hui, Hitler et Staline sont inutiles. La folie technique qui saisit plus que jamais l'humanité a pris le relais pour faire le même job. Sous l’œil vigilant du Comité d'Ethique. Moi, ça fait longtemps que je suis convaincu qu'Hitler et Staline ne sont pas des monstres ou des aberrations rendues possibles dans des systèmes devenus fous. Je suis au contraire convaincu qu'Hitler et Staline sont des aboutissements logiques, qu'ils ont été produits par une conjonction de facteurs où l'appétit de pouvoir et la puissance technique jouent les premiers rôles.

Et que notre "morale" moralisatrice a inscrit dans ses "valeurs sacrées" bien des "trouvailles" de l'un et de l'autre, mais qu'elle les a habillées (nommées) autrement, pour pouvoir continuer à condamner ces épouvantails comme figures de l'horreur absolue (une preuve flagrante dans l'eugénisme, que la médecine actuelle pratique sans états d'âme : combien d'anormaux arrivent aujourd'hui à terme ? Je pose juste la question.).

Et cela permet de comprendre pourquoi sont arrivés au pouvoir, à la demande du corps électoral, plusieurs Hitler au petit pied (Bolsonaro étant le dernier en date) désireux de se débarrasser au plus tôt des garanties qu'offre l'état de droit. Le "populisme" porté démocratiquement au pouvoir est un aboutissement logique : ce qu'on appelle "populisme" est lui aussi le produit d'une conjonction de facteurs au centre desquels on peut placer le mépris de toutes les élites pour le "peuple" concret et la tyrannie exercée par l'économie triomphante.

***

Et puis c'est au tour de France Culture de dénoncer l'action des lobbies, mardi 30 octobre, dans l'émission "La grande table" (animée par l'implacable douceur d'Olivia Gesbert avec ses questions doucereuses et très exactement conformes à l'air du temps). Stéphane Horel, "journaliste indépendante d'investigation et documentariste" vient de publier Lobbytomie. Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie (La Découverte, 2018, après Happycratie, de je ne sais plus qui, ça devient une mode. Lobbytomie, le titre est sans doute choisi par l'éditeur : je ne dis pas bravo, je préfère le sérieux à l'expression choc).

La dame a eu une grosse demi-heure pour exposer en détail une petite partie des petites et grosses ignominies que les "groupes de pression" commettent – en usant de moyens considérables – dans la discrétion feutrée des couloirs, des antichambres et des cabinets pour qu'aucun dommage ne soit causé aux énormes profits des grosses et très grosses entreprises. Quelles que soient les conséquences sur l'air, l'eau et les sols, et accessoirement la santé des populations.

Je reprocherai juste à madame Horel de ne pas citer une seule fois le nom de Naomi Oreskes qui, avec Erik Conway, avait publié en 2012 une bible irremplaçable, au titre limpide quant à lui, sur le même sujet : Les Marchands de doute, qui jetait une lumière crue, entre bien d'autres réalités scandaleuses, sur les pratiques douteuses de certains "scientifiques" capables de vendre (cher) leur signature pour entretenir la controverse, même sur des questions recueillant un large consensus de la communauté scientifique sérieuse. Le doute profite à l'empoisonneur. Et entretenir sciemment le doute contre toute évidence pour éviter ou retarder les décisions désagréables est un métier à temps plein et grassement payé.

N'a-t-on pas entendu très récemment (ces derniers jours) le nouveau ministre de l'agriculture demander à tous les opposants au glyphosate d'apporter la preuve de la nocivité des pesticides ? Pensez-vous qu'il oserait demander aux industriels de la chimie agricole, avant d'autoriser leurs produits, de prouver leur innocuité ? Que nenni, voyons ! Ne rêvons pas.

***

Quoi qu'il en soit, depuis quelque temps, les choses s'accélèrent et tout le monde semble s'y mettre. Tout au moins en France. D'un côté, je me dis que c'est plutôt bon signe ("coquelicots", "marches pour le climat", ...). D'un autre côté ...

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jeudi, 01 novembre 2018

CLIMAT : CESSER D’ESPÉRER

Dans la série "Des nouvelles de l'état du monde" (N°67).

« Ce n'est donc pas parce qu'elle est une découverte de la physique — même si elle l'est aussi — que l'énergie nucléaire est le symbole de la troisième révolution industrielle, mais parce que son effet possible ou réel est de nature métaphysique, ce qu'on ne peut dire d'aucun autre effet antérieur ayant une cause humaine. Je qualifie de "métaphysique" et non d'"épochal" l'effet de l'énergie nucléaire parce que l'adjectif "épochal" suppose encore comme une évidence la continuation de l'histoire et l'avènement de nouvelles époques, une supposition qui ne nous est justement plus permise à nous, hommes d'aujourd'hui. L'époque des changements d'époque est passée depuis 1945. Nous ne vivons plus à présent une époque de transition précédant d'autres époques, mais un "délai" tout au long duquel notre être ne sera plus qu'un "être-juste-encore". L'obsolescence d'Ernst Bloch, qui s'est opposé au simple fait de prendre en compte l'événement Hiroshima, a consisté dans sa croyance — aboutissant presque à une forme d'indolence — selon laquelle nous continuons à vivre dans un "pas-encore", c'est-à-dire dans une "pré-histoire" précédant l'authenticité. Il n'a pas eu le courage de cesser d'espérer [c'est moi qui souligne], ne serait-ce qu'un moment. Peu importe qu'elle se termine maintenant ou qu'elle dure encore, notre époque est et restera la dernière, parce que la dangereuse situation dans laquelle nous nous somme mis avec notre spectaculaire produit, qui est devenu le signe de Caïn de notre existence, ne peut plus prendre fin — si ce n'est pas l'avènement de la fin elle-même.

                 Cette troisième révolution est donc la dernière. »

ANDERS GÜNTHER II.jpg

Günther Anders, L'Obsolescence de l'homme, II, Editions Fario, 2011, p. 20-21.

Introduction : les trois révolutions industrielles, 1979.

Note : Ernst Bloch est un philosophe allemand, défenseur de la notion d'utopie, dont l'oeuvre principale est la somme intitulée Le Principe espérance. Mais Ernst Bloch n'avait pas la même grille de lecture que Günther Anders : le concept de "honte prométhéenne" (l'homme invente un objet prodigieux qui produit l'humiliation "métaphysique" de son inventeur) est totalement étranger à ce qui anime Ernst Bloch, indéfectible optimiste. Moralité : la négation du Mal conduit inexorablement à la catastrophe.

***

Le texte cité ci-dessus a donc été publié en 1979 (il y aura quarante ans dans pas longtemps). D'accord, la citation peut indisposer à cause de son ton vaguement prophétique. D'accord, Günther Anders fait de l'atome une quasi-transcendance qui peut aujourd'hui sembler excessive. D'accord, insouciants et heureux dans notre confort, nous laissons ronronner les centrales nucléaires comme un bon gros chat, nous chevauchons l'énergie atomique (« Nous faisons cuire des œufs au plat sur le soleil », s'exclame un témoin de Tchernobyl dans La Supplication (p.186) de Svetlana Alexievitch) et nous vivons tranquillement à proximité de ses usines de production, alors que se sont produits les "accidents" de Fukushima, Tchernobyl, Three Mile Island, Windscale, en attendant mieux.

Mais ajoutez à l'énergie nucléaire les déforestations massives. Ajoutez le changement climatique bientôt irréversible. Ajoutez la tyrannie technique que l'économie toute-puissante fait régner sur la marche du monde. Ajoutez la pollution de l'air que nous respirons, de l'eau que nous buvons et des aliments que nous ingurgitons par des milliers de substances chimiques de synthèse incontrôlées. Alors peut-être admettrez-vous, avec Günther Anders, que notre époque est vraiment la dernière. Jamais, dans l'histoire de l'humanité, il n'y eut un tel cumul de facteurs de destruction.

C'est la situation produite par cette conjonction de facteurs qui FORCERA l'humanité à changer de mode de vie. Et il y aura des pleurs et des grincements de dents. Et probablement du sang.

Note : un commentateur récent (anonyme) me reproche de dire du mal des gens qui s'efforcent de "rendre le monde un peu plus vivable" (ce sont ses mots). D'abord, je ne dis pas du mal des personnes, mais je ne supporte plus les discours lénifiants et consolateurs qui ne font qu'anesthésier la vigilance. Ensuite, je n'ai rien contre les bonnes intentions et les bonnes volontés, je m'insurge seulement contre l'aveuglement de ceux qui refusent de voir que le monde se rend de jour en jour plus invivable, et que ce n'est pas le "bon cœur" des populations qui le sauvera (vous savez, le vieux refrain : « Si tous les gars du monde devenaient de bons copains et marchaient la main dans la main, le bonheur serait pour demain »). 

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mardi, 08 mai 2018

LE MONDE DANS UN SALE ÉTAT

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Je ne sais pas si Paul Jorion[1] a raison quand il parle d’un « effondrement général » de l’économie, de l’extinction prochaine de l’espèce humaine et de son remplacement par une civilisation de robots indéfiniment capables de s’auto-engendrer et de s’auto-régénérer. Sans être aussi radical et visionnaire, je me dis malgré tout que la planète va très mal, et que l’espèce qui la peuple, la mange et y excrète les résidus de sa digestion, est dans un sale état. 

Beaucoup des lectures qui sont les miennes depuis quelques années maintenant vont dans le même sens. Pour ne parler que des deux ans écoulés, qu’il s’agisse 

1 - du fonctionnement de l’économie et de la finance mondiales (Bernard Maris[2], Thomas Piketty[3], Paul Jorion[4], Alain Supiot[5], Gabriel Zucman[6]) ; 
2 - de la criminalité internationale (Jean de Maillard[7], Roberto Saviano[8]) ; 
3 - des restrictions de plus en plus sévères apportées aux règles de l’état de droit depuis le 11 septembre 2001 (Mireille Delmas-Marty[9]) ;
4 - de la destruction de la nature (Susan George[10], Naomi Oreskes[11], Fabrice Nicolino[12], Pablo Servigne[13], Svetlana Alexievitch[14]) ; 
5 - de l’état moral et intellectuel des populations et des conditions faites à l’existence humaine dans le monde de la technique triomphante (Hannah Arendt[15], Jacques Ellul[16], Günther Anders[17], Mario Vargas Llosa[18], Guy Debord[19], Philippe Muray[20], Jean-Claude Michéa[21], Christopher Lasch[22]),

[Aujourd'hui (8 mai 2018), j'ajouterais la littérature, avec évidemment Michel Houellebecq en tête de gondole, mais aussi la bande dessinée : j'ai été frappé récemment par l'unité d'inspiration qui réunit Boucq (Bouncer 10 et 11) ;

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Derrière son drôle de masque, la dame à l'arrière-plan, dirige un clan d'amazones impitoyables, qui capturent toutes sortes d'hommes pour qu'ils les fécondent, et pour leur couper la tête juste après l'acte. Et ce n'est que l'une des nombreuses joyeusetés rencontrées.

Hermann (Duke 2) ;

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Yves Swolfs (Lonesome 1) ;

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et d'autres dans un déluge de sang, de violence, de cruauté gratuite et de bassesse dont j'ai bien peur que, sous le couvert de la fiction et du western, ils nous décrivent, avec un luxe de détails parfois à la limite de la complaisance, ce que certains philosophes et sociologues appellent un très actuel "grand réensauvagement du monde". La représentation de plus en plus insupportable et violente d'un monde fictif (je pense aussi à certains jeux vidéos) n'est-elle pas un reflet imaginaire d'une réalité que nos consciences affolées refusent de voir sous nos yeux ?]

quand on met tout ça bout à bout (et ça commence à faire masse, comme on peut le voir en bas de page), on ne peut qu'admettre l’incroyable convergence des constats, analyses et jugements, explicites ou non, que tous ces auteurs, chacun dans sa spécialité, font entendre comme dans un chœur chantant à l’unisson : l’humanité actuelle est dans de sales draps. Pour être franc, j’ai quant à moi peu d’espoir. 

D’un côté, c’est vrai, on observe, partout dans le monde, une pullulation d’initiatives personnelles, « venues de la société civile », qui proposent, qui essaient, qui agissent, qui construisent. Mais de l’autre, regardez un peu ce qui se dresse : la silhouette d’un colosse qui tient sous son emprise les lois, la force, le pouvoir, et un colosse à l’insatiable appétit. On dira que je suis un pessimiste, un défaitiste, un lâche, un paresseux ou ce qu’on voudra pourvu que ce soit du larvaire. J’assume et je persiste. Je signale que Paul Jorion travaille en ce moment à son prochain ouvrage. Son titre ? Toujours d’un bel optimisme sur l’avenir de l’espèce humaine : Qui étions-nous ? 

Car il n’a échappé à personne que ce flagrant déséquilibre des forces en présence n’incite pas à l’optimisme. Que peuvent faire des forces dispersées, éminemment hétérogènes et sans aucun lien entre elles ? En appeler à la « convergence des luttes », comme on l’a entendu à satiété autour de « Nuit Debout » ?

[8 mai 2018. Tiens, c'est curieux, voilà qu'on entend depuis des semaines et des semaines la même rengaine de l'appel à la convergence des luttes. C'est un mantra, comme certains disent aujourd'hui : une formule magique. Ce qu'on observe dans certains cercles contestataires, c'est plutôt la convergence des magiciens, sorciers, faiseurs-de-pluie et autres envoûteurs : ils dansent déjà en rond en lançant les guirlandes de leurs grandes idées et des incantations incantatoires autour du futur feu de joie qu'ils allumeront un de ces jours dans les salons dorés des lieux de pouvoir. Eux-mêmes y croient-ils ?] 

Allons donc ! Je l’ai dit, les forces adverses sont, elles, puissamment organisées, dotées de ressources quasiment inépuisables, infiltrées jusqu’au cœur des centres de décision pour les influencer ou les corrompre, et défendues par une armada de juristes et de « think tanks ». 

Et surtout, elles finissent par former un réseau serré de relations d’intérêts croisés et d’interactions qui fait système, comme une forteresse protégée par de puissantes murailles : dans un système, quand une partie est attaquée, c’est tout le système qui se défend. Regardez le temps et les trésors d’énergie et de persévérance qu’il a fallu pour asseoir l’autorité du GIEC, ce consortium de milliers de savants et de chercheurs du monde entier, et que le changement climatique ne fasse plus question pour une majorité de gens raisonnables. Et encore ! Cela n’a pas découragé les « climato-sceptiques » de persister à semer les graines du doute. 

C’est qu’il s’agit avant tout de veiller sur le magot, n’est-ce pas, protéger la poule aux œufs d’or et préserver l’intégrité du fromage dans lequel les gros rats sont installés. 

Voilà ce que je dis, moi. 

[1] - Le Dernier qui s’en va éteint la lumière, Fayard, 2016. 
[2] - Houellebecq économiste. 
[3] - Le Capital au 21ème siècle. 
[4] - Penser l’économie avec Keynes. 
[5] - La Gouvernance par les nombres.
[6] - La Richesse cachée des nations.
[7] - Le Rapport censuré.
[8] - Extra-pure.
[9] - Liberté et sûreté dans un monde dangereux, Seuil, 2010.
[10] - Les Usurpateurs.
[11] - N.O. & Patrick Conway, Les Marchands de doute.
[12] - Un Empoisonnement universel.
[13] - P.Servigne. & Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer.
[14] - La Supplication.
[15] - La Crise de la culture.
[16] - Le Système technicien, Le Bluff technologique.
[17] - L’Obsolescence de l’homme.
[18] - La Civilisation du spectacle.
[19] - Commentaire sur La Société du spectacle.
[20] - L’Empire du Bien, Après l’Histoire, Festivus festivus, …
[21] - L’Empire du moindre mal.
[22] - La Culture du narcissisme, Le Moi assiégé.

mardi, 27 mars 2018

L’HUMANITÉ EN PRIÈRE 2

17 novembre 2017

Des nouvelles de l'état du monde (6).

Ceci n'est que la moitié supérieure de la "Une" du Monde du mardi 14 novembre 2017. Rien que la moitié, mais toute la moitié.

