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jeudi, 17 janvier 2019

HOUELLEBECQ

Je recycle aujourd'hui, en une seule fois, deux billets écrits en 2011 sur deux livres de Michel Houellebecq, au moment où je venais enfin de comprendre, grâce à La Carte et le territoire, l'importance de ses romans. Pourquoi "importance" ? Après tout ce temps, je crois y voir une figuration assez exacte de ce qui achemine la civilisation occidentale vers sa déchéance actuelle et sa destruction prochaine. Le système communiste a implosé, comme on sait, c'est-à-dire qu'il s'est effondré de l'intérieur, sous le poids de sa propre sénilité. Et je me demande si le même destin ne guette pas le système capitaliste, aujourd'hui encore tout fringant et triomphant, mais travaillé de l'intérieur par des forces que nul n'est capable de comprendre dans leur globalité et leurs interactions. J'ai beaucoup élagué tout ce qui m'est apparu superflu à la relecture (digressions, etc). J'ai laissé tout le reste. Je dois reconnaître que je n'ai guère développé le commentaire sur Plateforme. Un signe ? Mais de quoi ?

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J’ai mis beaucoup de temps avant d’ouvrir un livre de Michel Houellebecq. Ce qui me repoussait, je crois l’avoir dit ici, c’est la controverse : il y a quelque chose de si futilement médiatique dans la présence éphémère du parfum de quelques noms dans l’air du temps, que je tenais celui-ci pour tout à fait artificiel, voire carrément illusoire, comme c’est le cas de la plupart des effervescences télévisuelles. Je suis devenu excessivement méfiant. En l’occurrence, j’avais tort. 

J’ai donc commencé la lecture de Michel Houellebecq quand son dernier roman, La Carte et le territoire, fut placé, un peu par hasard, à proximité immédiate de ma main. J’ai dit grand bien du livre dans ce blog. J’en ai maintenant accroché deux autres à mon tableau de chasse : Les Particules élémentaires et Plateforme. Conclusion, vous allez me demander ? Voilà : je ne sais pas si on a à faire à un « grand » écrivain, je ne sais pas si ce sont des « chefs d’œuvre », comme les critiques patentés en décèlent à foison au fil des semaines. Je veux juste dire que ce sont des livres qui se situent au centre du paysage, pour qui espère comprendre quelque chose à la marche du monde actuel.  

Donc, je ne sais pas si Michel Houellebecq est le digne successeur de Balzac et Proust. Ce que je sais, c’est qu’il travaille sur le monde qu’il a sous les yeux, qu’il dit quelque chose du monde tel qu’il est, et qu’il développe sur celui-ci un point de vue, une analyse, une proposition d’éclairage précise, une grille de lecture, si l’on veut. 

C’est un romancier qui a pris position par rapport à la « civilisation occidentale », et qui a ceci de bien, s’il parle de lui, de le faire à distance respectable, hors de portée de tir de son propre nombril (malgré les apparences) et des ravages courants que celui-ci commet dans les rangs des « écrivains » français.  

On peut trouver le point de vue développé par Michel Houellebecq d’une noirceur exécrable : pour résumer, grâce à la civilisation actuelle, exportée par l’Europe, moulinée avec la sauce techniquante, massifiante et consommante de l’Amérique triomphante, le monde actuel court à sa perte et, d’une certaine façon, est déjà perdu.  

L’auteur met-il pour autant ses pas dans ceux de Philippe Muray, comme je l’ai suggéré ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que Philippe Muray a développé dès les années 1980 un regard analogue sur la réalité, d’une acuité de plus en plus grande, et un regard de plus en plus pessimiste.  

Avant lui, plusieurs auteurs se sont inquiétés de l’évolution de notre monde : Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme), Lewis Mumford (Les Transformations de l’homme), Hannah Arendt (La Crise de la culture), Christopher Lasch (La Culture du narcissisme), Jacques Ellul (Le Système technicienLe Bluff technologique), Guy Debord (La Société du spectacle), et quelques autres. 

Pardon pour l’étalage, mais c’est parce qu’il y a un peu de tous ces regards dans les romans de Michel Houellebecq, tout au moins les trois que j’ai lus (publiés en 1998, 2001 et 2010, ce qui révèle quand même une certaine constance). La « patte » de Philippe Muray, c’est l’attention portée à un aspect particulier de la crise moderne : l’humanité est devenue peu à peu superflue, submergée par des objets techniques, des gadgets qui sont devenus pour elle si « naturels », mais en même temps si dominateurs, qu’elle est progressivement devenue une vulgaire prothèse de ses propres inventions. Philippe Muray le synthétise dans la notion de fête, dans l’abolition de tout ce qui permettait la différenciation (en particulier entre les sexes), dans le nivellement de toutes les « valeurs », et dans l'instauration unilatérale du règne de la positivité en tout, autrement dit de l'Empire du Bien (un des titres des Essais, éd. Les Belles lettres, 1991). 

Les Particules élémentaires est un roman qui raconte quelle histoire, en fin de compte ? Janine Ceccaldi, une fille aux capacités intellectuelles hors du commun, épouse Serge Clément, qui entrevoit déjà (on est dans les années 1950) les immenses possibilités de la chirurgie esthétique. Puis elle rencontre Marc Djerzinski, homme talentueux qui œuvre dans le cinéma. Elle divorce pour l’épouser. De ces deux unions naîtront deux demi-frères : Bruno Clément et Michel Djerzinski.  

Il y a donc l’histoire de Janine en pointillé. L’histoire d’Annabelle, qui a failli vivre une « belle histoire d’amour » avec Michel. L’histoire des ratages de Bruno qui, en compagnie de Christiane ou sans elle, hantera divers lieux où il espère connaître quelque aventure sexuelle.  

A travers le personnage un peu pathétique de Janine, la mère, qui se fait appeler Jane, se formule une description somme toute caustique de l’ère baba-cool : délaissant les deux pères de ses enfants (et ses deux enfants par la même occasion), elle suit un genre de gourou, Francesco Di Meola, qui, s’étant fait pas mal d’argent,  abandonne la Californie et Big Sur, où il a rencontré les dieux et les diables de la contre-culture, y compris l’imposteur Carlos Castaneda, celui qui était entiché de son sorcier yaqui, Don Juan Matus, dont il vendit les bobards à des millions d’exemplaires (mais ça, ce n’est pas dans le livre de Michel Houellebecq). Di Meola achète une propriété en Provence.  

Janine-Jane (la mère) a baigné dans le jus contre-culturel, mais ce jus a tourné, ou alors il a aigri. Le bilan de son existence est « nettement plus catastrophique ». Et la mère des deux frangins aura une triste fin, dans une maison du village de Saorge, où vivent encore quelques illuminés post-soixante-huitards, dont « Hippie-le-Gris » et « Hippie-le-Noir », que Bruno appelle Ducon.  

La scène est curieuse. Bruno est sous traitement de lithium pour raisons psychiatriques. 

« Michel observa la créature brunâtre, tassée au fond de son lit, qui les suivit du regard alors qu’ils pénétraient dans la pièce. » Quant à Bruno, tout ce qu’il arrive à dire : « Tu n’es qu’une vieille pute… émit-il d’un ton didactique. Tu mérites de crever. ». « T’as voulu être incinérée ? Poursuivit Bruno avec verve. A la bonne heure, tu seras incinérée. Je mettrai ce qui restera de toi dans un pot, et tous les matins, au réveil, je pisserai sur tes cendres. »  

Il y a souvent des problèmes, chez Michel Houellebecq, avec la transmission et avec la filiation. Un moment vaguement hallucinant, où Bruno se met à entonner à pleine voix "Elle va mourir la mamma", tout en insultant à qui mieux-mieux les hippies qui, d'après le testament maternel, vont hériter de la maison.  

Face à Bruno, qui débloque sévèrement, le littéraire raté et hors du coup, Michel Houellebecq fait de Michel, en dehors d’un errant affectif quasiment indifférent à tout ce qui est humain, un biologiste à la pointe du « progrès », disons-le, une sorte de génie : son « testament » de chercheur s’intitule Prolégomènes à la réplication parfaite. Michel ne veut pas être emmerdé par les tribulations humaines ordinaires. Peut-être est-ce ce qui guide ses recherches.  

Car ce testament s'avère porteur de tout l'avenir scientifique de l'humanité. Chacune de ses propositions révolutionnaires en sera plus tard dûment et scientifiquement prouvée. Autrement dit, le point culminant de son travail ouvre la voie à l’admission du clonage humain comme fondement institutionnel de l’humanité, ce qui débarrasse l'ancienne humanité (la nôtre) de tout le poids sentimental qui l'écrase.  

Le livre évoque, depuis un moment du futur, l’extinction de la vieille race humaine. « On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition. » [16 janvier : cela me fait penser à Soumission et à l'évidence tranquille avec laquelle l'islam s'impose en France en 2022.]  On perçoit en positif cette post-humanité, qui adresse in fine sa gratitude à l’humanité archaïque : « Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique ». 

On est alors quelque part, dans ce regard rétrospectif, à la fin du 21ème siècle. Et la post-humanité rend alors hommage à l’humanité (la nôtre), qui fut si défectueuse, mais si touchante aussi. Glaçant, et très fort. Quand on ferme le livre, on se prend à espérer que c’est de la science-fiction. Mais ce n’est pas sûr.  

La Carte et le territoire offrait une perspective analogue sur la disparition programmée de l’humanité, à travers l’œuvre en mouvement de Jed Martin, présenté comme un grand artiste de son temps. Plateforme nous plonge dans la décadence sexuelle de l'Occident en général et de l’Europe vieillissante en particulier. Le personnage principal, qui se nomme là encore Michel, est un obscur fonctionnaire aux Affaires Culturelles, un statut social négligeable. Au début du livre, Michel, qui vient de perdre son père, participe à un voyage organisé en Thaïlande. Il passe bien sûr par des « salons de massage ». Valérie fait partie du groupe, un groupe triste, hétérogène, et bête, avec ça !  

Revenu à Paris, il démarre une relation vraiment amoureuse avec Valérie, qui travaille dans une entreprise de tourisme, sous la direction de Jean-Yves. Lui et Valérie, professionnellement, sont complémentaires. Ils gagnent confortablement leur vie. Une opportunité les propulse à la tête des villages Eldorador.  

C’est dans un village de Cuba que Michel suggère à Jean-Yves, pour rétablir la situation de la société, de faire de ses villages des destinations pour un tourisme, disons … « de charme ». Tout se goupille à merveille, et l’entreprise est florissante, mais ces salauds d’islamistes feront tout capoter, avec à la clé l’insurrection de tout le féminisme français contre l’esclavage dégradant et le tourisme sexuel.   

C’est sûr, l’humanité de Michel Houellebecq n’est pas belle à voir. Au fond, autant vaut qu’elle disparaisse, n’est-ce pas ? J'ai l'impression que les romans de Michel Houellebecq sont des applications romanesques pratiques de la pensée de Günther Anders (L'obsolescence de l'homme), de Hannah Arendt et de Guy Debord. Et le pire, c'est que ces romans paraissent être à peine de la science-fiction. Ce sont, et c'est Philippe Muray qui le dit à propos des Particules élémentaires, des romans de la fin. Très juste.

mardi, 08 mai 2018

LE MONDE DANS UN SALE ÉTAT

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Je ne sais pas si Paul Jorion[1] a raison quand il parle d’un « effondrement général » de l’économie, de l’extinction prochaine de l’espèce humaine et de son remplacement par une civilisation de robots indéfiniment capables de s’auto-engendrer et de s’auto-régénérer. Sans être aussi radical et visionnaire, je me dis malgré tout que la planète va très mal, et que l’espèce qui la peuple, la mange et y excrète les résidus de sa digestion, est dans un sale état. 

Beaucoup des lectures qui sont les miennes depuis quelques années maintenant vont dans le même sens. Pour ne parler que des deux ans écoulés, qu’il s’agisse 

1 - du fonctionnement de l’économie et de la finance mondiales (Bernard Maris[2], Thomas Piketty[3], Paul Jorion[4], Alain Supiot[5], Gabriel Zucman[6]) ; 
2 - de la criminalité internationale (Jean de Maillard[7], Roberto Saviano[8]) ; 
3 - des restrictions de plus en plus sévères apportées aux règles de l’état de droit depuis le 11 septembre 2001 (Mireille Delmas-Marty[9]) ;
4 - de la destruction de la nature (Susan George[10], Naomi Oreskes[11], Fabrice Nicolino[12], Pablo Servigne[13], Svetlana Alexievitch[14]) ; 
5 - de l’état moral et intellectuel des populations et des conditions faites à l’existence humaine dans le monde de la technique triomphante (Hannah Arendt[15], Jacques Ellul[16], Günther Anders[17], Mario Vargas Llosa[18], Guy Debord[19], Philippe Muray[20], Jean-Claude Michéa[21], Christopher Lasch[22]),

[Aujourd'hui (8 mai 2018), j'ajouterais la littérature, avec évidemment Michel Houellebecq en tête de gondole, mais aussi la bande dessinée : j'ai été frappé récemment par l'unité d'inspiration qui réunit Boucq (Bouncer 10 et 11) ;

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Derrière son drôle de masque, la dame à l'arrière-plan, dirige un clan d'amazones impitoyables, qui capturent toutes sortes d'hommes pour qu'ils les fécondent, et pour leur couper la tête juste après l'acte. Et ce n'est que l'une des nombreuses joyeusetés rencontrées.

Hermann (Duke 2) ;

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Yves Swolfs (Lonesome 1) ;

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et d'autres dans un déluge de sang, de violence, de cruauté gratuite et de bassesse dont j'ai bien peur que, sous le couvert de la fiction et du western, ils nous décrivent, avec un luxe de détails parfois à la limite de la complaisance, ce que certains philosophes et sociologues appellent un très actuel "grand réensauvagement du monde". La représentation de plus en plus insupportable et violente d'un monde fictif (je pense aussi à certains jeux vidéos) n'est-elle pas un reflet imaginaire d'une réalité que nos consciences affolées refusent de voir sous nos yeux ?]

quand on met tout ça bout à bout (et ça commence à faire masse, comme on peut le voir en bas de page), on ne peut qu'admettre l’incroyable convergence des constats, analyses et jugements, explicites ou non, que tous ces auteurs, chacun dans sa spécialité, font entendre comme dans un chœur chantant à l’unisson : l’humanité actuelle est dans de sales draps. Pour être franc, j’ai quant à moi peu d’espoir. 

D’un côté, c’est vrai, on observe, partout dans le monde, une pullulation d’initiatives personnelles, « venues de la société civile », qui proposent, qui essaient, qui agissent, qui construisent. Mais de l’autre, regardez un peu ce qui se dresse : la silhouette d’un colosse qui tient sous son emprise les lois, la force, le pouvoir, et un colosse à l’insatiable appétit. On dira que je suis un pessimiste, un défaitiste, un lâche, un paresseux ou ce qu’on voudra pourvu que ce soit du larvaire. J’assume et je persiste. Je signale que Paul Jorion travaille en ce moment à son prochain ouvrage. Son titre ? Toujours d’un bel optimisme sur l’avenir de l’espèce humaine : Qui étions-nous ? 

Car il n’a échappé à personne que ce flagrant déséquilibre des forces en présence n’incite pas à l’optimisme. Que peuvent faire des forces dispersées, éminemment hétérogènes et sans aucun lien entre elles ? En appeler à la « convergence des luttes », comme on l’a entendu à satiété autour de « Nuit Debout » ?

[8 mai 2018. Tiens, c'est curieux, voilà qu'on entend depuis des semaines et des semaines la même rengaine de l'appel à la convergence des luttes. C'est un mantra, comme certains disent aujourd'hui : une formule magique. Ce qu'on observe dans certains cercles contestataires, c'est plutôt la convergence des magiciens, sorciers, faiseurs-de-pluie et autres envoûteurs : ils dansent déjà en rond en lançant les guirlandes de leurs grandes idées et des incantations incantatoires autour du futur feu de joie qu'ils allumeront un de ces jours dans les salons dorés des lieux de pouvoir. Eux-mêmes y croient-ils ?] 

Allons donc ! Je l’ai dit, les forces adverses sont, elles, puissamment organisées, dotées de ressources quasiment inépuisables, infiltrées jusqu’au cœur des centres de décision pour les influencer ou les corrompre, et défendues par une armada de juristes et de « think tanks ». 

Et surtout, elles finissent par former un réseau serré de relations d’intérêts croisés et d’interactions qui fait système, comme une forteresse protégée par de puissantes murailles : dans un système, quand une partie est attaquée, c’est tout le système qui se défend. Regardez le temps et les trésors d’énergie et de persévérance qu’il a fallu pour asseoir l’autorité du GIEC, ce consortium de milliers de savants et de chercheurs du monde entier, et que le changement climatique ne fasse plus question pour une majorité de gens raisonnables. Et encore ! Cela n’a pas découragé les « climato-sceptiques » de persister à semer les graines du doute. 

C’est qu’il s’agit avant tout de veiller sur le magot, n’est-ce pas, protéger la poule aux œufs d’or et préserver l’intégrité du fromage dans lequel les gros rats sont installés. 

Voilà ce que je dis, moi. 

[1] - Le Dernier qui s’en va éteint la lumière, Fayard, 2016. 
[2] - Houellebecq économiste. 
[3] - Le Capital au 21ème siècle. 
[4] - Penser l’économie avec Keynes. 
[5] - La Gouvernance par les nombres.
[6] - La Richesse cachée des nations.
[7] - Le Rapport censuré.
[8] - Extra-pure.
[9] - Liberté et sûreté dans un monde dangereux, Seuil, 2010.
[10] - Les Usurpateurs.
[11] - N.O. & Patrick Conway, Les Marchands de doute.
[12] - Un Empoisonnement universel.
[13] - P.Servigne. & Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer.
[14] - La Supplication.
[15] - La Crise de la culture.
[16] - Le Système technicien, Le Bluff technologique.
[17] - L’Obsolescence de l’homme.
[18] - La Civilisation du spectacle.
[19] - Commentaire sur La Société du spectacle.
[20] - L’Empire du Bien, Après l’Histoire, Festivus festivus, …
[21] - L’Empire du moindre mal.
[22] - La Culture du narcissisme, Le Moi assiégé.

mardi, 25 avril 2017

CHRONIQUES DE PAUL JORION

JORION SE DEBARRASSER.jpg2/2 

Mais si Paul Jorion ne tient pas le discours aveugle que je dénonçais hier, il n'en reste pas moins, à sa façon, un optimiste indécrottable, car il ne se résigne pas à subir, et demeure, envers et contre tout, comme on dit, une "force de proposition". Il pense en effet qu’on peut encore inverser un cours des choses qui, selon moi, a bien des aspects irrémédiables.

