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samedi, 19 janvier 2019

HOUELLEBECQ

Je continue ma grande révision des romans de Michel Houelebecq. Aujourd’hui, La Possibilité d’une île. Je précise que j'ai largement taillé dans les billets parus ici en trois morceaux copieux du 6 au 8 avril 2015. Je me suis aussi permis quelques modifications.

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De droite à gauche : quatrième de couverture, dos et couv' de La Possibilité d'une île, photo de Michel Houellebecq.

Si les projecteurs se sont braqués sur Michel Houellebecq, la personne de l’auteur n’y est pour rien, mais bien ses livres. Que la personne, ensuite, se soit prise au jeu, c’est possible. Je le dis nettement : de cela, je me fous éperdument. Toujours est-il que j’ai lu, avec un intérêt constant et soutenu, cinq romans, en faisant fi de leur ordre de parution.

Un sixième roman manquait à mon tableau de chasse : La Possibilité d’une île (2005). Dix ans après parution [treize aujourd'hui], j'ai corrigé cet oubli. C’est un gros livre (près de 500 pages). Je n’ai pas été déçu. D’une certaine façon, il est annoncé dès Les Particules …, et certains de ses passages annoncent étonnamment Soumission. On se rappelle que les travaux du savant Michel Djerzinski, à la fin des Particules …, rendent possible le clonage reproductif des humains. 

Le « dispositif narratif » dépayse tout d’abord le lecteur : qui est Daniel24 ? Sur quoi fait-il un « commentaire » ? Et puis qui est ce Daniel1, qui semble contredire le titre de la 1ère partie ? Cela surprend, mais on s’y fait vite. Le livre est ambitieux, peut-être plus difficile d’accès, à cause tant du dit dispositif faisant alterner le « récit de vie » de Daniel1 et le « commentaire » de Daniel24 (puis Daniel25), que du thème ici exploré, qui tourne autour de la déception amère que procure l’existence humaine et de la quête d’immortalité qu’elle suscite : l’existence humaine est étroitement bornée, et le désir est infini.

On ne tarde pas à comprendre que Daniel24, plus tard Daniel25, est l’exacte réplique, à deux millénaires de distance, de Daniel1 : le clonage imaginé par Djerzinski dans les Particules … a permis la création d’une nouvelle espèce, les « néo-humains », qui n’a rien à voir avec l’ancienne humanité, dont les survivants de la grande extermination sont très vite retournés à l’état sauvage, primitif, rudimentaire. 

Daniel1 a fait fortune en faisant le clown : les sketches comiques et scénarios, dont il faisait le clou de ses spectacles et de ses films avec un succès retentissant, portaient des titres comme « Broute-moi la bande de Gaza », « Deux mouches plus tard », « Le combat des minuscules », « On préfère les partouzeuses palestiniennes », et d’autres tout aussi suggestifs. Plus il provoquait, plus le succès grandissait.

Le choix du métier d'humoriste pour son personnage n'est certainement pas dû au hasard. Rien de mieux qu'un « humoriste professionnel » pour mettre en scène l'avilissement de toute une civilisation par l'usage purement anesthésiant et manipulatoire qu'elle fait du rire, qui était, disait-on, le "propre de l'homme" (Rabelais). Je pense au rôle purement instrumental que les médias de masse assignent aujourd’hui à l'hilarité. Rien de plus lugubre que ces fantoches insupportables, payés pour déclencher les rires, toujours mécaniques et forcés, même quand ils ne sont pas enregistrés. Et pour rire de quoi, le plus souvent ? De quelques fantoches qui tournent en boucle sur les écrans et réseaux sociaux, et qui n'ont d'existence que virtuelle, éphémère et ectoplasmique.

Car avec les titres ci-dessus, Houellebecq met sur la scène romanesque une provocation à l’état pur, qui ricoche curieusement sur l’état actuel du comique médiatique entretenu à heure fixe par un tas de sinistres individus qui sévissent sur les plateaux pour « animer » des émissions et faire rire un public d’avance acquis à « la cause du rire ». 

Le rire est désormais un produit de consommation de masse, quelque part entre le politique, le social et le médical. Daniel1 est finalement un cynique exacerbé : « Finalement, le plus grand bénéfice du métier d'humoriste, et plus généralement de l'attitude humoristique dans la vie, c'est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité, et même de grassement rentabiliser son abjection, en succès sexuels comme en numéraire, le tout avec l'approbation générale » (p. 23). J’applaudis vivement au mot "abjection". Le choix de l'humoriste comme personnage principal relève à mon sens, de la part de l'auteur, d'une démarche profondément morale. J'imagine que cette seule idée suffit à expliquer la haine dont les livres et la personne de l'auteur font l'objet.

Daniel1, dans le genre, se présente comme un désespéré fataliste, même si tout le monde lui reconnaît un talent indéniable. Sa « philosophie », le comique de profession, est simple : « Ma carrière n’avait pas été un échec, commercialement du moins : si l’on agresse le monde avec une violence suffisante, il finit par le cracher, son sale fric : mais jamais, jamais il ne vous redonne la joie » (p. 164). Et de l’argent, il en a gagné plus que sa dose (quarante-deux millions d’euros). Quant à la joie, elle est comme le temps perdu : elle ne se rattrape jamais.

Quoi qu’il en soit, Daniel1, par honnêteté, et de moins en moins motivé par la création de ses spectacles, jusqu'à n'en plus rien avoir à foutre, se pose la question existentielle : tout ça vaut-il la peine de se donner encore la peine ? S’il a du mal à s’y résoudre, il finit par répondre, après avoir descendu la pente, un « non » aussi franc que décisif et désespéré.

Heureusement, si l’on peut dire, il a fait entre-temps la connaissance de Patrick, le grand-prêtre (le « Prophète ») de la secte baptisée Eglise Elohimite, grossier décalque de la secte raëlienne de Claude Vorilhon, le fada qui a rencontré, dit-il, les extra-terrestres sur un volcan d'Auvergne.

On a déjà rencontré les raëliens dans Lanzarote (2002). Dominique Noguez l’évoque dans son bouquin (Houellebecq, en fait, Fayard, 2003) : l’auteur s’est un peu frité avec Raphaël Sorin, directeur de je ne sais quoi chez Flammarion, qui, ne voulant prendre aucun risque juridique, voire judiciaire, réclamait un nom fictif. Il paraît que Houellebecq avait envisagé de la rebaptiser en secte des "Raphaëliens", pour se venger. 

Les Elohim ? Ce sont ces entités qui ont créé l'humanité : ils ont décidé de reprendre contact avec elle parce qu'elle est arrivée à un stade satisfaisant de développement technique. Le sort tomba sur Claude Vorilhon, par eux renommé Raël. Je n'ai pas vérifié dans les fichiers de l'INPI si la marque était libre de droit, mais j'imagine que Raphaël Sorin craignait un grabuge en correctionnelle.

Raël et ses fidèles ne prétendent à rien de moins que d’acquérir l’immortalité : vous adhérez à l’Eglise, on prélève et on stocke votre ADN, et l’on attend que les biotechnologies aient rendu possible le clonage de votre personne. Alors, c'est promis, vous ressusciterez.

Qui plus est, vous ressusciterez à un âge où l'on est débarrassé de tout ce qui encombre la vie des hommes (parents, éducation, scolarité, puberté, apprentissage sexuel, tout ça) entre zéro et vingt ans. Et ainsi indéfiniment, jusqu'à l'achèvement des temps, puisqu'on peut recommencer indéfiniment. Une variante non chrétienne de la vie éternelle, quoi. C'est la raison pour laquelle les adeptes élohimites n'ont aucune répugnance à se suicider le moment venu. 

C’est ce que fera Daniel1 pour finir. Mais en attendant, sa célébrité en fait un VIP, que le « Prophète » se fait un plaisir et un honneur (en plus d’un argument de propagande) d’inviter, d’abord en Herzégovine, puis à Lanzarote, une île des Canaries au climat favorisé. L’occasion rêvée pour observer de l’intérieur le fonctionnement d’une secte, avec ses adeptes fascinés et béats devant le charisme du « Prophète », entouré de ses lieutenants, que le visiteur rebaptise « Flic » et « Savant », l’un chargé de tout ce qui est organisation, l’autre de tout ce qui touche à la recherche en génétique, et dont le laboratoire, dans ce domaine, n’a pas de rival dans le monde. 

Inutile de dire que le « Prophète » use de son charisme pour grouper autour de lui un certain nombre de « fiancées » plus accortes et avenantes les unes que les autres et toujours disposées à lui prêter l’orifice qu’il souhaite honorer. Il ne se gêne pas pour autant, à l'occasion, quand il trouve une adepte particulièrement à son goût, pour aller pêcher dans le cheptel féminin et offrir son lit à une autre heureuse élue. Celle-ci, flattée, met son corps à sa disposition, pendant que son compagnon ressent cela comme un honneur. Sauf quand le compagnon est un Italien particulièrement amoureux, jaloux et irascible. Du coup, le cours des choses s’accélère brutalement. 

Mais je ne veux pas résumer l’action du livre. Qu’on sache simplement que Daniel1, s’il a amassé grâce à ses talents de provocateur une fortune confortable, finit par n’éprouver dans sa vie privée que des déconvenues. D’abord pleinement heureux ("heureux" voulant dire pour Daniel1 "sexuellement  épanoui") avec Isabelle, qui « bosse dans des magazines féminins » (p. 33) et qu’il a épousée, la répétition émoussant le sensation, il se lasse. Ils se quittent courtoisement : elle se contente de sept millions d’euros. On n’est pas plus raisonnable.