2/4

SOLUTIONS : LES RÊVES ET LA RÉALITÉ

N’en déplaise aux 15.000-scientifiques-issus-de-184-pays, si l’humanité finit par bouffer tout le fromage planétaire, ce ne sera, au fond, que pure logique : la logique du monde occidental, riche, vorace et en moyenne bien portant, étendue à tous ceux qui en étaient écartés. Autrement dit, la logique d’une disparition programmée : un occident qui n'a pour projet que de substituer, partout dans le monde, notre économie de gaspillage à la traditionnelle et raisonnable - mais aléatoire - économie de subsistance. Car ils sont bien gentils, les 15.000 scientifiques, mais qu’est-ce qu’ils proposent pour éviter le désastre ?

Ils proposent le même genre de solutions que Gabriel Zucman pour la finance folle (La Richesse cachée des nations), que Paul Jorion pour le capitalisme (Se Débarrasser du capitalisme …), et que tous ceux qui, dans le dernier chapitre de leurs ouvrages critiques, tentent régulièrement de répondre à la question « QUE FAIRE ? » et nous tendent la guirlande fleurie de leurs propositions : il faut bien finir une critique sur du positif, n'est-ce pas. Ouvrir sur un avenir meilleur. Fournir des perspectives. Proposer des "solutions". Car il est convenu, entre gens civilisés, de ne pas donner prise à la contre-attaque : « C'est bien joli, vous critiquez, vous critiquez, mais qu'est-ce que vous proposez à la place ? ».

Mais cette contre-attaque, c'est juste pour intimider grossièrement l'adversaire : comme s'il fallait forcément, avant toute dénonciation de quoi que ce soit, concevoir et élaborer un modèle complet de remplacement clé en main. Un moyen classique de faire taire les mauvais coucheurs, quoi : selon les historiens, pour accomplir la Révolution française, ça a pris minimum cinq ans (Robespierre, 9 thermidor), maximum une centaine (III° République). En 1789, le scénario n'était pas écrit, c'est le moins qu'on puisse dire, et les Etats Généraux ont bien été précédés par l'exposé de doléances, que je sache. Il faut laisser à l'histoire le temps de se faire. Quand quelque chose est critiquable, il faut commencer par dire ce qui ne va pas, non ? Ce n'est pas parce que vous trouvez que quelque chose cloche que vous ne pourrez ouvrir le bec qu'après avoir mis tout un nouveau "Contrat social" noir sur blanc, non ?

Mais, en général bons princes, les critiques se plient à la convention. Ce n'est peut-être pas ce qu'ils font de mieux, mais c'est parce qu'ils pensent que, s'il est possible de faire quelque chose, on ne peut pas se permettre de ne pas le faire. Et qu'on ne peut pas rester là-devant les bras ballants et les deux pieds dans le même sabot. Louable volontarisme, où l'on reconnaît la morale d'un Théodore Monod : « Le peu qu'on peut faire, il faut le faire ». Il ajoutait : « Sans illusions ». Il y a de l'héroïsme dans ce "sans illusions". Hommage, classique et obligatoire, à l'énergie de l'optimisme et à l'inépuisable inventivité de l'homme. Quant aux propositions, disons-le, elles sont toutes frappées du sceau du bon sens (qualité « fleur-de-coin ») et d’une raison de roc, mais elles sont toutes carrément mirobolantes, de la cave au grenier et du sol au plafond. Eh oui, ce serait si simple ! Au comptoir, ça se dit : « Y a qu'à ! ». A l'université, on dit : « Il faut ! », et en général : « D'urgence ! » (ou variantes variées : « Il est impératif », « Il est du devoir d'un responsable », etc.).

« QUE FAIRE ? » Tout le monde a des idées sur ce qu’il faudrait faire pour que le monde tourne plus rond. Mieux : tout le monde sait ce qu’il faut faire, même et surtout les premiers responsables de la situation, qui savent tellement à quoi s'en tenir qu'ils ont déjà pris leurs précautions pour se mettre à l'abri en cas de. Qu'est-ce qu'il propose, Zucman ? Des sanctions contre la finance folle, des tarifs douaniers, un cadastre financier mondial, un impôt sur le capital, un impôt sur les sociétés, … Tout ça est bel et bon ("rien que du bon", aurait dit le Gotlib de Superdupont allant sauver la nouille française), mais en attendant que ça tombe, le financier fou se cure la dent creuse en souriant. Tiens, au moment des "Paradise papers", ça ne vous fait pas drôle de réentendre Sarkozy, en 2009 je crois, proclamer que "les paradis fiscaux, c'est fini !" ?

Jorion, lui, voudrait que le capitalisme tienne compte de l’environnement, accepte le principe d’une régulation, cultive une véritable « science » économique, cesse de favoriser la concentration de la richesse, etc. Là encore, "rien que du bon", mais autrement dit : il faudrait que les capitalistes cessent de capitaliser : les capitalistes, eux, un rien narquois, attendent Jorion tranquillement. Car, malheureusement, et c'est toujours la même chose pour les solutions, Zucman et Jorion oublient de nous dire comment on fait. C'est un peu embêtant. Oui, je sais, ce qui compte, c'est d'agir, et si possible d'agir en nombre. Ouais ! J'ai pratiqué ça, il fut un temps. Mais il y a une différence entre agir au sommet, agir à la base et exhorter "à la cantonade" les troupes éventuelles (pour les "galvaniser", n'en doutons pas, la galvanisation est un procédé qui a bonne presse).

Je note, à propos de l'efficacité des actions parties de la base, qu'il a fallu un mort à Sivens pour que le projet de barrage consente à se laisser modifier (pas "supprimer", notez bien). Rendement de ces fameuses "actions parties de la base" : zéro virgule miettes. Car s'il faut des morts pour faire avancer la cause de la planète, il va falloir que les défenseurs de l'environnement acquièrent sans tarder une mentalité de martyr. Si la mort de Rémi Fraisse est un « accident », à quand les djihadistes de l'écologie prêts au sacrifice de leur vie ? Qui est "prêt à mourir pour que vive la planète" ?

« QUE FAIRE ? » Paul Jorion, l’homme qui passe pour un devin depuis qu’il a prédit l’effondrement financier lors des « subprimes » de 2007-2008, va jusqu’à découper son avant-dernier livre (Vers un Nouveau monde, Renaissance du livre, 2017, le dernier vient de paraître, ça ne traîne pas) en « 1) Le monde tel qu’il est », « 2) Le monde tel qu’il devrait être ». "Le monde tel qu'il devrait être" : on nage en plein rêve ! Ce livre, qui voudrait être une plate-forme politique, n’est rien d’autre que l'espoir plein de lui-même d’un adolescent bien informé. Le genre d'idéalisme compact qu'on a à dix-huit ans. C'est pourtant le même Jorion qui déclarait encore il y a peu que les puissants accepteront de faire quelque chose pour sauver le monde, mais seulement si ça leur rapporte. Allez comprendre.

Il est vrai que Paul Jorion avoue une grande faille dans son raisonnement en ce qu’il est un admirateur ahurissant de la technique, cette preuve de la prodigieuse créativité et de l'ingéniosité humaines. Selon lui, la technique est totalement neutre, et ses effets bénéfiques ou néfastes dépendent exclusivement de l’usage qui en est fait. C'est manifestement faux : plus la technique est puissante et sophistiquée, plus les sociétés humaines en subissent les effets en profondeur. Si c'est ça, être neutre ! A l'exemple de Macron ("ni droite ni gauche"), Jorion plaide pour le "ni Bien ni Mal" en matière de technique.

Certes, le Mal n’est pas dans les choses (disons : dans la Nature), on est d'accord, mais il existe, à l’égal du Bien, dans toutes les fabrications humaines, avant même leur fabrication, potentiellement : dès la conception, l’objet recèle le meilleur et le pire des intentions humaines, en ce qu’il rendra tous ses usages possibles, positifs comme négatifs. Je n'irai pas jusqu'à affirmer, comme Günther Anders, que, "parce que c'est possible, cela doit être fait" (je cite de mémoire), mais on sait à quoi on peut s'attendre en matière d'intentions humaines.

Je crois, quant à moi, que si l'on a les bienfaits de la technique, il faut aussi, comme on fait dans les livres de compte (dépenses / recettes), en compter simultanément les méfaits, et cesser de parler bêtement, par exemple, de « destruction créatrice », célèbre niaiserie de Schumpeter, qui repose sur la conception opiomaniaque de l'irrésistible avancée de l'humanité vers le Bien. Comme tout le monde, j'aime le Bien. Mais quant au Mal, contrairement à beaucoup, je crois qu'il est vital de le reconnaître et de le nommer là où il est : en nous. Nous le côtoyons ici et maintenant. Où que nous allions, nous le portons en nous. En matière de technique, il n'y a pas de bienfaits sans des méfaits équivalents. Schumpeter pensait que les premiers compensaient largement les seconds, ce qui justifiait le sacrifice de l'existant au nom de la "croissance économique". Cela aussi, c'est manifestement faux. Ce qui est curieux, c'est que, face à chaque merveilleux apport de la technique, personne ne pose la question de savoir ce que cet apport nous enlève, et même dont il nous prive peut-être. C'est le point aveugle de l'estampille flamboyante du « Progrès ».

Mon théorème implicite ? Dès le moment que vous disposez d'une technique, vous pouvez être sûr que tous ses usages seront mis en œuvre, les meilleurs comme les plus funestes. Les "Docteur Folamour" sont des humains comme vous et moi : impossible de les retrancher. L'ivraie pousse toujours au milieu du bon grain. Axe du Bien et Axe du Mal sont des fatrasies nées dans des cerveaux malades et vénéneux. Je crois infiniment plus juste et plus subtile l'image du Tao : il y a du Mal dans le Bien et réciproquement (peu importe ici ce que veulent vraiment dire "yin" et "yang"). Cette idée s'applique particulièrement bien à tout ce que produit le génie technique des hommes. 

Excellente raison, de mon point de vue, pour considérer ce génie technique avec méfiance et en peser toutes les "trouvailles" avant d'estimer qu'elles répondent à des "besoins" effectifs. Tous les vrais besoins des hommes sont comblés dès aujourd'hui si l'homme le décide. Les nouveautés actuelles surfent sur le fait que beaucoup de gens (une minorité globale quand même) attendent fiévreusement la nouveauté de demain, au simple motif qu'ils ont de quoi vivre. Ils sont juste assez riches pour ne pas trop s'en faire, mais plus oisifs ou intérieurement démunis, donc ils s'ennuient, regardent la télévision et ne savent pas quoi faire de leur existence, dont ils pressentent qu'elle est devenue plus ou moins superflue et vide de sens. Ils passent beaucoup de temps à consommer de la raison de vivre.

Car il n'y a pas de raison pour que les raisons-de-vivre ne deviennent pas des marchandises comme toutes les autres marchandises. Les raisons de vivre pullulent dans les supermarchés du désir. Avec des durées de vie extrêmement variables : de l'extrême précarité d'une chaussette à l'imputrescibilité de l'âme, c'est au choix de chacun. Quand ils en ont usé une, la plupart des gens attendent avec impatience qu'on leur propose la suivante, si possible rutilante et pas trop chère. C'est pourquoi on les appelle des "consommateurs". Rares sont ceux qui préfèrent l'indélébile à l'effaçable. 

vendredi, 07 avril 2017

PAUL JORION ET LA TECHNIQUE

JORION SE DEBARRASSER.jpgJ'ai commencé la lecture de Se Débarrasser du capitalisme est une question de survie, de Paul Jorion, l'anthropologue-financier-spécialiste de l'intelligence artificielle qui a immiscé ses diverses grandes aptitudes et ses compétences éminentes en plein cœur du territoire sacré de la tribu des arriérés mentaux qui persistent à se gonfler d'importance avec le titre soi-disant honorifique d' "économistes".

Ces prétendus "économistes" persistent, contre toute vraisemblance, à présenter l'économie comme une "science exacte" : c'est une des plus belles impostures intellectuelles qui aient jamais réussi à s'installer dans les institutions humaines, dont tout le corps argumentatif n'a pour but que de légitimer "scientifiquement" l'appropriation du bien de tous par quelques-uns. Tout ce que dit Jorion de cette confiscation est juste.

Là où je m'éloigne des propos de cet homme à l'intelligence hypothético-déductive très au-dessus de la mienne et aux connaissances infiniment plus diversifiées, c'est quand il dit que "la technique est neutre". Cela me surprend de sa part. A mon avis, rien n'est plus faux. Il adopte le raisonnement de tous ceux qui disent également que "la science est neutre", et qui professent que "tout dépend de l'usage qui en est fait".

Günther Anders dit pourtant, parlant de la technique, et je suis d'accord : « Ce qui peut être fait doit être fait. », autrement dit : si l'on veut le bienfait de l'innovation, il faut en accepter, même à son corps défendant, le méfait, comme par exemple avec l'énergie nucléaire : aucun progrès ne se fait sans une perte ou une menace symétrique.

La médecine pourrait aussi servir d'exemple : capable de sauver bien des vies mais, pour cela, responsable de la "bombe" démographique que ses grands principes et son efficacité ont fait exploser. On ne voit pas comment la technique pourrait échapper à ça : le Mal est le partenaire nécessaire du Bien. L'un ne saurait aller sans l'autre. La technique véhicule, à égalité, le Bien et le Mal, comme toutes les inventions humaines, car ce n'est pas l'invention, mais l'intention qui compte. Passons.

A la page 30 de son dernier livre, Paul Jorion cite les noms de quelques grands contempteurs de la technique, dans l'essence de laquelle ils voient incarnée une forme du Mal : « En ce sens, je me distingue de penseurs comme Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Günther Anders, etc., pour qui la technique est précisément tout sauf neutre ». Ayant lu divers ouvrages de ces trois auteurs, je me dis que c'est eux qui ont raison, et que Paul Jorion commet ici un erreur. Car il pense que la technique est au service exclusif d'une préoccupation humaine fondamentale : éviter les efforts auxquels l'homme peut échapper, grâce à son ingéniosité. En résumé : se faciliter la vie (confort, etc.). C'est évidemment vrai, mais.

Mais je crois qu'il n'est pas pertinent pour autant de placer la science et la technique dans un ciel éthéré où le savoir et l'ingéniosité régneraient en divinités tutélaires, rayonnantes et indifférentes à leur environnement. Car la science et la technique apparaissent dans un univers déjà constitué. Appelons ça, faute de mieux, "organisation sociale". Les découvertes, inventions et innovations atterrissent dans une société toute structurée, selon un certain ordre ou, pour mieux dire, une hiérarchie sociale donnée.

Paul Jorion étant, à la base, anthropologue, il ne devrait pas être imperméable au fait que la moindre innovation technique est nécessairement mise en service en fonction de la répartition des pouvoirs dans la société où elle apparaît, en particulier dans un temps de propriété intellectuelle, de brevetabilité des moindres trouvailles, et où le service Recherche et Développement (R&D) de toutes les entreprises de pointe attire comme un aimant l'argent des entrepreneurs soucieux de conquérir de nouveaux marchés et des investisseurs avides de futurs profits.

La technique, dans le monde qui est le nôtre, est indissolublement liée à l'économie capitaliste. C'en est au point que la jonction de la technique et de l'argent a fini, après deux siècles, par constituer la colonne vertébrale de notre civilisation. La technique est désormais inséparable de l'argent, donc de ceux qui le détiennent. Or, et ce n'est pas Jorion qui dira le contraire, le pouvoir, aujourd'hui, est moins entre les mains des instances politiques que dans celles des instances directoriales des grands groupes transnationaux.

Encore ce matin, j'ai entendu je ne sais plus quel candidat à la présidentielle considérer que son rôle, s'il était élu, serait de tout faire pour que la France s'adapte en urgence aux mutations technologiques qu'on voit à l'œuvre dans le monde. Traduction : courir après l'inventivité des bureaux R&D, dont les GAFA (Google, etc.) actuels et futurs tiennent les leviers. Ce qui veut dire rester dans l'urgence permanente, et implique autant de bouleversements de la société qu'il y aura d'innovations, sans jamais prendre le temps de réfléchir aux conséquences.

S'il en est ainsi, le pouvoir politique n'a pas fini de courir après le pouvoir économique et le pouvoir financier, ni la société tout entière d'en être le jouet. Et la technique n'a pas fini de façonner notre monde et notre vie à son gré, et à celui des gens qui la financent et qui en promeuvent la marchandisation (la vogue actuelle est aux "objets connectés" : achetez, braves gens, et le pire, c'est que les gens y vont).