C'est cet optimiste qui ne cesse pourtant de répéter, dans ses interventions, que les gens qui font le système économique actuel n'accepteront de faire quelque chose pour sauver la planète qu'à la seule condition que ça leur rapportera quelque chose. Contre cet aveuglement, Jorion croit aux vertus de l'action individuelle et de l'action de groupe. Bien lui en fasse : pourquoi pas, après tout ? Je crois que c'est se faire bien des illusions sur le pouvoir de l'individu "acteur", dont se gargarisent bien des sociologues de l'école "moderne".

Il suffit pour s'en rendre compte d'examiner les propositions de Paul Jorion, dans le dernier chapitre (Que faire ?), qui sont les suivantes : 1 – Faire du respect de l’environnement une donnée économique. 2 – Restaurer la régulation. 3 – Rétablir une authentique science économique. 4 – Faire de l’Etat providence une fin en soi. 5 – Casser la machine à concentrer la richesse. 5 – Envisager autrement la question du travail et de l’emploi. 6 – Donner tout son rôle à l’opinion publique. 7 – Faire du socialisme (non stalinien) un objectif à atteindre.

Autant dire un programme révolutionnaire, qui prend carrément de front les tenants du système qui, de leur côté, ont tous les moyens en main pour s'y opposer. L’environnement ? En plus du réchauffement climatique, comptons sur la déforestation, l’acidification des océans, l’empoisonnement des hommes par toutes sortes de substances chimiques mutagènes, etc. La régulation ? Pour vaincre toutes les résistances, on verra dans 50 ou 100 ans. La science économique ? Il faudrait commencer par déboulonner les doctrines libérales qui font autorité dans l’Université et dans tous les « think tanks » possibles et imaginables (appelons ça la "pensée dominante", voire la "pensée unique"). L’Etat providence ? Qui aujourd’hui, à part Jorion et quelques autres "économistes atterrés", ne tire pas dessus à boulets rouges ? Interdire la concentration de la richesse ? Je crois que les « versements d’intérêts », les « dividendes » et les « bonus extravagants » (p. 223) ont encore de très beaux jours devant eux. 

Bref, on dira que je ne vois que les obstacles, que je suis défaitiste, et tout ça. Soit, mais qu’on me montre, par exemple, les progrès accomplis en Europe pour lutter contre la concurrence salariale ou fiscale entre les pays qui la composent, ou contre la généralisation de l'emploi du glyphosate ou des néonicotinoïdes dans l'agriculture. L’Irlande avec son impôt dérisoire sur les sociétés, le Luxembourg avec ses « rescrits fiscaux », la Bulgarie avec ses travailleurs détachés « low cost », on n’en finirait pas d’énumérer les maux de l'ultralibéralisme économique qui déferlent sur le continent, et qui font de chacun des pays un rival, voire un adversaire de tous les autres. Quel beau modèle d'"Union", en vérité !

La raison du pessimisme qui me fait trouver chimérique le dernier chapitre du livre de Paul Jorion tient peut-être à un tempérament, mais elle tient aussi à quelques lectures (Jacques Ellul, Günther Anders - qui assume les yeux ouverts le renoncement à tout espoir, entre autres). J'avais eu la même impression en lisant La Richesse cachée des nations, de Gabriel Zucman : diagnostic impeccable sur le mal et sur ses causes, propositions et solutions totalement irréalistes. C'est le cas de tous ceux qui, dans le troisième temps de leur raisonnement (vous savez : constat / causes / solutions), commencent à balancer par paquets entiers les "il faut", "on doit" et autres formules comminatoires et vaines. Il y a là du Don Quichotte. Car la raison de mon pessimisme tient encore au regard que je porte sur le rapport des forces en présence et à la conception que je me suis faite, à tort ou à raison, de la notion de système. 

En particulier, je me dis qu’un système (défini comme réseau serré d'interactions, de relations étroites et d’interdépendances multiples) a le plus grand mal à se critiquer lui-même, et encore plus à se corriger lui-même. Il suffit de voir la façon dont le système capitaliste a proprement digéré toutes les critiques qui lui ont été faites depuis ses origines, et annihilé tous les efforts faits, de l'intérieur comme de l'extérieur, pour l'inciter ou le contraindre à changer. La plasticité de ce système semble sans limite : il s'adapte à tout, il avale tous ses contradicteurs, tous ses opposants, et même tous ses ennemis. Il s'est sans cesse renforcé des attaques de ses adversaires, et a jusqu'ici fait son miel de tous les pollens destructeurs envoyés contre lui comme des missiles.

Pour prendre un exemple minuscule qui illustre la chose à merveille, je pense à la micro-controverse qui eut lieu (en 1996) entre Pierre Bourdieu et le journaliste Daniel Schneidermann, qui l’avait invité à son émission télé Arrêt sur image. On peut dire que la télévision est une sorte de quintessence de la "société spectaculaire-marchande". A ce titre, l’émission ayant bien frustré le sociologue, il écrivit pour Le Monde diplomatique un article intitulé "Peut-on critiquer la télévision à la télévision ?", dans lequel il développait une argumentation serrée et pertinente. La réplique du journaliste, dans le numéro suivant, avait été assez basse pour s’en prendre à la personne même de Bourdieu, allant même jusqu'à insinuer, si je me souviens bien, que le sociologue est habité par le fantasme suggéré par la deuxième syllabe de son nom. 

Conclusion : la télévision est un système, lui-même puissant instrument entre les mains du capitalisme, et en tant que tel, elle n’a rien à craindre de qui que ce soit pour continuer à exister. Elle digère tout, puisqu'elle transforme tout ce qui passe par elle en pur spectacle. Accepter d'aller sur un un plateau de télé, c'est devenir par le fait même un rouage du système. C'est apporter sa caution à son organisation (jusqu'à Poutou gardant le sourire pendant que Ruquier et son équipe se foutent de sa gueule ; on peut préférer Dupont-Aignan, n'acceptant l'invitation de telle chaîne que pour pouvoir, tel Maurice Clavel en son temps ("Messieurs les censeurs, bonsoir !"), faire son éclat en quittant le plateau brutalement, mais pour quel bénéfice réel ?).

Tiens, à propos de spectacle, je pense aussi à Guy Debord qui, après avoir voulu détruire en la mettant à nu la dite « société spectaculaire-marchande » dans ses œuvres, à commencer par La Société du spectacle, son maître livre, a laissé des archives que l’Etat français à intégrées sans aucun mal à ses collections institutionnelles au titre de « trésor national ». Ces paradoxes ne sont qu’apparents : tout ce qui fait système est invulnérable aux initiatives individuelles les plus « antisystèmes », et celui-ci se montre en mesure d'augmenter ses propres forces en faisant siennes jusqu'à la substance et à la dynamique de ses plus féroces opposants. 

Cela ne m’empêche pas de saluer bien bas la combativité de Paul Jorion. Je ne sais plus qui (Albert Jacquard ?) a dit : « On ne peut pas changer le monde, mais le peu qu’on peut faire, le tout petit peu qu’on peut faire, il faut le faire ». C’est avoir la foi chevillée au corps. Et j’avoue que je n’aimerais pas voir le jour où Paul Jorion baissera les bras.

Cet homme éclaire le chemin.

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 15 février 2017

C’EST QUOI, UN « GRAND RÉCIT » ?

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Il est devenu de bon ton, chez les politistes, politologues, éditorialistes, journalistes et autres commentateurs, de sommer les hommes politiques de proposer aux Français un « Grand Récit », expression qui ne signifie rien d'autre que leur capacité à leur laisser entrevoir un projet collectif et un objectif à atteindre qui permette de mobiliser et de souder les énergies. De toutes ces bouches savantes, sur le même sujet, tombent d'autres formules stylistiquement aussi choisies et délectables que « vision permettant une reprise en main de l’avenir », ou « horizon d’attente ». 

J’aime à la folie les politistes et toute la cohorte des doctes qui s’érigent en « conseillers » (peut-être dans l’espoir de le devenir officiellement contre due rétribution auprès d’un responsable). Comme dit le proverbe : « Les conseilleurs ne sont pas les payeurs ». Tous ces gens qui forment le chœur des pleureuses, en même temps que le distillat ultime de l’inutilité et de l'insignifiance, ne me font même pas rire, parce qu’ils font semblant.

Tous ces gens improductifs (mais parasites médiatiquement omniprésents) font en effet, pour ne pas tuer la poule qui les nourrit (les engraisse), comme s’ils ne savaient pas que le monde tel qu’il est a fini par rendre vain toute espèce de « Grand Récit » possible. Tout juste quelques funambules de la politique proposent-ils de temps en temps un « petit récit » : Montebourg et sa « démondialisation » (ça ne fait pas de mal), Le Pen et sa promesse de « sortir de l’euro » (ça fait mal, car ça frappe l'imagination) et, dernièrement, Hamon et sa désopilante boutade du « revenu universel » (ça en fait rêver quelques-uns). Sûrement quelques autres encore, et sûrement d’une très belle eau.

Le « Grand Récit » à la française est mort et enterré. J’en veux pour preuve, entre autres, le pavé pondu récemment par une équipe de 122 historiens sous la direction de l’historien Patrick Boucheron et sous le titre d’Histoire mondiale de la France (rien de moins !). Après la dilution de l’identité française dans la pâte informe de l’Europe, la dissolution de l’Histoire de France dans l’Histoire du monde.

Même pas besoin de lire le commentaire assassin publié par Alain Finkielkraut dans Le Figaro à l’occasion de la publication pour savoir ce que les historiens en général, et ceux-ci en particulier, font du « Grand Récit » : ils le dépècent, ils l’éviscèrent, ils le mettent en charpie jusqu’à ce qu’il ait rendu l’âme, après avoir commencé par dénoncer ce qu’il peut contenir de « mythique » (« nos ancêtres les Gaulois » étant la cible la plus facile : il fallait les entendre se gausser de Sarkozy quand il a cru pouvoir oser la chose).

Un exemple de mise à mort est offert par le traitement qui a été fait des « récits » qui constituaient la culture des tribus primitives, pardon : des « peuples premiers ». D’innombrables sociétés humaines se désignaient en effet elles-mêmes d’un mot qui voulait dire « les êtres humains », et qualifiaient tout ce qui n’était pas eux de « chiures de mouches », « cloportes » et autres appellations avantageuses, quoique « politiquement incorrectes ».

Tous les peuples du monde furent « racistes » (au sens vulgaire et galvaudé). Et ceux qui ne le sont pas restés aujourd’hui sont non seulement une rareté, mais encore une pure hypothèse. Et chaque peuple a scellé sa cohésion en se racontant sa propre histoire, en laquelle chacun des membres croyait. Car un « Grand Récit » n’a que faire de savoir ou de vérité à son propos, encore moins de science : la croyance suffit largement. La croyance seule fait adhérer. Il ne semble pas possible de faire reposer l'adhésion à un projet collectif sur quelque chose qui soit de l'ordre du seul savoir.

Le même traitement fut appliqué par les historiens, ethnologues et anthropologues au discours que tenaient, « au temps des colonies », les prétentieux occidentaux qui, disaient-ils, « apportaient la civilisation » aux primitifs qui en étaient à leurs yeux démunis. De quel droit la puissance technique conférait-elle à notre civilisation une supériorité sur toutes les autres ? Il fallait en finir avec l’arrogance impudente de l’occidental. La tâche fut menée à bien par les sciences humaines. L’Histoire mondiale de la France de Patrick Boucheron et consort parachève la besogne.

Je me rappelle avoir entendu, lors d’un débat radiophonique autour de « l’histoire qu’il faut enseigner aux petits Français », l’un des participants bondir sur le micro lorsqu’un autre lança qu’il était impératif d’enseigner l’ « histoire chronologique de la France ». Il s’étranglait : « Quoi, vous voudriez revenir à "nos ancêtres les Gaulois" ?! ». Inutile en effet de demander à un historien d’aujourd’hui, un historien « moderne », de cautionner quelque « roman national » que ce soit. Soyons sérieux : soyons scientifiques. C’est pourtant bien ce mythe des Gaulois, tété par tous les Français avec le lait de leur mère qui, en leur donnant un "bien national commun", a fait le succès de la série Astérix. Passons.

Quand l’ « Histoire de France » a été ainsi déconsidérée et ravalée au rang de « roman national », l’enseignement de l’histoire a cessé d’être républicain pour devenir scientifique. L'histoire a cessé d'être un projet de formation du citoyen. L’histoire, au nom de la science, a renoncé à enseigner ce qui risquait de nourrir une « conscience nationale ». En abolissant l’idéologie véhiculée par le « roman national », l’Education nationale a évacué le bien commun qui jusque-là tissait dans toute la durée scolaire un lien entre les Français. On a mis au rebut ce résidu de mission sous le nom d’ « instruction civique » (objective, n’est-ce pas !). On a juste remplacé l’idéologie nationale par l’idéologie "scientifique".

Dans ces conditions, comment pourrait-on attirer les Français au moyen d’un quelconque « Grand Récit » ? L’histoire de France, avilie en « roman national », qu’était-ce d’autre en effet que cette grande fiction qui cimentait la quasi-intégralité de la population française ? Et qu’est-ce qu’un « Grand Récit », sinon une grande fiction à visée unificatrice ?

Il y a des jours et des occasions où l’on devrait maudire la « science » (ou plutôt ce qui se prétend tel). Au fait, c'est Guy Debord qui, dans Commentaires sur la société du spectacle, évoque « ... la prolifération cancéreuse des pseudo-sciences dites "de l'homme" », Quarto-Gallimard, p.1616).

C'était donc ça !

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 29 mai 2016

NARCISSE SERA LE GENRE HUMAIN

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Les façons dont se manifeste le narcissisme de nos jours ont un peu (doux euphémisme) évolué depuis l’époque où Christopher Lasch publiait La Culture du narcissisme. L’auteur est mort en 1994. Depuis, le narcissisme a crû et embelli. L'auteur n’a donc pas eu le temps d’assister à l’essor fabuleux de l’industrie des écrans, au fleuve Amazone des images qu’ils nous assènent en permanence, au triomphe du numérique, à l’omniprésence de l’internet, à la foire aux smartphones, aux tablettes et aux ordinateurs portables, à la transformation de la « Connexion instantanée et géolocalisée » en mode de vie généralisé, permanent, institutionnalisé (combien de temps avant qu'être connecté soit devenu légalement obligatoire ?). 

Il n'a pas vu la fascination de ces hordes de piétons, de ces bataillons de consommateurs de supermarché, de ces garnisons au complet de clients attablés aux terrasses des cafés, aveugles et sourds à ce qui se passe autour d'eux, les yeux rivés au rectangle lumineux qui les met en contact avec là où ils ne sont pas.

Il n'a pas vu, disons-le, jusqu'où on peut pousser le narcissisme : il n'a pas lu le supplément "l'époque" (un alias de l'air-du-temps) du Monde daté dimanche 29-lundi 30 mai 2016, où l'on tombe sur un titre qui est une vraie pépite à haute teneur en minerai narcissique : « Une famille plus que parfaite : sur Instagram et Facebook, les supermamans sont devenues les attachées de presse de leur bonheur familial. Une mise en scène de l'épanouissement maternel, parfois jusqu'à l’écœurement ».

Une mère raconte ainsi la vie de sa petite fille et poste des photos d'elle, parce que « ça rend fière d'être maman », mais aussi « parce que ça pourrait attirer des internautes ». Jusqu'à ce que la fille (9 ans) réagisse : « Maman, arrête de raconter ma vie ! ». Il faut lire ce dossier hallucinant comme une signature du narcissisme triomphant : tout le monde est cordialement invité à se mirer dans les autres. Bon, n'ayant pas vu ça, Lasch est mort moins malheureux que ça aurait pu s'il était mort plus âgé. Comme dit Baudelaire : « Ô Mort, appareillons ! ». Mais on ne peut plus dire : "Plus narcissique, tu meurs" : aujourd'hui, le narcissisme n'a plus de limites. Merci, le "progrès" technique.

Lasch serait sans doute effaré de la rage du « selfie » qui a saisi les masses humaines. Pour ce qui est de la France (ailleurs, je ne sais pas), il considérerait peut-être avec commisération la rage de l' « auto-fiction » qui a saisi les gens qui font, paraît-il, métier d’écrire de la « littérature » (voir l’incroyable succès de Mémoire de fille, le dernier livre d’Annie Ernaux, le chiffre des ventes et les tombereaux d’hommages éblouis qui se sont abattus sur lui). Oui, on a bien assisté à la poursuite vertigineuse de ce que Lasch appelle « L’invasion de la société par le moi », qui fait apparaître la notion d’individu comme une pure et simple imposture : si tout le monde existe à travers la seule image de soi, tout le monde est insignifiant. C'est quoi, vivre ? Comptons sur le "progrès" technique pour nous éviter de nous poser cette question douloureuse.

L’auteur, cependant, n’est pas farouchement opposé à la « littérature du moi », mais pas à n’importe quelle condition : « La confession permet à un écrivain honnête, comme Exley ou Zweig de nous donner une description poignante de la désolation spirituelle de notre temps ; mais elle [je corrige un "il" manifestement erroné] permet aussi à l’écrivain paresseux de se complaire dans "le genre de révélations impudiques sur soi-même qui, finalement, cachent plus qu’elles ne découvrent". Les pseudo-aperçus de Narcisse sur sa condition, habituellement exprimés en termes de clichés parapsychiatriques, lui servent à détourner les critiques et à refuser la responsabilité de ses actions » (p.48). 

C’est certain : l’écrivain de l’auto-fiction évite ainsi de porter sur lui-même un jugement de valeur. Une telle littérature, voulue purement factuelle et neutre, n’est plus porteuse d’une quelconque signification collective, ne proposant aucune « lecture » du monde, aucun point de vue sur lui : les choses sont ainsi, c’est tout. C’est assez dire que la littérature, en renonçant à « dire le monde », ne croit plus en elle-même. Il s’agit simplement de susciter chez le lecteur le processus d’identification, et de déclencher chez lui un réflexe de projection émotionnelle (voir le succès en librairie du Mémé de l’acteur Philippe Torreton). Conception fusionnelle, régressive, infantile de la vie en société. 

Le biais du narcissisme amène Christopher Lasch à évoquer la transformation du travail : de moyen qu’il était de construire une vie et une société morale, faite de labeur, de sobriété et de probité, il s’est mué en un moyen d’aboutir à l’accomplissement de soi par la réussite matérielle : « Pour les puritains, un homme pieux travaillait dur, dans son métier, moins pour accumuler de la richesse personnelle que pour ajouter au confort et aux commodités de la communauté » (p.87). 

Et plus loin : « La poursuite de la richesse perdit les dernières apparences de sens moral, qu’elles avaient conservées jusque-là » (p.93). Et enfin : « Puis, la réussite apparut comme une fin en soi, la victoire sur des concurrents permettant seule d’assouvir la personnalité » (ibid., problème de traduction ? – que veut dire "assouvir la personnalité" ? Bon, on devine l’idée). On ne demande plus à la vie d’avoir un contenu ou un sens, on veut juste survivre. De l’aptitude à la sociabilité, on est passé à l’habileté à « se débrouiller ». 