Il est vrai que les quarante-sept ans qu’il affiche au compteur commencent à peser.  Mais incapable de se faire à l’idée de la déréliction sexuelle qui accompagne la venue de l’âge, il repique, comme Isabelle l'avait prédit, avec une jeunette « libérée » de vingt ans, Esther, splendide femelle un peu droguée et partouzarde, un peu actrice, qui lui donne un plaisir fou, très douée au lit, mais avec laquelle Daniel1 fait l’expérience terrible et douloureuse de l’amour absolu quand il n’est pas payé de retour.  

Les réflexions sur l’âge se situent non loin du centre de gravité du roman. Il va de soi que la grande affaire du sexe masculin est le bonheur par le plus grand épanouissement sexuel possible. Que les personnes les plus aptes à le procurer sont les jeunes et jolies filles, si possible pleines d'appétit de plaisir et armées de l'irremplaçable minijupe (jeunes filles qui se réduisent quand les hommes prennent de l'âge à des seins et à des touffes offerts à la vue sur la plage – mais assortis de l’impérieux "Pas touche !". T’es plus dans le coup, pépé. Je précise que tout ça est dans le livre).  

C’est vrai que la sève masculine s’assèche et raréfie avec le temps, mais surtout, et surtout plus vite que chez les hommes, la peau féminine ne tarde pas à ressembler à une étoffe tout juste bonne pour la friperie, à la pelure d'une pomme qui a passé l'hiver au frais sur sa claie, et la chair féminine, avant même les quarante, a tendance à gondoler, à se boursoufler et ramollir, à obéir de plus en plus fatalement à la loi de la gravitation. Ce constat irréfutable à de quoi, il est vrai, froisser quelques amours-propres. 

Comme le dit ailleurs l’auteur, le culte de la beauté, qui entraîne le culte de la jeunesse, a quelque chose de totalitaire, voire d'un peu nazi. La force de Houellebecq romancier est dans l'impavidité avec laquelle, à partir d'une donnée, il déroule jusqu'à son point ultime la chaîne inéluctable des causes et des conséquences. Houellebecq s'étonne de la pusillanimité de ceux qui, élaborant un raisonnement, sont pris de panique devant la conclusion à laquelle la simple logique les conduit. Cela peut-être qui heurte les sensibilités en haut lieu. 

La civilisation occidentale, en faisant de la beauté corporelle un idéal inatteignable dans la longue durée (« Cueillez les roses de la vie » quand il est temps, après c'est foutu), a condamné l’humanité à la compétition impitoyable, à la tristesse et à la dépression. Avouons qu’il y a des perspectives plus gaies. 

Comme le disent les personnages de Houellebecq : il ne fait pas bon vieillir dans ce monde. Plus l'être humain avance en âge, plus il est en butte au Mal et à la souffrance. A lire les journaux, on ne saurait lui donner tout à fait tort. Voilà, pourrait-on presque dire, à quoi se résume le traité d'anthropologie (mâtinée de philosophie) dont Michel Houellebecq a fait un roman. Et les bien-pensants, ça, ils n'aiment vraiment pas. Finalement, ils détestent qu'on leur dise la vérité sur eux-mêmes. 

On a le Balzac qu’on mérite. 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 17 janvier 2019

HOUELLEBECQ

Je recycle aujourd'hui, en une seule fois, deux billets écrits en 2011 sur deux livres de Michel Houellebecq, au moment où je venais enfin de comprendre, grâce à La Carte et le territoire, l'importance de ses romans. Pourquoi "importance" ? Après tout ce temps, je crois y voir une figuration assez exacte de ce qui achemine la civilisation occidentale vers sa déchéance actuelle et sa destruction prochaine. Le système communiste a implosé, comme on sait, c'est-à-dire qu'il s'est effondré de l'intérieur, sous le poids de sa propre sénilité. Et je me demande si le même destin ne guette pas le système capitaliste, aujourd'hui encore tout fringant et triomphant, mais travaillé de l'intérieur par des forces que nul n'est capable de comprendre dans leur globalité et leurs interactions. J'ai beaucoup élagué tout ce qui m'est apparu superflu à la relecture (digressions, etc). J'ai laissé tout le reste. Je dois reconnaître que je n'ai guère développé le commentaire sur Plateforme. Un signe ? Mais de quoi ?

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J’ai mis beaucoup de temps avant d’ouvrir un livre de Michel Houellebecq. Ce qui me repoussait, je crois l’avoir dit ici, c’est la controverse : il y a quelque chose de si futilement médiatique dans la présence éphémère du parfum de quelques noms dans l’air du temps, que je tenais celui-ci pour tout à fait artificiel, voire carrément illusoire, comme c’est le cas de la plupart des effervescences télévisuelles. Je suis devenu excessivement méfiant. En l’occurrence, j’avais tort. 

J’ai donc commencé la lecture de Michel Houellebecq quand son dernier roman, La Carte et le territoire, fut placé, un peu par hasard, à proximité immédiate de ma main. J’ai dit grand bien du livre dans ce blog. J’en ai maintenant accroché deux autres à mon tableau de chasse : Les Particules élémentaires et Plateforme. Conclusion, vous allez me demander ? Voilà : je ne sais pas si on a à faire à un « grand » écrivain, je ne sais pas si ce sont des « chefs d’œuvre », comme les critiques patentés en décèlent à foison au fil des semaines. Je veux juste dire que ce sont des livres qui se situent au centre du paysage, pour qui espère comprendre quelque chose à la marche du monde actuel.  

Donc, je ne sais pas si Michel Houellebecq est le digne successeur de Balzac et Proust. Ce que je sais, c’est qu’il travaille sur le monde qu’il a sous les yeux, qu’il dit quelque chose du monde tel qu’il est, et qu’il développe sur celui-ci un point de vue, une analyse, une proposition d’éclairage précise, une grille de lecture, si l’on veut. 

C’est un romancier qui a pris position par rapport à la « civilisation occidentale », et qui a ceci de bien, s’il parle de lui, de le faire à distance respectable, hors de portée de tir de son propre nombril (malgré les apparences) et des ravages courants que celui-ci commet dans les rangs des « écrivains » français.  

On peut trouver le point de vue développé par Michel Houellebecq d’une noirceur exécrable : pour résumer, grâce à la civilisation actuelle, exportée par l’Europe, moulinée avec la sauce techniquante, massifiante et consommante de l’Amérique triomphante, le monde actuel court à sa perte et, d’une certaine façon, est déjà perdu.  

L’auteur met-il pour autant ses pas dans ceux de Philippe Muray, comme je l’ai suggéré ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que Philippe Muray a développé dès les années 1980 un regard analogue sur la réalité, d’une acuité de plus en plus grande, et un regard de plus en plus pessimiste.  

Avant lui, plusieurs auteurs se sont inquiétés de l’évolution de notre monde : Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme), Lewis Mumford (Les Transformations de l’homme), Hannah Arendt (La Crise de la culture), Christopher Lasch (La Culture du narcissisme), Jacques Ellul (Le Système technicienLe Bluff technologique), Guy Debord (La Société du spectacle), et quelques autres. 

Pardon pour l’étalage, mais c’est parce qu’il y a un peu de tous ces regards dans les romans de Michel Houellebecq, tout au moins les trois que j’ai lus (publiés en 1998, 2001 et 2010, ce qui révèle quand même une certaine constance). La « patte » de Philippe Muray, c’est l’attention portée à un aspect particulier de la crise moderne : l’humanité est devenue peu à peu superflue, submergée par des objets techniques, des gadgets qui sont devenus pour elle si « naturels », mais en même temps si dominateurs, qu’elle est progressivement devenue une vulgaire prothèse de ses propres inventions. Philippe Muray le synthétise dans la notion de fête, dans l’abolition de tout ce qui permettait la différenciation (en particulier entre les sexes), dans le nivellement de toutes les « valeurs », et dans l'instauration unilatérale du règne de la positivité en tout, autrement dit de l'Empire du Bien (un des titres des Essais, éd. Les Belles lettres, 1991). 

Les Particules élémentaires est un roman qui raconte quelle histoire, en fin de compte ? Janine Ceccaldi, une fille aux capacités intellectuelles hors du commun, épouse Serge Clément, qui entrevoit déjà (on est dans les années 1950) les immenses possibilités de la chirurgie esthétique. Puis elle rencontre Marc Djerzinski, homme talentueux qui œuvre dans le cinéma. Elle divorce pour l’épouser. De ces deux unions naîtront deux demi-frères : Bruno Clément et Michel Djerzinski.  

Il y a donc l’histoire de Janine en pointillé. L’histoire d’Annabelle, qui a failli vivre une « belle histoire d’amour » avec Michel. L’histoire des ratages de Bruno qui, en compagnie de Christiane ou sans elle, hantera divers lieux où il espère connaître quelque aventure sexuelle.  

A travers le personnage un peu pathétique de Janine, la mère, qui se fait appeler Jane, se formule une description somme toute caustique de l’ère baba-cool : délaissant les deux pères de ses enfants (et ses deux enfants par la même occasion), elle suit un genre de gourou, Francesco Di Meola, qui, s’étant fait pas mal d’argent,  abandonne la Californie et Big Sur, où il a rencontré les dieux et les diables de la contre-culture, y compris l’imposteur Carlos Castaneda, celui qui était entiché de son sorcier yaqui, Don Juan Matus, dont il vendit les bobards à des millions d’exemplaires (mais ça, ce n’est pas dans le livre de Michel Houellebecq). Di Meola achète une propriété en Provence.  

Janine-Jane (la mère) a baigné dans le jus contre-culturel, mais ce jus a tourné, ou alors il a aigri. Le bilan de son existence est « nettement plus catastrophique ». Et la mère des deux frangins aura une triste fin, dans une maison du village de Saorge, où vivent encore quelques illuminés post-soixante-huitards, dont « Hippie-le-Gris » et « Hippie-le-Noir », que Bruno appelle Ducon.  