J'ai du mal à comprendre la conception de Jorion, qui fait de la technique un en-soi admirable, qui prouve sans cesse, selon lui, la fertilité du génie humain, mais qu'il isole de la situation concrète dans laquelle elle se manifeste. En particulier, il semble faire comme si la technique était indépendante des rapports de pouvoir. Un paradoxe, quand on sait qu'il soutient, au grand dam des "économistes" orthodoxes, que les prix se fixent moins en fonction de l'ajustement miraculeux d'une offre et d'une demande que de rapports de forces.

Sans aller jusqu'à parler comme Günther Anders (voir citation plus haut), je crois que la technique, pas plus que la science, n'est neutre. C'est bien à cause de notre technique que tant de sociétés et de cultures primitives (sans "", au diable les précautions oratoires ou lévi-straussiennes) ont été modifiées en profondeur, puis désorganisées, au point de disparaître. Ce qui montre au passage que la technique et les usages qui en sont faits sont inséparables : ce qui peut être fait sera fait. 

La technique n'est pas seulement une manifestation du génie propre de l'homme : faite aussi pour amplifier l'efficacité du geste, elle amplifie du même coup le pouvoir de celui qui l'accomplit et, plus encore, de celui au service de qui le geste s'accomplit. Là où Günther Anders me semble plus proche de la vérité que ne l'est Jorion, c'est quand il soutient que l'homme, au XX° siècle, est devenu un apprenti-sorcier en mettant au point des inventions totalement incommensurables avec ses capacités cognitives, irrémédiablement limitées. J'ajoute que tout se passe comme si l'homme avait fait de la technique une espèce radicalement nouvelle de transcendance, aussi radicalement insaisissable que Dieu. 

Tout se passe en effet comme si la technique s'était autonomisée, avait pris la clé des champs, échappé à tout contrôle et roulait pour son propre compte : n'est-on pas en train de mettre au point des machines capables d'apprendre par elles-mêmes ? La pulvérisation du champ de la connaissance en une infinité de domaines et de disciplines toujours plus "pointus" interdit désormais qu'une quelconque vue d'ensemble puisse en être donnée : chaque spécialité poursuit sa recherche sans se soucier en rien de ce que font toutes les autres, et personne ne se soucie d'opérer la synthèse de ce puzzle de plus en plus inintelligible. Personne ne songe à dresser la cartographie du savoir humain, dans sa multiplicité et sa globalité, d'une façon qui permette de donner un sens à cette totalité. Qui peut dès lors se targuer de comprendre quoi que ce soit au monde actuel ? Le monde tel qu'il se fait échappe même aux plus puissants : que comprend Donald Trump au monde tel qu'il est ?

Soutenir la neutralité de la technique me semble juste une aberration. Paul Jorion dit (toujours p.30) : « Je vois plutôt le développement technique comme le prolongement du processus biologique », et plus loin : « Au fond, la technique était inscrite dans le biologique ». J'avoue : là, je ne comprends pas. Mystère et boule de gomme. Et je me dis que l'analogie est toujours une dangereuse figure de rhétorique, puisqu'elle se fonde sur l'adage "Tout est dans tout, et réciproquement".

La volonté de Paul Jorion, dans Se Débarrasser ..., d'en appeler à un changement radical me voit partagé entre, d'un côté, le plaisir de constater chez lui une combativité inentamée et la certitude que le rapport des forces en présence fait irrésistiblement pencher la balance en faveur du système en place. Son projet est de promouvoir un "socialisme authentique" (= non stalinien). Autrement dit : une révolution. J'ai le malheur de ne pas croire un instant à cette hypothèse.

Car si un "système" est l'ensemble des interactions qui induisent un réseau d'interdépendances entre les éléments qui le constituent, ce système est d'autant plus intouchable qu'il est vaste et complexe. Or il suffit d'observer le fonctionnement de l'Europe (non démocratique) à 27 membres pour se rendre compte que, plus on est nombreux à décider, plus la décision est paralysée. Plus les acteurs du système sont nombreux, plus ils gaspillent de l'énergie à négocier des compromis, presque toujours forcément des accouchements de souris. Les possibilités d'agir sur la marche du monde pour en corriger la trajectoire en fonction d'une volonté politique sont de jour en jour plus limitées. J'en conclus que, dans un contexte de mondialisation effrénée et de dérégulation des échanges de toutes sortes, la planète ne peut qu'accoucher d'un être aussi paralytique que l'est l'ONU depuis lurette.

Pendant cette paralysie de l' "Entente politique mondiale", soyons sûrs que les acteurs économiques particuliers (GAFA, actionnaires, bureaux de R&D, etc.), non seulement ne restent pas inactifs, mais continuent à agir, à accroître leur puissance, à grossir, au travers de "fusions-acquisitions" toujours plus gigantesques (Bayer bouffant Monsanto dernièrement), à étendre leurs réseaux, à renforcer l' "effet-système" de leurs liens multiples et, finalement, à rendre impossible le moindre mouvement de l'un des éléments du système par rapport aux autres, pris qu'il est dans les rets d'un filet dont aucun regard ne peut mesurer les dimensions. Toute "révolution", fût-elle pacifique, devient de jour en jour plus impensable.

Il suffit, pour se convaincre de l'inégalité dans le rapport de forces, de suivre un peu les tergiversations et contorsions funambulesques auxquelles la Commission européenne nous a habitués, à propos, entre autres, du glyphosate, face à la puissance de feu des lobbies industriels.

Paul Jorion refuse de rendre les armes et d'avouer la défaite : attitude noble. Un baroud d'honneur, alors ? Cela ressemblera tout au plus à la mort héroïque de la Légion étrangère à Camerone en avril 1863. On pourra toujours commémorer la bataille. Je ne dis pas qu'il a tort mais, comme dit le cardinal de Retz, nous verrons ce qu'il en est à la fin "par l'événement". Mais quel mémorialiste racontera l'histoire de Paul Jorion en guerre contre l'usurpation du pouvoir de l'argent sur le sort de l'humanité ?

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 29 mars 2017

OBSOLESCENCE PROGRAMMÉE ?

ANDERS 3.jpgGÜNTHER ANDERS : L’OBSOLESCENCE DE L’HOMME

(Tome II, éditions Fario, 2011).

Introduction : les trois révolutions industrielles (1979)

Collage de citations, épisode II.

(Voir présentation hier.) 

Aujourd’hui, les pays technocratiques ne sont plus unis par une même foi [judéo-chrétienne]. Au contraire, c’est l’athéisme (à vrai dire rarement exprimé mais pourtant très répandu) qui est la base des sciences physiques et naturelles (malgré les déclarations de foi occasionnelles de certains physiciens), et qui unit désormais ces pays.

La quatrième "révolution" contenue à l’intérieur de la troisième révolution – c’est d’elle que je vais traiter maintenant – est la tendance à rendre l’homme superflu, aussi absurde que cette formule puisse sembler. Elle cherche à remplacer le travail de l’homme par l’automatisme d’instruments ; à réaliser un état dans lequel on ne peut pas dire que personne n’est requis, mais seulement le moins de travailleurs possible, car il s’agit bien entendu d’un processus asymptotique.

L’une des caractéristiques essentielles de la phase de la révolution industrielle appelée "rationalisation" tient au fait qu’elle liquide l’homme en tant qu’homo faber ; au fait qu’elle provoque une situation dans laquelle le travail devient jour après jour plus rare et plus inhabituel ; une situation dans laquelle ce dernier, loin de continuer à valoir comme une malédiction – sur ce point la Bible a aujourd’hui complètement tort – finira par être revendiqué comme un droit et un privilège réservé à une élite chaque jour plus réduite.

Le temps libre, c’est-à-dire le non-travail, sera au contraire ressenti comme une malédiction. Et à la place de la célèbre sentence biblique (Genèse, 3, 17), il faudra alors dire : "Tu devras caler ton derrière dans un fauteuil et rester bouche bée devant la télévision toute ta vie !".

La machine est redevenue une concurrente et une ennemie. Mais la crise n’est pas seulement de retour : cette fois-ci, elle est incomparablement plus dangereuse qu’autrefois. Et cela, non seulement parce que ceux qu’elle touche aujourd’hui et ceux qu’elle touchera demain ne sont pas une minorité, mais surtout parce que, cette fois, il n’y aura plus de refuge. "Où, dans quel espace vide, dans quels espaces de travail encore inexistants, et qui ne seront d’ailleurs jamais produits, pourront bien être neutralisées les masses dont on n’aura plus besoin ?" – la question reste ouverte.

Les quelques privilégiés qui auront encore le droit de travailler n’échapperont pas non plus à ce destin, même pas pendant leurs heures de travail. On les privera, eux aussi, de la chance de réaliser leur désir de travail et de prendre du plaisir à travailler, puisqu’ils devront se contenter du rôle de "bergers des automates" : ils exerceront des activités qui ne se distinguent plus de l’inactivité que parce qu’elles sont rémunérées.

Cette irrésistible évolution en direction de la "vie vide", qui a débuté il y a juste un demi-siècle à l’époque de la mise au chômage du monde, et a trouvé son "terme" sanglant dans le national-socialisme, est l’une des caractéristiques principales de la troisième révolution industrielle dont il est question dans ce deuxième tome. Puisqu’à l’époque des médias électroniques il n’existe plus d’endroit où l’on pourrait ne pas être informé ou plutôt désinformé, ou encore, pour être plus précis, plus d’endroit où l’on pourrait échapper à la contrainte d’être informé, puisqu’il n’existe plus aucune province, il n’existe donc plus d’endroit où l’on n’a pas les oreilles saturées des bavardages sur la "perte de sens" des philosophes ordinaires, des psychanalystes, des prêcheurs des ondes ou encore des "cassettes automatiques de consolation" à écouter par téléphone.

Le monde est considéré comme une mine à exploiter. Nous ne sommes pas tenus d’exploiter tout ce qui est exploitable mais aussi de découvrir l’exploitabilité "cachée" en toute chose (et même dans l’homme). La tâche de la science actuelle ne consiste dès lors plus à découvrir l’essence secrète et donc cachée du monde ou des choses, ou encore les lois auxquelles ils obéissent, mais à découvrir le possible usage qu’ils dissimulent. L’hypothèse métaphysique (elle-même habituellement tenue secrète) des recherches actuelles est donc qu’il n’y a rien qui ne soit exploitable.

Tout cela est écrit en 1979. Certaines assertions me semblent stupéfiantes de clairvoyance.

On comprend ici, entre autres, le désespoir que recouvre sans le dire la proposition du "revenu universel". Ce qui est sûr, c'est que c'est la "civilisation" elle-même qui sera menacée par l'existence de masses énormes de populations condamnées à l'inoccupation. Il s'agira bien, comme dit Anders, de les "neutraliser". Faisons confiance à l'humanité, qui a démontré, au cours du XX° siècle, qu'elle connaît quelques moyens radicaux. On trouve déjà, dans Les Origines du totalitarisme (Hannah Arendt, 1951), l'expression "populations superflues". On peut craindre que la Terre soit amenée à porter de plus en plus d'hommes qui ne servent à rien : l'humanité surnuméraire. On a une idée de ce qui risque d'arriver, en regardant ce qui se passe en tout petit, par exemple, à Mayotte ou en Guyane où une natalité galopante jointe à l'absence structurelle de travail fait du désœuvrement de foules de jeunes la cause de bien des troubles. Que se passera-t-il quand il viendra à l'idée des masses de gens inoccupés que leur avenir n'est pas au programme des puissants ?

Dans L'Obsolescence de l'homme, Günther Anders, contrairement au reproche qu'il fait à Ernst Bloch, montre qu'il a "le courage de cesser d'espérer". J'ai comme l'impression que le philosophe ne croit guère au pouvoir de l'action (politique) ni à la possibilité de modifier le cours des choses. Parce que, pour lui, le mal est fait et que, selon toute probabilité, il est irrémédiable. A transmettre à Paul Jorion.

mardi, 28 mars 2017

OBSOLESCENCE PROGRAMMÉE ?

littérature,philosophie,modernité,günther anders,l'obsolescence de l'homme,progrès techniqueGÜNTHER ANDERS : L’OBSOLESCENCE DE L’HOMME

(Tome II, éditions Fario, 2011). 

Le texte qui suit n’est pas un texte, mais un collage de citations picorées, dans un scrupuleux ordre chronologique d'entrée en scène, dans la petite vingtaine de pages de l’introduction de L’Obsolescence de l’homme (tome II), intitulée « Les trois révolutions industrielles ». Le texte a été écrit en 1979, soit il y a près de quarante ans. Dire qu’Anders est un penseur radical est un euphémisme. Le bouquin aligne l'examen de vingt-huit "obsolescences" (des apparences aux machines et à la méchanceté, en passant par les idéologies, l'anthropologie philosophique et l'histoire) repérées par l'auteur et dûment analysées de la fin des années 1950 à 1979 (il est mort en 1992, à l'âge de quatre-vingt-dix ans). Il s'agit de restituer à l'humain d'aujourd'hui l'abjection de l'état dans lequel l'avancement de la technique l'a plongé en lui faisant croire que là étaient son génie, sa dignité et son avenir. La mission que s'assigne Anders est celle d'arracher le masque : celui dont s'affuble la future extinction de l'humanité, sous le nom de "progrès technique".

Mais dire qu’il annonce la catastrophe finale qui doit détruire l’humanité, comme me le disait quelqu’un récemment, c’est n’avoir pas compris le sens de sa démarche. Günther Anders n’annonce rien : il ne fait que décrire à sa façon le monde tout à fait présent qui est le sien.

Son interprétation des faits, en particulier tout ce qu’il dit de l’emprise de la technique et des machines sur notre vie, ne fait aucune concession à un quelconque optimisme. Il le dit lui-même, il n’y a pas d’issue : ce qu’il reproche à Ernst Bloch, c’est précisément qu’ « il n’a pas eu le courage de cesser d’espérer » : phrase extraordinaire et, on le comprend, inacceptable.

Il a fait de l’exagération du trait une méthode parfaitement assumée (on trouve ça dans le tome I). Est-ce que cela disqualifie toute sa démarche ? Je n’en crois rien : trop d’éléments de son analyse trouvent quarante ans après leur confirmation dans notre réalité. Qu’on en juge par ce qui suit. Pour que tout cela reste un peu digeste, j’ai divisé ma petite sélection des propos en deux épisodes. On notera en passant quelques remarques (clonage, cassettes, ...) qui datent le temps où le texte fut écrit.

 

Episode I. 

C’est une caractéristique de la situation actuelle que la légion des machines existantes tende finalement à constituer une seule mégamachine et ainsi, à fonder le "totalitarisme du monde des choses."

Ce ne sont pas à proprement parler les produits eux-mêmes qui jouent le rôle de moyens de production, mais l’acte même de consommer – un fait véritablement honteux, puisque notre rôle, à nous les hommes, se limite dès lors à veiller, en consommant des produits (que nous devons encore, par-dessus le marché, payer) à ce que la production suive son cours.

Ce qui peut être fait doit être fait. C’est de la technique que viennent les impératifs moraux d’aujourd’hui ; et ceux-ci ridiculisent les postulats moraux de nos aïeux, pas seulement ceux de l’éthique individuelle, mais aussi ceux de l’éthique sociale.

Puisqu’il en va ainsi, nous vivons – depuis trente ans déjà – dans une époque où nous travaillons en permanence à la production de notre disparition.

L’obsolescence d’Ernst Bloch, qui s’est opposé au simple fait de prendre en compte l’événement Hiroshima, a consisté dans sa croyance – aboutissant presque à une forme d’indolence – selon laquelle nous continuons à vivre dans un "pas-encore", c’est-à-dire dans une "pré-histoire" précédant l’authenticité. Il n’a pas eu le courage de cesser d’espérer, ne serait-ce qu’un moment. Peu importe qu’elle se termine maintenant ou qu’elle dure encore, notre époque est et restera la  dernière, parce que la dangereuse situation dans laquelle nous nous sommes mis avec notre spectaculaire produit, qui est ainsi devenu le signe de Caïn de notre existence, ne peut plus prendre fin – si ce n’est pas l’avènement de la fin elle-même.

Je pense à deux d’entre eux [deux bouleversements] : au fait monstrueux que l’homme est pu se transformer en homo creator et à celui, pas moins inouï, qu’il ait pu se transformer lui-même en matière première, c’est-à-dire en homo materia.

Il existe maintenant des processus et des éléments de la nature qui n’existeraient pas si nous ne les avions pas créés.

La transformation de l’homme en matière première a commencé à Auschwitz.