Christopher Lasch balaie encore le champ de la transformation de l’existence en produit de fabrication, avec la médiatisation de tout (un écran s’interpose entre l’individu et sa propre vie) ; avec l’invasion de plus en plus tonitruante de la publicité, qui, pour l’auteur, vise moins à vendre telle ou telle marchandise particulière qu’à conditionner les esprits à la consommation comme mode de vie ; avec la théâtralisation de la politique et son usage outrancier de la propagande (aujourd’hui rhabillée en « communication »).

Je cite rien que pour le plaisir cette phrase : « La gauche, avec sa vision d’un bouleversement social, a toujours attiré plus que sa part de déséquilibrés » (p.120). Passons. Je passe aussi sur ce que Christopher Lasch dit du « déclin de l’esprit sportif », propos globalement très justes, mais je vois davantage un lien avec « la société du spectacle » de Guy Debord qu'avec la problématique du narcissisme. Il souligne toutefois ce que peut avoir de militaire l'enrôlement d'une jeunesse sous la bannière du sport, où l'on ne cesse de parler de "discipline". Comment ne pas penser à l'île de W imaginée par Georges Perec dans W ou le souvenir d'enfance, et à cet avatar du camp de concentration conçu comme un absolu de la rationalité ?

Il analyse ensuite la « décadence du système éducatif », mais en soulignant moins une faillite professionnelle que le fait que l’école est produite par la société dans laquelle elle s’insère (elle aurait du mal à faire autrement) : « L’enseignement traduit donc les profonds changements sociaux, qui sont à la base du système d’éducation et de la propagation de la stupidité qui en résulte » (p.169, on n’est pas obligé d’être d’accord avec certains termes, mais on s'esclaffe ou on se désole en entendant des ravis de la crèche soutenir mordicus que "le niveau monte"). 

Il conclut sur une perspective assez sombre : « S’il est vrai que les électeurs éduqués sont la meilleure défense d’une nation contre l’arbitraire d’un gouvernement, la survie des libertés politiques semble bien compromise » (p.171). Quand on voit les transferts de pouvoir qui s'opèrent depuis le 11 septembre 2001 de la justice vers la police et de la liberté vers la sécurité, on se dit que l'impeccable boule de cristal de Christopher Lasch avait tout vu !

S’ensuit une dévaluation de la culture elle-même : quand un système éducatif se donne pour mission de « mettre l’enfant au centre », pour « être au plus près des besoins de l’enfant », cela veut dire qu’il a (au sens propre) démissionné, et que le troupeau (le mot est de Lasch) des élèves seulement moyens est voué à stagner, végéter, déchoir. En plus de ça, on entend là le même blabla véhiculé par la grande distribution, qui veut « répondre au plus près à la demande du consommateur ». Donner aux enfants, aux jeunes ce qu'il attendent (ce dont ils croient avoir besoin), c'est le contraire de l'éducation : c'est les enfermer en eux-mêmes.

Bon, il y aurait encore bien des choses à dire au sujet de ce livre important, mais je ne vais pas insister : on a à peu près compris, j’espère, ce qui anime la démarche de Christopher Lasch. En gros, pour résumer, il est effaré de constater combien le système industriel, la production à tout va de biens et d’images, l’énorme effort de l’industrie publicitaire de gavage des populations et de conditionnement des esprits à la société des marchandises – combien tous ces éléments ont privé les individus de la maîtrise de leur existence. Le soi-disant "Progrès" qui guide notre "civilisation" devrait être renommé. Je propose "civilisation du RÉGRÈS" (qui ne veut pas dire "nostalgie", mais retour infantile à l'utérus maternel, autrement dit une civilisation gouvernée par le fantasme !). 

On pourrait imaginer un camp de travail où l’on forcerait tous les satanés optimistes et autres thuriféraires de ce système mortifère, à apprendre par cœur les livres de Christopher Lasch. 

Ça leur ferait les pieds, et ça redonnerait un peu d’espoir aux autres. Ce n'est sans doute pas pour demain.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : Christopher Lasch fait une remarque que je trouve pleine de sens sur le narcissisme, disant que Narcisse n'est pas amoureux de lui-même, puisqu'il ne sait pas que ce qu'il contemple, c'est son propre reflet. Bon, cela change-t-il quelque chose ?

Note : le blog va prendre un peu de repos. A bientôt.

samedi, 30 avril 2016

CHRISTOPHER LASCH ET L'ARCON

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Alors maintenant, comment Christopher Lasch analyse-t-il l’évolution des pratiques picturales après 1950 ? 

« Les équipements d’enregistrement modernes monopolisent la représentation de la réalité, mais ils brouillent également la distinction entre réalité et illusion, entre le monde subjectif et celui des objets, gênant par là même les artistes lorsqu’il s’agit de se réfugier dans le fait brut du moi, comme le disait Roth. Pas plus le moi que son environnement n’est plus un fait brut. » Christopher Lasch, Le Moi assiégé, p. 135. On a déjà croisé une telle idée. On sait qu'elle vient de Guy Debord et de sa Société du spectacle : tout au long de notre existence, toutes nos perceptions (enfin, la plupart) nous parviennent aujourd'hui médiatisées sur un écran où se projettent des images élaborées par d’autres instances que nous-mêmes. Nous n'avons plus d'expérience directe du monde.

« L’artiste romantique projetait des mots et des images dans le vide, en espérant imposer l’ordre au chaos. L’artiste postmoderne et postromantique les voit comme des instruments de surveillance et de contrôle. » C’est l’écrivain William Burroughs qui inspire ici Lasch. 

Mais surveillance et contrôle ont été rendus possibles par la généralisation des sciences dites « humaines », au premier rang desquelles on trouve bien sûr la psychologie et la sociologie : « L’observation scientifique et sociologique abolit le sujet en faisant de lui le "sujet" d’expériences censées faire apparaître sa réaction à divers stimuli, ses préférences et ses fantasmes privés. Sur la foi de ses découvertes, la science construit un profil composite des besoins humains sur lesquels elle pourra baser un système (envahissant bien que pas ouvertement oppressif) de régulations comportementales » (p.141). "Régulations comportementales" ? On ne peut être plus clair, me semble-t-il, sur le processus d'asservissement des individus par un système devenu complètement anonyme, du fait que tout ce qui sert à connaître l'homme (les sciences humaines) fournira plus tard des outils perfectionnés pour le contrôler.

L’auteur puise la substance de ce raisonnement chez l’Anglais J.G. Ballard. La préoccupation que ce dernier exprime dans ses romans n’est autre que le processus d’onirisation de la vie, qui résulte de la « saturation de l’environnement par les images et l’effacement consécutif du sujet », tel qu’on peut en voir la manifestation dans le travail d’artistes comme Robert Rauschenberg, Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Claes Oldenburg, Jasper Johns, Robert Morris.

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Que ce soient une vignette de BD (Lichtenstein), une aiguille et son fil ou une pince à linge (Oldenburg), l’agrandissement démesuré (x 1000 ou 10000, pour le moins) de l’objet lui fait perdre sa matérialité utilitaire et le coupe de toute réalité concrète. Ce qui fait perdre toute possibilité pour l'œuvre d'art de signifier quoi que ce soit. Sans parler de l'infinie dérision dont de telles œuvres sont porteuses. Il se produit le même phénomène de déréalisation dans la multiplication de la boîte de Campbell Soup ou du portrait de Marylin (Warhol). Il est désormais admis que l’ « œuvre d’art » vole de ses propres ailes, loin de toute basse réalité, offrant au gré des caprices de l’artiste tel objet trivial à l’adoration des foules. On peut voir là une forme de prosternation devant le dérisoire : Clement Greenberg « croyait quant à lui que l’art ne devait jamais tenter de renvoyer à quoi que ce soit en dehors de lui-même ». 

Un tel courant a pour conséquence (c’est peut-être le but poursuivi par ces artistes) de dépersonnaliser l’œuvre d’art et d’éliminer la subjectivité (Sol Lewitt), tendant à « brouiller la frontière entre illusion et réalité ». Cette conception de la création artistique procède évidemment des coups inauguraux que Marcel Duchamp, en son temps, a portés au statut de l’artiste. On traitait André Breton de "Pape du surréalisme". Duchamp peut à bon droit être qualifié d' "Empereur du ready-made". Refusant de signer des « chefs-d’œuvre » au bas desquels il serait fier d’apposer sa signature, Duchamp voulut en finir avec la « confiscation » de la créativité par les seuls individus « créatifs ». Idée a priori généreuse et démocratique. 

Mais c'est du flan, une vaste blague, une farce grotesque et un désastre général, en vérité, car on sait ce qu’il en est advenu : non seulement le monopole n’a pas été mis à bas, mais il est à présent accaparé, non par des créateurs authentiques, mais par des individus qui se contentent de commercialiser une « idée » artistique, si possible spectaculaire (le bleu de Klein, l’outre-noir de Soulages, la Campbell Soup de Warhol), quand ce n’est pas par de vulgaires hommes d’affaires (Jeff Koons était courtier en matières premières à Wall Street, avant d'être embauché dans la domesticité au service du milliardaire François Pinault). 

Il est bien loin, le temps où la société demandait à l’artiste d’administrer la preuve de son savoir-faire et de sa maîtrise technique dans l’art de peindre. Aujourd’hui, tout individu (je ne dis pas "artiste", car tout le monde est concerné par l’appel) un peu astucieux devient une start-up potentiellement dotée d’un bel avenir commercial : sois assez ingénieux pour créer toi-même ton propre « créneau ». Il ne s’agit certes pas du même savoir-faire. 

Christopher Lasch se réfère à un essai du philosophe allemand Walter Benjamin, suicidé en 1940 à la frontière franco-espagnole, L’Œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique. Qui dit production en série dit forcément société industrielle, société de consommation, société de masse. Chaque tendance de l’art contemporain va s’inscrire dans un « créneau » précis, celui qui lui est dévolu sur le marché d’une consommation donnée. Que cela s’appelle « minimal art », « systemic painting », « optical art », « process art », « earth art » ou conceptualisme, tous participent de ce mouvement de déconstruction (de « démystification »). Et chacun, bien rangé dans sa case, occupe le « segment de marché » qu’il a réussi à s’ouvrir. 

Christopher Lasch conclut logiquement à la « fusion du moi et du non-moi », sorte d’indifférenciation des moi, des êtres et des choses, un monde où les distinctions sont abolies, « un monde où tout est interchangeable ». C’en est au point que « la survie de l’art, comme de toute autre chose, est devenue problématique », au motif « que l’affaiblissement de la distinction entre le moi et son environnement – développement fidèlement consigné par l’art moderne jusque dans son refus de devenir figuratif – rend le concept même de réalité, ainsi que celui du moi, de plus en plus indéfendable » (p.155). 

Ce qui arrive arrive, ce qui existe existe, ce qui est là est là, c’est tout : il n’y a plus rien sous la surface des choses, toute substance, tout contenu sont révocables, l’unité de la personne est pulvérisée (« Puisque l’individu semble être programmé par des agences extérieures – ou peut-être par sa propre imagination exaltée – il ne peut être tenu pour responsable de ses actes »), l’insignifiance triomphe. Il n'y a plus que de pures apparences : images fabriquées par des gens de métier, et déconnectées de tout contenu humain réel. L'homme en personne devient virtuel.

Les artistes de la fin du 20ème siècle commentent leurs propres œuvres et le « geste » qui les y a conduits comme s’ils inventaient un nouveau monde. Mais c’est une simple grimace. N’est pas Christophe Colomb qui veut.

Au total, Christopher Lasch, en regardant l’évolution de l’art contemporain, semble contempler un champ de ruines. Difficile, je crois, d’aller plus loin dans la dénonciation de l’impasse où se sont engouffrés les artistes depuis cinquante ans et plus. 

Plus radical que Christopher Lasch, tu meurs. 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 29 avril 2016

CHRISTOPHER LASCH ET L'ARCON

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Je reviens une dernière fois sur Le Moi assiégé, de Christopher Lasch (voir 16 et 19 avril), pour voir un peu ce qu’il pense de l’art contemporain. C’est un sujet qui me tient à cœur. Il regroupe différents courants et tendances sous l’appellation d’ « esthétique minimaliste » (le titre original du livre est The Minimal Self). Et on peut dire que, même s’il ne porte pas trop de jugements de valeur, on comprend que toute son analyse aboutit à une conclusion simple : tout ce qu’on appelle art contemporain est dans un sale état. Et il ne faut pas chercher l'origine de cette situation ailleurs que dans la civilisation, elle-même dans un sale état. 

On comprend que les optimistes qui croient dur comme fer dans les vertus progressistes et émancipatrices du Progrès, de l’innovation technologique et autres contes de fées, évitent tant que faire se peut de lire les livres de Christopher Lasch : le tableau qu’il dresse du monde qui est le nôtre n’a en effet rien à voir avec celui dont ils s’ingénient à faire la promotion, jour après jour, et sur lequel leur pinceau suave dessine toutes les promesses mirifiques dont ils nous assurent que le monde futur les comblera au-delà même de nos espérances. 

La lecture de Christopher Lasch, à cet égard, est profondément démoralisante. Pan après pan, il ôte en effet le resplendissant habit de lumière dont les promoteurs de l’avenir radieux revêtent des illusions avant d’en refourguer le « grand récit » aux foules, priées de croire que le monde s’achemine sans faiblir vers toujours plus de mieux (Jacques Higelin le chantait : « Aujourd’hui peut-être, Demain ça sera vachement mieux », dans "Alertez les bébés", 1976). Sur la question, tout le monde devrait avoir lu Le Seul et vrai paradis : nul doute que le mythe du Progrès en prendrait un sale coup derrière les oreilles. 

Le monde de l’art ne pouvait évidemment pas rester à l’abri des bouleversements, des chambardements et autres destructions qui ont fait du 20ème siècle celui de la guerre militaire, politique et économique, bien que les critères auxquels se conformaient les artistes eussent déjà connu quelque bouleversement quand la 1ère guerre mondial s’est déclenchée. C’est sans doute pourquoi Christopher Lasch intitule la partie de son ouvrage où il aborde la question de la création artistique « L’esthétique minimaliste : art et littérature à l’époque de l’extrême ». 

L’idée d’extrême est cruciale à ses yeux : « L’art contemporain est un art de l’extrême non pas parce qu’il prend des situations extrêmes comme sujets – encore qu’une grande partie de l’art contemporain le fasse – mais parce que l’expérience de l’extrême menace jusqu’à la possibilité même d’une interprétation de la réalité par l’imagination » (p.132). Bien d’accord avec l’auteur, qui ajoute juste après : « Le seul art qui semble adapté à une telle époque (à en juger par l’histoire récente de l’expérimentation artistique) est un anti-art, ou art minimal », dont la caractéristique première n’est pas forcément le minimal comme style, mais la « restriction drastique de son champ de vision ». 

Par exemple, Anaïs Tondeur (on peut cliquer pour voir les images) a accompagné de son travail les recherches de Michael Marder sur les indéniables mutations génétiques qui touchent la flore autour de la centrale de Tchernobyl, en plaçant sur du papier photosensible des plantes irradiées de la région (on appelle ça des rayogrammes). Elle intitule ça « Tchernobyl’s herbarium ». Si ce n’est pas une restriction drastique du champ de vision de l’art, ça …. 

L’artiste contemporain fait le choix de l’ordinaire, de l’effacement de sa propre personnalité et, en décontextualisant radicalement l’objet, supprime toute relation qu’il entretient dans la réalité avec les autres objets. Appelons ça le parachutage arbitraire de l’inouï dans l’œuvre. L'artiste contemporain a réhabilité l' "acte gratuit". L’artiste, au surplus, en s’affirmant comme pleinement original, prétend ne se placer sous l’égide d’aucun maître, d’aucune école : seul son bon plaisir le guide. 

De plus, de quelle réalité parle-t-on ? Est-ce celle dont nous aurions une expérience directe, et qu’on appelle « le monde » ? On peut de moins en moins répondre par l’affirmative, tant notre relation avec elle passe par la vision que nous en fabriquent à chaque instant toutes sortes de médias. On reconnaît là une idée directement inspirée de Guy Debord et de sa « société du spectacle », concept dont Christopher Lasch est un familier, même s’il n’en fait pas état ici.

L’iPhonisation des hommes enferme en effet les esprits dans des murs immatériels, sur lesquels une « réalité » de plus en plus « virtuelle » projette l’image (la représentation) trompeuse d’un monde qui semble se plier au moindre de nos désirs. Pur fantasme infantile, évidemment, enraciné dans le narcissisme triomphant de l'époque : l'impression de toute-puissance qui précède, dans le psychisme, l'horrible séparation avec la mère. La séparation qui rend l'individu autonome.

Par ailleurs, selon lui, l’homme est devenu une simple entité statistique, dont la substance proprement individuelle et les motivations profondes, dûment et indûment scrutées en permanence au moyen d’outils sophistiqués, finissent par former l’image d’un être global, collectif et abstrait, censé représenter les tendances dominantes dans une société donnée : « Les médias font un effort sérieux pour nous dire qui nous sommes ». Magnifique formule. Comme dit Souchon : « Dérision de nous dérisoires » ("Foule sentimentale"). 

Sondages et enquêtes d’opinion dessinent et sculptent un ectoplasme d’identité collective, que ses promoteurs tentent de cautionner à coups de fables et de loufoqueries, au premier rang desquelles une prétendue scientificité dont ils s'efforcent d'habiller leur activité mercantile. A ce compte-là, pour savoir qui je suis, je n’ai plus à m’interroger à partir de ma vie intérieure : il faut seulement que j’ouvre le journal ou que je regarde la télé. Les médias inventent et fabriquent jour après jour un individu statistique, supposé tenir lieu de ciment social, voire national. Mais qui, accessoirement, a pour effet de devenir une norme impérieuse, à laquelle les individus de chair et de sang sont, sans que ce soit dit, invités vivement invités à se conformer. 

On a compris l’imposture. 

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 16 avril 2016

CHRISTOPHER LASCH ET GUY DEBORD

LASCH LE MOI ASSIEGE.jpgQuelques réflexions après lecture de Le Moi assiégé, "essai sur l'érosion de la personnalité", de Christopher Lasch. 

Pour mettre du baume au cœur.

Il est bon d’avoir lu, au moins une fois dans sa vie, un livre de Christopher Lasch, observateur intransigeant de la civilisation occidentale en général, mais principalement de la façon dont elle évolue aux Etats-Unis. A cet égard, La Culture du narcissisme (Climats, 2000, écrit en 1979), que je suis en train de relire, fait un excellent point de repère et de départ, même si c'est un peu « consistant ». 

La méthode de Christopher Lasch est impeccable : il fait le tour complet d’une documentation impressionnante et passe au crible tout ce qui a été dit par d’autres du sujet qui le préoccupe. Il énumère les points de vue qu’il estime erronés et s’efforce de corriger les idées fausses que des gens sûrement sérieux véhiculent et colportent. 