La scène est curieuse. Bruno est sous traitement de lithium pour raisons psychiatriques. 

« Michel observa la créature brunâtre, tassée au fond de son lit, qui les suivit du regard alors qu’ils pénétraient dans la pièce. » Quant à Bruno, tout ce qu’il arrive à dire : « Tu n’es qu’une vieille pute… émit-il d’un ton didactique. Tu mérites de crever. ». « T’as voulu être incinérée ? Poursuivit Bruno avec verve. A la bonne heure, tu seras incinérée. Je mettrai ce qui restera de toi dans un pot, et tous les matins, au réveil, je pisserai sur tes cendres. »  

Il y a souvent des problèmes, chez Michel Houellebecq, avec la transmission et avec la filiation. Un moment vaguement hallucinant, où Bruno se met à entonner à pleine voix "Elle va mourir la mamma", tout en insultant à qui mieux-mieux les hippies qui, d'après le testament maternel, vont hériter de la maison.  

Face à Bruno, qui débloque sévèrement, le littéraire raté et hors du coup, Michel Houellebecq fait de Michel, en dehors d’un errant affectif quasiment indifférent à tout ce qui est humain, un biologiste à la pointe du « progrès », disons-le, une sorte de génie : son « testament » de chercheur s’intitule Prolégomènes à la réplication parfaite. Michel ne veut pas être emmerdé par les tribulations humaines ordinaires. Peut-être est-ce ce qui guide ses recherches.  

Car ce testament s'avère porteur de tout l'avenir scientifique de l'humanité. Chacune de ses propositions révolutionnaires en sera plus tard dûment et scientifiquement prouvée. Autrement dit, le point culminant de son travail ouvre la voie à l’admission du clonage humain comme fondement institutionnel de l’humanité, ce qui débarrasse l'ancienne humanité (la nôtre) de tout le poids sentimental qui l'écrase.  

Le livre évoque, depuis un moment du futur, l’extinction de la vieille race humaine. « On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition. » [16 janvier : cela me fait penser à Soumission et à l'évidence tranquille avec laquelle l'islam s'impose en France en 2022.]  On perçoit en positif cette post-humanité, qui adresse in fine sa gratitude à l’humanité archaïque : « Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique ». 

On est alors quelque part, dans ce regard rétrospectif, à la fin du 21ème siècle. Et la post-humanité rend alors hommage à l’humanité (la nôtre), qui fut si défectueuse, mais si touchante aussi. Glaçant, et très fort. Quand on ferme le livre, on se prend à espérer que c’est de la science-fiction. Mais ce n’est pas sûr.  

La Carte et le territoire offrait une perspective analogue sur la disparition programmée de l’humanité, à travers l’œuvre en mouvement de Jed Martin, présenté comme un grand artiste de son temps. Plateforme nous plonge dans la décadence sexuelle de l'Occident en général et de l’Europe vieillissante en particulier. Le personnage principal, qui se nomme là encore Michel, est un obscur fonctionnaire aux Affaires Culturelles, un statut social négligeable. Au début du livre, Michel, qui vient de perdre son père, participe à un voyage organisé en Thaïlande. Il passe bien sûr par des « salons de massage ». Valérie fait partie du groupe, un groupe triste, hétérogène, et bête, avec ça !  

Revenu à Paris, il démarre une relation vraiment amoureuse avec Valérie, qui travaille dans une entreprise de tourisme, sous la direction de Jean-Yves. Lui et Valérie, professionnellement, sont complémentaires. Ils gagnent confortablement leur vie. Une opportunité les propulse à la tête des villages Eldorador.  

C’est dans un village de Cuba que Michel suggère à Jean-Yves, pour rétablir la situation de la société, de faire de ses villages des destinations pour un tourisme, disons … « de charme ». Tout se goupille à merveille, et l’entreprise est florissante, mais ces salauds d’islamistes feront tout capoter, avec à la clé l’insurrection de tout le féminisme français contre l’esclavage dégradant et le tourisme sexuel.   

C’est sûr, l’humanité de Michel Houellebecq n’est pas belle à voir. Au fond, autant vaut qu’elle disparaisse, n’est-ce pas ? J'ai l'impression que les romans de Michel Houellebecq sont des applications romanesques pratiques de la pensée de Günther Anders (L'obsolescence de l'homme), de Hannah Arendt et de Guy Debord. Et le pire, c'est que ces romans paraissent être à peine de la science-fiction. Ce sont, et c'est Philippe Muray qui le dit à propos des Particules élémentaires, des romans de la fin. Très juste.

jeudi, 16 avril 2015

ENNEMIS PUBLICS 3 (MH et BH)

3/4 

2008 ENNEMIS PUBLICS.jpgBon, maintenant que j’ai bien répandu mon fumier, qu’est-ce qui reste des propos que BHL tient à son correspondant ? Je suis obligé de le dire : de mon point de vue, pas grand-chose. Quelques vagues accès de sincérité, mmoui, peut-être. Quant à soutenir qu'« il y a eu un vrai travail de parole » (p. 306) et que « Le parti adverse, le mien, va peut-être en profiter, foncer dans la brèche que j'ai ouverte et voir dans ces aveux la confirmation de ses pires suspicions » (p. 313), on n'y est pas du tout. Mais, monsieur Lévy, soyons sérieux : quel travail de parole ? quelle brèche ? quels aveux (pour les aveux, voir la conclusion du billet d'hier) ? 

Beaucoup de vantardises fiérotes, ça c’est sûr. Que ce soit dans le café voisin (le Twickenham) de l’éditeur Grasset (où il a son bureau de directeur littéraire, j’imagine) ou à propos du village d’Esbly, il faut que nul n’en ignore : BHL aura été un homme "couvert de femmes". Cette fois ce n’est plus Sartre ou Malraux (quoique …), c’est carrément Chateaubriand : il lui suffit d’apparaître pour qu’elles lui tombent dessous (je suis assez content de la formule, servez-vous). 

C’est MH qui cite le nom de la commune où les parents de BH avaient une maison, revendue à cause de la « cancérisation » par Disneyland. Réaction de BH : « Mon Dieu, Esbly ! ». Aussi sec, je vous jure que c'est vrai, il nous fait le coup de la madeleine (sur l'air de "J'avais totalement oublié", "Mon dieu quelle émotion !") !

Et c'est parti pour nous tartiner l’histoire de l’épouse-caissière du boucher surnommé « le cocu », cette femme qui payait de sa personne dans l’initiation sexuelle des jeunes mâles du coin. « Mon prince, on a les dames du temps jadis qu'on peut » (Georges Brassens). Pourquoi pas, après tout, la bouchère d'Esbly ? D'autant que Houellebecq réplique finement, dans la lettre qui suit, que c'est BHL lui-même qui a parlé de la commune dans un de ses livres. Simplement, il avait "oublié". 

Houellebecq est peut-être moins intelligent que BHL, mais il n’est pas le moins subtil des deux. Il raisonne peut-être de façon plus "stratégique" que le philosophe. Il y a un côté « américain » chez BHL, je veux dire « banque de données », je-collecte-tout-on-triera-après (le syndrome NSA, "grandes oreilles", etc.), qui est à peu près absent de l’univers houellebecquien. Houellebecq voit venir de loin. Bernard-Henri Lévy a du mal à voir le monde tel qu’il est, je veux dire à le comprendre : son personnage, qui remplit son paysage, fait écran. 

Si l'épisode du "Journal intime" qu'il tient et de sa peur qu'il finisse sur les rayons de l'IMEC (archives de l'édition contemporaine) vire au comique, je suppose que c'est involontairement. Ça commence p. 310, « au bar de l'hôtel Excelsior, à Venise, avec Olivier Corpet, le patron de l'IMEC ». Ça ne pouvait évidemment pas se situer à l'hôtel de la Gare de Gleux-les-Lure, la bourgade qui vit naître le sapeur Camember, un inoubliable 29 février. Ah, Venise !...

Quand Corpet lui soutient que, quelque précaution qu'il prenne, testamentaire ou autre, son Journal atterrira tôt ou tard dans ses collections, il va passer un temps fou « à fabriquer une usine à gaz, à mon avis unique en son genre » pour s'assurer "ante mortem" qu'il n'en sera rien. Et pourquoi tout ce cirque ? Parce que ce Journal « mirifique », « de vingt et quelques mille pages », pas moins, est « plein de secrets plus explosifs les uns que les autres » !! Farpaitement ! On s'en doutait un peu, BH, que ton importance intrinsèque t'a introduit dans le secret des dieux, et que tu te retiens de tout dire, parce que sans ça !

Pour ce qui est du style, je ne sais pas si c’est à Chateaubriand qu’il faut penser, j’ai du mal à faire le lien. Monsieur Lévy écrit par exemple : « … quand on a été ces jeunes gens orageux, frères en apocalypse et en pyromanie … » (p. 279). Désolé, cette enflure verbale me fait penser à Eloge des voleurs de feu, d’un certain Dominique de Villepin. Le lyrisme est souvent ridicule. Sinon, il est volontiers grotesque.

Désolé, ça n’a tout de même pas la gueule de « Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René sur les rivages d’une autre vie … ». Je m'étonne presque que BHL n'ait pas senti « le vent sifflant dans [sa] chevelure », qu'il a pourtant abondante (peut-être à dessein ?). N'est pas Chateaubriand qui veut. J’ai constamment l’impression qu’ « il se la joue ». BHL mauvais imitateur. Peut-être parce qu'il rêve d'imiter tous les grands noms de la littérature et de la philosophie (sans compter les autres) ?