Je ne sais pas si l’on a déjà cloné des gènes humains. Mais comme nous savons que l’impératif actuel est : "Ce qu’on peut faire, on doit le faire", ou : "Ce qui est faisable est obligatoire", ce qui n’est pour l’instant encore qu’une possibilité est déjà là aujourd’hui comme un présage qui nous coupe le souffle.

Note : Ernst Bloch (1885-1977), philosophe allemand, a écrit, entre autres, Le Principe espérance.

vendredi, 13 janvier 2017

REVENU UNIVERSEL : L'AVEU

LE TRAVAIL NE REVIENDRA PAS

On entend ça sur toutes les ondes : le revenu universel est le dernier hochet à la mode, que se disputent et dont débattent gravement de savants économistes. Tel ou tel politicien (hier soir lors du débat la "Belle Alliance Populaire" (!), alias "la Primaire de la gauche", Benoît Hamon, mais aussi Yannick Jadot, …) en mal de programme électoral propose même de l’instaurer. A quel niveau doit-il être fixé, 500, 700 ou 900 euros par mois ? Trois cents milliards ou quatre cents ? Qui va payer ? Doit-il être donné de façon inconditionnelle ou sous condition de ressource ? Est-ce un bien ou un mal ? Est-ce une incitation à la paresse ? Serait-ce une défaite ou une victoire de la civilisation ?

Je laisse les débatteurs s’écharper : mon propos est ailleurs. Car l’irruption de ce thème sur les scènes politique, économique et médiatique (même si certains trouvent des précurseurs dans les autrefois) débarque comme la révélation d’une vérité qu’aucun responsable n’ose encore formuler explicitement : le seul fait que puisse être proposé sans rire de donner aux gens de l’argent sans rien attendre d’eux en échange révèle quelque chose qui est au cœur du monde contemporain. En un mot, c’est un aveu.

L’aveu de quoi, demandera-t-on ? C’est tout simple, c’est ce que j’affirmais crânement le 6 juin 2016 : non, le travail ne reviendra pas. Il est parti en Chine et ailleurs avec nos usines et nos machines. Si des patrons, des économistes, des hommes politiques en sont arrivés à faire la proposition du revenu universel, c’est qu’ils le savent et qu’ils n’ont même aucun doute à ce sujet. Et ceux qui voient une foutaise dans la proposition, ceux qui espèrent les relocalisations des entreprises, ceux qui promettent le retour de la « croissance » pour vaincre le chômage, ceux-là sont tout simplement des menteurs.

Si Mario Draghi, directeur de la Banque Centrale Européenne, a pu émettre (en 2016) sans se faire traiter de malade mental la suggestion (à moitié sérieuse quand même) de jeter des masses d’argent par hélicoptère sur les populations européennes, c’est qu’il le sait, lui aussi.

Tout ce beau monde sait parfaitement que, si un jour des tâches de production sont rapatriées sur notre territoire, ce sera sous forme de travail robotisé et qu’en lieu et place d’usines où des centaines, voire des milliers d’humains gagnaient leur vie (ci-dessous Renault, l’île Seguin, la sortie, « Il ne faut pas désespérer Billancourt », c’était il y a combien de siècles ?), il y aura bientôt des unités de production où les machines travailleront toutes seules, surveillées par une poignée de gens observant des cadrans et payés pour veiller au grain. La foule des autres ne servira plus à rien.

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Tout ce beau monde sait que le travail ne reviendra pas. Et si des hauts responsables de collectivités humaines, des gens sérieux, proposent aujourd’hui de payer les gens à ne rien faire, j’y vois, en même temps qu’une certitude, une résignation, voire un désespoir. Car cela doit être une épreuve intellectuelle et morale insoutenable que d’avoir à renoncer au travail, ce pilier des sociétés humaines depuis des millénaires, un pilier qu’on croyait éternel et inébranlable, puisque c’est autour de lui que les sociétés dites évoluées ont construit leur existence.

Cette révolution anthropologique ébranle les vérités qui structurent les individus et les sociétés sous toutes les latitudes depuis Mathusalem. La cause en est donc connue : la numérisation, l’automatisation, la robotisation, l’intelligence artificielle, l’avènement de machines capables d’apprendre en cours de fonctionnement grâce au « deep learning ».

La technique n’aura bientôt plus besoin de l’homme. Et c’est l’homme qui se lance avec enthousiasme dans la réalisation de ce projet ! Oui, l'homme est un loup pour l'homme (Plaute). Il ne fait plus le poids, et c’est lui qui, non content d’avoir fait la bombe atomique, a inventé ce monde totalement artificiel qui le dépasse, le détrône et, pour finir, ne va pas tarder à le chasser : une autre belle bombe en perspective !

Pourtant, il n'a pas manqué de Philippulus le Prophète pour annoncer le pire. Günther Anders l’a bien dit dans L’Obsolescence de l’homme (II) : plus la machine acquiert de compétences, plus le travailleur devient un simple spectateur, et même un serviteur de la machine. Paul Jorion ne prend même pas la peine d'étayer ce qui est pour lui une certitude, et tient pour acquise la perspective de l’extinction de l’humanité (Le Dernier qui s’en va éteint la lumière). Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, combien d’autres … (voir mon billet du 4 juin 2016). Tous prophètes de malheur, sauf que Philippulus retourne à l'asile, alors que le système se contente de répondre aux autres : « Cause toujours ».

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Quant aux oisifs définitifs, aux chômeurs à vie payés pour rester chez eux, à cette humanité rendue superflue par le « Progrès » technique, comment vont-ils pouvoir tuer les masses de temps libre qu’ils auront à l’horizon ? On dit souvent que les gens cherchent un bon boulot, c’est-à-dire un job qui les motive et les intéresse. Plus rarement entend-on formuler l’idée que s’il y a un travail, c’est parce qu’il remplit une fonction sociale, qu'il a une utilité sociale.

En travaillant, on a (au moins en théorie : un métier est plus qu'un travail, qui est plus qu'un boulot, qui est plus qu'un emploi, qui est lui-même plus qu'un job, sans parler des « bullshit jobs », les "boulots-bouse-de-vache" ou "boulots de merde") l’impression de se rendre utile. Le job ("AVS") qui consiste à servir de béquille aux très vieilles personnes, est-ce un métier ? Celui qui le fait se sent peut-être utile. Piètre consolation, car en général, le sentiment éprouvé par les chômeurs de longue durée est un sentiment de profonde inutilité.

A quoi je sers, se demandent-ils avec raison ? S'ils se sentent inutiles, c'est qu’ils sont de fait socialement inutiles. Pas besoin d’être psy pour savoir que c’est difficilement supportable, surtout dans la durée. L'humanité jetable. D'où l'utilité du concept de déchet utilisé par le sociologue Sigmund Baumann (qui vient de mourir) pour qualifier le statut de l'humain obligé de quitter sa maison et son pays pour des contrées, croit-il, moins menacées, mais aussi le statut de l'homme-consommateur, devenu déchet liquide à force de consommer.

Une société sans travail (ne parlons pas de ceux qui sont à découvert le 10 du mois), même dotée du revenu universel (payée pour vivre en grève illimitée !), a de bonne chance de devenir une cocotte-minute. Quelle soupape de sécurité va-t-on bien pouvoir mettre au point pour éviter l’explosion de la bombe ? Que faire pour éviter que les masses d'oisifs à perpétuité descendent dans la rue pour tout casser ?

Le Festivus festivus de Philippe Muray sera-t-il envoyé aux oubliettes par l'invasion du divertissement, non plus comme parenthèse ou échappatoire comme il le dénonçait, mais comme principe organisateur conditionnant tout notre mode de vie ? Faudra-t-il multiplier à l’infini les animations, les spectacles, les "événements", les écrans, les jeux vidéo, les casques de réalité virtuelle pour que les populations se tiennent tranquilles, et acceptent de ne pas mettre la société à feu et à sang ? Est-ce sous la forme de « société du divertissement obligatoire et permanent » que les concepteurs de la « société des loisirs » imaginaient celle-ci ?

Qu’est-ce que ça peut donner comme musique, un concert de bouches inutiles ?

« Non, je crois que la façon la plus sûre de tuer un homme,

C’est de l’empêcher de travailler en lui donnant de l’argent. »

C'est Félix Leclerc qui dit ça ("100.000 façons de tuer un homme


"). A transmettre aux promoteurs du revenu universel. J'aimerais pouvoir penser qu'il a tort. J'aimerais.

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 16 mai 2016

TCHERNOBYL ET APRÈS

LA SUPPLICATION,

de SVETLANA ALEXIEVITCH

PRIX NOBEL DE LITTERATURE

 

ALEXIEVITCH SVETLANA SUPPLICATION.jpg1/3

Si, avec La Fin de l’homme rouge (Lattès, 1998, voir ici 6 et 7 mai), Svetlana Alexievitch avait fait une sorte de terrible bilan du passé communiste de la Russie (bien que beaucoup de témoignages soient bien ancrés dans le paysage tout à fait présent de la « nouvelle » Russie, celle de Poutine, si peu reluisante et charitable au petit peuple), avec La Supplication, elle dessine le tableau de l’horreur absolue qui s’est installée pour des centaines d’années, depuis le 26 avril 1986, dans la région de Tchernobyl.

La Biélorussie a été frappée plus durement que l’Ukraine par l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl : deux millions des citoyens (sur dix que compte le pays) vivaient dans le rayon d’action du nuage qui s’en est échappé. Le lecteur du livre, je vous assure, ne sort pas indemne d’une telle épreuve. Merci aux âmes bien trempées de la partager. Et que les âmes plus sensibles veuillent bien me pardonner. D'ailleurs, l’auteur nous prévient : la catastrophe n’est pas derrière nous, mais devant : « Plus d’une fois, j’ai eu l’impression de noter le futur » (p.35). Froid dans le dos, si on regarde la vérité bien en face.

[Les quelques photos qui parsèment ces billets sont entre autres du photographe Paul Fusco, dont j'ai montré ici quelques autres clichés le 28 avril dernier. Par ailleurs, je signale que je n'ai pas cherché ce qui pouvait bien différencier les rems des curies, les curies des röntgens, les röntgens des becquerels.]

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Et je pense à ce qui attend peut-être un jour les habitants de la région lyonnaise, qui vivent à quarante kilomètres à vol d’oiseau de la centrale de Saint-Vulbas. Mais non, voyons, vous ne risquez rien, on vous dit ! On est en France, on est sérieux. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai tendance à ne plus faire confiance aux discours rassurants des thuriféraires du nucléaire (on se rappelle l'inénarrable professeur Pellerin, avec l'énormité fabuleuse de son mensonge au sujet d'un nuage radioactif resté bloqué à la frontière française, sans doute grâce à nos valeureux douaniers et à leurs "petits bras musclés").

Or, en l’état actuel des choses, on est obligé de faire confiance aux concepteurs, aux ingénieurs, aux techniciens, aux constructeurs : ils tiennent nos vies entre leurs mains. On est obligé de croire sur parole une poignée de gens qui détient en son pouvoir le sort de combien de millions d'autres ? Pour devenir antinucléaire, lisez La Supplication de Svetlana Alexievitch. Remarquez, je l’étais déjà bien avant. L’énergie nucléaire est une démence lancée à fond les ballons parmi les hommes.

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La méthode de l’auteur n’a pas varié : de longs entretiens avec toutes sortes de témoins du déroulement de la catastrophe et de ses conséquences à long terme. La différence avec son livre sur le système soviétique et celui qui lui a succédé crève les yeux. On peut dire que la société communiste (et après) était simplement inhumaine, et que la cause en était directement humaine. Alors que Tchernobyl a obligé les hommes à affronter une force incommensurable aux capacités de l’homme.

Car tout ce qui s’est passé après le 26 avril dépasse l’entendement, est totalement inimaginable. L’homme est tout simplement enterré vif : « Le train roule à toute vitesse, mais en guise de machinistes, il est conduit par des cochers de diligence » (p.187), dit Alexandre Revalski, historien, qui ajoute, soudain poète : « Les roues des charrettes s’enlisent dans la boue, mais nous tenons l’oiseau de feu dans nos mains. (…) Voilà de la superbe : nous allons cuire des œufs au plats sur le soleil » (p.186).

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Quant à Valentin Alexeïevitch Borissevitch, physicien, voici ce qu’il dit : « L’homme se détache de la Terre … Il manipule d’autres catégories temporelles et pas seulement la Terre, mais d’autres mondes. L’Apocalypse … L’hiver nucléaire … » (p.194). Un photographe : « Or Tchernobyl est une ouverture sur l’infini » (p.206). Comment l’homme pourrait-il être à la hauteur d’une invention qui outrepasse si absolument ses capacités ? Une enseignante constate : « Mais nous avons toujours vécu dans l’horreur et nous savons vivre dans l’horreur. C’est notre milieu naturel » (p.155).

C’est de la même démesure, celle aussi qu’honnissaient les Grecs de l’antiquité, que parle Günther Anders, à propos de la bombe atomique, dans L’Obsolescence de l’homme. Chez les Grecs, l'ubris (ὕϐρις) était châtiée par les dieux, parce qu'ils avaient le sens du sacré. La science a réussi au vingtième siècle à ressusciter une forme de sacré : la terreur que la bombe H a répandue parmi les hommes en est un signe, peut-être une preuve. 

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Et les consignes draconiennes de sécurité qui règnent sur les centrales nucléaires n'ont-elles pas à voir avec le sacré ? Celles-ci ne sont-elles pas gardées comme des temples, ces enceintes où l'on n'était autorisé à pénétrer qu'en observant un strict rituel de gestes et de comportements, sous peine de sacrilège ? Et les châtiments dont l'atome a déjà puni l'humanité (Hiroshima, Nagasaki, Three Miles Island, Tchernobyl, Fukushima, ...) ne sont-ils pas infligés par une divinité ?

Il y a de la transcendance dans l'atome, cet infiniment petit au potentiel infiniment grand, au service duquel se sont mis de modestes humains en blouse blanche. L'atome est un dieu implacable, fabriqué de toutes pièces par ses adorateurs. De plus, il est interdit de le toucher, d'entrer en contact avec lui : il est incommensurable. De plus, il est indestructible, puisqu'il faudrait l'enfouir au cœur de la Terre pour que l'homme échappe à son action. Et encore, ce n'est pas sûr : la Terre, comme toute la Nature, recèle aussi bien la Vie que la Mort.

La Supplication s’ouvre et se referme sur les témoignages de deux femmes de « liquidateurs ». Le premier est proprement insoutenable. Le mari, qui est pompier, est appelé sur les lieux dans la nuit du 26 au 27. Il y va en chemise, sans chapeau : « Ferme les lucarnes et recouche-toi. Il y a un incendie à la centrale. Je serai vite de retour » (p.11). Il a mis deux semaines à mourir dans d’atroces souffrances (« En quatorze jours, l’homme meurt… »). La femme raconte : « Les selles vingt-cinq à trente fois pas jour ... Avec du sang et des mucosités ... La peau des bras et des jambes se fissurait ... Tout le corps se couvrait d'ampoules ... Quand il remuait la tête, des touffes de cheveux restaient sur l'oreiller » (p.22). Plus loin : « Il avait également fallu couper l'uniforme, car il était impossible de le lui enfiler, il n'avait plus de cors solide ... Il n'était plus qu'une énorme plaie » (p.26).

Et elle, elle ne voit même pas les hideuses transformations physiques de son mari, elle ne voit que l’homme qu’elle aime plus que tout au monde, elle ne le quitte que pour dormir un peu, bien qu’on lui dise et répète que : « Ce n’est plus un homme, mais un réacteur » (p.24). Peu après, elle accouche d’une fille saine, sauf qu’elle a une cirrhose (« Vingt-huit röntgens dans le foie »), une malformation cardiaque, et qu’elle mourra à l’âge de quatre heures.

La femme, qui veut rester anonyme, termine ainsi son témoignage : « Mais moi, je vous ai parlé d’amour … De comment j’aimais » (p.31). Le dernier chapitre n’ajoute rien à cet enfer vécu, à part le fait que, intervenu plus tard sur le site, le mari met un an à mourir. Le chapitre initial et le final sont tous deux intitulés « Une voix solitaire ».

