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dimanche, 29 mai 2016

NARCISSE SERA LE GENRE HUMAIN

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Les façons dont se manifeste le narcissisme de nos jours ont un peu (doux euphémisme) évolué depuis l’époque où Christopher Lasch publiait La Culture du narcissisme. L’auteur est mort en 1994. Depuis, le narcissisme a crû et embelli. L'auteur n’a donc pas eu le temps d’assister à l’essor fabuleux de l’industrie des écrans, au fleuve Amazone des images qu’ils nous assènent en permanence, au triomphe du numérique, à l’omniprésence de l’internet, à la foire aux smartphones, aux tablettes et aux ordinateurs portables, à la transformation de la « Connexion instantanée et géolocalisée » en mode de vie généralisé, permanent, institutionnalisé (combien de temps avant qu'être connecté soit devenu légalement obligatoire ?). 

Il n'a pas vu la fascination de ces hordes de piétons, de ces bataillons de consommateurs de supermarché, de ces garnisons au complet de clients attablés aux terrasses des cafés, aveugles et sourds à ce qui se passe autour d'eux, les yeux rivés au rectangle lumineux qui les met en contact avec là où ils ne sont pas.

Il n'a pas vu, disons-le, jusqu'où on peut pousser le narcissisme : il n'a pas lu le supplément "l'époque" (un alias de l'air-du-temps) du Monde daté dimanche 29-lundi 30 mai 2016, où l'on tombe sur un titre qui est une vraie pépite à haute teneur en minerai narcissique : « Une famille plus que parfaite : sur Instagram et Facebook, les supermamans sont devenues les attachées de presse de leur bonheur familial. Une mise en scène de l'épanouissement maternel, parfois jusqu'à l’écœurement ».

Une mère raconte ainsi la vie de sa petite fille et poste des photos d'elle, parce que « ça rend fière d'être maman », mais aussi « parce que ça pourrait attirer des internautes ». Jusqu'à ce que la fille (9 ans) réagisse : « Maman, arrête de raconter ma vie ! ». Il faut lire ce dossier hallucinant comme une signature du narcissisme triomphant : tout le monde est cordialement invité à se mirer dans les autres. Bon, n'ayant pas vu ça, Lasch est mort moins malheureux que ça aurait pu s'il était mort plus âgé. Comme dit Baudelaire : « Ô Mort, appareillons ! ». Mais on ne peut plus dire : "Plus narcissique, tu meurs" : aujourd'hui, le narcissisme n'a plus de limites. Merci, le "progrès" technique.

Lasch serait sans doute effaré de la rage du « selfie » qui a saisi les masses humaines. Pour ce qui est de la France (ailleurs, je ne sais pas), il considérerait peut-être avec commisération la rage de l' « auto-fiction » qui a saisi les gens qui font, paraît-il, métier d’écrire de la « littérature » (voir l’incroyable succès de Mémoire de fille, le dernier livre d’Annie Ernaux, le chiffre des ventes et les tombereaux d’hommages éblouis qui se sont abattus sur lui). Oui, on a bien assisté à la poursuite vertigineuse de ce que Lasch appelle « L’invasion de la société par le moi », qui fait apparaître la notion d’individu comme une pure et simple imposture : si tout le monde existe à travers la seule image de soi, tout le monde est insignifiant. C'est quoi, vivre ? Comptons sur le "progrès" technique pour nous éviter de nous poser cette question douloureuse.

L’auteur, cependant, n’est pas farouchement opposé à la « littérature du moi », mais pas à n’importe quelle condition : « La confession permet à un écrivain honnête, comme Exley ou Zweig de nous donner une description poignante de la désolation spirituelle de notre temps ; mais elle [je corrige un "il" manifestement erroné] permet aussi à l’écrivain paresseux de se complaire dans "le genre de révélations impudiques sur soi-même qui, finalement, cachent plus qu’elles ne découvrent". Les pseudo-aperçus de Narcisse sur sa condition, habituellement exprimés en termes de clichés parapsychiatriques, lui servent à détourner les critiques et à refuser la responsabilité de ses actions » (p.48). 

C’est certain : l’écrivain de l’auto-fiction évite ainsi de porter sur lui-même un jugement de valeur. Une telle littérature, voulue purement factuelle et neutre, n’est plus porteuse d’une quelconque signification collective, ne proposant aucune « lecture » du monde, aucun point de vue sur lui : les choses sont ainsi, c’est tout. C’est assez dire que la littérature, en renonçant à « dire le monde », ne croit plus en elle-même. Il s’agit simplement de susciter chez le lecteur le processus d’identification, et de déclencher chez lui un réflexe de projection émotionnelle (voir le succès en librairie du Mémé de l’acteur Philippe Torreton). Conception fusionnelle, régressive, infantile de la vie en société. 

Le biais du narcissisme amène Christopher Lasch à évoquer la transformation du travail : de moyen qu’il était de construire une vie et une société morale, faite de labeur, de sobriété et de probité, il s’est mué en un moyen d’aboutir à l’accomplissement de soi par la réussite matérielle : « Pour les puritains, un homme pieux travaillait dur, dans son métier, moins pour accumuler de la richesse personnelle que pour ajouter au confort et aux commodités de la communauté » (p.87). 