Dans Le Moi assiégé (« essai sur l’érosion de la personnalité », Climats, 2008, écrit en 1984), que je viens de relire avec intérêt, il revient, pour l’approfondir, sur la notion de narcissisme. Le sous-titre dit assez sur quelle hypothèse il s’efforce de fonder son ouvrage. C’est une idée qu’on croise dans les bouquins de Michel Houellebecq, de façon explicite dans un de ses volumes d'Interventions. Une idée qui se veut un constat. Une idée qui, si elle s'avère, a des implications qui peuvent effrayer.

Dans une société vouée à la catastrophe humaine que constituent la marchandise, son spectacle et sa consommation, assailli constamment par des armées d’images, l’individu ne parvient plus à se constituer un « moi » par ses propres moyens, un « moi » qui lui appartienne en propre, après avoir fait sa propre expérience directe du monde et de la réalité. Le système de la communication publicitaire - à tendance tant soit peu totalitaire -, qui a gagné un terrain considérable pour organiser les relations sociales à tous les niveaux, occupe désormais une place prépondérante, en lieu et place de ce que Freud appelle le Moi.

Ne pas oublier qu'Edward Bernays, l'un des grands inventeurs de la publicité moderne, était le double neveu de l'inventeur de la psychanalyse, discipline dans laquelle il a abondamment puisé pour mettre au point la machine publicitaire : on va puiser dans le bric-à-brac du secret des motivations les figures, motifs et arguments qui, brandis ensuite comme un miroir devant le nez du citoyen devenu consommateur, vont orienter son désir vers la marchandise à vendre. 

Pour resituer la chose, il ne faut pas oublier que le livre de Lasch est publié en 1984. Je veux dire par là qu'il n'est pas impossible qu'une question d'ordre générationnel se pose, car l'idée dit peut-être davantage à des gens de mon âge qu'à des générations plus neuves, vu que les conditions concrètes de l'existence n'avaient pas encore été aussi radicalement transformées qu'elles ne l'ont été depuis une trentaine d'années.

Quoi qu'il en soit, l'idée du spectacle marchand comme programme général d'existence avait été largement diffusée en leur temps par les situationnistes en général, et Guy Debord en particulier. Une idée le plus souvent incomprise, du fait d’une interprétation tout à fait étriquée, donc fausse, de la notion de « spectacle », que je reformulerais ici de la façon suivante : « création, entre l’homme et le monde, d’une réalité entièrement artificielle autour de la marchandise érigée en objet de désir par les moyens de la propagande ». 

Il s’ensuit que la personne a été en quelque sorte vidée d’elle-même, comme si un écran s’était interposé entre sa conscience et son moi. Dépossédée de ce qu’elle serait devenue si elle avait été soumise aux seules influences héritées de la tradition, elle ne s’appartient plus, fabriquée des pièces et des morceaux d’images conçues par d’autres et introduites en elle de l’extérieur. Autrement dit, comme elle a du mal à distinguer ce qui vient d’elle et ce qu’elle ingurgite de l’extérieur, la personne ne sait plus à qui elle a à faire quand elle dit « je ». « L’anxiété actuelle au sujet de l’ "identité" reflète une partie de cette difficulté à définir les frontières de l’individualité » (p.15). 

J’ajoute, pour enfoncer le clou, que la personne, quand elle dit « je », croit sincèrement qu’elle parle en son propre nom, alors qu’elle exprime un « moi » qui lui a été pour une grande part inculqué à son insu : la société du capitalisme spectaculaire-marchand (Debord) a façonné des semblants de personnes, des fantômes persuadés qu’ils existent de façon pleine et entière : des artefacts, des zombies. L’idée est pour le moins radicale.

Ce qui change, par rapport à la situation précédente, c'est que nous sommes ici dans l'exécution d'un projet parfaitement concerté, généralisé, et prévu pour produire les effets qu'il produit. Ce que fait, dans un autre domaine, le génie génétique par rapport, par exemple, à la méthode de nature purement empirique de sélection et d'appariement de deux races de chiens par les éleveurs, en fonction des qualités attendues de la nouvelle race envisagée (flair, endurance, dressabilité, puissance, potentiel agressif, etc.). Si la grille de lecture de Christopher Lasch est la bonne, cela veut dire en effet que les populations embarquées dans ce système ne sont plus désormais en mesure de porter ce qui s’appelle une « civilisation ». Et, accessoirement, que le système qui est le nôtre a quelque chose à voir avec le totalitarisme.

Cela veut dire que le système spectaculaire-marchand débarrasse l’individu du fardeau de la civilisation, puisqu’il il le débarrasse du fardeau de lui-même, en le transformant en simple spectateur et client, consommateur de biens et de services. En poussant un peu, on pourrait considérer que le système spectaculaire-marchand fait disparaître jusqu’à la possibilité de la civilisation, en transformant tout ce qui appartient au passé en simple objet muséal, ou en simple marchandise destinée à des touristes venus errer dans l'hypermarché global pour consommer les traces d’un passé mort, et dénué pour eux de signification présente. 

Charmante perspective.

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 21 janvier 2016

NÉO-RÉAC ET FIER DE L’ÊTRE

Double page « Débats » dans Le Monde daté 19 janvier : « Les néoréacs ont-ils gagné ? ». Ah, que l’intention est belle et noble ! Nicolas Truong, journaliste, fait précéder son article de présentation du « chapeau » suivant : « Le succès d’audience politique et l’hégémonie médiatique des antimodernes ou des néoconservateurs est-il le signe d’une dérive droitière en France ou provient-il de leur capacité à nommer le mal qui ronge nos sociétés ? ». L’alternative proposée a un air d’honnêteté à première vue. A ceci près que je m’étonne de l’expression "audience politique" : je ne savais pas que Finkielkraut, Onfray ou Zemmour (portraiturés en la compagnie bizarre de Patrick Buisson) avaient été nommés conseillers de nos plus hauts responsables politiques, dont ils ne pensent en général pas beaucoup de bien. 

Quant à "hégémonie médiatique", je suis très mal placé pour en juger, dépourvu que je suis de cet appareil qu’on appelle « télévision », pour un motif que je persiste à estimer crucial, déterminant, vital, prépondérant, bref : capital. Comme Günther Anders et Guy Debord, je pense en effet qu’avec le poste de télévision installé en bonne place au salon, est juridiquement constitué le délit d’atteinte à la liberté individuelle. Je ne suis donc pas en mesure d’évaluer la force de l’emprise des « néoréacs » sur les plateaux. Contrairement à Philippe Sollers, qui osait dénier à Louis Althusser la qualité de "penseur" du seul fait qu'il n'avait pas la télévision, je crois qu'il est plus facile de continuer à penser quand on n'est pas encombré de cet objet intrusif. Je préfère m'en remettre au concept de "spectacle", élaboré par Guy Debord (voir mon billet du 18 janvier).

A voir l'armée des boucliers qui se lèvent dès qu’un de ces individus suspects ouvre la bouche, j'ai plutôt l'impression que le mot d’ordre est très généralement de faire taire les "néoréacs" sous le déluge des réactions scandalisées. On peut faire confiance au chœur des flics de la pensée pour veiller comme des vestales vigilantes sur le consensus moral, moralisant et moralisateur, dans lequel ils s’efforcent de bétonner toute l’époque, à coups de glapissements. Voir par exemple la façon dont Michel Onfray, qui a été récemment vomi par les cent bouches de la déesse dont parle Georges Brassens dans "Trompettes de la renommée" (« Pour faire parler un peu la déesse aux cent bouches, Faut-il qu'une femme célèbre, une étoile, une star, Vienne prendre entre mes bras la place de ma guitare »), s'est senti obligé de fermer sa page fesse-bouc et son « fil twitter ». 

La haine de ces sentinelles de la "Nouvelle Vertu" pour ceux qui commettent des infractions à l’ordre qu’ils veulent faire régner a quelque chose de stupéfiant, et pour tout dire d’incompréhensible. Dans ses pages « Débats », Le Monde se garde bien entendu de trancher, et Nicolas Truong veille soigneusement à ne pas déroger à la sacro-sainte règle de neutralité, qui maintient la ligne du journal dans un juste-milieu de bon aloi, équidistant des extrêmes. Inattaquable.

Enfin, quand je dis "soigneusement", j’exagère. Certes, Nicolas Truong donne la parole à Alain Finkielkraut, et son interview peut donner une impression d’impartialité. Mais il ouvre dans le même temps les colonnes du journal à deux guerriers de la "Nouvelle Vertu" : l’historien Daniel Lindenberg et la sociologue Gisèle Sapiro, qui font jaillir, du haut des chaires universitaires où ils vaticinent, le venin capable de renvoyer l’ennemi déclaré dans le néant dont il n’aurait jamais dû sortir. Comptez : un neutre, un pour, deux contre. Le combat était inégal avant même la publication.

Le point commun, dans l’argumentation de ces deux mercenaires, c’est de ranger les intellectuels « néoréacs » parmi les responsables de la montée de l’extrême-droite : Sapiro fait référence au mouvement allemand « Pegida », Lindenberg à l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson. Lindenberg accuse même les « néoréacs » de véhiculer « une authentique rhétorique d’extrême-droite », quand Sapiro fait mine de s'alarmer de leur succès médiatique « alors que le FN est en pleine ascension ».  L’intention, au moins, est claire : disqualifier l’adversaire en le faisant complice de supposés fascistes. Finkielkraut faisant le jeu de Marine Le Pen, l'hypothèse est tellement courge que je ne la discute même pas.

Ce qui apparaît de façon lumineuse, en tout cas, c’est la dissymétrie entre les argumentaires des uns et de l’autre. Alain Finkielkraut porte un regard sur l'ensemble de l'époque : « Je cherche seulement à penser le présent selon ses propres termes. Je le dépouille ainsi des oripeaux dont le revêt la prétendue vigilance et je suis traité de néoréac parce que je dis : "Le roi est nu" ». Finkielkraut mène une analyse du monde tel qu’il va. Il se contente de dire, à la suite de Guy Debord et de Philippe Muray, que le monde et l'humanité vont très mal. Il a quitté les rangs des choristes de l’Empire du Bien, c’est ce que ceux-ci ne lui pardonnent pas. 

Car la dissymétrie est là : autant Finkielkraut parle du monde, autant Sapiro et Lindenberg parlent de Finkielkraut. Je veux dire que, si l'un parle du monde, les autres parlent de la personne qui a parlé. Quand celle-ci développe une argumentation « ad rem », ceux-là se déchaînent « ad personam ». Le coup classique : quand un argument t'embarrasse, il suffit d'attaquer la personne qui l'a proféré. Dans la plupart des cas, ça marche, devant les badauds.

Daniel Schneidermann avait utilisé la même ficelle, en son temps, dans Le Monde diplomatique (mai 1996) contre Pierre Bourdieu (que je n'aime pourtant guère), en réponse à l’article où celui-ci tirait les conclusions de son passage dans son émission Arrêt sur images, article intitulé « Peut-on critiquer la télévision à la télévision ? ». Schneidermann, dont j’estime le travail par ailleurs, n’avait pas aimé du tout, et s’en était pris à son invité en l’accusant, entre autres, en jouant sur son nom, de se prendre pour Dieu, si je me souviens bien. J'avais trouvé ça assez bas.

En gros, les « néoréacs » posent un diagnostic sévère sur l’état actuel du monde, alors que leurs accusateurs insultent les personnes qui osent un tel diagnostic. Coup classique, certes, mais infâme. Nicolas Truong pose d’ailleurs la question : « … et si ces néoconservateurs avaient raison ? ». Passons sur les qualifications d' "antimodernes" et de "néoconservateurs", bien qu'il y eût eu à dire. Eh oui, pendant que le sale gosse Alain Finkielkraut est le seul à dire que le roi est nu, alors que la foule des courtisans fait semblant de s’extasier sur la somptuosité de ses vêtements transparents, Daniel Lindenberg et Gisèle Sapiro intiment l’ordre au sale gosse de se taire : il ne faudrait pas, en disant la vérité, désespérer le peuple, on ne sait pas ce dont il serait capable. Cela pourrait créer du désordre.

Cela n’empêche pas Gisèle Sapiro d’avouer sa niaiserie profonde. Devinez comment elle conclut sa diatribe imbécile. Tout simplement en posant la question qu’elle n’aurait jamais dû oser poser. Car après avoir déversé son venin, voici ce qu’elle écrit : « Ils "passent" bien à la télévision ou à la radio. Cela contribue-t-il à expliquer ce qui n’en demeure pas moins un mystère, à savoir, pourquoi ils suscitent un tel intérêt auprès du public ? ». C'est un aveu de défaite, en même temps que d'incompétence fielleuse. Traduction : si le gars a du succès, la teneur de ses propos n'y est pour rien, c'est juste parce qu'il est télégénique.

Traduction bis : pourquoi les gens en redemandent, de ces salauds de « néoréacs », au lieu de nous écouter religieusement, nous qui savons ("de toilette", réplique Boby Lapointe) dire les mots qu'il faut pour rassurer ? Daniel Lindenberg et Gisèle Sapiro ne sont pas des menteurs professionnels. Ils haïssent seulement les porteurs de vérités désagréables. Et le "public" représente à leurs yeux un insondable mystère. J’imagine que leur gagne-pain est lié à la conviction qu’ils affichent dans l’entreprise systémique de dénégation du réel. Sapiro n'est pas près de se faire écouter du peuple. Non, je ne crois pas, contrairement à ce que nous serinent les sondages, que les gens "ont peur", "sont angoissés", et tout ça. J'ai plutôt l'impression que les gens se disent, jour après jour : quel sale monde que le monde qui s'annonce ! Et tous ces guignols qui font semblant de le trouver radieux !

Car Sapiro avoue ici, ingénument, son ignorance de l’essentiel, à savoir ce qu’attendent les gens. Ce qu’ils attendent ? Que ceux qui causent dans le poste leur disent enfin la vérité sur le monde réel. Oui, monsieur Truong, ils attendent des responsables un peu de courage, celui qu’il faut pour « nommer le mal qui ronge nos sociétés », comme vous écrivez. "Nommer le mal" ! Et je peux vous dire que ce mal s’appelle le Mensonge. Et les gens n’en peuvent plus : si on ne leur donne pas la vérité, c’est normal qu’ils préfèrent mettre la tête sous l’aile et s’abstenir aux élections. Leur taux d’abstention est proportionnel au mensonge que les pouvoirs leur servent jusqu'à la nausée. Qui ose aujourd'hui "nommer le mal" ? Je ne vois que les « néoréacs ».

Car la vérité du monde aujourd’hui n’est pas belle à voir. Economie ? Le travail manuel remplacé par des robots, le travail intellectuel remplacé par des logiciels et des algorithmes : c'est promettre la fin du travail et le chômage de masse à perpétuité. Finances ? Soixante-deux bonshommes possèdent autant à eux seuls que la moitié de l’humanité. Politique ? Extinction des idées et des projets, omniprésence de la soif quasi-mafieuse de pouvoir. Ecologie ? Sale temps pour la planète. Et je laisse de côté les migrants, l’islam, Daech, la violence, les guerres en cours, les guerres à venir, …. Franchement, il est dans quel état, le monde ? Ceux qui causent dans le poste ne sont visiblement pas de ce monde-là. Ils doivent péter de trouille en envisageant le jour où les yeux des foules s'ouvriront.

Car il faut rester optimiste, se cramponner au "tout va bien, nous avons les choses bien en main". Alors exterminons les oiseaux de mauvais augure. Mettons à mort le messager porteur de mauvaise nouvelle. A la lanterne, les lanceurs d’alerte. On peut compter sur Daniel Lindenberg et Gisèle Sapiro pour leur passer le nœud coulant. 

Je ne remercie pas Le Monde d'avoir donné la parole à deux faussaires, tout en faisant mine d'apporter sa contribution à un grand "débat de société". Qui peut encore croire que c'est le discours des « néoréacs » qui domine toute la scène intellectuelle ? Le Monde apporte ici la preuve du contraire.

La réponse à la question du début, c'est : les « néoréacs » ont perdu. Et ce n'est pas une bonne nouvelle.

Voilà ce que je dis, moi.

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lundi, 18 janvier 2016

ACTUALITÉ DE GUY DEBORD

Dans son Journal de 1988, Philippe Muray cite à plusieurs reprises l’ouvrage de Guy Debord paru cette année-là : Commentaires sur La Société du spectacle. Cela m’a donné envie d’y retourner pour jeter un œil. On sait que La Société du spectacle date de 1967. Les Commentaires examinent ce qu’il en est advenu de cette société vingt ans après. Et l’on peut dire que le constat fait frémir. Ajoutons que Debord se contente, précisément, de constater : « Les présents commentaires ne se soucient pas de moraliser. Ils n’envisagent pas davantage ce qui est souhaitable, ou seulement préférable. Ils s’en tiendront à ce qui est » (Guy Debord, Œuvres, Gallimard/Quarto, p. 1595). 

On peut dire que l’évolution irrésistible du système, dont il faisait déjà une critique radicale, a comblé toutes les attentes que l’auteur avait placées en elle, et même au-delà. D’après ce que j’ai pu en comprendre, le « spectacle », dans le vocabulaire de Debord, n'a pas grand-chose à voir avec les maisons de théâtre, de cinéma ou d’opéra. Je me rappelle une émission de Bernard Pivot consacrée à La Société du spectacle, où ce grand couillon de Franz-Olivier Giesbert faisait l'énorme contresens habituel de tout confondre. Le malentendu demeure profond.

Pour reformuler dans mes propres termes ce que je pense avoir compris de ce concept de « spectacle », je dirai que c’est très généralement l’instauration d’une relation de plus en plus impossible entre les hommes et le monde, une relation non plus immédiate, comme depuis des millénaires, c’est-à-dire où rien ne vient s’interposer entre l’individu et le monde, mais médiate. Une relation désormais induite par une représentation artificielle (le "spectacle" ?), elle-même produite en dehors, puis introduite à l'intérieur de l’esprit par une instance tierce. 

Le « spectacle », c’est cette représentation (ce discours, ce pouvoir) qui s’impose pour faire écran entre l’individu et le monde. Qui prépare et canalise en amont l’expérience que l’individu peut avoir du monde. Qui formate sa perception. Ce discours fonctionne comme un conditionnement préalable de l’esprit, dont le résultat est illustré par ce « proverbe africain » : «  Le touriste ne voit que ce qu’il sait », qu’on pourrait traduire ainsi : « L’individu ne consiste désormais qu'en ce qu’on lui a précédemment inculqué ». Le système a inventé l'homme-ectoplasme.

On pourrait même dire que l’individu, dans sa mémoire et dans ses affects, n’est plus composé que des éléments dont on l'a fabriqué : il ne s’appartient plus. Il voit, entend, réfléchit, avec les yeux, les oreilles et le cerveau qu’on lui a greffés sans qu'il s'en aperçoive. Le sommet du grand art dans la fabrication de l’ "Homme Nouveau", dont rêvèrent Hitler et Staline, mais de façon combien fruste et grossière ! La principale caractéristique du discours ainsi médiatisé qui préside à cet endoctrinement et qui façonne la façon dont l’individu va percevoir et expérimenter le monde, est d’émaner d’un Pouvoir. Etant entendu que les « médias » ne sont qu’un aspect particulier, le plus visible, du système élaboré par et pour le maintien de ce Pouvoir : il faut deviner l'énorme masse de glace de l'iceberg systémique qui se cache sous la surface.