Sa plume sème aussi, ici ou là, des citations cachées, réservées sans doute à l'élite des initiés. Ainsi, p. 243 : « … le jour où on verra clair dans leur communauté inavouable, … » (un titre du très classieux, très chic et très « fashion » Maurice Blanchot) et, juste en dessous : « … des mouchards, des charognards plaqués sur du vivant … » (réminiscence assez niaise d'Henri Bergson, dans Le Rire). 

Pour avoir besoin, à tout moment, de s’en référer à des autorités, on se demande finalement si BHL, le "philosophe" autoproclamé, arrive seulement à la cheville de ceux qui inventent des concepts ou des catégories de la pensée, ceux qu'on appelle, pour le coup, des philosophes. Tout compte fait, il ne semble pas. Il s’est beaucoup démené, il a beaucoup fait, mais qu'a-t-il fait bien ? Il fut peut-être un élève brillantissime, tant mieux pour lui, mais il faut un jour cesser d'être "scolaire". Un jour, il faut choisir, mais choisir, c'est éliminer.

Il frise parfois l’odieux. On trouve par exemple, p. 223 : « Je pense à tous les anonymes qui m’écrivent quand mes livres paraissent, ou que je passe à la radio et à la télé … ». Je ne sais pas vous, mais moi, il y a un mot qui ne passe pas. Le même mot écœurant que les journalistes emploient dans les événements dramatiques, les grands enterrements : c’est le mot « anonymes ». Mais si, ça vous dit sûrement quelque chose, « la foule des anonymes ». Ho BH, tu sais ce qu’il te dit, l’ « anonyme » ? Anonyme mon c..., dirait Zazie ! Moi, je serais plus grossier.

Alors au tour de Houellebecq, à présent. Je crois bien que c’est lui qui déclare : « Nous avons les mêmes ennemis ». Oui, c’est bien possible. Mais, cher monsieur Houellebecq, avec une différence de taille, me semble-t-il : pas pour les mêmes raisons. Je dirais même : pour des raisons opposées. Si BHL a joué les phalènes pour se placer dans la lumière des projecteurs, s’il a fait exprès pourrait-on dire, Houellebecq n’a pas cherché les feux de la rampe : ce sont ses livres, à commencer par le premier, Extension …, qui ont produit l’effet qu’on connaît (sans parler des Particules élémentaires). Ça lui est tombé dessus. C'est du moins ce que je suis enclin à croire.

On me dira qu’il s’est vite habitué. Sans doute, il n'a pas refusé. Je note cependant que son succès et le scandale qui est allé avec n’ont pas dévié d’un centimètre la trajectoire qu’il a imprimée dès le départ à sa production romanesque. Je reste persuadé qu’avant publication de son premier roman, il n’avait pas prévu qu’il déclencherait le schproum qui accompagne désormais chaque parution, et qu'il a alors pris en pleine figure. Ça ne lui a sans doute pas fait de bien, comme s'en inquiète Sollers, cité dans le livre de Dominique Noguez (cf. 3-4 avril).

Cela n’empêche pas Houellebecq de tomber dans la complaisance : « Tout ça pour vous dire, cher Bernard-Henri, que je n’ai aucun mal à vous croire quand vous me dites n’avoir nullement prémédité votre célébrité. J’y ai d’autant moins de mal que je n’ai pour ma part à peu près rien prémédité de ma vie (ou, plus exactement, que tout ce que j’ai prémédité a échoué) » (p. 269). J’espère pour lui qu’il fait semblant. Autant je crois à peu près à la sincérité de MH, autant je doute de celle de BH, que je crois constamment et résolument insincère. On me dira sûrement que je suis de parti pris. Ce n’est pas tout à fait impossible, mais. 

Voilà ce que je dis, moi. 

lundi, 06 avril 2015

LA POSSIBILITÉ D’UNE ÎLE 1

4 POSSIBILITE ÎLE.jpg

La photo de couverture est de Michel Houellebecq.

 

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Houellebecq, je m’y suis mis tout récemment. J’étais rebuté par, pour le dire vite, le « battage médiatique » qui entourait la parution de chaque roman : deux camps s’affrontaient, parfois en paroles « musclées ». Tout ce bruit et cette fureur me paraissaient de mauvais augure. Je voyais dans ces affrontements je ne sais quel goût de l’auteur pour le monde « spectaculaire-marchand » et le feu des projecteurs. Je croyais que le fonds de commerce de l'écrivain « controversé » consistait à épater la galerie. J’avais tort. 

Si les projecteurs se sont braqués sur Michel Houellebecq, la personne de l’auteur n’y est pour rien, mais bien ses livres. Que la personne, ensuite, se soit prise au jeu, c’est possible. Je le dis nettement : de cela, je me fous désormais éperdument. 

C’est en voulant en avoir le cœur net que j’ai lu La Carte et le territoire  (2010). C’était à l’été 2011 : mieux vaut tard que jamais. Ce fut immédiat, jubilatoire et lumineux : un très grand livre, d’un grand écrivain français. Enfin un roman qui parle du monde comme je le perçois, tellement malade. L’écrivain majeur de notre temps, loin devant tous les autres. Du coup, j’ai aligné dans la foulée Les Particules élémentaires (1998) et Plateforme (2001). Extension du domaine de la lutte (1994) a suivi à quelque temps de là. Inutile d’ajouter que le 6 janvier dernier, voyant Soumission sur un étal de librairie, je n’ai fait ni une ni deux (voir mon billet du 16 janvier). 

Un sixième roman manquait à mon tableau de chasse : La Possibilité d’une île (2005). Dix ans après parution, je viens de corriger cet oubli impardonnable. C’est un gros livre (près de 500 pages). Je n’ai pas été déçu. D’une certaine façon, il est annoncé dès Les Particules …, et certains de ses passages annoncent étonnamment Soumission. On se rappelle que les travaux du savant Michel Djerzinski, à la fin des Particules …, rendent possible le clonage reproductif des humains. 

Le « dispositif narratif » dépayse tout d’abord le lecteur : qui est Daniel24 ? Sur quoi fait-il un « commentaire » ? Et puis qui est ce Daniel1, qui semble contredire le titre de la 1ère partie ? Cela surprend, mais on s’y fait vite. Le livre est ambitieux, peut-être plus difficile d’accès, à cause tant du dit dispositif faisant alterner le « récit de vie » de Daniel1 et le « commentaire » de Daniel24 (puis Daniel25), que du thème ici exploré, qui tourne autour de la déception amère que procure l’existence humaine et de la quête d’immortalité qu’elle suscite. 

On ne tarde pas à comprendre que Daniel24, plus tard Daniel25, est l’exacte réplique, à deux millénaires de distance, de Daniel1 : le clonage imaginé par Djerzinski dans les Particules … a permis la création d’une nouvelle espèce : les « néo-humains », qui n’a rien à voir avec l’ancienne humanité, dont les survivants de la grande extermination sont très vite retournés à l’état sauvage, primitif, rudimentaire. 

Daniel1 a fait fortune en faisant le clown : les sketches comiques et scénarios, dont il faisait le clou de ses spectacles et de ses films avec un succès retentissant, portaient des titres comme « Broute-moi la bande de Gaza », « Deux mouches plus tard », « Le combat des minuscules », « On préfère les partouzeuses palestiniennes », et d’autres tout aussi suggestifs. Plus il provoquait, plus le succès grandissait.

Le choix du métier d'humoriste pour son personnage n'est certainement pas, de la part de Houellebecq, dû au hasard. On pensera aujourd’hui, bien sûr, à Dieudonné, mais il n’avait pas autant fait parler de lui en 2005. Rien de mieux qu'un « humoriste professionnel » pour mettre en scène la dérive subie dans notre monde par la fonction accordée au rire. Je pense au rôle purement instrumental que les médias de masse assignent aujourd’hui à l'hilarité. Rien de plus lugubre à mon avis que ces fantoches pas drôles, payés pour déclencher les rires, toujours mécaniques, même quand ils ne sont pas enregistrés. 

Car avec les titres ci-dessus, Houellebecq met sur la scène romanesque une provocation à l’état pur, qui ricoche curieusement sur l’état actuel du comique médiatique entretenu à heure fixe par tout un tas de sinistres individus qui sévissent sur les plateaux pour « animer » des émissions et faire rire un public d’avance acquis à « la cause du rire ». 

La grève à Radio-France m’a incidemment amené, consterné, à écouter, catastrophé, RTL : rien par exemple de plus ridicule que ces gens, réunis autour de la table d’un petit studio, qui font semblant de se tenir les côtes en écoutant les calamiteuses prestations routinières de Laurent Gerra. Atterré, j'ai tourné le bouton (vu les appareils actuels, c'est une image).

Le plus inquiétant est que les gens plébiscitent et redemandent de cette soupe. Sans doute pour ça qu’il y a des écoles pour la formation des désespérants  « Nouveaux Comiques ». Je suis à côté de la plaque. Pas de ce monde-là. J’espère ne pas être le seul à crier grâce. Rien de plus lassant que ce métier de faire rire pour faire rire (décompresser, déstresser, soupape de sûreté, …). Coluche (pas toujours) et Desproges, eux, avaient un regard sur le monde et les gens. 

Le rire est désormais un produit de consommation de masse, comme les autres compartiments de l’existence humaine, qui semblaient jusqu’il y a peu protégés par une cloison qui leur donnait l’aspect d’un vague mystère philosophique, quelque part entre le politique, le social et le médical. Etant entendu, chez les bien-pensants, je veux dire les fidèles qui se massent autour des prêtres, dans l’Eglise de l’Empire du Bien (comment pourrait-on se passer de Philippe Muray ?), qu’on peut rire de tout, sauf (suit la liste des gaz hilarants interdits à la vente). 

