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mardi, 21 février 2017

QUEL PRÉSIDENT ?

Qui sera le prochain président de la République française ? Sera-ce une présidente ? Les politologues se perdent en conjectures ? Un brouillard épais bouche l’horizon du paysage politique de la France ? Il faut bien reconnaître que tout ce qui structurait le paysage jusqu’à maintenant a atteint les limites de la décomposition cadavérique : les mouches et les vers s’en donnent à cœur-joie et s’empiffrent à qui mieux-mieux (« Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,/ D'où sortaient de noirs bataillons/ De larves, qui coulaient comme un épais liquide/ Le long de ces vivants haillons », Une charogne, Charles B.). Il y aurait lieu de s’en réjouir, si les conséquences ne risquaient pas d’être aussi néfastes pour le pays.

Non, il n’y a pas lieu de se réjouir de l’infâme merdier dans lequel patauge la politique en France depuis quarante ans. Ce qu’on peut dire, c’est que le merdier actuel marque le dernier stade d’un processus qui n’a pas cessé. Parmi les ferments qui l’ont provoqué, je citerai en premier lieu l’homogénéité sans cesse plus grande du personnel politique : peu à peu il s’est composé de gens conformes à un seul et unique modèle, à cause (soit dit pour simplifier) de la prégnance de l’ENA dans leur formation intellectuelle, qui en fait moins des politiques que des directeurs d’administration. Car l'ENA forme exclusivement des gens en vue de la "préparation à la décision". L'ENA, à la base, ne forme pas des décideurs.

Car un homme politique n’est pas un gestionnaire : il laisse ce soin à des techniciens de la chose. Le premier métier du politique n’est pas de faire des budgets prévisionnels, des bilans ou des inventaires des moyens à disposition : le comptable et le technicien feront ça très bien. Son premier métier est de porter un regard sur son pays, d'imaginer comment améliorer sa situation, et avoir une idée de la place qu’il peut ou doit occuper dans le monde. L'homme politique, au sens le plus noble, doit être un inventeur, un bâtisseur, un architecte, en aucun cas un administrateur de l'existant. En un mot, il se fixe un objectif, puis il s’efforce de convaincre tout le monde que c’est là qu’il faut aller. La présidence Hollande est une illustration parfaite de tout ce que n'est pas un chef politique.

A cet égard, on peut dire que le cancer qui ronge la vie politique française s’appelle l’ENA (et équivalents), qui sert de marchepied à un nombre invraisemblable de nos actuels politiciens qui, très logiquement, sont imprégnés de la même façon de voir les choses et d’aborder les problèmes : une façon administrative. L'ENA instaure et perpétue une conception purement bureaucratique et technocratique de la politique. C’est moins la volonté, le caractère et la personnalité qui fait l’homme politique aujourd’hui, que la compétence (réelle ou supposée) apportée dans le traitement bureaucratique de dossiers. Le politicien d'aujourd'hui semble devoir être obligatoirement un intello (je n'ai pas dit "intellectuel") capable de pondre des "synthèses" (suivez mon regard). A noter que ce n'est pas parce qu'on se proclame anti-intello que les choses vont mieux (Sarkozy).

S’ajoute à cela que le recrutement du personnel politique s’opère de plus en plus en circuit fermé, selon une trajectoire de plus en plus uniformément balisée, qui fait de la France une république, non de gens qui l'aiment et qui ont envie de la servir, mais une république de premiers-de-la-classe, où les plus anciens, au fur et à mesure qu’ils s’élèvent, recrutent et adoubent de plus jeunes désireux de se lancer dans la carrière, jugés dignes de leur succéder parce qu’ils sont aptes, dociles et qu’ils ont fait allégeance et prêté serment de loyauté.