Une autre femme, qui habite Khoïniki (non loin de la centrale), raconte : « Ma fille m’a dit récemment : "Maman, si j’accouche d’un bébé difforme,je l’aimerai quand même". Vous vous rendez compte ? Elle est en terminale et elle a déjà des idées pareilles. Ses copines aussi, elles pensent toutes à cela … Un garçon est né chez des amis à nous. Il était tellement attendu ! Vous pensez, le premier enfant d’un couple jeune et beau ! Mais le bébé a une énorme fente en guise de bouche et pas d’oreilles … » (p.208-209).

Certains disent que l’homme s’adapte à toutes les situations. Je n’y croyais pas, mais après tout, c’est peut-être vrai.

Non, ce n'est pas vrai.

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 09 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS 4/9

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LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)

4/9 

De pouvoir (ou non) supporter la laideur.

Héritier fidèle, viscéral et obstiné de ces Lumières-là, je demeure un fervent partisan de la liberté en tout, mais, soit dit une fois pour toutes, une liberté régulée. Une liberté contenue dans des bornes. Une liberté qui accepte de se restreindre. Tout n’est pas permis à l’homme, qu’il soit un individu, une collectivité, une société, un Etat, une entreprise. Tous les désirs n'ont pas à être réalisés au prétexte que c'est techniquement possible, que l'occasion s'en présente ou parce que, « après tout, j'y ai droit ».

Même Dieu en personne n'a pas le droit de tout faire, contrairement à ce que serine le Coran (par exemple : « Décide-t-Il d'une chose ? Il Lui suffit de dire : "Sois", et elle est », sourate XL, verset 68). L’individu est doté de liberté, de désirs et de conscience, oui, entièrement d’accord, mais il est aussi socialisé, je veux dire conscient de ses limites et de ses responsabilités à l'égard de ce qui rend sa vie possible, car il reste conscient qu'il n'est rien sans son lien avec le corps social : ça lui confère des droits, mais sûrement pas rien que des ou tous les droits. Je ne suis peut-être pas qualifié pour énumérer les caractères de ce qui fait une civilisation, mais j'ai l'impression d'en avoir dessiné ci-dessus quelques traits caractéristiques.

Autant le dirigisme et l'autoritarisme (quand un autoproclamé se met à parler à l'impératif) sont faits pour maintenir l'individu dans la sujétion, la frustration, la peur et l'immaturité, autant la permissivité, le laxisme, la dérégulation à tout va, qu’il s’agisse d’un individu, d’un Etat, de l'économie ou d’une entreprise, sont des facteurs de déliaison, de morcellement de l'entité collective, d’atomisation des individus, de désagrégation du « corps social » en une infinité d'unités autonomes. Oui, pour qu’il y ait société, il y a des limites à ne pas franchir. 

Je dis cela en pensant à tous les fanatiques de la « transgression dérangeante », les adeptes de l’infraction innovante, de la provocation révolutionnaire et de l'outrage rédempteur, les casseurs de normes et de frontières et autres conformistes de l’anticonformisme, je veux dire ceux qui occupent en masse le haut du pavé de tous les terrains culturels subventionnés, de la danse au théâtre, en passant par l’opéra, la musique, la peinture et tout le reste. Toutes ces quilles que la boule impitoyable de Philippe Muray (il les traitait fort pertinemment de « Mutins de Panurge », cette formule géniale) n'a malheureusement pas réussi à abattre. Le pouvait-elle ?

Au surplus, j'ajoute que si je sais que l'intention prioritaire de l'artiste est par-dessus tout de me "déranger", de me provoquer ou de me choquer, je discerne la visée manipulatrice : pas de ça, Lisette ! Fous le camp ! Pauvre artiste en vérité qui se donne pour seul programme de modifier son public (c'était ce que voulait déjà Antonin Artaud, avec son "théâtre de la cruauté", Les Cenci et tout ça ... On a vu comment il a fini. Dire qu'il fascinait les élites culturelles !).

Pauvre artiste, qui se soucie moins de ce qu'il met dans son œuvre que de l'effet qu'elle produira : l'œuvre en question est ravalée au rang de simple instrument de pouvoir. Mégalomanie de l'artiste à la mode (c'était quand, déjà : « Sega, c'est plus fort que toi » ?), ivresse de puissance et, en définitive, un pauvre illusionniste qui s'exténue à chercher sans cesse de nouveaux « tours de magie » pour des gogos qui applaudissent, trop heureux d'y croire un moment, avant de retomber dans la grisaille interminable « d'un quotidien désespérant » (Brassens, "Les Passantes"). Après tout, ça leur aura "changé les idées" !

Je préfère que l'artiste ait le désir, l'énergie et le savoir-faire de créer à mon intention une forme qui me laisse libre de l'apprécier à ma guise. C'est ce que formule Maupassant dans la préface à son roman Pierre et Jean : « En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient : "Consolez­-moi. Amusez­-moi. Attristez-­moi. Attendrissez­-moi. Faites­-moi rêver. Faites-­moi rire. Faites­-moi frémir. Faites­-moi pleurer. Faites­-moi penser." – Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste : "Faites-­moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament" ». C'est parler d'or.

Voilà un programme qu'il est bon, nom de Zeus ! Je vois bien la contradiction : faut-il que l'artiste se retire dans son laboratoire pour peaufiner son grand œuvre sans se soucier de sa réception ? Faut-il qu'il cherche à plaire, à impressionner, en pensant à un public précis sur la plasticité et la réceptivité duquel il sait qu'il peut compter ? Il y a dilemme : y a-t-il pour autant incompatibilité ? J'essaie de répondre à la question dans un très prochain billet.

Vouloir agir sur le spectateur, c'est une intention de bas étage, de bas-côté, et même de bas-fond (au point que : « ... à peine si j'ose Le dire tellement c'est bas », Tonton Georges, "L'Hécatombe"). La création d'une forme, c'est une autre paire de manches. Les "transgresseurs" sont finalement des pauvres types, des médiocres, des minables destinés à disparaître au moment même de leur épiphanie. 

Pour revenir à l'atomisation du corps social, je signale accessoirement que faire des individus autant d’entités autonomes, dégagées de tout apparentement est une visée propre à ce qu’on appelle le totalitarisme. Si on n’y est pas encore, on n’en est pas loin. Le totalitarisme, tout soft, invisible et sournois qu’il soit, dont est imprégnée à son insu  notre démocratie (acharnée à nier et refouler cet inconscient-là) ; la frénésie et l’enthousiasme technicistes qui ont fait de l’innovation le seul idéal social encore agissant ; l’ultralibéralisme économique qui instaure la compétition comme seul horizon collectif et la marchandise comme unique accomplissement individuel, voilà, en gros, les  trois facettes de notre condition humaine qui ont fini par se fondre dans mon esprit en un tout où l’humanité de l’homme n’a plus sa place. Inutile de le cacher : c’est une vision pessimiste. 

Le pire, c’est que ce sont toutes les conditions de la vie collective qui me sont alors apparues comme affreuses. Ceci est assez difficile à exprimer en termes clairs : j’ai eu l’impression (fondée ou erronée, va savoir ...) d’acquérir progressivement une vue globale de la situation imposée à l’humanité par la « modernité ». J’ai acquis la conviction que les formes de ce qu’on appelle depuis plus de soixante ans l’ « art contemporain » ne sont pas une excroissance anormale de leur époque mais, au contraire, leur corollaire absolument logique. La même logique qui fait que l'arbre produit son fruit, et que l'Allemagne en crise produit Hitler. Eh oui, la difformité et l'aberration sont elles aussi produites, et ne sortent pas de nulle part.

Qui adhère avec enthousiasme à l’époque, est logiquement gourmand d’art contemporain, de musique contemporaine. Qui est rebuté par l’art contemporain, en toute logique, devrait diriger sa vindicte contre l’époque dont celui-ci est issu. J’ai mis du temps, mais j’ai fini par y venir. C’est alors que le processus de désaliénation (désintoxication si l’on veut) a pu s’enclencher : qui n’aime pas l’époque ne saurait aimer l’art qu’elle produit. Le lien de cause à effet est indéniable. Moi, je croyais aimer l’art de mon temps parce que je voulais être de mon temps. C’était décidé, il le fallait. 

L’art contemporain découle de son époque. Tout ce qui apparaît minable dans l’art contemporain découle logiquement du minable de l’époque qui le produit. Ce n’est pas l’art qui pèche : c’est l’époque. Nous avons l’art que notre époque a mérité. Quand laMCCARTHY PLUG.jpg laideur triomphe, c’est que l’époque désire la laideur : le vert « plug anal » géant de Paul McCarthy en pleine place Vendôme, précisément la place de Paris où sont fabriqués et exposés parmi les plus beaux, les plus précieux bijoux du monde, est logiquement produit par l’époque qui l’a vu naître. Les extrêmes – le sublime et la merde –  se tiennent par la barbichette (que le sublime qui n'a jamais tiré la barbichette du merdique avance d'un pas, tiens, il va voir !). Quand il y a neuf « zéros » après le « un » de la fortune, la merde et le diamant se valent. On croit deviner que c'est en toute logique que le bouchon d'anus (sens de "plug") de M. McCarthy suscite l'émoi "esthétique" de la dame qui porte la présente bague (à propos de bague, cf. l'autrement élégante histoire de "L'anneau de Hans Carvel", qu'on trouve chez Rabelais, Tiers Livre, 26, qui donne une recette infaillible à tous les maris qui ne supportent pas l'idée que leur épouse les fasse un jour cocus).

MC VAN CLEEF.jpgPaul McCarthy est l’humble serviteur de son temps : son œuvre est le revers infâme de la médaille dont la maison Van Cleef & Arpels (ci-contre) décore si luxueusement l’avers. Paul McCarthy est un artiste rationnel : il ne fait que tirer les conclusions qu’on lui demande de tirer. Son message ? "Parlant par respect", comme dit Nizier du Puitspelu dans son très lyonnais Littré de la Grand’Côte, quand il définit des mots et expressions "grossiers" : « Vous l’avez dans le cul ». 

Mais si l’on admet que c’est l’époque qui produit cet art déféqué, c’est moins l’art qui est à dénoncer que l’époque qui l’a vu et fait naître, tout entière. De fait, ce n’est pas seulement l’art contemporain, la musique contemporaine, c’est le 20ème siècle dans son entier qui m’est devenu monstrueux. J’ai compris que Günther Anders avait raison : au 20ème siècle, l’humanité a commencé à méticuleusement édifier la laideur d'un monde d’une dimension telle que nulle force humaine n’était plus en mesure d'en comprendre le sens, encore moins d’en contrôler la trajectoire, et encore moins d'y vivre heureux.

Et le raisonnement qu’il tient à propos de la bombe atomique s’applique à tous les autres aspects du « Système » mis en place : c’est le bateau Terre qui, faute de pilote, est devenu ivre. 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 08 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS 3/9

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ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)

3/9

De l'importance de la lecture.

Ce qui est sûr, c’est que l’art contemporain, la musique contemporaine, la poésie contemporaine (en ai-je bouffé, des manuscrits indigestes, futiles, vaporeux ou dérisoires, au comité de lecture où je siégeais !), tout cela est tombé de moi comme autant de peaux mortes. De ce naufrage, ont surnagé les œuvres de quelques peintres, de rares compositeurs, d’une poignée de poètes élus. Comme un rat qui veut sauver sa peau, j’ai quitté le navire ultramoderne. J'ai déserté les avant-gardes. C’est d’un autre rivage que je me suis mis à regarder ce Titanic culturel qui s’enfonçait toujours plus loin dans des eaux de plus en plus imbuvables. 

Comment expliquer ce revirement brutal ? Bien malin qui le dira. Pour mon compte, j’ai encore du mal. Je cherche. Le vrai de la chose, je crois, est qu’un beau jour, j'ai dû me poser la grande question : je me suis demandé pourquoi, tout bien considéré, je me sentais obligé de m’intéresser à tout ce qui se faisait de nouveau. 

Mais surtout, le vrai du vrai de la chose, c’est que j’ai fait (bien tardivement) quelques lectures qui ont arraché les peaux de saucisson qui me couvraient les yeux quand je regardais les acquis du 20ème siècle comme autant de conquêtes victorieuses et de promesses d'avenir radieux. J’ai fini par mettre bout à bout un riche ensemble homogène d’événements, de situations, de manifestations, d’analyses allant tous dans le même sens : un désastre généralisé. C’est alors que le tableau de ce même siècle m’est apparu dans toute la cohérence compacte de son horreur, depuis la guerre de 14-18 jusqu’à l’exploitation et à la consommation effrénées des hommes et de la planète, jusqu'à l’humanité transformée en marchandises, en passant par quelques bombes, quelques génocides, quelques empoisonnements industriels. 

ORIGINES DU TOTALITARISME.jpgAu premier rang de ces lectures, je crois pouvoir placer Les Origines du totalitarisme, de Hannah Arendt : un panorama somme toute effrayant sur l'histoire longue de l'Europe. A tort ou à raison, j’ai déduit de ce livre magnifique et complexe que le nazisme et le stalinisme étaient non pas des parenthèses monstrueuses de l’histoire, mais deux formes de parfait accomplissement du système capitaliste, en phases simultanées de rationalisation intégrale de la vie et de despotisme halluciné de l’irrationnel. Un système totalitaire met en œuvre de façon parfaitement rationnelle un délire absolu. A moins qu'il ne mette en œuvre de façon totalement délirante un absolu de la Raison.

A tort ou à raison, j’ai conclu de cette lecture décisive qu’Hitler et Staline, loin d’être les épouvantails, les effigies monstrueuses et retranchées de l’humanité normale qui en ont été dessinées, n’ont fait que pousser à bout la logique à la fois rationnelle et délirante du monde dans lequel ils vivaient pour la plier au fantasme dément de leur toute-puissance. Hitler et Staline, loin d’être des monstres à jamais hors de l’humanité, furent des hommes ordinaires (la « Banalité du Mal » dont parle Hannah Arendt à propos du procès Eichmann). Il n'y a pas de pommes s'il n'y a pas de pommier. Ils se contentèrent de pousser jusqu’à l’absurde et jusqu’à la terreur la logique d’un système sur lequel repose, encore et toujours, le monde dans lequel nous vivons. 

Hitler et Staline (Pol Pot, …) ne sont pas des exceptions ou des aberrations : ils sont des points d’aboutissement. Et le monde actuel, muni de toutes ses machines d’influence et de propagande, loin de se démarquer radicalement de ces systèmes honnis qu’il lui est arrivé de qualifier d’ « Empire du Mal », en est une continuation qui n’a eu pour talent que de rendre l’horreur indolore, invisible et, pour certains, souhaitable. 

Un exemple ? L’élimination à la naissance des nouveau-nés mal formés : Hitler, qui voulait refabriquer une race pure, appelait ça l’eugénisme. Les « civilisés » que nous sommes sont convenus que c’était une horreur absolue. Et pourtant, pour eux (pour nous), c’est devenu évident et « naturel ». C’est juste devenu un « bienfait » de la technique : permettre de les éliminer en les empêchant de naître, ce qui revient strictement au même. C’est ainsi que, dans quelques pays où la naissance d’une fille est une calamité, l’échographie prénatale a impunément semé ses ravages. 

ELLUL BLUFF TECHNO.jpgD’ailleurs c’est au sujet de la technique que, grâce à un certain nombre d’autres lectures, s’est poursuivi le travail qui a fini par saper en moi, jusqu'aux fondations, la croyance dans le « Progrès ». Les ouvrages de Jacques Ellul (Le SystèmeANDERS GÜNTHER.jpg technicien, Le Bluff technologique) ont, entre autres, marqué cette facette de l’évolution. La lecture récente de L’Obsolescence de l’homme, de Günther Anders (premier mari de Hannah Arendt), n’a rien fait pour arranger ma vision des choses. 

Je citerai une troisième facette de ladite évolution : une réflexion tirée d’ouvrages d’économistes, parmi lesquels ceux du regretté Bernard Maris (à MARIS BERNARD ANTIMANUEL 1.jpgcommencer par les deux volumes de son Antimanuel d’économie), assassiné en janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo. Dans ses débats hebdomadaires avec l’ultralibéral Jean-Marc Sylvestre, le vendredi, il m’avait ouvert les yeux sur la possibilité de conserver une société humaniste fondée sur le partage et la redistribution des richesses, en opposition frontale avec les tenants de la dérégulation illimitée de l’économie (« pour libérer les énergies », autrement dit pour entrer dans la grande compétition planétaire, forme économique de la guerre de tous contre tous). 