Daniel1 est finalement un cynique exacerbé : « Finalement, le plus grand bénéfice du métier d'humoriste, et plus généralement de l'attitude humoristique dans la vie, c'est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité, et même de grassement rentabiliser son abjection, en succès sexuels comme en numéraire, le tout avec l'approbation générale » (p. 23). J'approuve vivement le mot "abjection".

Daniel1, dans le genre, se présente comme un désespéré fataliste, même si tout le monde lui reconnaît un talent indéniable. A se demander si La Possibilité d'une île n'a pas donné quelques idées à Dieudonné. Le livre ne s'est toutefois pas assez vendu pour cela. Combien d'exemplaires aurait-il fallu qu'il s'en écoule pour qu'on en finisse radicalement avec le métier d'humoriste ? 

Voilà ce que je dis, moi. 

samedi, 04 avril 2015

HOUELLEBECQ PAR NOGUEZ

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HOUELLEBECQ1 2003 NOGUEZ.jpgAlors maintenant, à part ça, le bouquin de Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, vous me direz ? Deux ingrédients : des pages d'un journal et des réflexions sur l'œuvre. D’abord les pages concernant Michel Houellebecq, extraites du journal tenu par l’auteur de 1991 à 2003, entrelardées de textes écrits par l’auteur pour la défense de l’écrivain, envoyés aux médias ou destinés au tribunal. Des lettres aussi qu'il lui a adressées. Ensuite, deux études : l’une sur le style houellebecquien, l’autre intitulée « Michel Houellebecq est-il réactionnaire ? ». En gros, quatre parties. 

Disons-le, l’étude du style m’est tombée des mains : un relevé énumératif consciencieux des tournures, formules, termes favoris de l’écrivain. Même si tout est juste et bien observé, c’est tout à fait indigeste, comme un découpage de cadavre à la morgue. Que celui qui est allé à l'école lise ! Comme l'écrit Alfred Jarry dans le "Linteau" des Minutes ... (qui, j'imagine, n'a pas de secret pour Noguez) : « ... car il n'y a qu'à regarder, et c'est écrit dessus ».

L’étude sur le « réactionnaire » supposé est en revanche intéressante, montrant que le concept est brumeux et marécageux à souhait, et qu'il fonctionne comme certains bars, où l'on signale au client : « Ici on peut apporter son manger ». Noguez donne trois ou quatre listes de gens peu recommandables, qualifiés successivement de « réactionnaires » par Daniel Lindenberg (Le Rappel à l'ordre) et quelques autres après lui : certains voisinages sont pour le moins étranges ou inattendus. Si "réactionnaire" est un concept, ce qui n'est pas sûr, il est singulièrement élastique, plastique et déformable dans toutes les sauces idéologiques. Pour autant, l’analyse est-elle efficace ? Peut-elle servir à quelque chose ? Pas sûr. 

Les « éléments » du langage mouliné en permanence par les médias privatisés (qui ont contaminé les chaînes publiques, que plus grand-chose n'en distingue) se moque allègrement de ce qu’on appelait autrefois la « justesse des termes » (cela s’appelle aussi la « rigueur intellectuelle »). Le média spectaculaire régnant (la télévision) se contente de la vitesse et de l'éclat de l’expression, au mépris de son poids, de son exactitude et de sa profondeur. La catastrophe « Philippe Sollers » a triomphé. Briller est un impératif. 

Je crois, monsieur Noguez, qu’il ne sert à rien de définir le mot « réactionnaire » : tout le monde s’en fout. Son rôle est de servir de flash (de piquouse), d’étiquette, d’identifiant immédiat, de blason, d'étendard, voire de mot de passe. Bientôt peut-être de lieu de détention.

C’est la tâche de purification lexicale assignée par les tenants de la nouvelle « bien-pensance » (p. 252) à quelques projectiles fabriqués spécialement à l'intention des survivants de l’esprit critique et de la liberté de penser (qu’il suffit, pour les disqualifier, de désigner « facho », « macho », « réac », « sexiste », « homophobe », et j’en passe). S’attarder sur le contour du mot « réactionnaire », je vais vous dire, c’est du temps perdu. Dans un duel arme au poing, l’explication rationnelle et argumentée est programmée pour échouer. 

Dominique Noguez est écrivain. Je n’en doute pas. Pas plus qu’il ne doute des qualités de son livre Les Derniers jours du monde. Je dirai ce que j’en pense quand je l’aurai lu. Mais, comme Daniel1, le personnage de La Possibilité d’une île, il est foncièrement honnête (bien que j'ignore l'extension sémantique exacte du mot "foncièrement" dans ce contexte) où on lit : « ... j'étais, par rapport aux normes en usage dans l'humanité, d'une honnêteté presque incroyable » (p. 400), phrase qui sonne a posteriori comme une déclaration de théorie littéraire.

Car Houellebecq lui-même est honnête, en ce que ses livres ne se racontent pas d'histoire. Etonnant comme ses fictions romanesques semblent porteuses d'une vérité très nue, presque écorchée (peut-être ce qui le rend insupportable aux yeux de beaucoup). Houellebecq déclare ainsi à Frédéric Martel : « Je connais les réponses simples, celles qui vous font aimer de tous (…) ; si je ne les emploie pas ce n’est pas par provocation, mais par honnêteté » (cité p. 252). Noguez est donc honnête : il reconnaît que Houellebecq est un plus grand écrivain que lui. Il n’est pas jaloux. Il a au moins ce mérite, et cela m’incite à aller y voir de plus près. 

Il écrit d’un roman de M. H. (Extension du domaine de la lutte) : « Après trois lectures, je tiens que ce roman est un des plus grands d’aujourd’hui. Je dis bien "d’aujourd’hui". Je n’en vois pas en effet qui disent mieux un certain nouvel air du temps – du temps social et économique – que celui-là » (pp. 29-30). Il écrit ça en 1994, c’est-à-dire avant Les Particules élémentaires, avant La Carte et le territoire. Je regrette quant à moi de l’avoir lu après ces deux livres, beaucoup plus forts et accomplis, auprès desquels Extension … fait un peu pâle figure, tout en tenant fort bien son rang : l’univers maintenant bien connu de l’auteur est déjà pleinement présent. 

Noguez, tenant son journal, montre donc qu'il est intervenu en faveur de Michel Houellebecq, dans la presse comme critique, au tribunal comme témoin de la défense. Il lui écrit aussi des lettres, où il note ses impressions de lecture, par exemple sur Les Particules …. 

Le procès intenté contre l’auteur de ce roman à parution ajoute au ridicule du motif le contradictoire de la chose : un directeur réclamant l’anonymat pour le camping qu’il dirige reproche à M. H. de donner des informations qui permettent de le reconnaître et situer. Evidemment, l’action en justice donne une publicité énorme à ce qui serait resté inaperçu et cru fictif s'il avait fait le mort. Conclusion de Noguez : « Cela ressemble fort à une opération publicitaire faite sur le dos de la littérature » (p. 62). Auguste en personne aurait dit « tout juste ». 

Le procès intenté par Dalil Boubakeur, de la grande mosquée de Paris, suite à la publication de Plateforme, est plus crucial et plus révélateur. Houellebecq islamophobe ? Et alors, quand bien même ? Ne pas aimer l'islam est un droit, que je ne me prive pas d'exercer pour mon propre compte, moi qui suis, de façon générale, religio-incompatible. Noguez écrit : « Avoir un avis sur les religions, préférer l’une à l’autre ou les rejeter toutes relève de la liberté d’expression la plus élémentaire dans une démocratie comme la nôtre » (p. 211). Je ne peux qu’approuver. J'irais même volontiers plus loin, jusqu'à paraphraser Lino Ventura dans Les Tontons, à propos de Claude Rich, le petit ami de sa protégée : « ... il commence à me les briser menu ». 

Et Noguez de rappeler que M. H. n’est pas le premier à traiter l’islam de « religion la plus stupide », avec des citations de Montaigne, Pierre Charron, Pascal, Spinoza, Tocqueville, etc. (p. 210). Voltaire n’a-t-il pas écrit une pièce de théâtre intitulée Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète ? Jusqu’au respectable Claude Lévi-Strauss qui y voit « une religion de corps de garde » (p. 211, ce que l’actualité nous confirme tous les jours). 

Là où j'ai le grand plaisir de me retrouver en bonne compagnie, dans ce livre, c’est chaque fois que Dominique Noguez aborde la question de la « bien-pensance » et de l’ambiance policière qu’elle tend à instaurer dans le monde de la pensée, de la création et de l’expression, amalgamant sans sourciller des actes répréhensibles ou délinquants et des personnages éventuellement déviants, mais pures créatures fictives. Noguez se paie en passant Claire Brisset, la « Défenseure » (!) des enfants, « une folle avérée » (p. 176, mais il ne la nomme que trois pages plus loin – par prudence ? –, je précise que c’est moi qui interprète) : certaines formules font du bien, c’est sûr. Du coup, on se sent moins seul. 

Là aussi où j’ai l’impression de trouver une « tribu » où je puisse me sentir un peu moins mal dans mon époque, c’est en apprenant que Dominique Noguez a donné une conférence intitulée « Le livre sans nom » (BNF, 15 décembre 1999), qu’il évoque dans la note 48 (p. 165)  : « J’y donnais, comme explication de la multiplication actuelle des procès en matière de littérature, "l’immense privatisation de tout à laquelle on assiste depuis une douzaine d’années" dans les sociétés occidentales capitalistes ou, plus exactement, dans la manière dont elles se donnent à voir. "Tandis que la fiction romanesque semble saisie d’un appétit de plus en plus grand de réalité, ajoutais-je, la réalité qu’elle veut ingurgiter se privatise et se dérobe. Il n’y a plus de nature, il y a des propriétés privées ; plus de pays, mais des multinationales ; plus de ville, mais des chaînes de magasins et des marques ; plus de foule, mais des individus qui peuvent interdire ou monnayer leur image." (Publié dans La Nouvelle Revue Française n° 555, octobre 2000) ». Je salue l'expression "l'immense privatisation de tout". Les curieux peuvent se reporter à mon billet du 17 mars, où j'évoque « La Grande Privatisation de Tout » (GPT pour les intimes). Depuis la publication de Houellebecq, en fait, il y a douze ans, Noguez à dû pouvoir constater la nette aggravation du processus. Mais quand même, ça fait plaisir de se retrouver en pays de connaissance. Je me dis : chouette, encore un que Laurent Joffrin ne doit pas porter dans son cœur ! 