Autrement dit, tout ce qui descend du « spectacle » en direction de « la plèbe des spectateurs », « ce sont des ordres ». Et l’individu n’a d’autre choix que d’obtempérer, obéir, se soumettre, puisque le monde est ainsi fait, n'est-ce pas. Puisqu’il est convaincu d’avance qu’il serait vain d’essayer de le changer. Puisque l’idée même que cela fût possible, qu’on le pût ou qu’on le dût ne lui effleurerait jamais l’esprit. 

Mais dans ses Commentaires, Debord ajoute une nouvelle forme de « pouvoir spectaculaire » aux deux que le précédent ouvrage avait mises au jour. Il y parlait de la « concentrée », brillamment illustrée au cours du 20ème siècle par les grandes aventures hitlérienne et stalinienne. Il y parlait de la « diffuse », portée par la civilisation américaine, qui avilit l’idéal de Liberté en le réduisant à la médiocre « liberté de choix », c’est-à-dire une liberté dégénérée, une liberté de basse-cour. 

En 1988, pour compléter le tableau, il définit un pouvoir « spectaculaire intégré », qui est une combinaison des deux autres, et qu'il voit déjà partie à la conquête du monde. Le « spectaculaire intégré » emprunte au « concentré » l’autoritarisme, mais en le dissimulant : « … le centre directeur en est devenu occulte … » (on pense au "gouvernement invisible" appelé de ses vœux par le grand-prêtre de la publicité contemporaine, Edward Bernays : comment se révolterait-on contre une "Société Anonyme" ? A qui, en effet, pourrait-on s'en prendre nommément ?) ; et au « diffus » le formatage généralisé des comportements et des choses : « Car le sens final du spectaculaire intégré, c’est qu’il s’est intégré dans la réalité même à mesure qu’il en parlait ; et qu’il la reconstruisait comme il en parlait ».  

L’effet magistral ainsi obtenu est l’escamotage pur et simple de la réalité, le monde concret, les choses enfin, comment qu’on les nomme. Le dur sur lequel je me cogne. Les épines des églantiers qu’il ne faut pas hésiter à affronter bravement si l’on tient vraiment à la confiture succulente qui en découlera après un processus compliqué : tout salaire mérite sa peine. Maintenant, l'artifice absolu est devenu le monde dans lequel nous vivons tous les jours, incluant jusqu'à nos mots, nos images et nos existences. J’avais lu, à publication, Le Crime parfait, de Jean Baudrillard, qui décrivait la même mise à mort, quoiqu’en termes différents (vocabulaire, syntaxe et perspective, j'avoue que j'ai un peu oublié). 

Et Guy Debord ajoute, pour parfaire le triptyque de ses « pouvoirs spectaculaires » : « Quand le spectaculaire était concentré la plus grande part de la société périphérique lui échappait ; et quand il était diffus, une faible part ; aujourd’hui rien ». Traduction proposée : en régime dictatorial, il suffit de se maintenir en dessous de la couverture radar pour rester à peu près peinard. En régime capitaliste à l’américaine, on a du mal à échapper à la marchandise et à son cortège de servitudes. 

Mais alors là, en régime de « spectaculaire intégré » (déjà en 1988), impossible d’échapper aux griffes propagandistes de Moloch-Baal et au formatage et au conditionnement précis qu’il fait subir à tous ceux qui entrent sur la planète, planète qui leur apparaîtra forcément sous les traits du « monde tel qu’il est ». Et là, quel Michel Foucault, quel Jacques Derrida, quel Gilles Deleuze, ces champions de la "Déconstruction" de tout ce qui faisait notre civilisation, déconstruiront, mais à l'envers, leurs représentations pour leur dévoiler la vérité ? 

Ils seront tenus dans la complète ignorance du nombre et de la qualité des opérations successives d’usinage dont ils seront le résultat. Ils auront beau être fils de leur mère, ils ne sauront jamais de quel processus ils sont l’aboutissement. Ils seront ce qu’on leur aura dit qu’ils sont et préparés à être. A moins de s’appeler Winston Smith (dans 1984 de George Orwell). 

En fait, je ne voulais pas, en me lançant dans ce billet, brasser toutes ces matières. Je voulais seulement partager avec quelques lecteurs un paragraphe qui a littéralement explosé sous mes pas quand je suis passé dessus. Se souvenir, avant de le lire, qu’il fut publié en 1988 (le livre sort en mai, l’attentat de Lockerbie se situe en décembre). C’est vrai, on parlait déjà de terrorisme (OLP, FPLP, FPDLP, et leurs frères, leurs cousins, leurs conjoints, leurs alliés, …). Mais dites-moi si ce paragraphe ne sonne pas étrangement. 

« Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut en effet être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’Etat ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique. » 

Dites, je ne sais pas vous, mais moi, j’aimerais savoir ce qu’il buvait comme café pour lire dans ce marc extralucide. Car derrière « tout le reste », j’entends toute l’entreprise actuelle de Hollande et consort pour amoindrir le poids du pouvoir judiciaire et pour accroître celui de l’administration policière de la vie collective. 

J’ai peur pour l’état de droit.

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 11 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS 6/9

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LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)

6/9 

Du triomphe de la Dissonance (ou "Le siècle du Divorce").

Car le 20ème siècle, encore plus que le 19ème, est celui où plus personne ne sait. Celui qui casse toutes les grandes machines à produire des points de repère intellectuels, moraux, sociaux, affectifs, religieux, politiques, idéologiques, psychiques. Celui qui disloque les machines à produire un SENS qui puisse servir d'assise à l'existence des gens. Celui qui m’a amené pour finir, dans un souci de préservation, à cesser de me vivre comme un contemporain de mon époque. Le siècle où je suis né a fini par me décider à me raccrocher à quelques rochers surnageant encore dans un océan de destructions, quelques îlots esthétiques où il semble encore possible de respirer malgré les conditions que fait le monde des hommes à l'humanité. Comme dit le grand Pierre Rabih : « On ne peut pas renoncer à la beauté ».

Le 20ème siècle est celui qui ne sait plus grand-chose de l’humanité. Bien des formes d’art qu’il a fait naître ignorent superbement l’humain. La beauté ? N'en parlez surtout pas en présence de Catherine Millet ou de Catherine Francblin, qui sont aux manettes de la revue Art press, cette manufacture de la "modernité" ultra-chic et à la pointe de toutes les avant-gardes. La beauté, c'est un critère ringard et archaïque. Et finalement, je crois qu’il est là et nulle part ailleurs, le grief radical que j’adresse à Marcel Duchamp et à toute son innombrable progéniture.

Encore pourrais-je moi-même, à bon droit, soutenir l’idée que cet inaugurateur de la destruction esthétique n’a fait que transposer dans le domaine de l’art ce qu’il voyait se produire sous ses yeux dans la réalité : Dada (auquel Duchamp a participé de très loin et "en esprit") est né en février 1916, c’est-à-dire en pleine guerre, plus précisément au moment du déclenchement de la grande boucherie de Verdun (où Falkenhayn avait promis de "saigner l'armée française"). Un symbole ? Le 20ème siècle comme assassin de l'idée de la beauté ?

Mais on rétorquerait à aussi bon droit que les premières œuvres plus ou moins ouvertement atonales (rompant avec les notions de tonalité, de mélodie et d'harmonie qui prévalaient jusque-là), datent d'avant ce premier carnage planétaire (le dernier Liszt, Scriabine). Je répliquerais au contradicteur que la guerre de 14-18 n’est pas sortie de nulle part, et que des prodromes de plus en plus nets (montée des nationalismes, rivalités impérialistes, entre autres) étaient perceptibles bien avant le 4 août 1914. Ce n'est pas pour rien que l'époque a produit dans le même temps le cubisme, la musique atonale, le dadaïsme et la guerre : ces choses-là sont vendues en "pack". Et c'est bien le problème : c'est à prendre ou à laisser. Mais était-il possible de "laisser" ?

En musique, l’indifférenciation radicale des douze sons de la gamme, puis plus tard l'extension de la notion de son musical à toutes les matières sonores possibles et imaginables, et l'élévation de tous les bruits à la dignité d'objets musicaux (Pierre Schaeffer a écrit Traité des objets musicaux, et puis ce fut la litanie : sons d’origine électronique, moyens portatifs d’enregistrement, et échantillonner, et couper-coller, et bidouiller, et métisser, et ...), tout ça pourrait être considéré comme autant d'oracles : en parallèle, plus le monde sonore (créé par l'homme) devenait dissonant, plus il annonçait à l’humanité que le 20ème siècle serait le grand siècle de la Dissonance généralisée et des conditions dissonantes de la vie.

Les conditions capables de rendre concevable et possible une éventuelle « Harmonie » ont disparu. La Dysharmonie règne en maîtresse. Et qu'on ne me raconte pas de fable à propos d'une improbable « Harmonie Nouvelle », à laquelle il faudrait que le bon peuple se fasse et s'habitue, bon gré mal gré. Trop de musiques du 20ème siècle sont, restent et demeureront inhabitables. Nous sommes les enfants de la Dissonance, de la Discorde, de la Distorsion, de la Dysharmonie, ... Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que la planète, la nature et les océans subissent les amères conséquences  d'un siècle à ce point déprédateur.

La Dissonance est devenue la Norme dans la vie en même temps que dans les arts. La Dissonance, cette forme de Divorce qui demeurait l'exception auparavant (une dissonance finissait par une "résolution", c'est-à-dire un accord consonant), s'est ainsi banalisée et généralisée dans la peinture, dans la musique, dans la vie des gens mariés, dans la relation des hommes avec leurs semblables, dans leur relation avec la nature, etc. Le divorce est devenu le grand mode de vie, une modalité durable de l'être cassé en deux (en combien de morceaux ?). On a tenté de faire croire aux gens qu'on peut s'habituer à tout. Mais non : on ne s'habitue pas à tout. Nul ne peut habiter une maison qui le détruit. De quoi pleurer jusqu'à la fin des temps. Pour échapper à cette violence, une seule issue : divorcer de l'époque.

C'est ce genre de divorce qu'ont magistralement incarné quelques grandes figures de la pensée et de la littérature : Jacques Ellul, Günther Anders, Guy Debord, Philippe Muray, Michel Houellebecq, ... (le cas de Hannah Arendt, beaucoup moins en rupture, est différent). C'est l'unique raison que je vois à la détestation, que dis-je : à l'aversion, à l'exécration, à l'abomination dont ces dissidents font l'objet dans les milieux du consensus mou, de l'hypocrisie caritative, de la doxa, de la police de la pensée et du terrorisme intellectuel (quoique Debord ait récemment fait l'objet d'une récupération d'Etat : ses archives sont désormais un "Trésor national"). Cette pensée et cette littérature ont-elles infléchi la trajectoire d'une minute d'angle ? Je vous laisse répondre : c'est trop évident. Mais que peut la Culture ? Que peut la Littérature ? Que peut la Pensée ? Vous avez quatre heures pour rendre copie blanche.

Le monde pictural lui-même n’a pas attendu la guerre de 14-18 pour se détraquer : que faire, face à l'académisme, au conformisme pompier (Bouguereau, Couture, Meissonnier, Detaille, Laurens, Gervex, …) : obéir aux suggestions de Corot, de Rosa Bonheur, d’Eugène Boudin ? Une certitude émerge : il faut inventer pour exister. Claude Monet, qui se met à diviser les couleurs pures, à les juxtaposer, à rendre problématique la représentation du monde, pousse sur ce terreau, et tous les suivants, jusqu’à Seurat et Van Rysselberghe. Bientôt fauvisme, cubisme, suprématisme, surréalisme. Ces désintégrations successives disent un chose : à quoi bon l’art, quand le message porté par l’époque est la dissonance, la fragmentation, voire la négation de la réalité visible, bientôt suivies par la destruction des hommes à l’échelle industrielle ? Que reste-t-il à espérer du monde en train de se faire ? 

Heureusement, les lois de l’inertie étant ce qu’elles sont, ce désespoir radical mettra un peu de temps à manifester sa radicalité (quoique ... Céline ...). La négativité côtoiera pendant quelque temps l’optimisme qui rend possible la création. Le cas du surréalisme est particulièrement riche d'enseignement. « Révolution » pour ses premiers promoteurs, puis mis « au service de la Révolution », on peut dire que, avant de rentrer dans le rang et de faire simplement de l'art "comme tout le monde", il a effectivement mis le bazar dans la culture, dans l'art et dans les esprits de son temps (en gros de 1924 à l'après-guerre, je compte pour rien les suiveurs, les suivistes, les petits curés, les "post-", les "épi-", les "para-", les prosélytes, les mouches à m...iel et les apôtres).

Avec le recul du temps, qu'en est-il ? Qu'ont-ils fait, en définitive, André Breton, ses séides et sa meute de courtisans (lire le méconnu Odile de Raymond Queneau à ce sujet, où le "pape du surréalisme" est dépeint sous les traits du pompeux Anglarès qui, entre parenthèses, passe beaucoup de temps, dans le livre, à boire des bières en compagnie de ses suiveurs), avec leur « automatisme psychique pur », leurs « rêves éveillés », leur « changer la vie, a dit Rimbaud, transformer le monde, a dit Marx, ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un » ?

D'un côté, ils ont permis à l'époque de croire qu'elle disposait encore de ressources jusque-là insoupçonnées, dans le sous-sol du psychisme. Une planche de salut inespérée. Si l'on veut bien comparer avec les gaz et pétroles de schistes, solution désespérée pour soi-disant remédier au « Peak Oil », le surréalisme apparaît comme l'ultime possibilité de croire que l'art disposait encore d'une réserve de nouveaux moyens d'expression. En amenant au jour tout un attirail d'images, d'objets et d'assemblages, les surréalistes ont pu donner l'illusion d'un gisement inépuisable de nouveaux papiers peints à apposer sur les murs de plus en plus craquelés de notre univers désolé.

De l'autre côté, ils ont fourni à la propagande, au bourrage de crâne, à l'endoctrinement, en un mot : à la publicité (alors en plein épanouissement : Edward Bernays et consort), un carburant aux effets puissants : une masse de thèmes nouveaux et surprenants, exploitables ad libitum. Ils ont permis à la bientôt sacro-MAGRITTE 4 CONDITION.jpgsainte marchandise de prendre possession des esprits, et de se mettre à briller d'un éclat aveuglant à l'horizon de toutes les populations du monde. Magritte, en particulier, avec ses confusions en gros sabots (paradoxes visuels, premier plan / arrière-plan, calembours picturaux, jeux signifiant / signifié, etc...), reste une mine d'or pour bien des "créatifs" d'agences publicitaires.

En réalité, le surréalisme est la tentative désespérée d'une humanité poussée dans la nasse par un siècle fou, de trouver une issue de secours. Et l'on ne peut que constater les dégâts : plus la réalité s'est craquelée sous les coups totalitaires des camps de la mort, des procès de Moscou et de la "Bombe" (Allemands + Russes + Américains, ça fait du monde), puis sous les coups plus insidieux de la marchandisation progressive de tout, plus ce recours au monde intérieur, au monde de l'inconscient et de l'imaginaire apparaît comme un dernier refuge avant écrasement. Comme une impasse et un cul-de-sac. Un sac en plastique pour y mettre la tête jusqu'à ... On se félicite, rétrospectivement, de ce qu'André Breton ait été tout à fait insensible à la musique. Quels dégâts n'aurait-il pas commis ? Remarquez que d'autres s'en sont chargés, qui ne se réclamaient pas du surréalisme.

Le surréalisme a momentanément rassuré le monde de l'art en lui fournissant, pendant un temps, une sorte de trésor de substances nutritives de substitution (le surréalisme est au monde de l'art ce que la méthadone est à l'héroïne), en même temps que l'illusion de possibilités infinies de développement. En réalité, avec le surréalisme, le monde de l'art raclait ses fonds de tiroirs. Asséchait ses derniers marécages avant le désert. Achevait ce qu'avait commencé Alphonse Daudet avec son personnage principal, dans L'Homme à la cervelle d'or : se vider la tête. 

Car ce qui est curieux ici, c’est de constater que plus le surréalisme met le paquet sur le renouvellement des images et ce ressourcement superficiel de l’imaginaire, plus la réalité concrète prend le chemin inverse, celui du sordide et de l’invivable. Au fond, les formes héritées du surréalisme constituent une sorte de dénégation générale de la réalité. Une dissociation d'ordre publicitaire (la dissonance métaphorique, qui prend des airs de coalescence : une femme nue pour vendre un yaourt, mettre du désir dans une marchandise, ...), qu’on observe pareillement dans l’évolution des discours politiques : plus la réalité fout le camp, plus le discours doit faire semblant de restaurer le désir en affirmant la maîtrise du politique sur le réel. En France, les politiciens incantatoires s'entendent à merveille pour nous en offrir des preuves éclatantes.

A partir de là, art et réalité ont pu diverger "à plein tube". "Artistes" et "responsables", de plus en plus déconnectés du réel, ont commencé à faire comme si. Comme si le monde ancien se perpétuait, pendant que la réalité foutait le camp, échappant à tout le monde. Comme si l’on pouvait continuer impunément à soutenir dans les mots un modèle déjà quasiment effondré dans la réalité. Tout le monde a fait semblant (faire semblant : un des sens du mot « Spectacle » dans le vocabulaire de Guy Debord). La Dissonance a gagné. Le Divorce est consommé.