Et toutes les troupes de ce petit monde trouvent depuis quarante ans dans le Front National l'épouvantail magique qui a servi jusqu'à maintenant à légitimer leurs petits manèges et leurs petits calculs. Tous ces beaux messieurs de la droite et de la gauche (républicaines) se sont mis d'accord pour brandir l'étendard de la « lutte contre le Front National », pour étendre le beau rideau de fumée qui leur a évité de faire diminuer la taille de leurs fromages (cumul des mandats, indemnités diverses, petits honneurs, renvois d'ascenseurs, services rendus, ...). Ils tirent de leur statut très particulier un incroyable privilège, car il leur confère une aura voisine de celle qui nimbait les nobles d'Ancien régime. Pas un pour cracher dans la soupe.

Le Front National ne vaut pas tripette. Son succès apparent est un succès par défaut : c'est la médiocrité de tous les autres qui l'a en quelque sorte fabriqué tel qu'il est aujourd'hui. Donnez-moi des hommes politiques dignes et efficaces, et vous verrez le Front National rentrer dans son trou de souris. Les bonnes âmes qui prêchent la croisade contre le Front National ne me font même pas rire : ils me mettent en rage, car ils sonnent une charge contre un moulin à vent qui constitue en réalité une excellente manœuvre de diversion et qui fait oublier les véritables responsabilités.

Cette pratique quasi-féodale de la politique ne risque pas de laisser émerger des personnalités nouvelles, voire originales, ni un sang neuf irriguer les artères de la France. Ce système de recrutement des élites a littéralement stérilisé le terrain des possibles. Il suffit de regarder ce qui se trouve actuellement sur la ligne de départ dans le championnat présidentiel d’avril-mai. Je fais abstraction de tous les 0,5% incompressibles qui s'alignent à chaque fois.

A l’extrême-gauche (faisons semblant d’admettre l’appellation), avec La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, charrette sur laquelle les derniers survivants du PCF ont été obligés de monter, on a un bon tribun qui aime la boursouflure oratoire (il cite Victor Hugo sans s'attirer de tomates), mais un vieux cheval de retour qui, entré au PS en 1976, essaie de nous faire croire qu’il peut tout régénérer. Un histrion, quoi. Un olibrius si vous préférez.

A gauche (là encore, faisons semblant), Benoît Hamon, freluquet émané pur sucre du PS (pour Pédalo Socialiste), est le seul à présenter une idée nouvelle dans le paysage : le désormais célèbre « revenu universel », énorme fumisterie à la viabilité de laquelle lui-même fait semblant de croire, et dont seuls des gogos peuvent acheter le produit miracle vendu par ce camelot. Et ce n'est pas la rescousse écolo venue de Yannick Jadot (alias Jadot-lapin, à cause des carottes bio) et de son groupuscule gonflé à l'hélium qui convaincra les foules.

A droite, François Fillon l’ultralibéral doctrinaire, l'incarnation même de notre système politique agonisant, choisi triomphalement par son camp pour en porter les couleurs, a réussi à le couvrir d'immondices, compromettant ses chances d’élection, mais compte sur le temps qui passe pour que le dégoût s’affaiblisse et disparaisse, et que la raison calculatrice finisse par lui permettre, malgré tout, de l’emporter.

A l’extrême droite (républicaine, dit-on), Marine Le Pen actionne le vieux levier des fantasmes idéologiques légués par son papa (retour au franc, halte à l’immigration, …), dans l’espoir de faire passer au second plan la folie proprement délirante de son programme économique : baisse de plusieurs impôts, des tarifs de l’énergie, des droits de succession, et augmentation des effectifs de la police, de la gendarmerie, de l’armée, des salaires des fonctionnaires, des allocations, des pensions. Bref, d’un côté elle veut assécher les ressources de l’Etat, et de l’autre accroître démesurément ses dépenses. Autrement dit, Mme Le Pen nous refait le vieux coup du "demain on rase gratis". C’est la recette exacte de quelqu’un qui proposerait aux Français de faire faillite le plus tôt possible. Un suicide. 