Tiens, à propos de Laurent Joffrin, voici ce qu’on lit p. 229, à propos d’un article sur « les nouveaux réactionnaires » : « Pour sa phrase sur l’islam, "l’excellent Laurent Joffrin", explique-t-il [il s'agit de Houellebecq], l’a traité dans Le Nouvel Observateur de "beauf lambda" ». J’imagine que la phrase en question est celle où il qualifie l’islam de « religion la plus stupide » (voir plus haut). Je renvoie à mes deux billets consacrés à ce monsieur. Houellebecq et Noguez doivent se dire, à la façon de Courteline : « Passer pour un idiot aux yeux d’un imbécile est une volupté de fin gourmet ». Si j’étais à leur place, c’est en tout cas ce qui me viendrait à l’esprit. Avec délectation.

Voilà ce que je dis, moi. 

vendredi, 06 février 2015

QU'EST-CE QU'UN GRAND ROMAN ?

Nous étions en train de causer de Soumission, de Michel Houellebecq, et de l'effet déflagrant produit, en général, par les livres du monsieur, et en particulier par le dernier, dans le tout petit nombril du monde des Lettres parisiennes. Bien que j'aie une idée floue de ce qu'un « effet déflagrant » donne dans un « tout petit nombril » (merci d'admettre la licence poétique des images !).

 

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« Qu’on pèse donc les mots, polyèdres d’idées, avec des scrupules comme des diamants à la balance de ses oreilles, sans demander pourquoi telle ou telle  chose, car il n’y a qu’à regarder, et c’est écrit dessus. » Il n’y a qu’à regarder, et c’est écrit dessus. Voilà, c’est lumineux. Remarquez que c'est contraignant : il faut avoir appris à lire. C’est Alfred Jarry qui écrit ça (dans le Linteau des Minutes ...). Vrai qu'Alfred Jarry était ambitieux et qu'il « n'écrivait pas pour les paresseux » (c'est Noël Arnaud qui dit ça).  Rien à ajouter.

 

Mais il faut croire que non, soit ça crève les yeux tellement c’est simple, soit ça demande un effort tellement c'est simple. Je me demande si ce n’est pas précisément l’effort qui rebute mesdames Angot et Devarrieux. Ajoutons Raphaëlle Leyris (Le Monde, 8 janvier), pour faire bon poids. En tout cas, j'en conclus que ces dames préfèrent le tarabiscoté.

 

Pour elles, cette simplicité de l'évidence qui saute aux yeux à la lecture de Soumission est éminemment suspecte, alors que c'est, tout simplement, le summum actuel de l'art romanesque. Modiano est, dans une tout autre tonalité, du même tonneau, du genre qui coule de source. Essayez donc, pour voir si c'est facile. Je vous jette mon gant : allez-y, faites aussi bien.

 

Je signale libéralement aux bons amateurs, aux lecteurs de Faustroll et autres pataphysiciens à qui la chose avait échappé, que le « scrupule » dont parle Jarry correspond visiblement à la définition 1 du Littré (éditions du Cap, 1968, p. 5786) : « petit poids de vingt-quatre grains (proprement, petite pierre, prise primitivement pour peser) » (noter la rafale d’allitérations en p). Ce scrupule est en fait une unité de poids : 1,272 gramme, le grain pesant 0,053 g. Vous pouvez vérifier : ça vient du latin « scrupulus : petite pierre pointue». Comme quoi, avoir la conscience légère n'est pas seulement une métaphore. Passons.

 

Je reviens à mon idée de machine. Il faut noter que le romancier est dans l’absolue solitude pour fabriquer chacune de ses pièces. Supposons qu’il a une image globale précise de l’ensemble. Eh bien je vais vous dire, s’il veut que « ça marche », il est obligé de se mettre tout entier dans la fabrication de chacune des pièces. Chacune contient l'écrivain tout entier.

 

S’il veut que ça marche, il ne peut pas se permettre de prendre parti pour l’un de ses personnages contre un autre. Il ne peut se permettre d'en juger aucun. Il n'a pas le droit d'en penser quoi que ce soit. D'abord parce que tout le monde s'en fout. Ensuite parce que l'histoire s'effondrerait avant de commencer. 

 

Ou alors s'il juge, il faut qu'il endosse successivement la tenue du  président du tribunal, puis celle des assesseurs, puis celle de chacun des jurés, puis celle du procureur, puis celle de l'avocat, puis celle des parties civiles, puis celle des témoins, puis celle des experts, puis celle du greffier, puis celle des policiers de garde, puis celle de chacun des individus composant le public qui assiste au procès, puis celle des bancs, de la barre, des colonnes et des lambris, puis celle des plantes vertes en pot, puis celle de la serpillière qu'on passera après la fermeture, puis celle de la pendule, bref : il faut qu'il fasse tout à lui tout seul. Mieux : il faut qu'il soit tout, du président jusqu'à la serpillière. Tout simplement parce qu'il doit laisser chacun de ses personnages aller jusque tout au bout de sa logique. C’est précisément ce que sait faire Michel Houellebecq. Admirablement.

 

Oui : il doit impérativement être chacune des pièces, à 100 %, à tour de rôle, pour qu’elle joue son rôle vivant le moment venu. Le romancier joue successivement les rôles de toutes les marionnettes dont il manipule les gestes, les membres, les silhouettes, les âmes. Le grand roman est la machine qui parvient à donner chair à ces êtres de bois, comme la fée à la fin du Pinocchio de Walt Disney, pour le bonheur de Gepetto.

 

Le romancier se situe au sommet de l’échelle du métier d’acteur de théâtre : son art de la métamorphose vestimentaire, faciale, vocale et gestuelle n’a pas de rival dans toute la littérature dramatique. Le génie romanesque habite celui qui a su suivre modestement, pas à pas, la logique interne de la machine qu’il a conçue et mise au point, au point d'en faire un être vivant.

 

Quand on a cette maîtrise, ça donne Michel Houellebecq. Et pas besoin de fée : ce qu'il écrit est à prendre pour ce que c'est : un diagnostic froid, mesuré, raisonnable, impeccablement formulé, posé sur le spectacle du monde qui est le nôtre.

 

Imaginez : s’il prend parti pour telle pièce plutôt que pour telle autre, le roman est foutu, puisque c'est adopter le même langage binaire et manichéen qu'un certain George W. Bush en 2003 : « Ceux qui ne sont pas avec nous, dans cette croisade pour le Bien, sont contre nous, du côté de l’Axe du Mal ». En matière de littérature romanesque, ça donne du Christine Angot : ça ne fait pas de vrais livres, mais alors qu'est-ce que ça écrit !!!!!!

 

Allah nous en préserve ! Nous sommes modestes. Nous, ce qu'on aime, c'est seulement la littérature.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

mardi, 27 janvier 2015

CHRISTINE ANGOT A LA HAINE 3/?

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Que dit-elle, la pauvre Christine Angot, de Michel Houellebecq ? Dès le début de son papier, on comprend que c’est très mal emmanché : « Quand on m’a proposé, fin décembre, d’écrire sur Houellebecq, je n’ai pas voulu. Je n’avais pas envie de m’intéresser à lui, il ne s’intéresse pas au réel, qui est caché, invisible, enfoui, mais à la réalité visible, qu’il interprète, en fonction de sa mélancolie et en faisant appel à nos pulsions morbides, et ça je n’aime pas ». Le « réel caché », apparemment, c’est le grand truc de l’existence de Christine Angot. Mais ça commence quand même par une énormité : apprendre que Houellebecq ne s'intéresse pas au réel, ça fait quand même un choc culturel.

 

Moi, ce que je n'ai pas compris, c’est ce qu’Angot met derrière le mot « réalité » : selon elle, est réel ce qui « est caché, invisible, enfoui ». Ah bon. Dès que je le vois, j'en parle à mon cheval. Notez que je ne dis pas que c’est faux. C’est une option. Mais ce qui suit est aussi un symptôme intéressant. J'en suis même à me demander si tout ce qu'écrit Christine Angot n'est pas à considérer, en soi et en bloc, comme un énorme symptôme. Non monsieur, je n'ai pas dit "furoncle". 

 

En gros, elle reproche à Houellebecq de braquer son regard sur le monde qu’il a sous les yeux, mais avec de telles lunettes mélancoliques et morbides que l’image qu’il en restitue dans ses livres est fausse et haïssable. Ah bon. Je crois bien que c’est là que nos routes se séparent, madame. Je crois justement que Houellebecq figure parmi les auteurs qui ne font pas les autruches face aux menaces que le monde tel qu'il s'annonce fait peser sur l'avenir de l'humanité. Lui au moins, il propose un regard sur ce monde. Il ne se contente pas de manier sa touillette dans sa tasse en plastique devant la machine à café. Et le monde dont il parle est tout à fait « réel ».