Il y a donc beaucoup d’artistes (il faut bien vivre) qui se sont alors faits les simples greffiers du désastre, dont ils se sont contentés d’enregistrer, inlassablement, les signes. Ils ont tiré un trait définitif sur l’homme. Ils ont pris acte. Ils ont tourné la page, sans joie (quoique …), mais sans regret. Ils ont meublé ce désert enfin débarrassé de l’humain, nouveau territoire de l’art, des objets les plus divers surgis de leur fantaisie, de leurs caprices, de leurs humeurs, du hasard, des occasions. Ils ont inventé la gratuité, la futilité, la vanité du geste artistique, de même que je ne sais plus quel personnage de Gide médite je ne sais plus quel meurtre pour prouver que l’ « acte gratuit », ça existe. Ils ont introduit la destruction et le déchet dans l’acte créateur (toujours l’ultralibéral Schumpeter, avec sa "destruction créatrice"). D’où, entre beaucoup d’autres, la machine à caca ("Cloaca") de Wim Delvoye, façon de déclarer : « On est dans une belle merde ». Mais la merde peut-elle être belle ? Comme l’écrit quelque part Beckett : « Quand on est dans la merde jusqu’au cou, il ne reste plus qu’à chanter ». C’est à cette vision du monde (« Weltanschauung ») que je ne peux me résoudre. DELVOYE 2.jpg

CELLINI PERSEE.jpgQuand on a fait caca, on peut dire qu'on a "coulé un bronze", mais aucun être humain n'est en mesure de chier le "Persée" de Benvenuto Cellini. La Cloaca de Wim Delvoye en est une preuve répugnante. 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 24 septembre 2015

L'HOMME OBSOLÈTE

GÜNTHER ANDERS : L’OBSOLESCENCE DE L’HOMME 4 

Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’Apocalypse 

La remarque la plus étonnante – la plus amusante si l’on veut – qu’on trouve dans ce dernier essai composant L’Obsolescence de l’homme, se trouve p. 283. C’est le titre du §8 : « L’assassin n’est pas seul coupable ; celui qui est appelé à mourir l’est aussi ». Il se trouve que j’étais en train de lire Maigret et le clochard. Les hasards de l’existence … On lit en effet au chapitre IV ce petit dialogue entre M. et Mme Maigret : « – Les criminologistes, en particulier les criminologistes américains, ont une théorie à ce sujet, et elle n’est peut-être pas aussi excessive qu’elle en a l’air … – Quelle théorie ? – Que, sur dix crime, il y en a au moins huit où la victime partage dans une large mesure la responsabilité de l’assassin ». Le rapprochement s’arrête évidemment à cette coïncidence. 

Günther Anders analyse ici les implications et significations de la bombe atomique. Il reprend une idée exprimée dans Sur la Honte prométhéenne : « Nous lançons le bouchon plus loin que nous ne pouvons voir avec notre courte vue » (p.315). Autrement dit, nous agissons sans nous préoccuper des conséquences de nos actes, et nous inventons des choses qui finissent par nous dépasser, voire se retourner contre nous. 

Je me contenterai de picorer ici des réflexions qui m’ont semblé intéressantes. D’abord cette idée que, aujourd’hui, « c’est nous qui sommes l’infini », qui dit assez bien ce que la bombe, fruit de l’ingéniosité humaine, a d’incommensurable avec l’existence humaine : nous éprouvons désormais « la nostalgie d’un monde où nous nous sentions bien dans notre finitude ».  

Faust est mort, dit l’auteur, précisément parce qu’il est le dernier à se plaindre de sa « finitude ». Je ne sais plus où, dans le Second Faust, le personnage s’adresse à Méphisto : « Voilà ce que j’ai conçu. Aide-moi à le réaliser ». Notons au passage qu’aux yeux de Goethe, c’est la technique en soi qui a quelque chose de diabolique, puisque c’est Méphisto qui l’incarne. 

Une autre idée importante, je l’ai rencontrée récemment dans la lecture de La Gouvernance par les nombres d’Alain Supiot (cf. ici, 9 et 10/09) : ce dernier appelle « principe d’hétéronomie » l’instance d’autorité qui, surplombant et ordonnant les activités des hommes, s’impose à tous. Or ce principe, dans une civilisation dominée par la technique, tend à devenir invisible, conférant alors au processus lui-même une autorité d’autant plus inflexible qu’elle n’émane pas d’une personne. Ce qui fait que la finalité de la tâche échappe totalement à celui qui l’accomplit, avec pour corollaire : « Personne ne peut plus être personnellement tenu pour responsable de ce qu’il fait » (p.321). 

C’est aussi dans le présent essai qu’on trouve le chapitre intitulé « L’homme est plus petit que lui-même ». Je ne reviens pas en détail sur cette idée formidable, qui développe d’une certaine manière les grands mythes modernes suscités par la créature du Dr Frankenstein (Mary Shelley) ou par le Golem (Gustav Meyrink) : l’homme, en déléguant sa puissance à la technique, a donné naissance à une créature qui lui échappe de plus en plus. Avec pour conséquence de multiplier les risques pour l’humanité : « Ce qui signifie que, dans ce domaine, personne n’est compétent et que l’apocalypse est donc, par essence, entre les mains d’incompétents » (p.301). Autrement dit, l’humanité a construit un avion pour lequel il n’existe pas de pilote. 

Je signale une expression qui m’a aussitôt fait penser à Hannah Arendt : « cette horrible insignifiance de l’horreur » (p.304). 

Pour terminer, ce passage (l'auteur vient d'évoquer Les Frères Karamazov) : « Accepter que le monde qui, la veille encore, avait un sens exclusivement religieux devienne l’affaire de la "physique" ; reconnaître, en lieu et place de Dieu, du Christ et des saints, "une loi sans législateur", une loi non sanctionnée, sans autre caution que sa seule existence, une loi absurde, une loi ne planant plus, « implacablement », au-dessus de la nature, bref la « loi naturelle » – ces nouvelles exigences imposées à l’homme de l’époque, il lui était tout simplement impossible de s’y plier » (p.333). Le « Système technicien » (Jacques Ellul) s’est autonomisé. L’homme se contente de suivre la logique de ce système, de se mettre à son service pour qu’il se développe encore et toujours et, pour finir, de lui obéir aveuglément. 

Au total, un livre qui secoue pas mal de cocotiers. 

Voilà ce que je dis, moi.

 

FIN

mercredi, 23 septembre 2015

L'HOMME OBSOLÈTE

GÜNTHER ANDERS : L’OBSOLESCENCE DE L’HOMME 3 

Le Monde comme fantôme et comme matrice 

Le monde qu’analyse cet essai est celui de la médiatisation triomphante de tout. Günther Anders parle seulement de la radio et de la télévision, mais je suis sûr qu’il ne verrait aucun obstacle à étendre ses analyses aux médias qu’une frénésie d’innovation technique a inventés depuis son essai (1956). Aujourd’hui, tout le monde est « connecté », au point qu’être privé de « réseau » peut occasionner de graves perturbations psychologiques. 

Il commence par nier la valeur de l’argument habituel des défenseurs de la technique face à ceux qui s’indignent de certains « dommages collatéraux » : ce n’est pas la technique qui est mauvaise, ce sont les usages qu’on en fait (air connu). Cet argument rebattu fait semblant d’ignorer que « les inventions relèvent du domaine des faits, des faits marquants. En parler comme s’il s’agissait de "moyens" – quelles que soient les fins auxquelles nous les faisons servir – ne change rien à l’affaire » (p.118). 

Notre existence, dit-il, ne se découpe pas en deux moitiés séparées qui seraient les « fins » d’une part, les « moyens » d’autre part. L’ « individu », par définition, ne peut être coupé en deux (cf. le jugement de Salomon). L’argument n’a l’air de rien, mais il est puissant. Conclusion, il est vain de se demander si c’est la technique qui est mauvaise en soi, ou les usages qui en sont faits ensuite : une poêle sert à griller des patates, elle peut servir à assommer le voisin qui fait du bruit à deux heures du matin. 

Pour qui est familiarisé avec les critiques lancées contre la télévision dans la dernière partie du 20ème siècle, le propos de Günther Anders compose un paysage connu. Les Situationnistes en particulier, à commencer par Guy Debord, ont constamment passé dans leur moulinette virulente la « société spectaculaire-marchande ». Il n’est d’ailleurs pas impossible que Debord (La Société du spectacle date de 1967) ait picoré dans l’essai d’Anders (paru en 1956). 

Si les films, marchandises standardisées, amènent encore les masses à se réunir dans des salles pour assister collectivement à la projection, la télévision semble livrer le monde à domicile. Pour décrire l’effet produit par ce changement, Anders a cette expression géniale : « Le type de l’ "ermite de masse" était né ». « Ermite de masse » est une trouvaille, chacun étant chez soi, en quelque sorte, « ensemble seul ». 

On peut ne pas être d’accord avec l’auteur quand il met exactement sur le même plan radio et télévision, car la réception d’images visuelles change pas mal de choses. Le point commun réside dans l’action de médiatisation : l’écran de télévision, et dans une moindre mesure le poste de radio, littéralement, « font écran » entre le spectateur et la réalité concrète du monde, qui du coup n’est plus l’occasion d’une expérience individuelle par laquelle chacun teste sa capacité d’action sur celle-ci. 

L’auteur le dit : le monde, qui est servi « à domicile », n’est plus que le « fantôme » de lui-même : « Maintenant, ils sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites – non pas pour fuit le monde, mais plutôt pour ne jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde "en effigie" ». L’exagération ne peut toutefois s’empêcher de ressurgir : « Chaque consommateur est un travailleur à domicile non rémunéré [il faudrait même dire "payant"] qui contribue à la production de l’homme de masse ». Mais on a bien compris l’idée. 

Autrement intéressante est l’idée que radio et télévision induisent l’établissement, entre la source et le récepteur (entre les animateurs du spectacle et les auditeurs et téléspectateurs) une « familiarité » pour le moins étrange, qui semble tisser entre eux des liens de proximité immédiate, du seul fait que ces voix semblent s’édresser à eux personnellement. On pense ici à tout ce que peuvent déclarer de charge affective et d’identification les consommateurs quand ils s’adressent aux animateurs par oral ou par écrit. De plus, ces liens apparents entraînent une relative déréalisation des proximités concrètes (exemple p. 148-149). Ces liens sont en réalité une grande imposture qui fait que l’ « individu devient un "dividu" » (p.157). C’est bien trouvé. 

Anders évoque aussi l’espèce d’ubiquité que produit le média et la schizophrénie artificiellement produite qui en découle. S’il voyait aujourd’hui avec quelle attention fascinée passants, clients de terrasses de bistrots et passagers du métro fixent l’écran de leur téléphone, même marchant ou en compagnie, il serait encore plus catastrophé par le monde que les hommes ont continué à fabriquer. 

Faisant semblant d’être ici (puisqu’ils « communiquent » et sont « connectés ») et faisant semblant d’être ailleurs (pour les mêmes raisons !), ils constituent une sorte d’humanité « Canada dry », cette boisson qui « ressemble à de l’alcool, mais ce n’est pas de l’alcool ». Voilà : ça ressemble à de l’humanité, mais ce n’est pas de l’humanité. L’incessante innovation technique au service de la marchandise tient l’humanité en laisse. 

Je n’insiste pas sur le conditionnement du désir, en amont de la manifestation d’une volonté et d’une liberté, pour orienter celui-ci sur des marchandises. Je n’insiste pas sur le caractère impérieux, voire vaguement totalitaire, de cette façon d’imposer une représentation du monde (une idéologie) : « Que ma représentation soit votre monde » (p. 195), façon plus sophistiquée que celle qu’Hitler utilisait pour formater les esprits. Günther Anders suggère que le règne de la radio et de la télévision produit un autre totalitarisme. 

L’essai Le monde comme fantôme et comme matrice (titre pastichant Schopenauer), par sa radicalité dans l’analyse de la radio et de la télévision, indique assez que son auteur n’attend rien de bon de l’évolution future de l’humanité et du sort que l’avenir, sous l’emprise de la technique, lui réserve. 

Il serait désespéré que ça ne m’étonnerait pas. Sa réflexion, qui remonte à plus d’un demi-siècle, n’a en tout cas rien perdu de sa force. 

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 19 septembre 2015

MARIO VARGAS LLOSA

VARGAS LLOSA MARIO.jpgLe prix Nobel de littérature 2010, Mario Vargas Llosa, vient de publier (Gallimard, 2015) La Civilisation du spectacle. D’un prix Nobel, on est en droit d’attendre un message de haute volée. Grosse déception, donc. Autant le dire tout de suite : il aurait mieux fait de ne pas. Alléché par le titre, j'ai vite déchanté.

Il a beau inscrire son propos, dans le chapitre introductif, dans la lignée d’une ribambelle d'auteurs dénonçant le règne de la marchandise, la transformation du monde en spectacle et des gens en consommateurs (T.S. Eliot, George Steiner, Guy Debord, Gilles Lipovetsky, Frédéric Martel – il oublie Alain Finkielkraut et sa mémorable Défaite de la pensée), son livre au titre ambitieux ne tient pas debout. C'est au mieux le livre d'un vieux notable universellement respecté, à qui un adulateur a demandé, à la fin du banquet, d'émettre un jugement sur notre époque et notre monde tels qu'il les voit. 

La thèse est facile à formuler : le monde actuel, en privilégiant le loisir, le divertissement et la consommation, a assassiné la culture. L’un des problèmes vient justement de ce dernier terme. L’auteur en tient visiblement pour la « haute culture » (sous-entendu : classique, traditionnelle, la culture par laquelle l’homme tend à s’élever au-dessus de lui-même). C’est précisément ce qui n’est pas à lui reprocher. 

Il lui oppose la « culture-monde » : « La culture-monde, au lieu de promouvoir l’individu, le crétinise, en le privant de lucidité et de libre-arbitre, et l’amène à réagir devant la "culture" régnante de façon conditionnée et grégaire, comme les chiens de Pavlov à la clochette qui annonce le repas » (p.28). On est évidemment d’accord avec lui : la culture est structurée selon une échelle de valeurs. La marchandisation de tout tire tout vers le bas en mettant sur le même plan une paire de bottes et l'œuvre de Shakespeare (Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p.136). 

Il existe, malgré tout ce que peut proclamer la culture « mainstream » (titre du livre du susnommé Frédéric Martel), une hiérarchie dans la culture, qui sait différencier la démarche qui prône un effort constant et une exigence de la part de celui qui se cultive, et la démarche qui se borne à des produits culturels de consommation courante véhiculés par la publicité, faits pour suivre les modes et disparaître sitôt absorbés. 

Vargas Llosa raisonne en aristocrate : « La quantité aux dépens de la qualité. Ce critère, auquel tendent les pires démagogies dans le domaine politique, a eu ici des conséquences imprévues, comme la disparition de la haute culture, forcément minoritaire par la complexité et parfois l’hermétisme de ses clés et codes, et la massification de l’idée même de culture » (p.35). Jusque-là, je suis prêt à approuver l’auteur. 

Qu’est-ce que je reproche à ce livre ? D’abord de brasser des idées tant soit peu rebattues. D’enfoncer des portes ouvertes. De nous donner à renifler des parfums flottant dans l’air du temps. D’énoncer trop souvent des banalités. De produire un ingrédient voulu original, mais constitué surtout du tout-venant intellectuel. Il arrive comme les carabiniers quand il dénonce – après tant d’autres – l’irruption de la « frivolité » dans les domaines les plus sérieux de l’existence des hommes et de la vie des sociétés. 

Mais ce que je reproche surtout à ce livre, en dehors de la superficialité des analyses, c’est le joyeux mélange qu’il opère des notions et des perspectives. Autrement dit : son manque d’unité. Cela donne une impression d’hétérogène et de disparate. Autant j’abonde quand il s’en prend aux « déconstructionnistes » de la culture  (Foucault, Derrida, …) qui, en critiquant la notion de pouvoir, ont sapé à la base le principe d’autorité, autant je trouve incongru le chapitre sur la « disparition de l’érotisme ». Je concède cependant que la dénonciation des « ateliers de masturbation » mis en place en 2009 dans les collèges d’Estrémadure a quelque chose de réjouissant. 

Et encore plus étrange celui où, tout en s’affirmant athée, il prend contre toute raison la défense de la plus extrême liberté religieuse, en mettant strictement sur le même plan les sectes (Moon, scientologie, …) et toutes les croyances et religions reconnues et officielles : « Les sectes, à cet égard, sont utiles et devraient être non seulement respectées, mais encouragées » (p.197). Il se félicite que les sectes « procurent un équilibre et un ordre à ceux qui se sentent déconcertés, solitaires, inquiets dans le monde d’aujourd’hui ». Pour le moins surprenant, n’est-il pas ? 

Ajoutons pour compléter le tableau que les six chapitres et la « Réflexion finale » sont entrelardés d’une petite dizaine de textes intitulés « Pierre de touche » (pourquoi ?) – en fait, des articles déjà publiés dans le journal El País, illustrant telle ou telle partie du raisonnement. Quant au chapitre conclusif, inclus dans la « Réflexion finale », il reproduit le discours que l’auteur à prononcé en 1996 après s’être vu décerner le « Prix de la Paix » par les éditeurs et libraires allemands. Le discours du patriarche à la fin du banquet organisé en son honneur. 

L’image que je garde du livre dans sa totalité : banal, consensuel et mal foutu, où l'on trouve à la fois du très juste, mais qui court les rues, et du n'importe quoi. 

Quant au titre, qu’on me pardonne, il est au mieux une promesse non tenue, au pire une imposture prétentieuse. 

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 14 mars 2015

YANNICK HAENEL, C'EST QUOI ?

1/2

HAENEL YANNICK.jpgJ’ai acheté puis lu Je Cherche l’Italie après avoir entendu Yannick Haenel en parler lors d’une interview radiophonique. Tewfik Hakem avait fait un parallèle entre cet ouvrage et l’univers houellebecquien. L’interview avait mis l’accent sur un aspect de la démarche : Haenel est allé vivre à Florence en emmenant femme et enfant, pendant trois ans. L’auteur décrivait la catastrophe dans laquelle la « modernité » économique, personnifiée dans cette verrue obscène qui a nom Berlusconi, avait plongé l’Italie. Le discours attirait mon attention.

A l’entendre, au cours de son séjour, il n’avait pas rencontré d’Italiens : seulement des Sénégalais, qui refusaient de parler le français qu’ils connaissent, et ne s’exprimaient qu’en italien. A l’entendre, son livre était majoritairement consacré au tableau apocalyptique qu’il dressait de l’Etat italien et de sa décomposition, et du sort misérable dans lequel vivaient les dits Sénégalais, exposés aux cruautés des mafias qui les exploitaient et les terrorisaient. C’est cela qui avait motivé mon achat : je m’attendais à lire l’œuvre d’un cousin de Houellebecq, et apprendre des choses sur l’état du monde.

Quelques pages m’ont suffi pour déchanter. Il m’a donc fallu un rien d’obstination pour achever ma lecture : je tenais à ne pas avoir claqué pour rien 17,5 €. Autant rentabiliser. Heureusement, le livre est léger (à peine 200 pages), mais léger à tous les sens du terme. Futile comme un fétu qui fuit au vent mauvais qui l'emporte, pareil à la feuille morte. En un mot : un livre inutile. La parenté supposée avec Michel Houellebecq est une pure postulation imaginaire. Une maldonne. Une imposture.

D’ailleurs, au cours de l’interview, Yannick Haenel a tenu à se démarquer de ce cousinage hasardeux et encombrant. Pour lui, la littérature de Houellebecq est marquée par une détestable haine de soi et du monde. Autant dire, à ce stade, que Yannick Haenel ignore ce que peut (doit ?) être la grande littérature, syndrome largement partagé par les poissons et les grenouilles qui s’ébattent dans le marigot littéraire parisien. Yannick Haenel est l’un des innombrables descendants de « La Grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf ».

Qu’en est-il des Sénégalais italiens, dans Je Cherche l’Italie ? On en croise un, très vaguement, aux pages 12 et 13 : « Le jeune Noir était sénégalais, il venait de l’île de Gorée ». Ah, l’île de Gorée, Obama demandant pardon au continent africain pour le honteux trafic d’êtres humains à travers l’Atlantique ! Quel symbole !