N’ai-je pas oublié quelqu’un ? Ma foi, si vous y tenez. C’est quoi, Emmanuel Macron ? Franchement, vous y croyez ? Ce n’est pas sérieux. Véritable auberge espagnole de la politique, il a inscrit sur son enseigne : "On peut apporter son manger". Il n’a ni main gauche ni main droite : il ne se situe nulle part (sens exact du mot « utopie »). Lui, il est carrément « au-dessus des nuées », comme dit Baudelaire. Il n’est pas en communication, il est en communion. Là, il « se meut avec agilité » (du même Baudelaire). Capable de dire au public de ses meetings : « Je vous aime », cet ancien banquier très propre sur lui ose un jour parler de « mystique » en politique, et le lendemain manier le « crime contre l’humanité », quand il s’agit de draguer l’électorat issu de l’immigration. Voilà, Macron n’est rien d’autre qu’un vulgaire dragueur : il veut plaire, il veut séduire, tous les moyens sont bons. Il dit à tout le monde : « Voulez-vous coucher avec moi ce soir ? ». Je dis juste : non merci, sans façon. En résumé : c'est une baudruche.

Qu’est-ce qui ressort de ce panorama ? Un diagnostic pas brillant du tout. Pour la première fois, le Front National a une petite chance d’arriver au pouvoir. Si cela advient, gare au cataclysme. Mais ce ne serait que le résultat mécanique du dépérissement de la vie politique française, asphyxiée, étouffée, étranglée par la détention exclusive des pouvoirs par deux mafias complices pour arracher les places et les centres de décision à la délibération démocratique. Deux mafias tout aussi impuissantes l’une que l’autre à modifier un réel qui se dégrade inexorablement pour un nombre sans cesse grossissant de pauvres (c'est ce mécanisme qui a porté Trump au pouvoir aux USA).

La « colère de la population à l’égard des élites » (refrain aimablement colporté par les élites elles-mêmes, qui ont plus d’un tour dans leur sac pour embrouiller, voir dans Le Figaro l’éditorial du jeudi 10 novembre 2016, signé Alexis Brézet, et intitulé « La colère des peuples », suite à l’élection de Donald Trump) est principalement due à cette confiscation des voies d’accès démocratiques à la décision politique.

Si Marine Le Pen l’emporte à la présidentielle, les Français le devront à l’institutionnalisation d’une forme de pourriture morale qui touche structurellement l’ensemble du personnel politique, qui fait de chaque responsable et de chaque élu un pourri par fonction, quelle que soit par ailleurs l’authenticité de son intégrité personnelle, et un complice forcé de la décrépitude, car ce n’est pas la probité individuelle des individus qui empêche la décomposition d’un système qui tourne principalement dans l’intérêt de sa propre conservation.

Oui, je suis en colère contre tous les postulants aux suffrages et aux places : je vois comme tout le monde le délitement à l’œuvre. Simplement, si j’étais un Américain, je n’aurais pas voté Trump, malgré tout le dégoût que pouvait m’inspirer la défunte Hillary. Je suis un Français. Je ne me vois pas reporter mon choix électoral sur Marine Le Pen, qui préfère nous proposer un suicide national rapide, de préférence à une lente agonie (peut-être pas si lente que ça, après tout).

Voilà le choix qui nous sera prochainement offert : un vieux poisson boursouflé de soi-même qui sent la marée du siècle dernier, un freluquet dont le seul avantage est de faire semblant de sortir de l’ombre, un cacique d’ancien régime qui avoue la priorité de son amour de l’argent sur tout autre idéal, un paltoquet qui a ouvert sa doctrine à tous les vents dans l’espoir de les voir se rassembler pour gonfler ses voiles, une fille à papa addict au poker et au bluff, qui a misé gros sur le pourrissement général, dans l’intention de tirer les marrons du feu. Plus personne de sensé ne peut y croire un instant.

Dans ces conditions, faut-il voter pour le « moins pire » ? Faut-il voter ? En l’état, je m’y refuse. Je ne ferai pas le déplacement. Arrive ce qui arrive, ce n’est pas mon dérisoire 44 millionième de voix qui changera quoi que ce soit au résultat. Ils n’avaient qu’à être à la hauteur. Je me dis même qu’il faudrait 44 millions d’abstentionnistes. 

Et pourquoi pas un appel à la grève générale des électeurs ? Vous imaginez, zéro bulletin dans l'urne ?

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 16 février 2017

C’EST QUOI, UN « GRAND RÉCIT » ?