 

Parce que, si j’ai bien compris Christine Angot (et je crois que j’ai bien compris), il ne faut pas se contenter de la réalité visible, il faut creuser cette matière dans l’espoir d’atteindre l’essence des choses. Enfin, ce ne sont pas ses termes : « Ce qu’il y a derrière la réalité visible, c’est le réel. Et le réel c’est nous. Mais c’est le nous qu’on ne voit pas ». Oui, j’ai peut-être mal traduit. Si je dis « l’essence des êtres », ça vous va ? Remarquez que ça ne change pas grand-chose : je ne sais toujours pas ce que c'est. Trop vaporeux pour moi. Nébuleux si vous préférez. Vous dites gazeux ? Pourquoi pas ?

 

Pour Angot, la littérature est le territoire sur lequel règne le tout-subjectif. Je l’ai dit, c’est une option, bien dans le vent de cette époque de narcissisme exacerbé (ah, la rage du « selfie » ! Même que Miss Israël a failli déclencher un incident diplomatique en faisant un « selfie » où figurait Miss Palestine). Christopher Lasch, au secours !

 

Et l’invisible, elle s’y accroche comme un morpion au poil de cul. Pour être franc, l'invisible selon Christine Angot, je n'ai pas réussi à en attraper le fil. L'invisible, je le pressens au contraire dans la fin des Particules élémentaires, dans la fin de La Carte et le territoire. Houellebecq sait, lui, ce que c'est que l'invisible. Contrairement à ce qu'elle affirme, Christine Angot ne connaît de la réalité que la plus extérieure pelure de la surface des choses. Elle n'a rien compris au monde dans lequel elle vit. Ce n'est pas ça qui l'intéresse. Le réel dont elle s'occupe est étriqué, plat.

 

Selon elle, il faut que le grand écrivain (grade académique auquel elle postule visiblement, mais ce n'est pas gagné) persévère, continue à faire descendre le seau dans le puits à sec. Et pour en remonter devinez quoi : « Le sentiment que l’être a de son humanité ». Démerdez-vous avec ça. Il faut que le grand écrivain poursuive obstinément sa quête.

 

Forcément, tôt ou tard, il tombera sur « un mini-indice qui n’était pas visible. Et ça Houellebecq ne le fait jamais. Non seulement il ne le fait jamais, mais il le détruit, il le raille. Il raille Mai 68, l’humanisme, l’antiracisme, la psychanalyse, les universitaires, ceux qui essayent de trouver quelque chose de la réalité, ceux qui se disent que l’humain ça doit exister, et pas besoin d’avoir recours à Dieu pour ça ». On commence à comprendre l'idéologie sous-jacente, bien qu'elle prenne soin de s'affubler d'un faux-nez. J’avoue que le « mini-indice » me semble une trouvaille délicieuse. Des esprits malveillants insinueraient sûrement que Christine Angot s’embête à « chercher la petite bête ».

 

Au fond, ce que Christine Angot reproche à Houellebecq, c’est de ne pas faire dans ses livres l’éloge de la bien-pensance telle qu’elle règne aujourd’hui sur les esprits. C’est de ne pas donner dans la littérature sans bec et sans griffes. De ne pas se résigner à donner dans la littérature embryonnaire, celle qui se contente d'inventorier les éléments de l'embryon. Elle lui reproche d'ouvrir les yeux sur le monde tel qu'il va, de plus en plus terrible.

 

Elle lui en veut beaucoup, parce qu’il refuse de pratiquer cette littérature nombrilique qui ne risque pas d’écailler le verni du monde tel qu’il va, tel qu’il est en train d’écraser l’humanité. Houellebecq ne creuse pas dans l’impalpable fumeux de ses impressions évanescentes pour en tirer quelque « mini-indice » jusque-là indiscernable.

 

Il ne cherche pas la petite bête, lui. Il regarde le monde d'une façon pas gaie, c'est sûr. Le monde qu'il décrit est sans âme, sans but. Angot aura beau dire : il fait son métier. Un grand métier. Elle ne fait pas le même. L'un fait de la littérature. L'autre fait de la fumée avec le symptôme dont elle constitue un exemplaire exemplaire.

 

Elle ne peut pas lui pardonner d'être dans le vrai.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

mardi, 20 janvier 2015

HOUELLEBECQ PAR BERNARD MARIS

J’ai raconté ici les impressions de lecture que m’a procurées Soumission de Michel Houellebecq (16 janvier). J’ai trouvé ce livre formidable. Je ne suis pas le seul. Il se trouve que le dernier article de Bernard Maris publié dans Charlie Hebdo avant sa mort était sur le bouquin. Il en disait grand bien.

On me dira que oui, un ami, personne n'en dirait du mal. Peut-être. Mais il se trouve que les semelles des chaussures d'Oncle Bernard laissent sur le sol les mêmes traces que ma propre lecture. Ça ne pouvait pas mieux. J’ai trouvé le texte sur un site de l’Internet (je n'ai évidemment pas pu trouver en kiosque le numéro avec Houellebecq en couverture, le numéro fatidique). Voici ce qu'y écrivait Bernard Maris : 

« La conversion de Michel.

Hollande achève deux mandats catastrophiques. Le parti de la Fraternité musulmane émerge, côte à côte avec le PS, et le FN va l’emporter. Le PS fait alliance avec la Fraternité musulmane, l’UDI et l’UMP pour faire barrage au FN. Mohamed Ben Abbes devient président de la République, et Bayrou Premier ministre. Mais le PS abandonne à la Fraternité musulmane le ministère qui lui revient de droit, l’Education nationale. Ben Abbes propose une charia modérée, doucement réactionnaire, avec un retour à la famille et à la femme au foyer, et une privatisation de l’enseignement qui convient tout à fait à tout le monde.

Il offre aussi une incroyable vision d’avenir : l’Empire romain ! Le limes, de la Bretagne au désert du Sahara, en passant par l’Italie, la Turquie, la Grèce et l’Espagne. Ben Abbes en Auguste ou Marc Aurèle (en futur président d’une Europe élargie à la mare nostrum). En France, le chômage s’effondre, la violence aussi. Les catholiques sont choyés. On attend paisiblement les conversions. Elles arrivent, et d’abord dans l’Université, particulièrement arrosée en termes d’argent … et où la polygamie se développe. Sous l’impulsion de Ben Abbes, les pays arabes francophones plus l’Egypte et le Liban adhèrent à l’Europe, et l’équilibre linguistique européen se déplace en faveur de la France. La France est à nouveau grande. La nouvelle Pax Romana règne. Fin de la fable.

C’est un pur chef-d’oeuvre houellebecquien, c’est-à-dire :

1) une projection futuriste extraordinaire et crédible, comme dans tous les romans précédents. Elle est doublée d’une question politique majeure : l’identité, la patrie, la nation (« née à Valmy, morte à Verdun ») peuvent-elles exister sans transcendance ? Non. Il faut la Vierge pour Péguy, l’Etre suprême pour Robespierre, ou Dieu pour Ben Abbes, qui veut redonner à la France l’âme qu’elle eut pendant mille deux cents ans, de Clovis aux Lumières.

2) Un personnage principal détruit, désemparé, dépressif, malheureux en amour par son incapacité à retenir une femme, mais qui renaît dans le pari d’une conversion raisonnée, une conversion pascalienne, associée à un mariage de raison. Car, thème éternel houellebecquien, tout homme peut être sauvé par l’amour (ainsi, le père du héros). Le nôtre, trop égoïste, trop occidental et bien incapable de trouver l’amour par lui-même, le croisera par des marieuses. La polygamie lui fournira les jeunettes pour le sexe et la quadra pour la cuisine.

3) Enfin, un style désormais parfait, de nombreuses digressions philosophiques – comme toujours – et un humour digne du maître omniprésent dans le roman (Huysmans ; on comprend a posteriori où Houellebecq a puisé son style et son humour).

Et la misogynie, le machisme ? Aucune importance, c’est un roman, pas plus machiste que Bel-Ami, plutôt moins. Et la raillerie implicite de l’islam ? Elle n’existe pas. « L’islam accepte le monde tel quel » : toute la différence avec le catholicisme, qui ne peut qu’engendrer frustration perpétuelle. Encore un magnifique roman. Encore un coup de maître.

Bernard Maris. »

 

C'est éminemment subjectif (quoique ...), ce n'est pas une analyse, c'est encore moins une exégèse, et nous n’avons pas le même argumentaire, Maris et moi. Mais la conclusion est la même : on ne peut prétendre comprendre l’époque actuelle si l’on n’a pas lu les romans de Michel Houellebecq. Désolé, oncle Bernard, pour l'économie, j'ai plus de mal. Et sincèrement désolé, Christine Angot, contrairement à ce que vous dites, c'est toujours le moment de chroniquer Houellebecq. Et maintenant plus que jamais.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

Note : je signale que, à mon grand étonnement et contre toute attente, les « critiques littéraires » du Masque et la Plume ont tous volé au secours du soldat Houellebecq, le dimanche 18, assommé sous les bombes aussi bien de la réalité que du déchaînement de haine provoqué par son livre chez les tenants du chaos intellectuel et de la morale-consensuelle-envers-et-contre-tout (certains n'allant pas tout à fait mais presque jusqu'à lui faire endosser la responsabilité morale de la tuerie de Charlie Hebdo). Grâces soient donc rendues au Masque et à la Plume. Mais attention, une fois ne fait pas une coutume.

 

Les stipendiés de l'édition sous toutes ses formes se sont apparemment résignés à reconnaître que Houellebecq aujourd'hui écrase de toute la hauteur de sa classe balzacienne le marigot littéraire français, où quelques batraciens scribouilleurs s'époumonent à faire prendre leurs coassements pour des meuglements. Certains « bons esprits » vont même (ou font semblant) jusqu'à croire qu'ils font œuvre de littérature. Mais cette fois, la « critique » autorisée s'empresse  au secours de la victoire. On aura tout vu. Que les grenouilles gonflées d'orgueil fassent cependant attention : « La chétive pécore s'enfla si bien qu'elle creva ».

mardi, 12 août 2014

LE LIEVRE DE PATAGONIE 1/4

Claude Lanzmann : Le Lièvre de Patagonie (Gallimard, 2009).