MURAY ESSAIS.jpgJ’allais oublier, dans l’énumération de ces lectures décisives, celle, plus récente, de l’énorme pavé (1764 pages) des Essais de Philippe Muray (L'Empire du Bien, Après l'Histoire I, II, Exorcismes spirituels I, II, III, IV, Les Belles Lettres, 2010, que j'ai lus dans l'ardeur et la gratitude). Cette ponceuse puissante a achevé de me décaper des dernières traces du verni de l’ancienne dévotion qui me faisait m’agenouiller devant l’idole « Modernité ». C'est au Philippe Muray des Essais que je dois de m'être débarrassé des derniers remords que j'aurais pu nourrir suite à la grande volte-face qui s'est opérée en moi en face de la « Modernité ».

Mais je doisFINKIELKRAUT DEFAITE PENSEE.jpg reconnaître que Muray avait été précédé, trente ans auparavant par le mémorable La Défaite de la pensée (Alain Finkielkraut, Gallimard, 1987, lu à parution et plusieurs fois relu), qui avait préparé et balisé le chemin, avec son désormais célèbre chapitre « Une paire de bottes vaut Shakespeare ».

MICHEA ENSEIGNEMENT IGNORANCE.jpgIl faudrait citer bien d'autres lectures (les quatre volumes d'Essais, articles, lettres de George Orwell, les bouquins de Jean-ClaudeLASCH CHRISTOPHER CULTURE NARCISSISME.jpg Michéa (L'enseignement de l'ignorance, L'Empire du moindre mal, ...), La Culture du narcissisme, Le Moi assiégé de Christopher Lasch, ...). Inutile, peut-être, de dire que quand j'ai découvert Michel Houellebecq (c'était avec La Carte et le territoire), la "conversion" était accomplie. C’en était fini des mirages du Progrès. J'avais choisi mon camp : celui des « Dissidents de l'époque » (infiniment préférable à celui, tellement commode, de "réactionnaires").

L'Histoire (le Pouvoir, la Politique), la Technique, l'Economie, donc : la trinité qui fait peur.

Restent les Lumières originelles : étonnamment et bien que je ne sache pas si le résultat est très cohérent, au profond de moi, elles résistent encore et toujours à l'envahisseur. Sans doute parce qu'en elles je vois encore de l'espoir et du possible. 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 24 septembre 2015

L'HOMME OBSOLÈTE

GÜNTHER ANDERS : L’OBSOLESCENCE DE L’HOMME 4 

Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’Apocalypse 

La remarque la plus étonnante – la plus amusante si l’on veut – qu’on trouve dans ce dernier essai composant L’Obsolescence de l’homme, se trouve p. 283. C’est le titre du §8 : « L’assassin n’est pas seul coupable ; celui qui est appelé à mourir l’est aussi ». Il se trouve que j’étais en train de lire Maigret et le clochard. Les hasards de l’existence … On lit en effet au chapitre IV ce petit dialogue entre M. et Mme Maigret : « – Les criminologistes, en particulier les criminologistes américains, ont une théorie à ce sujet, et elle n’est peut-être pas aussi excessive qu’elle en a l’air … – Quelle théorie ? – Que, sur dix crime, il y en a au moins huit où la victime partage dans une large mesure la responsabilité de l’assassin ». Le rapprochement s’arrête évidemment à cette coïncidence. 

Günther Anders analyse ici les implications et significations de la bombe atomique. Il reprend une idée exprimée dans Sur la Honte prométhéenne : « Nous lançons le bouchon plus loin que nous ne pouvons voir avec notre courte vue » (p.315). Autrement dit, nous agissons sans nous préoccuper des conséquences de nos actes, et nous inventons des choses qui finissent par nous dépasser, voire se retourner contre nous. 

Je me contenterai de picorer ici des réflexions qui m’ont semblé intéressantes. D’abord cette idée que, aujourd’hui, « c’est nous qui sommes l’infini », qui dit assez bien ce que la bombe, fruit de l’ingéniosité humaine, a d’incommensurable avec l’existence humaine : nous éprouvons désormais « la nostalgie d’un monde où nous nous sentions bien dans notre finitude ».  

Faust est mort, dit l’auteur, précisément parce qu’il est le dernier à se plaindre de sa « finitude ». Je ne sais plus où, dans le Second Faust, le personnage s’adresse à Méphisto : « Voilà ce que j’ai conçu. Aide-moi à le réaliser ». Notons au passage qu’aux yeux de Goethe, c’est la technique en soi qui a quelque chose de diabolique, puisque c’est Méphisto qui l’incarne. 

Une autre idée importante, je l’ai rencontrée récemment dans la lecture de La Gouvernance par les nombres d’Alain Supiot (cf. ici, 9 et 10/09) : ce dernier appelle « principe d’hétéronomie » l’instance d’autorité qui, surplombant et ordonnant les activités des hommes, s’impose à tous. Or ce principe, dans une civilisation dominée par la technique, tend à devenir invisible, conférant alors au processus lui-même une autorité d’autant plus inflexible qu’elle n’émane pas d’une personne. Ce qui fait que la finalité de la tâche échappe totalement à celui qui l’accomplit, avec pour corollaire : « Personne ne peut plus être personnellement tenu pour responsable de ce qu’il fait » (p.321). 

C’est aussi dans le présent essai qu’on trouve le chapitre intitulé « L’homme est plus petit que lui-même ». Je ne reviens pas en détail sur cette idée formidable, qui développe d’une certaine manière les grands mythes modernes suscités par la créature du Dr Frankenstein (Mary Shelley) ou par le Golem (Gustav Meyrink) : l’homme, en déléguant sa puissance à la technique, a donné naissance à une créature qui lui échappe de plus en plus. Avec pour conséquence de multiplier les risques pour l’humanité : « Ce qui signifie que, dans ce domaine, personne n’est compétent et que l’apocalypse est donc, par essence, entre les mains d’incompétents » (p.301). Autrement dit, l’humanité a construit un avion pour lequel il n’existe pas de pilote. 

Je signale une expression qui m’a aussitôt fait penser à Hannah Arendt : « cette horrible insignifiance de l’horreur » (p.304). 

Pour terminer, ce passage (l'auteur vient d'évoquer Les Frères Karamazov) : « Accepter que le monde qui, la veille encore, avait un sens exclusivement religieux devienne l’affaire de la "physique" ; reconnaître, en lieu et place de Dieu, du Christ et des saints, "une loi sans législateur", une loi non sanctionnée, sans autre caution que sa seule existence, une loi absurde, une loi ne planant plus, « implacablement », au-dessus de la nature, bref la « loi naturelle » – ces nouvelles exigences imposées à l’homme de l’époque, il lui était tout simplement impossible de s’y plier » (p.333). Le « Système technicien » (Jacques Ellul) s’est autonomisé. L’homme se contente de suivre la logique de ce système, de se mettre à son service pour qu’il se développe encore et toujours et, pour finir, de lui obéir aveuglément. 

Au total, un livre qui secoue pas mal de cocotiers. 

Voilà ce que je dis, moi.

 

FIN

mercredi, 23 septembre 2015

L'HOMME OBSOLÈTE

GÜNTHER ANDERS : L’OBSOLESCENCE DE L’HOMME 3 

Le Monde comme fantôme et comme matrice 

Le monde qu’analyse cet essai est celui de la médiatisation triomphante de tout. Günther Anders parle seulement de la radio et de la télévision, mais je suis sûr qu’il ne verrait aucun obstacle à étendre ses analyses aux médias qu’une frénésie d’innovation technique a inventés depuis son essai (1956). Aujourd’hui, tout le monde est « connecté », au point qu’être privé de « réseau » peut occasionner de graves perturbations psychologiques. 

Il commence par nier la valeur de l’argument habituel des défenseurs de la technique face à ceux qui s’indignent de certains « dommages collatéraux » : ce n’est pas la technique qui est mauvaise, ce sont les usages qu’on en fait (air connu). Cet argument rebattu fait semblant d’ignorer que « les inventions relèvent du domaine des faits, des faits marquants. En parler comme s’il s’agissait de "moyens" – quelles que soient les fins auxquelles nous les faisons servir – ne change rien à l’affaire » (p.118). 

Notre existence, dit-il, ne se découpe pas en deux moitiés séparées qui seraient les « fins » d’une part, les « moyens » d’autre part. L’ « individu », par définition, ne peut être coupé en deux (cf. le jugement de Salomon). L’argument n’a l’air de rien, mais il est puissant. Conclusion, il est vain de se demander si c’est la technique qui est mauvaise en soi, ou les usages qui en sont faits ensuite : une poêle sert à griller des patates, elle peut servir à assommer le voisin qui fait du bruit à deux heures du matin. 

Pour qui est familiarisé avec les critiques lancées contre la télévision dans la dernière partie du 20ème siècle, le propos de Günther Anders compose un paysage connu. Les Situationnistes en particulier, à commencer par Guy Debord, ont constamment passé dans leur moulinette virulente la « société spectaculaire-marchande ». Il n’est d’ailleurs pas impossible que Debord (La Société du spectacle date de 1967) ait picoré dans l’essai d’Anders (paru en 1956). 

Si les films, marchandises standardisées, amènent encore les masses à se réunir dans des salles pour assister collectivement à la projection, la télévision semble livrer le monde à domicile. Pour décrire l’effet produit par ce changement, Anders a cette expression géniale : « Le type de l’ "ermite de masse" était né ». « Ermite de masse » est une trouvaille, chacun étant chez soi, en quelque sorte, « ensemble seul ». 

On peut ne pas être d’accord avec l’auteur quand il met exactement sur le même plan radio et télévision, car la réception d’images visuelles change pas mal de choses. Le point commun réside dans l’action de médiatisation : l’écran de télévision, et dans une moindre mesure le poste de radio, littéralement, « font écran » entre le spectateur et la réalité concrète du monde, qui du coup n’est plus l’occasion d’une expérience individuelle par laquelle chacun teste sa capacité d’action sur celle-ci. 

L’auteur le dit : le monde, qui est servi « à domicile », n’est plus que le « fantôme » de lui-même : « Maintenant, ils sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites – non pas pour fuit le monde, mais plutôt pour ne jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde "en effigie" ». L’exagération ne peut toutefois s’empêcher de ressurgir : « Chaque consommateur est un travailleur à domicile non rémunéré [il faudrait même dire "payant"] qui contribue à la production de l’homme de masse ». Mais on a bien compris l’idée. 

Autrement intéressante est l’idée que radio et télévision induisent l’établissement, entre la source et le récepteur (entre les animateurs du spectacle et les auditeurs et téléspectateurs) une « familiarité » pour le moins étrange, qui semble tisser entre eux des liens de proximité immédiate, du seul fait que ces voix semblent s’édresser à eux personnellement. On pense ici à tout ce que peuvent déclarer de charge affective et d’identification les consommateurs quand ils s’adressent aux animateurs par oral ou par écrit. De plus, ces liens apparents entraînent une relative déréalisation des proximités concrètes (exemple p. 148-149). Ces liens sont en réalité une grande imposture qui fait que l’ « individu devient un "dividu" » (p.157). C’est bien trouvé. 

Anders évoque aussi l’espèce d’ubiquité que produit le média et la schizophrénie artificiellement produite qui en découle. S’il voyait aujourd’hui avec quelle attention fascinée passants, clients de terrasses de bistrots et passagers du métro fixent l’écran de leur téléphone, même marchant ou en compagnie, il serait encore plus catastrophé par le monde que les hommes ont continué à fabriquer. 

Faisant semblant d’être ici (puisqu’ils « communiquent » et sont « connectés ») et faisant semblant d’être ailleurs (pour les mêmes raisons !), ils constituent une sorte d’humanité « Canada dry », cette boisson qui « ressemble à de l’alcool, mais ce n’est pas de l’alcool ». Voilà : ça ressemble à de l’humanité, mais ce n’est pas de l’humanité. L’incessante innovation technique au service de la marchandise tient l’humanité en laisse. 

Je n’insiste pas sur le conditionnement du désir, en amont de la manifestation d’une volonté et d’une liberté, pour orienter celui-ci sur des marchandises. Je n’insiste pas sur le caractère impérieux, voire vaguement totalitaire, de cette façon d’imposer une représentation du monde (une idéologie) : « Que ma représentation soit votre monde » (p. 195), façon plus sophistiquée que celle qu’Hitler utilisait pour formater les esprits. Günther Anders suggère que le règne de la radio et de la télévision produit un autre totalitarisme. 

L’essai Le monde comme fantôme et comme matrice (titre pastichant Schopenauer), par sa radicalité dans l’analyse de la radio et de la télévision, indique assez que son auteur n’attend rien de bon de l’évolution future de l’humanité et du sort que l’avenir, sous l’emprise de la technique, lui réserve. 

Il serait désespéré que ça ne m’étonnerait pas. Sa réflexion, qui remonte à plus d’un demi-siècle, n’a en tout cas rien perdu de sa force. 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 22 septembre 2015

L’HOMME OBSOLÈTE

 

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Je disais que, selon Günther Anders, l'homme n'est plus à la hauteur du monde qu'il a fabriqué.

 

Sur la honte prométhéenne 

Le premier essai de l’ouvrage, développe cette idée. L’auteur parle de la réaction de son ami T. lors de leur visite à une exposition technique : « Dès que l’une des machines les plus complexes de l’exposition a commencé à fonctionner, il a baissé les yeux et s’est tu ». Il va jusqu’à cacher ses mains derrière son dos. L'auteur en déduit que T. est saisi de honte devant tant de perfection, honte motivée par la cruauté de la comparaison entre l’organisme humain, fait d’ « instruments balourds, grossiers et obsolètes » et des « appareils fonctionnant avec une telle précision et un tel raffinement ». 

J’imagine que certains trouveront gratuite l’interprétation de l’attitude de T., mais je pense à une page de Zola (L’Assommoir ?), où Coupeau et Gervaise visitent une usine, page où Zola décrit les machines comme douées de vie propre, alors que les visiteurs semblent rejetés hors de l’existence. Et Coupeau, abattu et découragé après une bouffée de colère contre les machines, de conclure : « Ça vous dégomme joliment, n’est-ce pas ? ». C’est bien une réaction du même genre. 

Moralité : l’homme est « inférieur à ses produits ». J’avoue que je me tapote le menton quand il énonce : « Avec cette attitude, à savoir la honte de ne pas être une chose, l’homme franchit une nouvelle étape, un deuxième degré dans l’histoire de sa réification ». Mais après tout, quand on sait ce que suppose l’apprentissage des gestes sportifs et la discipline requise dans les sports de haut niveau aujourd’hui, on est obligé de se dire que le corps des plus grands champions que les foules vénèrent s'est peu ou prou mécanisé. 

Il est de notoriété publique que l’industrie européenne a été amplement délocalisée dans les pays à bas coût de main d’œuvre. Et que quand on parle aujourd’hui de « relocalisation industrielle », c’est pour installer des usines entièrement robotisées, où une quinzaine d’humains suffisent pour surveiller et maintenir en état, quand l’installation précédente, avant délocalisation, avait besoin de plusieurs centaines d’ouvriers. Et Günther Anders a publié L’Obsolescence … en 1956 ! L’homme devient l’accessoire de la machine. 

De même, l’auteur attige quand il affirme : « … les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas ». De même : « Il espère, avec leur aide, obtenir son diplôme d’instrument et pouvoir ainsi se débarrasser de la honte que lui inspirent ses merveilleuses machines ». C’est la qu’on voit à l’œuvre la méthode de « l’exagération ». Il y a visiblement, dans cette façon de prendre les perceptions ordinaire à rebrousse-poil, un goût du paradoxe et un désir de provoquer. 

Il n’empêche que, quand on prend conscience de l’emprise de plus en plus grande des machines sur le cadre et les conditions de notre vie, on se dit que les caricatures et hyperboles formulées par Günther Anders recèlent leur part de vérité. Il est assez juste de soutenir comme il le fait que l’homme « n’est plus proportionné à ses propres productions », même si ce qu’il dit un peu plus loin de « l’hybris » (démesure, orgueil) le conduit à tenir un raisonnement alambiqué. 