2/2

Bon, maintenant on dira que l’impossibilité de voir émerger un quelconque  « Grand Récit », capable de redonner aux Français le désir de se projeter collectivement dans l’avenir n’est pas due seulement à la façon soi-disant neutre de raconter l’histoire aux enfants et aux jeunes. J’abonde évidemment. Parmi les autres causes, on citera par exemple la fragmentation du corps social opérée, entre autres, par le surgissement des revendications particulières de toutes sortes de « minorités », religieuses, ethniques, générationnelles, sexuelles, sans commune mesure avec l’importance numérique de ces groupes.

Comment garderait-on intacts les facteurs d’unification, quand l’époque est dominée par les facteurs de division ? Or la moindre des choses, pour qu’un « Grand Récit » soit clair et convaincant, c’est de présenter une histoire simple et homogène de forme et de contenu. On comprend donc qu’il soit au-dessus des forces des plus puissants « storytellers » actuels de proposer  quelque chose de simple, à la fois assez vague pour que chacun puisse s’identifier, et assez captivant pour entraîner l’adhésion.

On pourra parler aussi du processus de « globalisation », qui a vu les facteurs économiques prendre le pouvoir à l’intérieur des nations et dans les échanges entre elles. Il en découle un monde où le mot d’ordre unique et péremptoire s’appelle « compétition », et où toute substance, matérielle ou symbolique, est vouée à devenir une marchandise.

Or, entrer en compétition, en même temps que cela réduit les buts de l'existence à l'acquisition de produits, a pour effet de raccourcir drastiquement le temps dont on dispose, de rapprocher l’horizon et d'instaurer l’état d’urgence à perpète. On a une illustration politique criante de cet état de faits avec l’enfer électoral permanent où sont plongés des responsables, avant même toute préoccupation noble, obsédés de leur réélection, puisqu’ils y sont condamnés au « court-termisme », qui leur interdit d’élaborer des projets capables de nourrir un « Grand Récit ».

Eh oui, pour cela, il faut du temps. Dans l’urgence, on colmate : pas le temps de raconter des histoires. L'urgence empêche de réfléchir, et peut-être de penser. Et cela d'autant plus que l'urgence est devenue un rythme de croisière pour la marche du monde. Plus l'urgence presse l'humanité, moins l'humanité est en mesure de maîtriser son destin.

Car l’état d’urgence dans lequel la primauté des rapports de forces a plongé le monde se traduit par la multiplication des foyers d’incendie et l'explosion des casernes de pompiers des innombrables ONG et associations humanitaires. Ah, l'humanitaire !... En fait, l'humanitaire ne devrait pas être considéré comme une preuve attendrissante de la persistance de la bonté intrinsèque du cœur humain, mais comme un pressentiment de la course à l'abîme. Comme le thermomètre qui mesure la température de la fièvre qui a saisi le monde : plus il y a d'humanitaire, plus ça veut dire que ça va mal.

Voir par exemple les crises migratoires qui placent les Etats plutôt favorisés (et d'autres) dans l’obligation de réagir immédiatement (navires dédiés, camps de réfugiés, etc.). Voir les nombreux conflits africains, les régimes intolérables (Erythrée, …) et les conditions de vie, qui chassent de chez elles des populations nombreuses. Et ne parlons pas de Calais. Les ONG ne cessent de mettre en avant (elles n'ont pas tort) l'urgence des situations : dans le dilemme "faut-il intervenir ou laisser mourir", on n'a pas beaucoup le choix. Les gouvernements courent derrière. Quant au « Grand Récit », il est resté en rade.

Où que l’on regarde, on voit mal dans quel interstice de cette réalité un « Grand Récit » pourrait s’insinuer. Les dirigeants russes veulent restaurer l’ancienne grandeur de l’empire, qu’il soit des tsars ou des soviets. Les Chinois veulent rendre à l’ « Empire du Milieu » la splendeur un temps confisquée par l’Occident. Les Américains ont un seul projet : « make America great again ». Voilà les seuls « Grands Récits » qui mènent le monde aujourd’hui. La Chine se renforce, la Russie avance ses pions, l'Amérique de Trump, assise sur son passé, confond mirage et réalité. Voilà, c'est tout. Pas grand-chose. Tous les autres n’ont qu’un seul souci : préserver ce qu’on pourra des positions acquises dans la grande compétition internationale.