Et plus loin : « La poursuite de la richesse perdit les dernières apparences de sens moral, qu’elles avaient conservées jusque-là » (p.93). Et enfin : « Puis, la réussite apparut comme une fin en soi, la victoire sur des concurrents permettant seule d’assouvir la personnalité » (ibid., problème de traduction ? – que veut dire "assouvir la personnalité" ? Bon, on devine l’idée). On ne demande plus à la vie d’avoir un contenu ou un sens, on veut juste survivre. De l’aptitude à la sociabilité, on est passé à l’habileté à « se débrouiller ». 

Christopher Lasch balaie encore le champ de la transformation de l’existence en produit de fabrication, avec la médiatisation de tout (un écran s’interpose entre l’individu et sa propre vie) ; avec l’invasion de plus en plus tonitruante de la publicité, qui, pour l’auteur, vise moins à vendre telle ou telle marchandise particulière qu’à conditionner les esprits à la consommation comme mode de vie ; avec la théâtralisation de la politique et son usage outrancier de la propagande (aujourd’hui rhabillée en « communication »).

Je cite rien que pour le plaisir cette phrase : « La gauche, avec sa vision d’un bouleversement social, a toujours attiré plus que sa part de déséquilibrés » (p.120). Passons. Je passe aussi sur ce que Christopher Lasch dit du « déclin de l’esprit sportif », propos globalement très justes, mais je vois davantage un lien avec « la société du spectacle » de Guy Debord qu'avec la problématique du narcissisme. Il souligne toutefois ce que peut avoir de militaire l'enrôlement d'une jeunesse sous la bannière du sport, où l'on ne cesse de parler de "discipline". Comment ne pas penser à l'île de W imaginée par Georges Perec dans W ou le souvenir d'enfance, et à cet avatar du camp de concentration conçu comme un absolu de la rationalité ?

Il analyse ensuite la « décadence du système éducatif », mais en soulignant moins une faillite professionnelle que le fait que l’école est produite par la société dans laquelle elle s’insère (elle aurait du mal à faire autrement) : « L’enseignement traduit donc les profonds changements sociaux, qui sont à la base du système d’éducation et de la propagation de la stupidité qui en résulte » (p.169, on n’est pas obligé d’être d’accord avec certains termes, mais on s'esclaffe ou on se désole en entendant des ravis de la crèche soutenir mordicus que "le niveau monte"). 

Il conclut sur une perspective assez sombre : « S’il est vrai que les électeurs éduqués sont la meilleure défense d’une nation contre l’arbitraire d’un gouvernement, la survie des libertés politiques semble bien compromise » (p.171). Quand on voit les transferts de pouvoir qui s'opèrent depuis le 11 septembre 2001 de la justice vers la police et de la liberté vers la sécurité, on se dit que l'impeccable boule de cristal de Christopher Lasch avait tout vu !

S’ensuit une dévaluation de la culture elle-même : quand un système éducatif se donne pour mission de « mettre l’enfant au centre », pour « être au plus près des besoins de l’enfant », cela veut dire qu’il a (au sens propre) démissionné, et que le troupeau (le mot est de Lasch) des élèves seulement moyens est voué à stagner, végéter, déchoir. En plus de ça, on entend là le même blabla véhiculé par la grande distribution, qui veut « répondre au plus près à la demande du consommateur ». Donner aux enfants, aux jeunes ce qu'il attendent (ce dont ils croient avoir besoin), c'est le contraire de l'éducation : c'est les enfermer en eux-mêmes.

Bon, il y aurait encore bien des choses à dire au sujet de ce livre important, mais je ne vais pas insister : on a à peu près compris, j’espère, ce qui anime la démarche de Christopher Lasch. En gros, pour résumer, il est effaré de constater combien le système industriel, la production à tout va de biens et d’images, l’énorme effort de l’industrie publicitaire de gavage des populations et de conditionnement des esprits à la société des marchandises – combien tous ces éléments ont privé les individus de la maîtrise de leur existence. Le soi-disant "Progrès" qui guide notre "civilisation" devrait être renommé. Je propose "civilisation du RÉGRÈS" (qui ne veut pas dire "nostalgie", mais retour infantile à l'utérus maternel, autrement dit une civilisation gouvernée par le fantasme !). 

On pourrait imaginer un camp de travail où l’on forcerait tous les satanés optimistes et autres thuriféraires de ce système mortifère, à apprendre par cœur les livres de Christopher Lasch. 

Ça leur ferait les pieds, et ça redonnerait un peu d’espoir aux autres. Ce n'est sans doute pas pour demain.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : Christopher Lasch fait une remarque que je trouve pleine de sens sur le narcissisme, disant que Narcisse n'est pas amoureux de lui-même, puisqu'il ne sait pas que ce qu'il contemple, c'est son propre reflet. Bon, cela change-t-il quelque chose ?

Note : le blog va prendre un peu de repos. A bientôt.