Ce qui reste très étonnant malgré tout dans la lecture de « Sur la honte prométhéenne », c’est que l’auteur pressent quelques conséquences de la frénésie d’innovation technologique. Je pense au clonage, évoqué indirectement dans un très beau passage : « Mais si on la considère en tant que marchandise de série, la nouvelle ampoule électrique ne prolonge-t-elle pas la vie de l’ancienne qui avait grillé ? Ne devient-elle pas l’ancienne ampoule ? Chaque objet perdu ou cassé ne continue-t-il pas à exister à travers l’Idée qui lui sert de modèle ? L’espoir d’exister dès que son jumeau aura pris sa place, n’est-ce pas une consolation pour chaque produit ? N’est-il pas devenu "éternel" en devenant interchangeable grâce à la reproduction technique ? Mort, où est ta faux ? » (p.69). Devenir éternel en devenant interchangeable, c’est à peu de chose près le programme du héros de La Possibilité d’une île, de Michel Houellebecq. Il suffit de remplacer par l’être humain l’objet fabriqué. Pour Anders, l’homme est inférieur puisqu’une telle immortalité lui est refusée : à son époque, le clonage était inconcevable. 

Pour être franc, je ne suis guère convaincu, à l’arrivée, par le concept de « honte », qui me semble inopérant. L’expression oxymorique « honte prométhéenne » est à prendre (selon moi) pour un tour de force intellectuel, pour un jeu conceptuel virtuose si l’on veut. 

Dernier point : tout le §14 est étonnamment consacré à la musique de jazz. Je ne sais pas bien à quel genre de jazz pense Günther Anders en écrivant. En 1956, la vague « be-bop » est encore bien vivante. Miles Davis (Ascenseur pour l’échafaud, 1957) et Ornette Coleman (Change of the century, 1959) vont bientôt donner quelques coups de fouet à cette musique. Inutile de dire que le développement est fait pour choquer l’amateur de jazz, à commencer par celui (dont je suis) qui préfère les petites formations fondées sur le trio rythmique, éventuellement augmenté d’un ou plusieurs « souffleurs », où les uns et les autres ne cessent de se relancer, de se répondre et de se stimuler. 

Le §14 est intitulé « L’orgie d’identification comme modèle du trouble de l’identification. Le jazz comme culte industriel de Dionysos » (p.103). Je me demande ce qui prend à l’auteur d’affirmer : « La "fureur de la répétition", qui neutralise en elles tout sentiment du temps et piétine toute temporalité, est la fureur du fonctionnement de la machine » (p.104). Je me dis pour l’excuser que la techno n’existait pas : il faut avoir assisté (je précise : par écran interposé !) à une « rave party » pour avoir une idée modernisée de ce qu’est le « culte industriel de Dionysos ». 

Désolé, M. Anders, rien de moins machinal que le jazz auquel je pense. 

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 21 septembre 2015

L’HOMME OBSOLÈTE

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L’Obsolescence de l’homme, (éditions de l’Encyclopédie des Nuisances + éditions Ivréa, Paris, 2002) du philosophe Günther Anders, voilà un livre qui m’a donné du fil à retordre (comme le montre ci-contre l'état de la couverture). Mais un livre important. 

L’idée surgit au 20ème siècle : l’homme est désormais « de trop ». La preuve, l'homme (pas le même) est capable de l’éliminer en masse de 1914 à 1918, puis de 1939 à 1945. La preuve, Staline a supprimé sans doute cinquante millions de « mauvais soviétiques ». La preuve, les nazis furent les premiers industriels de la mort de populations civiles. La preuve, les Américains ont effacé de la surface de la Terre deux villes « ennemies », avec leurs habitants. D’autres preuves ne manquent pas, inutile d’énumérer. 

Cette idée que l’homme a été rendu « superflu », je l’avais découverte en lisant Les Origines du totalitarisme, le grand ouvrage de Hannah Arendt. Pierre Bouretz la souligne dès son introduction (Gallimard-Quarto, 2002) : « Son horizon est un système dans lequel "les hommes sont superflus" » (p.151). Arendt enfonce le clou dans sa deuxième partie (« L’impérialisme »), attribuant à la « monstrueuse accumulation du capital » la production d’une richesse superflue et d’une main d’œuvre superflue (p.405). A deux doigts d'expliquer ainsi la concurrence colonialiste entre puissances européennes.

Je viens de trouver la même idée (pas tout à fait : "superflu" n’est  pas "obsolète", mais le résultat est le même, répondant à la même question : « A quoi sers-je ? ») exprimée dans le dernier livre paru de Paul Jorion (Penser tout haut l’économie avec Keynes, Odile Jacob, septembre 2015), qui cite le célèbre économiste britannique : « Mais l’effet des machines des générations les plus récentes est toujours davantage, non pas de rendre les muscles de l’homme plus efficaces, mais de les rendre "obsolètes" » (p.94). Il écrivait cela en 1928. Que dirait-il aujourd’hui, où la numérisation bat son plein et où la robotisation avance par vent arrière et a sorti le spinnaker  ? 

Le livre de Günther Anders, sous-titré « Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle », publié en 1956, s’il n’invente pas la notion, la place en tant que telle au centre de la réflexion du philosophe. C’est du brutal. A noter que la notion d’ « obsolescence programmée » est inventée à la fin des années 1920, quand les fabricants d’ampoules lumineuses se rendent compte que si celles-ci sont éternelles ou presque (comme ils sont parfaitement capables de le faire), leurs entreprises ne survivront pas longtemps. 

Je l’avoue : il m’arrive de lire des philosophes. J’exècre, je l’ai dit, les économistes qui jargonnent pour bien faire comprendre leur supériorité sur les gens ordinaires en usant de concepts sophistiqués et d’un vocabulaire amphigourique. C’est la même chose pour la psychanalyse : Lacan me fait rire, contrairement à quelqu’un comme Didier Anzieu, qui n’abrite pas son « autorité » derrière un sabir ou un volapük motivé selon lui par l’extrême précision technique que requiert sa discipline. 

C’est encore la même chose avec les philosophes. Je ne suis pas familier de la discipline, mais il m’arrive d’en fréquenter, tout au moins parmi ceux qui me paraissent fréquentables, dans la mesure où ils écrivent pour être compris du commun des mortels, et non du seul petit cercle de leurs confrères spécialistes de la spécialité. Pour rendre intelligible leur pensée, en rédigeant en « langue vulgaire », c’est-à-dire – au sens latin – la langue « commune à tous ». 

Ce qui est curieux (et qui rend la lecture tant soit peu ardue), avec le livre de Günther Anders, c’est qu’il cumule. Je m’explique. Il s’exprime dans une langue très accessible, sans toutefois s’interdire de recourir à l’occasion au dialecte propre à quelques philosophes (Hegel, Heidegger, …). Mais il accroît la difficulté : le contenu même des idées est fait pour rebuter le lecteur, dans la mesure où celui-ci se retrouve démuni et perdu, faute d’apercevoir quelques points de repère grâce auxquels il ait l’impression d’être en terrain connu. Indéniablement, on a à faire à un original authentique. L’éditeur le déclare d’entrée de jeu : si la traduction française paraît près d’un demi-siècle après l’édition allemande, « La difficulté du texte y est certainement pour quelque chose … ».  

Anders (pseudo signifiant « autre », son vrai nom étant Stern) est un philosophe de toute évidence marginal, à cause de sa radicalité, et surtout à cause d’une « méthode » pour le moins idiosyncrasique. Il revendique en effet le droit à l’exagération comme méthode. Il justifie ce choix en comparant sa recherche à celles que mène un virologue, dont l’outil principal est le microscope : que serait une « virologie à l’œil nu » (encyclopédie en ligne) ? 

L’argument semble d’autant plus valable qu’il soutient que ce n’est pas lui mais le monde dont il parle qui exagère : ce qu’il écrit « … n’est que l’exposé outrancier de ce qui a déjà été réalisé dans l’exagération » (p.35). Il le dit ailleurs : l’humanité a commencé à fabriquer « un monde au pas duquel nous serions incapables de marcher ». La grande idée qui traverse tout l’ouvrage est que certes, par son génie, l’homme a élaboré un monde qui tend à se rapprocher des œuvres divines, mais que, par sa nature, il en reste à jamais « pas à la hauteur ». 

« L’homme est plus petit que lui-même » est d’ailleurs le titre d’un des chapitres. Le pataphysicien pense bien sûr au chapitre IX du livre II de Faustroll : « Faustroll plus petit que Faustroll ». « Tout est dans Faustroll », s’écriait d’ailleurs le docteur Irénée-Louis Sandomir (fondateur du Collège de 'Pataphysique), pour bien signifier qu’Alfred Jarry reste un grand précurseur.   

L’homme n’est pas à la hauteur du monde qu’il a fabriqué à partir du 20ème siècle. Il y faudrait, comme dit Jarry, un SURMÂLE, du type d'André Marcueil.

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Dessin de Pierre Bonnard pour Le Surmâle, d'Alfred Jarry.

Mais il n'y a pas de surmâle, comme le montre la baudruche appelée indûment Superman. Comme par hasard américaine. 

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 22 septembre 2012

AU PAS (MUSICAL), CAMARADE !!

Pensée du jour : « L'homme n'est que poussière. C'est dire l'importance du plumeau » (La Montagne, 14 août 1962).

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Le fond sonore que nous enregistrons sans l’écouter (car nul doute que nous l'enregistrons), vaguement rythmé par les battements d’un cœur inhumain à force d’être électrique, c’est à ça qu’il sert. Certes, je l'ai dit, vous n’avez pas (encore) à marcher au pas, mais le tonal binaire amplifié boumboum, c’est un peu comme si vous défiliez aux Champs Elysées le 14 juillet au son des clairons. 

 

Sauf que ce 14 juillet banalisé, pour tout le monde, c’est tous les jours. C'est tous les jours qu'on vous berce les viscères, les organes, les neurones (à prononcer mezzo voce et avec tendresse, une voix d'hôtesse d'accueil) : « Dodo, l'enfant do, tu n'es pas seul, tu n'es jamais seul. Quelqu'un, quelque part, s'occupe de toi. Je ne suis pas ta mère, mais presque. Pose ta tête ». Sans que personne y prête attention.

 

Ce n'est pas pour rien que les hypermarchés ont longtemps diffusé de la « muzak » (c'est le terme approprié) à un niveau tout juste accessible au seuil de la conscience. Seigneur, donnez-nous notre 14 juillet quotidien ! Pas le national. Juste un 14 juillet personnel et permanent. Même pas une fête. Et même le contraire d'une fête. A ce bal-là, on danse tout seul. En rond. Tout le temps. 

 

Ainsi bercé, à quoi ne consentirait-on pas ? Et c'est d'autant plus vrai que ce n'est pas une musique qu'on écoute pour l'écouter. Pour laquelle on est prêt à poser ses fesses. C'est une musique "mode-de-vie". Une musique à tout faire. Un robinet à ouvrir. A fermer quand on est forcé. Conçue pour ne pas être du vide environnemental. Ou plutôt conçue pour faire le vide autour. 

 

Du rien ontologique (attention, garez-vous, les grands mots sont de sortie). Cette musique joue les dames de compagnie. Elle fait les auxiliaires de vie sociale (AVS). C'est une béquille pour vie intérieure bancale ou embryonnaire.

 

 

Une musique qui aide à traverser la rue. A faire ses courses (sauf à la caisse, où le chiffre aide à revenir au réel). Pourquoi pas de la musique de soins palliatifs (voir l'euthanasie en douceur musicale du vieux, le magnifique EDWARD G. ROBINSON, dans Soleil vert, de RICHARD FLEISCHER, 1973) ? 

 

Disons-le : cette musique est un vulgaire parasite. L'individu humain qui se balade coiffé de sa musique, il se laisse sucer la moelle. Il consent à transférer ailleurs un peu de son existence, et surtout à laisser dormir le reste. A faire taire l'essentiel. Le robinet musical, c'est du vide existentiel. Il y a du vampirisme dans ce mode de vie. 

 

« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », demandent Louis Aragon et Léo Ferré. 

 

Vous avez compris que, si j’ai un message, c’est celui-ci : la musique étiquetée « tonal binaire amplifié boumboum » joue (attention, toute proportion gardée) aujourd’hui le rôle des sergents recruteurs dans les armées d’Ancien Régime. On se débrouille pour que le garçon du village ne soit pas encore trop ivre pour qu’il puisse encore tracer sur le papier la croix de sa signature. Après ? Quand il se réveille, il en a pris pour cinq ans minimum. A ses risques et périls.

 

Cela me fait penser au long règne absolu du cinéma hollywoodien sur l'imaginaire occidental. Mais je préfère penser ici à l'hypothèse intéressante formulée par GÜNTHER ANDERS (premier mari de HANNAH ARENDT) à propos de la science-fiction : si cette littérature a tant de succès, dit-il, c'est qu'elle constitue une autre forme de domestication des foules (c'est quelque part dans L'Obsolescence de l'homme).

 

Dans la S.-F., selon lui, la technique comme force autonome détachée de l'humanité est présentée de telle façon que les masses humaines, avant même que l'innovation existe, adhèrent déjà, par principe, à son irruption comme preuve de progrès. Ce n'est pas l'éruption volcanique (dans un bocal assez vaste quand même) de la sortie de l'iPhone 5 d'Apple qui va administrer la preuve du contraire !

 

Cette musique omniprésente, je ne dis pas que c’est le facteur principal (il faudrait aussi parler de la télévision, de la publicité, de la propagande en général, mais c'est justement trop général), je dis qu’elle participe à l'entreprise d’embrigadement et de domestication des esprits.

 

Elle les rend dociles en les habituant à considérer l'environnement sonore dans lequel ils baignent en permanence comme un environnement naturel. De l'ordre de ce qui ne saurait se remettre en question. Ce qui nous ramène à la "pensée du jour" de HANNAH ARENDT, liminaire de la note d'hier : « La fonction politique du raconteur d'histoire - historien ou romancier - est d'enseigner l'acceptation des choses telles qu'elles sont ». J'ajoutais le musicien pop-rock. 

 

Quoi, j'exagère ? Quoi, je dramatise ? Sûrement, sûrement. Vous avez sûrement raison. 

 

Mais voilà ce que je dis, moi.

Cette fois, promis, je passe à autre chose. Ça commence à bien faire.

lundi, 28 novembre 2011

HANNAH ARENDT ET MONSIEUR BERNARD

Hannah Arendt est une philosophe magnifique. Et magnifique à tout point de vue. Regardez donc la photo que Gallimard a choisie pour orner le dos de son volume « Quarto »  : je craque, j'attends qu'on me la présente. Elle est belle. Une jeune femme superbe, au regard ardent, au visage ovale de madone.

 

On comprend que Martin Heidegger ait succombé, même si c'est Günther Anders qui l'eut le premier, comme premier mari de la dame, lui-même un gusse de première, avec L’Obsolescence de l’homme, que je recommande chaudement.

 

J’ai lu, il y a quelques années, Les Origines du totalitarisme, le gros  maître-livre de Hannah Arendt, le livre d’une vie, même si l’ouvrage est loin d’épuiser l’œuvre de la philosophe. Sa lecture constitue néanmoins une grande aventure, dont mes modestes moyens sont bien loin de pouvoir prétendre dénouer tous les fils.

 

Je dois dire ici que la lecture des Origines du totalitarisme restera pour moi un moment de basculement. Ce livre, avec quelques autres de la même que j’ai lus, sinon assimilés, a modifié en profondeur ma façon d’être au monde. Peu de livres peuvent se vanter de cet exploit. L’une des premières raisons, c’est probablement l’énormité de la matière brassée et l’impression de maîtrise qui s’en dégage.

 

Mine de rien et à part ça, je suis épastrouillé du nombre et de la diversité des gens qui se réfèrent à ses travaux, fût-ce pour en critiquer tel aspect. En particulier, les critiques se concentrent sur Eichmann à Jérusalem, que j’avais lu dans la foulée. Il est vrai qu’elle a assisté au procès en tant que journaliste envoyée par le New Yorker, mais qu’elle en est partie avant la fin. Sa thèse sur la « banalité du Mal » est connue, souvent mal comprise.

 

Mais ce qui lui est surtout reproché, c’est d’avoir minimisé le rôle d’Eichmann dans l’exécution de la « solution finale », en en faisant un exécutant de bas étage, ce qu’elle aurait évité en assistant à la fin du procès, où la véritable personnalité de l’accusé est alors, semble-t-il, apparue en pleine lumière.

 

Pour ne rien arranger, Hannah Arendt ne porte visiblement pas dans son cœur le président du tribunal, qu’elle trouve, si je me souviens bien, d’une partialité assez marquée. On comprend que ça la chiffonne, malgré tout, d’assister au procès du bourreau par les coreligionnaires de ses victimes : il y a quelque chose de bizarre dans le tableau. Sans parler de l’enlèvement du bourreau (en Argentine, je crois).