Ah non, pardon, j’en oublie un, et de taille. Car il y a au moins un « Grand Récit » qui a le vent en poupe aujourd’hui : l’islam. La communauté des musulmans (« oumma ») est en effet la seule à raconter une histoire qui soit à même de rameuter les énergies en vue de mener à bien un Grand Projet : la conquête du monde, rien de moins.

Le djihadisme n’est en effet que la forme exacerbée de cette volonté de conquête : toute la communauté musulmane mondiale (Lellouche et Chevènement se posaient la question l'autre jour chez Finkielkraut : 1,2 ou 1,6 milliards ?), y compris et surtout la plus pacifique, est en train de s’implanter tranquillement dans les terres autrefois chrétiennes, dès lors que les « Grands Récits » (le chrétien, puis le républicain) ont cessé d’opérer et d’animer des consciences ferventes. Ainsi seront bientôt lavées les hontes de Poitiers 732 (Charles Martel, "maire du palais") et de Vienne 1683 (Jean III Sobieski, roi de Pologne).

Il est frappant en effet de constater, en l’état actuel des choses, qu’une seule force agissante et efficace s’est élevée pour empêcher la civilisation de la primauté de la technique et de la marchandise d’envahir l’âme des individus : c’est l’islam. Oh oui, ils se tapent sur la gueule entre sunnites et chiites, mais posons-nous la question : comment se fait-il qu’une question qui concerne exclusivement les musulmans ait pu acquérir droit de cité avec tant de clarté et de confusion au sein de sociétés qui n’en avaient rigoureusement rien à foutre ? Et que les musulmans fassent semblant de n'être pas intéressés par le commerce des marchandises (un comble !) ne change rien aux données du problème.

Quel « Grand Récit » ont les sociétés européennes à opposer au déferlement qui vient ? Le christianisme ? Le catholicisme ? La République ? N’en déplaise à mon ami R., il faut arrêter de rêver et cesser de se complaire dans les illusions : l’Occident globalement marchand et matérialiste est, hormis quelques îlots de résistance, spirituellement démuni. Si l’existence consiste pour chacun en « épanouissement personnel », en « acquisition des signes de la jouissance » et en « réalisation de soi », l’Occident est, purement et simplement, foutu. Et sans doute le monde avec lui.

Allons, messieurs les politistes, politologues, éditorialistes, journalistes et autres commentateurs de la chose publique, cessez de jouer les Vestales, de faire croire que la flamme brûle et brille, et de tenter de ressusciter les cadavres. Dites enfin la vérité. Avouez que le « Grand Récit » est définitivement mort, sous les coups de la technique et de la marchandisation de tout. Arrêtez de faire semblant et de nous bourrer le mou.

Ne faites plus semblant : ouvrez les yeux, et puis ouvrez la bouche, non plus pour tenir le crachoir, mais pour dire cette fois ce qu'il en est. 

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 15 février 2017

C’EST QUOI, UN « GRAND RÉCIT » ?

1/2

Il est devenu de bon ton, chez les politistes, politologues, éditorialistes, journalistes et autres commentateurs, de sommer les hommes politiques de proposer aux Français un « Grand Récit », expression qui ne signifie rien d'autre que leur capacité à leur laisser entrevoir un projet collectif et un objectif à atteindre qui permette de mobiliser et de souder les énergies. De toutes ces bouches savantes, sur le même sujet, tombent d'autres formules stylistiquement aussi choisies et délectables que « vision permettant une reprise en main de l’avenir », ou « horizon d’attente ». 

J’aime à la folie les politistes et toute la cohorte des doctes qui s’érigent en « conseillers » (peut-être dans l’espoir de le devenir officiellement contre due rétribution auprès d’un responsable). Comme dit le proverbe : « Les conseilleurs ne sont pas les payeurs ». Tous ces gens qui forment le chœur des pleureuses, en même temps que le distillat ultime de l’inutilité et de l'insignifiance, ne me font même pas rire, parce qu’ils font semblant.