Et puis le jeune Noir refait une apparition aux pages 119 à 121, où l’on apprend que son prénom, Issa, est le nom arabe de Jésus. Au total, trois pages de texte. Un point c’est tout. Autrement dit une crotte de mouche. La réalité sordide dans laquelle est plongée l’Italie fait l’objet de quelques flashs, allusions et incidentes, trop courts cependant pour former un sujet à part entière. Encore moins former le sujet du livre. L’interview radio faisait une publicité mensongère. Comme souvent, quand un auteur est doué oralement pour vendre sa camelote. Bien fait pour moi. Ça m’apprendra. Peut-être.

Bon, alors de quoi parle-t-il, ce bouquin ? Eh bien c’est très simple : Yannick Haenel parle de Yannick Haenel. C’est un truc très à la mode dans le marigot littéraire parisien : Christine Angot parle de Christine Angot ; Emmanuel Carrère parle d’Emmanuel Carrère…. Alors pourquoi pas lui, n’est-ce pas ? Qu’ont-ils donc tous, à faire étalage de leur moi ? De leur agenda ? De leurs petites réflexions sur eux-mêmes et le sens de la vie ?

Mais attention, Yannick Haenel ne parle pas de lui-même comme s'il était n’importe qui. Yannick Haenel n’est pas le premier venu, il faut que ça se sache. Cet homme est tellement plein de lui-même que toute sa prose exsude son moi comme s’il en pleuvait. Il arrose la compagnie de l’onction de soi-même, plus fort que Dassault n’achète ses électeurs. Il faut que le lecteur sache qu’il est en face d’un intelligent, qui fait profession d’intelligence et de culture : Yannick Haenel en personne.

Et puis il faut aussi qu’on sache que l’auteur est en très bonne et très auguste compagnie. C’est ainsi que le lecteur est invité à assister à un déluge : c’est, de la première à la dernière page, une cataracte, une avalanche de noms propres, de références, toutes plus savantes les unes que les autres. Une ribambelle de noms propres assez connus pour être incontestables, assez haut placés pour inspirer le respect. Une forêt d’oriflammes brandis comme des slogans. Attention les yeux ! Yannick Haenel vous en met plein la vue.

Vous ne savez plus où donner de la tête : entre les références à Nietzsche et les commentaires sur Georges Bataille (omniprésent tout au long des pages, pensez, il lit chacun des douze volumes de ses Œuvres complètes (Gallimard, des gros pavés) dans l’ordre chronologique), l’auteur vous assène : « Je lis Hegel, Bataille, Kojève » (p. 73). Ici, ce sera un « dropping » de Rimbaud, là un miasme de Maurice Blanchot, ailleurs une crotte de Guy Debord, plus loin, quelques relents de La Divine Comédie, etc.

Cette toile de fond de noms propres à grosse réputation, je vais vous dire, c’est juste fait pour intimider, exactement comme les hooligans se servent des signes d’une violence possible pour se rendre maîtres du terrain. Là, ce n’est plus dans la vue, c’est dans les gencives, car Hegel, il faut vraiment vouloir : quel héroïsme, quand même, ce garçon. Essayez seulement la « Préface » à La Phénoménologie de l’Esprit. Mais mon esprit épais et rustique est rétif à la philosophie, du moins ainsi entendue. Question d'altitude, sans doute.

Et puis, une bonne projection de postillons de noms propres à prestige dans la figure de l'interlocuteur, au fond, pas de meilleur moyen pour ne pas entrer dans le détail des problématiques propres à chacun. "Je lis Hegel", c'est comme un cuistot qui vous dit "ça mitonne", mais se garde bien de soulever le couvercle pour vous faire renifler la réalité de sa tambouille. Ça évite de fatiguer le lecteur, en même temps que ça le muselle. Je me rappelle quelques prestations et articles d’un certain Philippe Sollers, où celui-ci, tel un Larousse des noms propres, semait pareillement à tout vent les références savantes, pour dire que, n’est-ce pas …

C’est peut-être un hasard (mais j’en doute) si Je Cherche l’Italie est publié dans la collection « L’infini », dirigée par … Philippe Sollers. Toujours côté noms propres : « Qu’est-ce qui échappe au capitalisme ? L’amour ? La poésie ? Lacan disait : la sainteté » (p. 89). Et toc : voilà pour Lacan. Et puis avec le Sénégalais : « Comment s’appellent tes dieux ? – Chrétien de Troyes, Dante, Kafka ».

Yannick Haenel a mis toute la culture européenne et chrétienne dans son grand sac. Du moins, en affiche-t-il un concentré des signes prestigieux de la culture. En porte-t-il la chose ? On n'est pas forcé de le croire.

Voilà ce que je dis, moi. 

samedi, 05 juillet 2014

L'ECLAT ET LA BLANCHEUR

La vie, naguère, était dictée par le décalogue, l’opinion des voisins, les snobismes locaux et les ouvrages de la baronne Staffe. Elle laissait assez de place à l’homme pour se livrer, par le moyen de quelque gymkhana exécuté entre ces tabous, à la vertu, au dévouement, à l’adultère mondain, au dressage des bassets, à l’assassinat des caissières, au trépas sur les champs de bataille, bref pour avoir une âme immortelle et en faire un usage grandiose et personnel. L’homme avait le droit d’être sublime ou sordide. Sa vie était un jeu dramatique et passionnant. 

Adieu ces libertés et ces exaltations ! L’homme a perdu le loisir charmant de falsifier un testament, de lire Montaigne ou de tuer des petites filles. Il ne s’agit plus aujourd’hui que d’obtenir la blancheur Cerfeuil, de sourire Kibrille et de vivre Marie-Chose. On n’a plus le temps que d’être un client. Et d’obéir aux magazines. La conduite de l’homme est dictée par le réfrigérateur Machin, le bloc-évier, la poubelle à pédale. Il est vaincu par ses conquêtes. C’est le bagnard de l’appareil électroménager. 

Son cerveau a été savamment remplacé par le prospectus publicitaire. Il pense Kimousse, Kiastik, Kipenspourvou. Sa vie se résume dans un bulletin de commandes. Elle a le style du jargon de prestige des périodiques et des marchands de « cités heureuses ». La femme n’a plus qu’à se laisser guider.

*****

VIALATTE ORNITHO RYNQUE.jpgJe ne mets toujours pas les guillemets, qui s'imposent théoriquement. Ces lignes d'Alexandre Vialatte, parues dans La Montagne le 18 février 1968, sont toujours tirées de Profitons de l'ornithorynque (Julliard, 1991).

Eh oui, on n'a plus le temps que d'être un client.

Pour dire que Vialatte n'avait rien à apprendre de Guy Debord, desDEBORD SPECTACLE 1.jpg intellectuels en général et des situationnistes en particulier. Il n'avait rien à apprendre des révolutionnaires : il se contentait de regarder. Sans se raconter d'histoires. Et sans brandir l'étendard compliqué et systématique de la théorie. La « société du spectacle », Vialatte, il sait ce que c'est. Je respecte Guy Debord. J'admire Alexandre Vialatte. Au motif que, si Guy Debord a raison, c'est Alexandre Vialatte qui dit vrai. Même Günther Anders, qui ne dit pas autre chose, est plus compliqué.

Cela fait une différence. Je veux dire entre celui qui se pose en penseur, contempteur et réformateur du monde, et celui qui se contente de vivre la vie qui lui a été donnée, qu'il essaie de comprendre, sans pour autant la disséquer, en se contentant de la vivre le plus plaisamment possible, et d'en exprimer dans un français impeccable la « substantificque mouelle » coulée de sa propre expérience. Sans s'en laisser conter par les baratineurs, bonimenteurs et autres camelots : humain, simplement humain.

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 05 juin 2014

ADIEU AU LANGAGE

Je commence à être inquiet : c’est la deuxième fois que je vais au cinéma cette année. Ça commence à faire beaucoup. Cette fois, c’était pour voir le « dernier Godard » : Adieu au langage.

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Si je ne vais guère au cinéma, c’est que je ne veux plus qu’on me « raconte des histoires », j'attends qu’on me dise quelque chose, à la rigueur qu'on le fasse à travers un récit : roman, film ou autre.

 

Qu'on me dise quelque chose de consistant du monde tel qu'il est, tel qu'il va. Ou plutôt tel qu'il va mal. 

 

J'avais déjà rencontré ça dans les Maigret que j'ai lus. Avec Adieu au langage, je n'ai pas été déçu ! Il ne m'étonne pas du tout que les fonctionnaires à bout de souffle (salut Godard !) du Masque et la Plume (sauf Lalanne) aient été rebutés et aient envoyé le film à la poubelle. Un signe annonciateur : Jérôme Garcin l'avait placé en dernière position dans son énumération du début, ce qui garantissait qu'il fût expédié en un quart de seconde. Ces spécialistes autoproclamés du cinéma sont aussi fatigués que rebutants.

 

Moi, le pur « entertainment » à l’américaine, cette farcissure qui vous boulotte les boyaux de la tête façon hamburger, merci, très peu pour moi. J’ai assez donné. Et le fait que « les séries », amerloques ou autres, aient acquis une existence autonome, pour être parfois érigées en œuvres véritables, me laisse halluciné.

 

On voudrait visser les gens devant leur télé 24/24, 7/7 qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Pire : il m’épastrouille que des foules innombrables se pressent pour en acquérir les coffrets de DVD bien complets de toutes leurs « saisons », pour se les repasser quand elles sont au chaud et à l'abri.

 

En observant ce phénomène, j’entends un seul message (voix suave d'hôtesse d'aéroport) : « Cessez de vivre votre vie, laissez ce soin à l'armée des scénaristes qui vont vous la raconter bien mieux que vous ne ferez jamais en existant vous-même dans la réalité, vous ne serez jamais aussi pleins, jamais aussi intenses, car vous êtes pauvres et vides ». Se passionner pour les séries américaines, c'est accepter de dormir sa vie. En payant pour ça.

 

Ça me rappelle une histoire dessinée par le grand Gébé : l’histoire d’un type dont on filme la vie de sa naissance à ses quarante ans et qui, à son quarantième anniversaire, s’enferme pour toujours dans une salle de projection pour se repasser, pendant les quarante ans qui lui restent à vivre, le film de ce qu’il a été, accompli, vécu jusqu’au moment où il a décidé de se regarder vivre. C’était de longues années avant The Truman show (1997), l’assez bon (ne soyons pas chien) film de Peter Weir.

 

Guy Debord a réalisé quelques films. Le plus célèbre (si l’on peut dire) s’intitule In girum imus nocte et consumimur igni (« nous marchons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu »), titre qui, comme on le sait, constitue un intéressant palindrome, pour une fois plein de sens, pas comme l’énorme palindrome écrit par Georges Perec, simple tour de force dans un jeu de langage : virtuose et desséché. Quand il devient une pure combinatoire, le langage a perdu son humanité.

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LE COFFRET DES OEUVRES CINEMATOGRAPHIQUES COMPLETES DE GUY DEBORD

Les films de Guy Debord ne sont pas des films. Je veux dire qu’ils ne sont pas faits pour être vus par des spectateurs. Je veux dire des spectateurs normaux, qui attendent douillettement qu’on leur raconte une histoire, comme on fait aux enfants pour les endormir le soir. Les films de Guy Debord sont des manifestes politiques.

 

Car Guy Debord s'en prend précisément à la substitution généralisée des images à la vraie vie, vous savez, celle qui se construit dans la confrontation à des réalités et non à des artefacts. Or l'artefact (le « spectacle », dit pour aller vite) est devenu le monde. Les films de Guy Debord sont des applications radicales de La Société du spectacle, livre de haute densité et de haute teneur en alcool intellectuel, où l’auteur déshabille jusqu’à l’os le système dans lequel l’époque nous fait vivre.

 

Adieu au langage, le dernier film de Jean-Luc Godard, emprunte à Debord quelques « trucs » de cinéma (genre « cartons », écran noir, nombreux cuts de la bande-son …). Mais ce que Godard injecte dans son film, j’ai d’abord l’impression que c’est TOUT le manifeste de La Société du spectacle. De Debord, Godard reprend, à température de fusion, la radicalité. A cet égard, Adieu au langage est un film horriblement méchant. Et, à cet égard, incompréhensible de la plupart.

 

Comme l’écriture de Céline dans Mort à crédit, ce film est un défi au spectateur : « T’es pas cap de rester dans la salle jusqu’au bout », qu’il dit, Godard (je cite d'inspiration). L’autre Godard, Henri, celui qui parle de Céline, en est convaincu : l’écrivain Céline fait tout pour repousser le lecteur tout en se débrouillant pour qu'il ne puisse pas le lâcher. Eh bien, de même, Jean-Luc Godard, le cinéaste, fait ici tout ce qu’il faut pour se faire haïr de celui qui regarde, tout en le rivant à son fauteuil pendant 70 minutes : à ce point de densité, pas besoin de faire long.

 

Adieu au langage, si vous en êtes resté au linéaire du récit à la papa, c’est d’abord que vous n’êtes pas « moderne » : James Joyce, Claude Simon, William Burroughs et quelques autres ont arpenté et balisé le chemin dès longtemps en littérature. Ensuite, c'est que le film n’est pas pour vous. Il flanque mal au cœur à ceux qui ont l’estomac fragile. Il met les yeux à l’épreuve, avec un usage bizarre de la 3D, bizarre en ce qu’il n’est pas constant. Il met à l’épreuve la comprenette, qui essaie de saisir un fil conducteur, s’il existe.

 

S’il y a une ligne narrative, Godard s’est débrouillé pour nous la livrer hachée menu. C’est d’ailleurs rigolo comme les choses se présentent : je viens de lire le dernier Henri Godard (A Travers Céline, la littérature), puis le dernier Kundera (La Fête de l’insignifiance), et j’enchaîne sur le dernier opus du Suisse (Adieu au langage).

 

Céline réduisait ses phrases en miettes bourrées de points d’exclamation et de suspension. Le récit de Kundera repose sur une logique apparemment foutraque. Quant à Godard, il juxtapose (on parle de montage) des images pour pulvériser la notion d’enchaînement. Dans ces trois cas de cinglés, il faut s’accrocher.

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Mais trêve de considérations oiseuses. Adieu au langage ne nous raconte pas une histoire, il nous dit quelque chose, et ce n’est pas réjouissant. Il nous parle en effet du monde tel qu’il est, du monde en morceaux, tel qu’il va mal, tel qu’il dégoûte, jusqu’à l’écœurement et l’envie de vomir, les individus lucides, au nombre desquels regrette d'avoir à se compter Jean-Luc Godard. Adieu au langage colle littéralement à la réalité du monde d'aujourd'hui, puisqu'il se présente comme une continuité pulvérisée.

 

Vouloir être lucide aujourd’hui, c’est accepter de voir que l’humanité s'achemine vers sa perte. Mais ne pas vouloir pour autant s'en laisser transformer en statue de glace.

 

Heureusement, on peut encore fermer régulièrement toutes les écoutilles. Se faire du bien. Célébrer la beauté des femmes. Boire une bouteille de Chusclan 2011. Se plonger dans la lecture de Nostromo. Se réjouir entre amis. Rouvrir Les Fleurs du Mal, Les Amours jaunes... Déclarer son amour. Des trucs qui n'ont rien à voir avec la marche du monde. Exister, quoi.

 

Et puis retourner voir Adieu au langage. Excellent programme.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

 

mercredi, 12 décembre 2012

GRAVIR LE MONT PEREC

Pensée du jour :

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ERWIN BLUMENFELD

 

« Il n'est rien de plus charmant que les proverbes arabes, et même les proverbes tout court. On les trouve dans les agendas, entre une recette pour recourber les cils et la façon d'accommoder le riz cantonais. Ils parfument la vie de l'homme sensé. Ils font parler le crapaud, ils racontent la brebis, ils décrivent le rhinocéros. Ils rendent le lion sentencieux et la chèvre pédagogique. Il leur arrive de comparer le commerçant aisé à la fleur du jasmin, et l'homme sage à un vase de cuivre orné de riches ciselures par un habile artisan de Damas. On voit par là que nulle métaphore ne les effraie ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

Résumé : je demandais juste : « Mais qu’est-ce que c’est, bon sang, un onzain hétérogrammatique ? ».

 

 

Très simple à expliquer : c’est un poème de onze vers dont chaque vers est composé de onze lettres. Ajoutons que ces onze lettres, à chaque vers, doivent être strictement les mêmes. Et si on met les lignes bout à bout, on est censé trouver une suite de mots, qui veuille autant que possible dire quelque chose. 

ALPHABETS 1.jpg

VOIR TRADUCTION PLUS BAS

Appelons ça un poème, si vous êtes d’accord. On connaît le haïku, poème comportant exactement 17 syllabes. C’est du japonais. Eh bien GEORGES PEREC invente le poème de 121 lettres, pas une de plus : c’est ça le « onzain hétérogrammatique ».

 

 

C’est autrement fortiche que le sonnet, je peux vous le dire. Avec ses Cent mille milliards de poèmes, RAYMOND QUENEAU peut aller se rhabiller, même si PEREC dédie La Vie mode d’emploi « à la mémoire de Raymond Queneau ». 

QUENEAU 2.jpg

CENT MILLE MILLIARDS ? VRAIMENT ? C'EST DE LA PRESTIDIGITATION !

C'EST AUSSI UNE EXCELLENTE TROUVAILLE DE "COM".

Et pourquoi « ulcérations », alors ? Très simple à expliquer, là encore. Prenez les onze lettres les plus fréquentes du français écrit, vous obtenez la série suivante, dans l’ordre : E, S, A, R, T, I, N, U, L, O, C. Vous cherchez un bon moment s’il n’y a pas un moyen de faire quelque chose de cette liste, vous cogitez, et soudain, la lumière se fait : « Ulcérations », en prenant soin de mettre le mot au pluriel. C’est PEREC qui a trouvé ça.

 

 

Je dois dire, pour être tout à fait sincère, que la valeur littéraire des poèmes ainsi obtenus est très loin de sauter aux yeux, comme on peut le voir ci-dessous. C’est sûr que c’est une prouesse digne de Tristan terrassant le Morholt ou de David assommant Goliath. Un exploit. 

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TRADUCTION DU ONZAIN : QUI AURAIT ENVIE D'APPRENDRE ÇA PAR COEUR ?

(rendez-moi Baudelaire)

L’accomplissement d’une tâche surhumaine. Qui me fait penser à cette très belle réplique mise par GOSCINNY dans la bouche du commerçant auquel s’adresse Lucky Luke dans Des Barbelés sur la prairie : « Pour l’impossible, nous demandons un délai de quinze jours ». Mais pour un résultat capable de réjouir les capacités de calcul d’un ordinateur. Pendant ce temps, le poète patiente à la porte. Dans le froid glacial.