 

La « banalité du Mal », en gros, c’est quand un individu, parce qu’il est pris dans une organisation sociale où il est intégré en se réduisant à un  simple rouage mécanique, en vient à infliger le Mal à d’autres individus au nom du bon fonctionnement de la dite organisation. Un Mal infligé de façon administrative et neutre, en quelque sorte. Je parlerai quelque jour prochain de La Crise de la culture, le livre sans doute le plus diffusé de Hannah Arendt.

 

Aujourd’hui, c’est plutôt de Condition de l’homme moderne que je voudrais parler, un livre fort et dense. Heureusement, il faut attendre la page 280 pour tomber sur une énorme bourde grammaticale, l’impardonnable faute de conjugaison qui déconsidère son auteur : « le moins remarqué certainement fut l’addition d’un certain instrument à l’outillage déjà considérable de l’homme, bien qu’il s’agissât du premier appareil purement scientifique qui eût jamais été inventé ». Même mon correcteur grammatical, qui ne remarque pas grand-chose, l’a souligné en rouge.

 

Le coupable s’appelle Georges Fradier, le traducteur. Faisons-lui : « Hououou, les cornes ! », qu’il paie sa tournée, et passons à autre chose. Le titre lui-même pourrait poser un petit problème : comment passe-t-on de The Human condition à Condition de l’homme moderne ? Je n’ai pas l’explication.

 

Ne cherchons pas à le nier : ce livre m’a demandé quelque effort de contention mentale. Je le conseillerais moins à un ami qui voudrais découvrir Hannah Arendt, que La Crise de la culture, de hautes volée et portée, sans doute, mais beaucoup plus accessible.

 

Attention, déviation. Mesdames et messieurs, nous allons digresser.

 

En général, je n’aime guère me plonger dans les livres de « philosophie philosophique ». Soit dit aussi en général, je n’ai pas grand-chose à faire avec les constructeurs de systèmes (philosophiques, politiques, et tout ça). C’est ce qui m’a vite éloigné d’un auteur comme René Girard, dont je dois bien avouer que La Violence et le sacré m’avait passionné.

 

Pour tout dire, les constructeurs de systèmes sont de deux sortes : soit ce sont des utopistes, et dans ce cas, rien n’empêche de les laisser rêver, quitte à ce que leurs projets fassent semblant de se réaliser (Phalanstère, communauté de la Cecilia, etc.) avant de se casser la gueule sans faire trop de bruit. C’est le cas des « écoles parallèles » suscitées par 1968, dans la foulée de Summerhill et A. S. Neill.

 

Soit ils sont dangereux, comme Lénine, ses sbires et ses suiveurs sinistres, qui ont fait croire qu’ils construisaient la société communiste, alors que ce qui s’est effondré en 1989-1991 n’est rien d’autre qu’un système où régnait un Capitalisme d’Etat (totalitaire, au surplus), simple rival du Capitalisme Libéral (dont je ne suis pas sûr qu’il ne soit pas lui-même totalitaire, à sa manière). Alors là, il faut évidemment les combattre.

 

Pierre Bourdieu est un autre de ces systémistes que je redoute et fuis autant que je peux. Pour vous dire, mon premier contact avec la philosophie, je veux dire en dehors de toute école, ce furent Friedrich Nietzsche, Henri Bergson et Gaston Bachelard. Je mets Platon à part, dont les dialogues ressemblent plutôt à des conversations familières qu'à des manuels de philosophie. Rien de moins scolaire. Rien de plus courtois.

 

J'ai fait, comme tout le monde un tout petit détour du côté d’Alain. Propos sur le bonheur, c'est le livre de la philosophie du gros bon sens ("il faut attendre que le sucre fonde", "cherchez l'épingle", etc.), le livre d'un philosophe qui sent encore la glèbe et le cul des vaches, un livre pour adolescents. Globalement, c'est quand même un détour qui vaut le détour. J’avais seize ou dix-sept ans. Tous ces livres ouverts au hasard, je ne savais pas que c'était ça, la philosophie. C’était avant la classe de philo, les manuels, l'ennui.

 

La Généalogie de la morale, La Naissance de la tragédie, Les Deux sources de la morale et de la religion, Essai sur les données immédiates de la conscience, La Terre et les rêveries du repos, La Terre et les rêveries de la volonté, L’Eau et les rêves, L’Air et les songes. Il est là, mon premier manuel de philosophie, d’avant la classe de philo. Je lisais ça à la façon dont j’ai lu plus tard la poésie. Avec le même sentiment de m’élever et d'explorer.

 

Avec la classe de philo, ce ne fut plus jamais pareil, mais « ce-qu’il-faut-savoir-pour-réussir-l’examen ». Emmanuel Kant m’a fait mal au pied quand Critique de la raison pure m’est tombé des mains à la moitié de la page douze. S’il m’a fallu côtoyer René Descartes, nous nous croisons depuis ce temps, le matin, à la boulangerie, courtoisement, sans toutefois nous serrer la main.

 

J’ai suivi quelques conférences de Jacques Bouveresse exposant les détails de la grande controverse entre Leibniz et Spinoza. Voyez un peu ce qu’il m’en reste : nib de nib. Dans le fond, j’ai gardé précieusement mes affections et fantaisies dénuées d’école. Nietzsche et Bergson me semblent toujours éminemment courtois, parce que lisibles.

 

Car la classe de philo, pour moi, ce ne furent pas les grands philosophes, à l'exception des noms que j'ai cités, plus quelques autres. Ce furent Monsieur Bernard, Monsieur Stora, Monsieur Girerd. Trois professeurs pour le prix d’un. En une seule année. Le premier, on l’a gardé six ou huit semaines, et puis il est mort. C’est dommage, parce que les débuts étaient prometteurs. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous n'étions pour rien dans ce décès, je le jure.

 

Premier cours avec Monsieur Bernard, vous voulez que je vous fasse le dessin ? Il entre dans la salle, il chope une chaise à la volée, il la place au fond de la travée centrale, il s’assied, il commence à parler. Déjà ça, c’est du brutal. Mais quand on sait que son premier cours, c’est Le Cimetière marin de Paul Valéry, ça refroidit le plus audacieux. On dira « élitiste », bien sûr. J’étais émerveillé, tétanisé sur mon siège et ne comprenant que pouic.

 

Souvenir extraordinaire d’un choc, même si je reconnais que la poésie de Paul Valéry me semble aujourd’hui avoir quelque chose de fané, de desséché. Quelque chose du stérile des mécaniques horlogères de haute précision, je ne sais comment dire. Quoi qu’il en soit, ceci reste bien beau :

 

« Ce toit tranquille où marchent les colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes ;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée !

Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux ! »
 

Je suis allé à son enterrement, qui a dû avoir lieu en décembre. Il fumait (pas ce jour-là, qu'est-ce que vous allez me faire dire !) comme trois pompiers (les professeurs fumaient pendant leurs cours ! ah ! la pipe de tabac gris de Monsieur Zilliox !), et ne dédaignait pas « l’annexe », pendant les récréations, avec un agréable Côtes-du-Rhône, en compagnie de Delmas et Wulschleger. Ce fut donc un cours plutôt bref.

 

Je revois encore, dans la cour n°1 (des « grands ») du lycée Ampère, ce grand monsieur Bernard, finir sa cigarette avant d’entrer en cours. Son collègue Chopelin lui parlait fiévreusement, l’asticotait, vibrionnait et semblait monter à l’assaut de la haute stature qui restait de marbre, mais toujours courtois. C'est ça qui compte, non ?

 

A suivre, pour la suite et la fin de la digression, promis.

vendredi, 25 novembre 2011

LA TECHNIQUE ET LA FEMME SOÛLE

Donc, le progrès, le bienfaisant progrès, le prometteur progrès, c’est finalement un avorton de progrès, il s’est réduit et se résume à son aspect technique. Pour le progrès culturel, le progrès intellectuel, le progrès moral, le progrès humain, le progrès de civilisation, enfin bref, toutes ces vieilles lunes pour idéalistes attardés, l’humanité repassera. Plus tard. La prochaine fois. Une autre humanité, si possible. S’il y a de la place. Et on n’a pas réservé. 

 

En attendant cette bienheureuse apocalypse (le cuistre qui sommeille en moi ne peut pas s’empêcher : ça veut juste dire « dévoilement »), on se contentera de jouer avec nos gadgets, ces objets dont nous sommes si fiers, ces objets sur lesquels je suis en train de m’escrimer dans le fol espoir que ça serve à quelque chose ou à quelqu’un, ces objets dont tout porte à croire que nous sommes en train de devenir de simples prothèses animées, si ce n’est déjà fait. Je sais que mon espoir est « fol », mais, comme disent ceux qui jouent au loto, « on ne sait jamais ». 

 

Ce ne sera pourtant pas faute d’avoir été avertis. Il y a quelque chose chez  Goethe (je crois que c’est dans le second Faust), qui dit que, certes, l’homme est capable de prouesses techniques infinies, mais que c’est au prix d’un pacte avec Méphistophélès en personne. Le Diable. Satan. L’Ange du Mal. Le message ? En inventant les bonnes intentions du progrès technique sans fin, l’Europe a commencé à paver le joli petit enfer promis à l’humanité. Mais Goethe est-il prophète ? 

 

D’autres devins se collèrent à cette noble tâche d’endosser le rôle ingrat de Cassandre. J’aime beaucoup Cassandre. D’abord, elle est d’une beauté à couper le sifflet, tous ceux à qui je l’ai présentée sont d’accord. Et puis aussi, c’est un caractère. Comment ? Se refuser à l’étreinte d’Apollon en personne ? Il faut en avoir où je pense. Non, ça, c’est vulgaire, et je ne voudrais pas tomber trop bas. 

 

Et puis, dans la version que j’aime des Troyens, de notre Hector Berlioz, la Cassandre de Deborah Voigt est d’une justesse irréprochable, même qu’elle parvient à donner un peu de consistance au falot personnage de Chorèbe, avant de laisser toute la magistrale place dans le lit à la Didon de Françoise Pollet. Tout ça se passe sous la baguette de maître Charles Dutoit. 

 

Je voulais seulement parler de quelques nobles individus qui, à force de bien regarder dans les yeux l’époque et le monde dans le bain desquels ils ont été plongés malgré eux, ont jugé que tout ça n’était pas bien beau, ni très ragoûtant, et qui ont désiré faire part de leurs observations à leurs contemporains. Et qui ont donc « endossé le rôle ingrat de Cassandre » (je me cite, voir plus haut). 

 

Je pense à Hans Jonas et à son Principe responsabilité, mais si j’ai bien compris sa démarche, il ne remet pas en question la technique en tant que telle, mais seulement l’usage qui en est fait : si les conséquences de cet usage portent un risque de déshumanisation de l’homme, alors il faut s’abstenir. Je caricature évidemment, mais il y a de ça.

 

Cette position me paraît bien vaine, car elle ne va pas au fond des choses : un objet technique n’existe que parce que quelqu’un lui a trouvé une utilité. Il se trouve que, soit quelqu’un a trouvé un usage destructeur (poudre à canon, radioactivité), soit que l’objet comporte à terme des effets pervers (au hasard : la télévision, la voiture). 

 

L’expérience montre que le meilleur et le pire sont comme l’avers et le revers de la médaille « technique ». J’ai assisté à des procès d’Assises où le meurtrier s’était servi, au moment des faits, d’un marteau, d’une pelle à poussière ou d’une casserole. Ce que les pénalistes appellent des « armes par destination ». Le tournevis aussi n’est qu’un outil, conçu au départ pour visser. Côté invention, si le pire advient aussi, le meilleur vaut-il la peine ? 

 

J’ai déjà parlé de Lewis Mumford, un des rares Américains éclairés (non, j’exagère, ils sont quelques-uns). Son livre Les Transformations de l’homme, dans sa plus grande part, décrit l’émergence de la technique, son triomphe, puis l’implacable logique de destruction et de déshumanisation que ce triomphe annonce, avant le spectaculaire retournement des deux derniers chapitres, où il étale un improbable optimisme de catéchisme, quant à l’avenir radieux promis à l’humanité souffrante. 

 

Dans le genre « Zorro est arrivé », ce n’est pas mal, je trouve. Très curieux. Bon, je sais bien qu’il ne saurait s’avancer à prédire l’avenir et que la plus élémentaire prudence universitaire interdit d’ôter tout espoir. Ce qui me semble curieux, en fait, c’est que tout le bouquin montre une logique en marche, un processus quasiment mécanique. Et tout d’un coup, miracle, on ne sait quoi vient inverser le processus. 

 

Je pense à Günther Anders et à L’Obsolescence de l’homme. Le tome II, qui a paru très récemment, est sous-titré « Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle ». Son attitude face à la technique, on le comprend déjà, est radicale. Parce qu’il admet qu’il faut aller au bout des hypothèses, soit pour les invalider par l’absurde, soit, évidemment, pour les valider. 

 

Il est vrai que c’était un homme intransigeant, refusant de retourner en Allemagne après la fin de la guerre, refusant un poste enviable à l’université de Halle, refusant, plus tard, un poste encore plus enviable à Berlin. Sa méthode consciente et explicite est celle de l’exagération. Mais c’est pour mieux lutter contre le fait que les phénomènes observés sont, selon un consentement général, minimisés. 

 

Je pense à Hannah Arendt. Elle non plus n’attaque pas la technique en tant que telle, que ce soit dans La Crise de la culture ou dans Condition de l’homme moderne. Je regrette un peu qu’une telle femme ait préféré faire porter son attention sur les aspects culturels, politiques et philosophiques de l’existence humaine, et qu’elle ait délaissé la technique en tant que problème en soi. 

 

La Crise de la culture n’aborde la technique qu’à la toute fin, à travers « la conquête de l’espace ». Hannah Arendt, visiblement, adhère au monde qui est le sien, et néglige la technique comme problème en soi. Au contraire, elle parle de « la grandeur de l’entreprise spatiale », et réfute nettement les arguments qui la remettent en question. 

 

A ses yeux, l’entreprise scientifique est louable en soi : « Ce fut la gloire de la science moderne que d’avoir été capable de s’affranchir de toutes ces préoccupations anthropocentriques, c’est-à-dire authentiquement humanistes ». 

 

Ce qui l’intéresse, ce n’est pas la technique en tant que telle, donc, c’est le fossé grandissant entre l’expérience sensorielle de l’homme ordinaire et le langage scientifique, toujours plus abstrait et désincarné, toujours plus déshumanisé. Mais cette déshumanisation n’a pas l’air de l’inquiéter outre-mesure. Elle irait même jusqu’à s’extasier devant : « une véritable avalanche d’instruments fabuleux et de machines toujours plus ingénieuses ». 

 

Mon dieu, je me permets de critiquer la grande Hannah Arendt ! C’est peut-être dû au fait qu’elle reste vissée dans la logique imperturbable du raisonnement philosophique. Le texte de ce dernier chapitre de La Crise de la culture doit dater de 1959. J’avoue que je le trouve le moins convaincant de l’ouvrage. 

 

Ce qui est curieux, c’est qu’elle insiste beaucoup sur le « point d’Archimède », ce point fixe qui, s’il avait été donné à celui-ci, lui aurait permis de « soulever l’univers ». Ce point qui, dans l’esprit de la philosophe, constitue comme un œil qui regarderait la Terre depuis l’espace. C’est cet œil fictif qui, pour Hannah Arendt, signe l’éloignement radical du discours scientifique par rapport à l’expérience de la perception sensorielle de monsieur tout-le-monde, et à son langage. 

 

Dans le fond, je le trouve fumeux, ce dernier chapitre de La Crise de la culture.

 

 

Et pourtant, ce « point d'Archimède », elle le reprend dans Condition de l'homme moderne. Il s'agit vraiment, à ses yeux, d'un point de basculement dans la vision que l'homme se fait de son propre monde : pour la première fois, c'est comme s'il voyait la planète et l'humanité de l'extérieur. Cela ne l'amène pas pour autant à porter un regard critique sur tout ce qui en découlera plus tard, je veux parler de la permanence et de l'accélération incontrôlée de l'innovation technique. J'y vois, pour ma modeste part, un certain aveuglement. 

 

Voilà ce que je dis, moi.