Tous ces gens improductifs (mais parasites médiatiquement omniprésents) font en effet, pour ne pas tuer la poule qui les nourrit (les engraisse), comme s’ils ne savaient pas que le monde tel qu’il est a fini par rendre vain toute espèce de « Grand Récit » possible. Tout juste quelques funambules de la politique proposent-ils de temps en temps un « petit récit » : Montebourg et sa « démondialisation » (ça ne fait pas de mal), Le Pen et sa promesse de « sortir de l’euro » (ça fait mal, car ça frappe l'imagination) et, dernièrement, Hamon et sa désopilante boutade du « revenu universel » (ça en fait rêver quelques-uns). Sûrement quelques autres encore, et sûrement d’une très belle eau.

Le « Grand Récit » à la française est mort et enterré. J’en veux pour preuve, entre autres, le pavé pondu récemment par une équipe de 122 historiens sous la direction de l’historien Patrick Boucheron et sous le titre d’Histoire mondiale de la France (rien de moins !). Après la dilution de l’identité française dans la pâte informe de l’Europe, la dissolution de l’Histoire de France dans l’Histoire du monde.

Même pas besoin de lire le commentaire assassin publié par Alain Finkielkraut dans Le Figaro à l’occasion de la publication pour savoir ce que les historiens en général, et ceux-ci en particulier, font du « Grand Récit » : ils le dépècent, ils l’éviscèrent, ils le mettent en charpie jusqu’à ce qu’il ait rendu l’âme, après avoir commencé par dénoncer ce qu’il peut contenir de « mythique » (« nos ancêtres les Gaulois » étant la cible la plus facile : il fallait les entendre se gausser de Sarkozy quand il a cru pouvoir oser la chose).

Un exemple de mise à mort est offert par le traitement qui a été fait des « récits » qui constituaient la culture des tribus primitives, pardon : des « peuples premiers ». D’innombrables sociétés humaines se désignaient en effet elles-mêmes d’un mot qui voulait dire « les êtres humains », et qualifiaient tout ce qui n’était pas eux de « chiures de mouches », « cloportes » et autres appellations avantageuses, quoique « politiquement incorrectes ».

Tous les peuples du monde furent « racistes » (au sens vulgaire et galvaudé). Et ceux qui ne le sont pas restés aujourd’hui sont non seulement une rareté, mais encore une pure hypothèse. Et chaque peuple a scellé sa cohésion en se racontant sa propre histoire, en laquelle chacun des membres croyait. Car un « Grand Récit » n’a que faire de savoir ou de vérité à son propos, encore moins de science : la croyance suffit largement. La croyance seule fait adhérer. Il ne semble pas possible de faire reposer l'adhésion à un projet collectif sur quelque chose qui soit de l'ordre du seul savoir.

Le même traitement fut appliqué par les historiens, ethnologues et anthropologues au discours que tenaient, « au temps des colonies », les prétentieux occidentaux qui, disaient-ils, « apportaient la civilisation » aux primitifs qui en étaient à leurs yeux démunis. De quel droit la puissance technique conférait-elle à notre civilisation une supériorité sur toutes les autres ? Il fallait en finir avec l’arrogance impudente de l’occidental. La tâche fut menée à bien par les sciences humaines. L’Histoire mondiale de la France de Patrick Boucheron et consort parachève la besogne.

Je me rappelle avoir entendu, lors d’un débat radiophonique autour de « l’histoire qu’il faut enseigner aux petits Français », l’un des participants bondir sur le micro lorsqu’un autre lança qu’il était impératif d’enseigner l’ « histoire chronologique de la France ». Il s’étranglait : « Quoi, vous voudriez revenir à "nos ancêtres les Gaulois" ?! ». Inutile en effet de demander à un historien d’aujourd’hui, un historien « moderne », de cautionner quelque « roman national » que ce soit. Soyons sérieux : soyons scientifiques. C’est pourtant bien ce mythe des Gaulois, tété par tous les Français avec le lait de leur mère qui, en leur donnant un "bien national commun", a fait le succès de la série Astérix. Passons.