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DESOLE : C'EST LA SEULE PLANCHE DONT JE DISPOSE

Franchement, c’est comme les virtuosités vocales des mélismes de CECILIA BARTOLI chantant VIVALDI : à l’arrivée, je me dis : « Tout ça pour ça ! ». Tout ça pour dire que l’oulipianisme de GEORGES PEREC me laisse un tout petit peu sceptique, même si je reconnais l’absolue supériorité du maître dans tout ce qui concerne les jeux avec les lettres (et avec les Lettres). Heureusement, le génie de PEREC remplit avantageusement les formes que son goût pour les contraintes d'écriture lui suggèrent jour après jour.

 

 

 

Car la sécheresse du pur formalisme n’est pas loin, comme si l’on essayait de mettre au point une machine capable de produire du vivant (BERGSON, au secours !). Et en même temps, une forme de préciosité héritée de Mademoiselle de SCUDERY. Mais le JEU ne fut pour GEORGES PEREC, en quelque sorte, que la voie d'accès à l'expression de son monde à lui par la littérature. PEREC a eu besoin du jeu (les contraintes oulipiennes) pour laisser libre cours au flux (appelons ça comme ça, par convention) créatif qui le traversait.

 

 

Ce n’est pas pour rien que PEREC (et il l'est peut-être encore, je ne me tiens pas au courant des avancées de la compétition, puisqu’il y a évidemment surenchère, et que celle-ci m’intéresse, je dois dire, tout à fait moyennement) le recordman de tout le système solaire pour ce qui est du PALINDROME.

 

 

Si vous consultez un des deux volumes « oulipo » de la collection « Idées / Gallimard » (La Littérature et Atlas, mais maintenant, pour les curieux, il y a la Bibliothèque oulipienne authentique), vous saurez. Je crois me souvenir que le palindrome de GEORGES PEREC est fait de 1247 mots.

 

 

Au fait, je n’ai pas dit ce que c’est, un palindrome. J’aurais dû. En musique, ça existe aussi, ce n’est pas monsieur PHILIPPE CATHÉ qui me contredira. OLIVIER MESSIAEN a inventé les « rythmes non rétrogradables », qui reposent exactement sur ce principe : on peut lire le texte en commençant par le début ou par la fin sans que l’ordre des signes écrits ait varié d’un iota (mais s'agissant de mots, le sens change évidemment, contrairement à ce que déclare le crétin qui a rédigé la notice wikipédia).

 

 

 

Le palindrome a bien sûr attiré l'attention de l'humain dès que celui-ci disposa de l'alphabet. ALFRED JARRY cite dans Messaline le très connu « ROMA / AMOR ». GUY DEBORD élabora l'extraordinaire « In girum imus nocte et consumimur igni » ("Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu").

DEBORD.jpg

Je vous donne juste le début de l'exploit accompli par GEORGES PEREC : « Trace l’inégal palindrome. Neige. Bagatelle, dira Hercule. »,et la fin : « Ta gabegie ne mord ni la plage ni l’écart ». Vous pouvez vérifier dans un miroir (sans tenir compte des accents et autres signes adventices).

 

 

Là encore, admirons la prouesse, mais ne nous demandons pas trop violemment ce que tout ça peut signifier. En comparaison, GUY DEBORD n'a battu aucun record, mais il a trouvé une pépite en or massif (si c'est lui qui l'a trouvée, ce que j'avoue ne pas savoir, mais il n'y a pas de raisons d'en douter).

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

dimanche, 03 juin 2012

CONTREPETERIE : LA FIN ?

Un peu d’histoire aujourd’hui, non pas du pet (JEAN FEIXAS et ROMI s’en sont occupés en 1991, avec Histoire anecdotique du pet Ramsay-Pauvert, ouvrage jovial et très documenté), mais du contrepet, cette perversion amicale et presque familiale du langage, et finalement de bonne compagnie. On pourrait prétendre, en poussant la logique de cette perversion gentille et sale jusqu’au bout, que les phrases « normales » que tout le monde prononce tout le temps, devraient être considérées comme des suites de  « contre-contrepets », c’est-à-dire, au fond, de la perversion revêtue du masque de la normalité. J'espère que vous suivez.

 

 

J’ai cité quelques noms. Il faut donc maintenant absolument préciser quels ont été les héros et les hérauts qui ont présidé au fabuleux destin de la contrepèterie dans la deuxième moitié du 20ème siècle, dont beaucoup ont trouvé refuge au sein de l’Oulipo, le céleste OUvroir de LIttérature POtentielle, fondé en 1960 par RAYMOND QUENEAU et FRANÇOIS LE LIONNAIS. Mais je parlerai de l’Oulipo une autre fois, sans ça, on n’est pas arrivés. Restons-en à la contrepèterie.

 

 

Disons quand même que FRANÇOIS LE LIONNAIS traîne derrière lui une lourde et terrible casserole. Dans ses Souvenirs désordonnés, JOSÉ CORTI (oui, celui de la maison d'édition magnifique) raconte qu'il doit (!?!) la mort de sa femme et de son fils dans les déportations de la deuxième guerre mondiale, à l'ahurissante et révoltante inconscience de cet homme, qui, d'après lui, tenait, si l'on peut dire, "table de résistance ouverte" dans les locaux de sa librairie, jusqu'au jour où il vit la Gestapo embarquer sa famille. J'imagine que l'événement ne l'a pas prédisposé à admirer les oeuvres nées de l'Oulipo.

 

 

A tout seigneur tout honneur. YVAN AUDOUARD, qui a inauguré la rubrique du Canard enchaîné intitulée « Sur l’Album de la Comtesse » (d’abord intitulée « la Comtesse M. de la F. », qui ne renvoie pas à l’antistrophe de RABELAIS (« molle de la fesse », mais l’intention est quand même bien d’induire en erreur), mais à la comtesse MAXINE DE LA FALAISE). A vrai dire, ce n’était pour Y. A. qu’un passe-temps exercé dans les moments creux. Il a en effet écrit beaucoup d’autres choses, dont un délicieux polar rigolard, Antoine le vertueux.

 

 

Il a par ailleurs laissé des sentences et autres apophtegmes frappés au marteau de la bonne forge, comme : « Je n’attendais rien d’elle. J’ai été comblé », ou : « C’est faire honneur au soleil que de se lever après lui ». Dans la préface qu’il a donnée au Manuel de contrepet de JOËL MARTIN (Albin Michel, 1986), il raconte l’exquise et délectable anecdote suivante :

 

 

« Du temps où j’étais responsable de "L’album de la comtesse", je reçus un coup de téléphone suppliant et affolé d’un chef d’entreprise qui me dit : « Je dirige un petit atelier de dessin industriel. Vous m’avez déjà coûté deux cents heures de travail. Mes dix-huit employés n’ont plus l’esprit à ce qu’ils font. Ils n’arrivent pas à trouver la contrepèterie de la semaine. » Elle était pourtant classique.

 

 

C’était le fameux : « Aucun homme n’est jamais assez fort pour ce calcul ». « Je vous en conjure, poursuivit le brave homme, donnez-moi la solution, sinon je suis ruiné ». Je la lui ai donnée. » La bonté d’YVAN AUDOUARD le perdra. Ah, on me dit qu’il est mort en 2004 ? Alors, paix à ses cendres. C’est vrai, qu’étant né en 1914, il avait le droit. Avant d’avaler sa chique, il a quand même écrit La Pastorale des Santons de Provence, à l’enregistrement de laquelle il a même participé, en donnant sa voix à l’âne.

 

 

Son successeur à « L’Album de la Comtesse » s’appelait LUC ETIENNE (né, lui en 1908, et décédé en 1984), qui fut, sauf erreur, Régent de Contrepet (ou d’Astropétique) au Collège de ’Pataphysique, a donné à « l’art de décaler les sons » l’ampleur et la noblesse d’un mode d’expression littéraire à part entière. Il a établi dans la durée la rubrique hebdomadaire du Canard, et l’a rendue indispensable comme un vrai rite.

 

 

Rompu à toutes sortes d’exercices de jonglerie avec les mots, il était néanmoins un scientifique averti (professeur de mathématiques), ainsi qu’un vrai musicien, par-dessus le marché. J’eus en ma possession, il y a déjà quelque temps, un fascicule intitulé Palindromes bilingues (anglais/français, c’était édité par le Cymbalum Pataphysicum).

 

 

Le palindrome, je ne sais pas si vous vous rappelez, c’est ce tour de force qui consiste à élaborer un texte qui puisse se lire indifféremment à l’endroit ou à l’envers, tout en gardant le même sens, parce qu’exactement symétrique (en miroir) autour de son point central, en ce qui concerne la suite des lettres.

 

 

GUY DEBORD a rendu hommage à la technique dans le titre de son film In girum imus nocte et consumimur igni (c’est du latin : « nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu », vous pouvez essayer dans les deux sens, ça marche, et c’est assez fortiche).

 

 

Le recordman de la discipline est sans contestation possible (quoiqu’un record soit a priori fait pour être battu) GEORGES PEREC, avec son texte de 1247 mots. Bon, c’est vrai qu’il ne faut pas être trop chatouilleux sur le sens de l’ensemble, mais la prouesse est là.

 

 

De LUC ETIENNE, j’ai gardé précieusement la cassette audio éditée par le Collège de ’Pataphysique en … (vulg. 1990) en hommage au Régent, qui, le diable d’homme, y présente des « palindromes phonétiques » et des « inverses phonétiques », dont l’incroyable début de Zazie dans le métro, du Transcendant Satrape RAYMOND QUENEAU.

 

 

Le successeur, en 1984, pour la rubrique du Canard enchaîné, des grands ancêtres qu’étaient YVAN AUDOUARD et LUC ETIENNE s’appelle JOËL MARTIN. Dans le civil, ce n’est pas un comique : c’est un ingénieur en physique nucléaire, il travaillait au CEA. Quand il est en uniforme, c’est indéniablement le pape qui porte sur sa tête la tiare de l’Eglise Contrepétante, dans la discipline de laquelle il a apporté la rigueur et la méthode propres à l’esprit des ingénieurs.

 

 

Et ça donne, dans Manuel de contrepet (Albin Michel, 1986, p. 320-321, j’aime bien la précision), des graphique savantissimes, en trois dimensions, qui sont supposés donner au lecteur les clés de la maison. C’est sûr que JOËL MARTIN, on dirait une usine à contrepet, qui tourne 24 / 24. Je pense qu’il doit faire la pause de temps en temps. Son agilité, qui plus est, est telle, qu’on a du mal à suivre. Pour un peu, je dirais qu’il est le PAGANINI de la contrepèterie.

 

 

Avec JOËL MARTIN, la contrepèterie acquiert la dignité de la Science, et je ne suis pas sûr que l’Université Française n’ouvrira pas, dans un avenir plus ou moins proche, une chaire de Contrepet, avec Licence, Maîtrise et Doctorat. Au point que cela risque d’en devenir intimidant pour le vulgum pecus auquel j’appartiens. Au point qu’on pourrait dire que « trop de science tue l’amour ».

 

 

JOËL MARTIN a pondu un nombre effrayant d'ouvrages sur la contrepèterie, à commencer par le Manuel de contrepet, en 1986, où il expose la méthode qu'il a mise au point pour fonder en science le contrepet, dans un chapitre horriblement savant (« Précis de Pataphysique (sans l'apostrophe obligatoire) du solide »), finissant par deux pages intitulées "morphologie, physiologie et pathologie du contrecube", et couvertes de schémas déliremment pataphysiques.

 

 

L'un d'eux mesure la tension artiérielle du contrapétiste, pour vous dire : on est dans le sérieux et le scientifique, mais il ne faut pas exagérer. De toute façon, ALFRED JARRY lui-même a donné l'exemple, dans le dernier chapitre des Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, intitulé « De la surface de Dieu ».

 

 

Le maître ouvrage de l'empereur de la contrepèterie, sorti en 2003 en collection "Bouquins", est sobrement intitulé Le Bible du contrepet (960 pages), et sous-intitulé "une bible qui compte pour décaler les sons" (deux permutations à faire).

 

 

JOËL MARTIN, en érigeant la contrepèterie en SYSTÈME, régi par des règles quasi-scientifiques (je dirai plutôt des règles quasi-mécaniques, puisque son système finirait presque par ressembler à une machine), risque de réduire le contrepet à un vulgaire tiroir des meubles de la cuisine oulipienne, dont il faudra bien un jour que je me décide, quoi qu’il m’en coûte (et quoiqu’il m’en coûte), à dire tout le mal que j’en pense, en tant qu’entreprise de destruction.

 

 

A mon avis, en effet, avec JOËL MARTIN, la contrepèterie a tout simplement perdu de vue Panurge, et ça, c’est plus que je ne peux supporter. Tout simplement parce que, dès qu’on fait de quelque chose d’humain, d’intimement lié au rire et à la joie, le support d’une THEORIE SCIENTIFIQUE, je fais comme le rat : je quitte le navire, même si je dois me noyer.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.  

 

 

 

 

dimanche, 02 octobre 2011

TROIS HOUELLEBECQ SINON RIEN

J’ai mis beaucoup de temps avant d’ouvrir un livre de MICHEL HOUELLEBECQ. Ce qui me repoussait, je crois l’avoir dit ici, c’est la controverse : il y a quelque chose de si futilement médiatique dans la présence éphémère du parfum de quelques noms dans l’air du temps, que je tenais celui-ci pour tout à fait artificiel, voire carrément faux et illusoire, comme c’est le cas de la plupart des effervescences télévisuelles et autres. Je suis devenu excessivement méfiant. En l’occurrence, j’avais tort.

 

 

J’ai donc commencé la lecture de MICHEL HOUELLEBECQ quand son dernier roman, La Carte et le territoire, fut placé, un peu par hasard, à proximité immédiate de ma main. J’ai dit grand bien du livre dans ce blog. J’en ai maintenant accroché deux autres à mon tableau de chasse : Les Particules élémentaires et Plateforme. Conclusion, vous allez me demander ? Voilà : je ne sais pas si on a à faire à un « grand » écrivain, je ne sais pas si ce sont des « chefs d’œuvre ». Je peux dire que ce sont des livres qui comptent, et des livres qui sont plutôt du grain que de la balle, si l’image peut encore être comprise.

 

 

Je lui ferai un reproche, cependant : la place quasi-nulle qu’il fait à la musique. Et ce n’est pas le « Et allons-y pour les quintettes de Bartok… » (Particules, p. 157) qui me fera changer d’avis, d’autant plus que, si BELA BARTOK a écrit six quatuors à cordes, je ne sache pas qu’il ait composé autre chose qu’un quintette avec piano.

 

 

Des « grands » écrivains comme s’il en pleuvait, des cataractes de « chefs d’œuvre », c’est le quotidien de la rubrique « culture » des magazines, des revues spécialisées type Le Magazine littéraire, ou du  supplément « livres » d’un « grand quotidien du soir ». C’est une surabondance de productions « indispensables », d’oeuvres « incontournables ».

 

 

Moi je vais vous dire, de deux choses l’une : ou bien il règne une immense complaisance, voire une veulerie démesurée, au sein du milieu sinistré, ce milieu sinistré que l’on n’appelle plus que par complaisance  la « critique littéraire », genre « Le Masque et la plume » ; ou bien ces soi-disant « critiques » sont totalement incompétents, et n’ont plus qu’une idée très approximative de ce qu’est le littéraire. « Critiques littéraires » : quand j’entends cette expression, je pouffe, je me gausse, que dis-je : je m’esclaffe. Voilà : ils sont soit complaisants, soit incompétents, peut-être même les deux, mon général.

 

 

Le Monde des livres n’échappe pas à la règle, qui fait, en général et sauf exception, de ses papiers « critiques » de simples prospectus de promotion publicitaire au service d’un copain, ou de quelqu’un à qui on doit quelque chose, ou à qui on a l’intention de demander quelque chose, dans le jeu bien connu du « renvoi d’ascenseur ». Les lycéens appellent cette catégorie de premier de la classe « lèche-cul » (mais suspect est encore plus sale, si on décompose, essayez). Le bocal « littéraire », spécialement français, a quelque chose d’assez répugnant.

 

 

Donc, je ne sais pas si MICHEL HOUELLEBECQ est le digne successeur de BALZAC et PROUST. J’ignore si ses livres sont des Everest de la littérature. Ce que je sais, c’est qu’il travaille sur le monde qu’il a sous les yeux, qu’il dit quelque chose du monde tel qu’il est, et qu’il développe sur celui-ci un point de vue, une analyse, une proposition d’éclairage précis, une grille de lecture, si l’on veut. Si l’on est malveillant, on dira qu’il regarde de derrière des « lunettes » (vous savez, chez PIERRE BOURDIEU, celles du journaliste, celles qui déforment le monde).

 

 

C’est un romancier qui a pris position face à la « civilisation occidentale », et qui a ceci de bien, c’est que, s’il parle de lui, c’est à distance respectable, hors de portée de tir de son propre nombril et des ravages courants que celui-ci commet dans les rangs des « écrivains » français, pour le plus grand plaisir des jurés du Prix Inter en général et de PATRICIA MARTIN en particulier.

 

 

On peut trouver le point de vue développé par MICHEL HOUELLEBECQ  d’une noirceur exécrable : pour résumer, grâce à la civilisation actuelle, exportée par l’Europe, moulinée avec la sauce techniquante, massifiante et consommante de l’Amérique triomphante, le monde actuel court à sa perte et, d’une certaine façon, est déjà perdu.

 

 

L’auteur met-il pour autant ses pas dans ceux de PHILIPPE MURAY, comme je l’ai suggéré ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que PHILIPPE MURAY a développé dès les années 1980 un regard analogue sur la réalité, d’une acuité de plus en plus grande, et un regard de plus en plus pessimiste.

 

 

Avant lui, plusieurs auteurs se sont inquiétés de l’évolution de notre monde : GÜNTER ANDERS (L’Obsolescence de l’homme), LEWIS MUMFORD (Les Transformations de l’homme), HANNAH ARENDT (La Crise de la culture), CHRISTOPHER LASCH (La Culture du narcissisme), JACQUES ELLUL (Le Système technicien, Le Bluff technologique), GUY DEBORD (La Société du spectacle), et quelques autres.

 

 

Pardon pour l’étalage, mais c’est parce qu’il y a un peu de tous ces regards dans les romans de MICHEL HOUELLEBECQ, tout au moins les trois que j’ai lus (publiés en 1998, 2001 et 2010, ce qui révèle quand même une certaine constance). La « patte » de PHILIPPE MURAY, c’est l’attention portée à un aspect particulier de la crise moderne : l’humanité est devenue peu à peu superflue, submergée par des objets techniques, des gadgets qui sont devenus pour elle si « naturels », mais en même temps si dominateurs, qu’elle est progressivement devenue une vulgaire prothèse de ses propres inventions.  PHILIPPE MURAY le synthétise dans la notion de fête, dans l’abolition de tout ce qui permettait la différenciation (en particulier entre les sexes), dans le nivellement de toutes les « valeurs ».

 

 

A suivre...