Quand l’ « Histoire de France » a été ainsi déconsidérée et ravalée au rang de « roman national », l’enseignement de l’histoire a cessé d’être républicain pour devenir scientifique. L'histoire a cessé d'être un projet de formation du citoyen. L’histoire, au nom de la science, a renoncé à enseigner ce qui risquait de nourrir une « conscience nationale ». En abolissant l’idéologie véhiculée par le « roman national », l’Education nationale a évacué le bien commun qui jusque-là tissait dans toute la durée scolaire un lien entre les Français. On a mis au rebut ce résidu de mission sous le nom d’ « instruction civique » (objective, n’est-ce pas !). On a juste remplacé l’idéologie nationale par l’idéologie "scientifique".

Dans ces conditions, comment pourrait-on attirer les Français au moyen d’un quelconque « Grand Récit » ? L’histoire de France, avilie en « roman national », qu’était-ce d’autre en effet que cette grande fiction qui cimentait la quasi-intégralité de la population française ? Et qu’est-ce qu’un « Grand Récit », sinon une grande fiction à visée unificatrice ?

Il y a des jours et des occasions où l’on devrait maudire la « science » (ou plutôt ce qui se prétend tel). Au fait, c'est Guy Debord qui, dans Commentaires sur la société du spectacle, évoque « ... la prolifération cancéreuse des pseudo-sciences dites "de l'homme" », Quarto-Gallimard, p.1616).

C'était donc ça !

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 30 mai 2014

ENFONCER LE CLOU

Le Front National est donc un Grand Diable qui effraie les bonnes gens. Et nous sommes bien d'accord : ce parti composé de jean-foutres incompétents et de gens possiblement dangereux dans des proportions que je ne connais pas (d'autant que certains cumulent : aucune loi n'interdit à un incompétent d'être en même temps dangereux), je ne souhaite à personne qu'il arrive un jour au pouvoir.

Il faut donc partir en guerre contre le Front National, c'est entendu, toutes les belles âmes nobles sont d'accord. La grandiloquence est de saison. Ce ne sont, dans tous les médias, qu'éditoriaux lyriques dressés comme des étendards et chroniques politiques analysant gravement le phénomène (Gérard Courtois, dernièrement, dans Le Monde). Jusqu'à des chanteurs (Biolay, Noah, ...) qui n'hésitent pas à engager leur popularité dans la lutte. Je n'hésite pas à applaudir. Quel cran ! Quel courage ! Si possible sous l'œil des caméras, parce qu'il ne faut rien perdre.

Je ne doute pas a priori de la sincérité de ce chœur quasi-unanime autour d'une cause présentée comme sacrée. Laissons-leur le bénéfice de la bonne foi. Mais je crois que ce chœur des pleureuses ressemble d'assez près à un  chœur de chèvres, et qu'il ne tombe que des petites boules noires et sphériques de leur bouche de derrière.

Tous ces gens bien intentionnés, en dressant un beau pilori pour y clouer ce parti d'extrême droite (est-ce bien sérieux ? Les gens ont-ils oublié ce que c'est, un vrai facho ?), évitent soigneusement de regarder en face le cœur du problème, comme s'ils voulaient vider à la petite cuillère la marée montante - dans on ne sait quel récipient virtuel.

Certains parlent de « cordon sanitaire », d'autres de « front républicain ». Ah les braves gens ! Ah oui, combattons le Front National. Par malheur, ils commettent l'erreur de confondre les moulins à vent avec des géants. Ils font comme les Dupondt dans Tintin au pays de l'or noir, ils prennent un mirage pour une réalité. Plus grave : plus ils crient au loup, plus ils lui donnent de la consistance, au mirage. Et plus celui-ci prend le chemin de devenir une réalité, sur laquelle les Dupondt s'écraseront le nez.

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Plus nos hommes politiques sont minables, plus Marine Le Pen devient quelqu'un. Car tous ces braves gens se trompent de cible, et leurs hurlements agissent comme un rideau de fumée : ils dissimulent la vérité sans modifier les choses en quoi que ce soit. Tous ces braves gens croient-ils sincèrement qu'un phénomène comme l'émergence du FN est dépourvu de causes ? En s'en prenant au FN, on s'attaque (on fait semblant ?) à l'effet, en prenant bien soin de laisser les causes parfaitement intactes et à l'abri de la vindicte populaire qui, pas dupe, ne trouve dès lors que cette issue pour s'exprimer.

Ces causes, moi qui ne suis pas politologue (il n'y a pas de sot métier, mais il y a des professions vraiment débiles !), j'en vois quelques-unes, mais la principale, je crois qu'elle crève les yeux. Au risque de me répéter, je ne la crois pas située ailleurs que dans l'infinie médiocrité, la bassesse intrinsèque des hommes politiques qui nous gouvernent ou qui prétendent le faire bientôt. Si le succès du FN comporte un enseignement, je le formulerai ainsi :

AU ROYAUME DES LILLIPUTIENS, LES NAINS SONT ROIS.

Je laisse deviner qui compose la troupe des Lilliputiens et qui est le nain (en l'occurrence, la F Naine). La caractéristique principale de toute cette population de soi-disant responsables est une impuissance générale à modeler le réel pour le bien de tous. Or le façonnage de la réalité humaine, collective, cela porte un nom : cela s'appelle la POLITIQUE. La France, pour ce qui est des idées politiques, est confrontée à un vide sidéral. C'est d'ailleurs une des raisons qui font le succès du FN : c'est juste que le contraste est saisissant, et que, du coup, il a l'air d'en avoir, des idées (mais s'il y avait une « pensée Front National », ça se saurait).

Les hommes politiques qui président aux destinées des deux grands « partis de gouvernement » ont soigneusement cadenassé un système dont ils ne sont que la partie émergée, et veillent comme des Cerbère à ce que nul talent véritable, cultivé dans un autre pot que celui dont ils sortent, n'acquière assez d'ampleur pour devenir un rival potentiel. Ce sont des arbres rabougris, poussés sur des terres pauvres en substances nutritives, qui craignent qu'un jour la vaste ramure d'un majestueux chêne pédonculé se dresse au-dessus d'eux pour leur faire de l'ombre.

Ces hommes ont mis la classe politique en coupe réglée. Des gens comme Dupont-Aignan ou Larrouturou, qui proposent des solutions originales (qui valent ce qu'elles valent, je n'en sais rien), n'ont aucune chance, sur ce terrain méticuleusement quadrillé, d'arriver à des responsabilités tant soit peu notables. Aucune chance de « jouer leur partition », faute d'avoir fait allégeance à qui de droit.

Hollande, Sarkozy et consort, en achetant les allégeances avec les talents, siphonnent l'eau du vivier politique français, et assèchent avec acharnement toute source qui risquerait de lui redonner vie. Avec le règne sans partage du PS et de l'UMP sur la vie politique française, l'émergence du Front National est la preuve qu'il n'y a plus de vie politique en France.

Et le FN peut impunément s'amuser à récupérer quelques slogans qui font la base de bon sens d'une démocratie bien conduite, que l' « UMPS », réfugié lâchement au fond de ses cuisines à touiller ses petites tambouilles, leur a abandonnés.

Dans ces conditions, il faut être singulièrement gonflé pour ériger, comme Manuel Valls l'a fait dernièrement, le Front National en menace pour la France. Si des hommes politiques dignes de ce nom existaient dans notre pays, le Front National resterait la petite crotte nauséabonde qu'il était à son origine.

Et je me rendrais au bureau de vote avec - enfin -  la certitude de servir à quelque chose (n'exagérons rien, un quarante et quelques millionième de voix), comme les 58 autres % qui ont boycotté les dernières élections, qu'ils aient agi par paresse, indifférence ou conviction.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : Le lecteur de ce billet aura remarqué, et son goût peut-être été heurté par le caractère abondant et désordonné que j'y fais de la métaphore. Je le prie d'excuser ce moment de faiblesse.