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Pour parler franchement, je n’avais pas du tout l’intention de lire Le Lièvre de Patagonie, de Claude Lanzmann. Mais les circonstances en ont décidé autrement. Il se trouve que, passant un matin devant la vitrine du « Livre à Lili », rue Belfort, je l’ai vu bien en évidence, et au prix imbattable de trois euros, s’il vous plaît, au lieu de vingt-cinq vendu neuf. Comme dit le futur "parrain", dans Le Parrain 2 : on me faisait une offre que je ne pouvais refuser. Pas le pistolet sur la tempe, quand même. Neuf, le bouquin l’était, je suis prêt à parier qu'il n’avait jamais été ouvert. Je n’ai pas hésité trois secondes. Je n’ai pas regretté mes trois euros.

 

J’avais un préjugé : les apparitions médiatiques controversées, tonitruantes et péremptoires de l’auteur m’avaient fait fuir. J’avais eu en son temps un préjugé analogue à l’égard de Michel Houellebecq qui, en suscitant des "pour" enthousiastes et des "contre" furibards qui s'étripaient en place publique, m’avait rebuté, avant que je franchisse le pas un jour avec Les Particules élémentaires, livre qui m’avait convaincu que son auteur était un authentique et excellent romancier. Du genre qui a tout compris de la société où il vit et de celle qui s’annonce. Et puis qui sait l'écrire pour le faire passer. Et qui, à cet égard tout au moins, me fait penser à Balzac.

 

Pareil pour Lanzmann : le personnage public, qui ne se privait pas d’intervenir avec véhémence quand on parlait des Juifs ou d’Israël, m’avait fait fermer les écoutilles. Quand la rumeur publique dépasse un certain nombre de décibels médiatiques, je n'y suis plus pour personne, je me mets aux abonnés absents. En plus, quand j’ai ouvert le bouquin, je dois dire que je n’ai pas été encouragé.

 

Le personnage, encore lui, a quelque chose d’assez déplaisant : que m’importe à moi, qu’un haut gradé de la chasse israélienne propose à monsieur Lanzmann de faire un tour sur le siège passager d’un F16 ? Et que monsieur Lanzmann, pourtant âgé de soixante ans, en sorte frais comme l’œil et sans avoir rempli de vomi le sac fourni à cet effet, mais de respect l’officier ébahi, sous les applaudissements du tarmac entier ?

 

Que m’importe que Claude Lanzmann ait fait ceci, cela, et encore ça et ça et ça ? Rien à faire du fatras biographique, où l’auteur « en installe » complaisamment. Mais c’est vrai que ça me saoule très généralement, le déluge de « vies des autres » dont les médias nous submergent. Car il n'y a pas de vie exemplaire. Au point que je me demande pourquoi l'on nous bombarde de confitures biographiques en nappes denses sur des tartines épaisses comme ça.

 

Ce ne sont que « portraits » dans Libération et Le Monde, ce ne sont que « talk shows » radiophoniques, où un animateur complaisant (Marcel Quillé-Véré sur France Musique, entre autres) déroule le tapis devant l’invité, avec une dévotion plus ou moins fabriquée, en vue de lui faire raconter les mille péripéties de son existence évidemment passionnante. Je ne parle pas de la télévision, qui passe son temps à étaler des vies intimes, ni du genre « biopic », qui envahit le cinéma des rangs serrés de toutes ses Edith Piaf, de tous ses Ray Charles et de tous ses Truman Capote.

 

Le récit de leur petite vie par de petits comédiens, de l'écriture de leur premier roman par des premiers romanciers, du couronnement de leur œuvre quand il s'agit de Jean d'Ormesson (notez que son dernier est toujours le couronnement de son œuvre), ou même de leur grande carrière par de grands pianistes, à qui l’on demande de raconter par le menu comment ils ont fait pour arriver là, ça finit par saturer l’espace. Et ne dit strictement rien de l'œuvre pour laquelle ces VRP de leur propre image sont en « tournée de promo ». Et rien, à plus forte raison, de ce qui en restera.

 

Je suis même d’avis que cette inflation de « vies des autres » dans les médias a pour effet de tenir en respect, d’intimider les gens genre « monsieur tout le monde », à la masse desquels j'appartiens, mais dont il ne viendrait l’idée à aucun journaliste de solliciter une interview approfondie. Selon les journalistes et les directeurs d'antenne, il y a les vies intéressantes, et puis il y a toutes les autres, qui s'appellent "la plupart". Ou encore mieux : « La foule des anonymes ».  Tout ça a pour effet de convaincre tous les « monsieur tout le monde » que la vie qu’ils vivent, non, ce n’est pas ça, « la vraie vie ». On les a convaincus que la vraie vie, c'est quand ils ont pu se voir à la télé. Comme une preuve officielle.

 

A force de voir que tant de gens ont « réussi leur vie », puisqu’on leur fait l’honneur de leur demander de la raconter à un public ébloui, chacun n’est-il pas tenté de se dire que la sienne est ratée ? De se dire que tant qu'il n'a pas raconté sa vie à la télé, il n'existe pas ?

 

A force de s’intéresser à la « vie des autres » (tout au moins ce qu’ils en montrent ou en disent), pour un peu, on oublierait qu’on a une seule vie à vivre pour son propre compte, et qu’il n’y a personne pour la vivre à notre place. Et que la télévision a été inventée pour nous faire oublier cette tragédie. Avec soi-même, on est constamment "en direct". Et il n'y a pas de "rewind". Revenons à nos moutons.

 

Dès l’avant-propos du bouquin de Lanzmann, on est prévenu : « Il est vrai, on m’a dit mille fois, de mille côtés, que je devais à tout prix écrire ma vie, qu’elle était assez riche, multiple et unique pour mériter d’être rapportée ». Que ce soit clair : tout le monde s'y est mis, à genoux : « Claude, allez, raconte ta vie ! ». Monsieur Lanzmann a cédé à des instances plus fortes que lui qui, à force d’insister, sont venues à bout de sa réticence à parler de lui-même. Sans ça vous pensez bien que …

 

Et attention les yeux : « J’en étais d’accord, j’en avais le désir, mais après l’effort colossal de la réalisation de Shoah, je n’étais pas sûr d’avoir la force de m’attaquer à un travail de si grande ampleur, de le vouloir vraiment ». Il est d'accord pour considérer sa propre vie comme infiniment digne d'intérêt. Et elle est d'une "si grande ampleur" ! Qu’on comprenne bien : monsieur Lanzmann n’a jamais été effleuré par le doute, ce qui ne me prépare pas à éprouver une grande sympathie pour lui. La force de son moi est incommensurable. Heureusement, le monsieur n'est pas du tout porté au narcissisme. C'est un qualité essentielle du livre : pas d'étalage.

 

Pourtant on pourrait le croire quand il affirme : « Je me tiens pour un voyant ...» (p. 285). Heureusement, son hommage à Moby Dick de Melville (p. 254) m'avait prévenu en sa faveur. Mais on comprendra peut-être que le bonhomme puisse susciter des réactions pour le moins "contrastées", génial pour les uns, insupportable pour les autres. Pour moi, c'est les deux à tour de rôle.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

dimanche, 28 octobre 2012

MA PETITE HISTOIRE DE LA CURIOSITE (2)

Pensée du jour : « La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une sorte de devoir en s'appliquant à paraître magique et surnaturelle ; il faut qu'elle étonne, qu'elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée ».

 

CHARLES BAUDELAIRE

 

Résumé : il y a dans toute curiosité une insoumission à l’ordre du monde et à une autorité suprême (Jéhovah, Dieu, Allah, le Cosmos, ...), et le curieux est un contrevenant, immanquablement chassé du paradis de l’obéissance. Dès lors, il est obligé de se battre dans l’espoir de reconstituer le bonheur perdu. C’est ce qu’on appelle la liberté (voir l’extraordinaire chapitre des Frères Karamazov consacré au « Grand Inquisiteur »). 

 

Mais si l’on fait abstraction de la circonstance somme toute extérieure que constitue le serpent de la Genèse (le principe du Mal qui s’oppose à celui du Bien), comment expliquer la naissance de la curiosité ? Satan est une trouvaille trop commode pour expliquer quoi que ce soit, je trouve. Pourquoi Adam et Eve abandonneraient-ils le confort absolu où Dieu les a placés dans un endroit où le temps ne passe pas ? Je me dis qu’il faut au moins un début de raison, non ? 

 

Cela dit, l’image que je me fais d’un tel paradis a quelque chose à voir avec le règne animal. Ne faut-il pas être un complet abruti (je parle d’aujourd’hui) pour considérer le jardin d’Eden comme un paradis perdu ? Si Adam et Eve avaient été de bons chiens (domestiques, n’exagérons pas), ils auraient léché le nez de leur seigneur et maître quand celui-ci posait un sucre sur leur truffe pour qu’ils le chopent au commandement. Dieu ne voulait que des chiens domestiqués.

 

Il s’est donc passé quelque chose. Mais quoi ? L’animalité, c’est sûr que l’homme s’en est un peu extrait, et qu’il a tenté, tant que faire se peut, de couper les ponts. D’ailleurs, ceux qui suivent un peu l’actualité peuvent se rendre compte que les débats sur le « genre » (il faut savoir que le « genre » a remplacé définitivement le « sexe », notion reconnue par tous les savantasses un peu vieillotte et même carrément dépassée), tellement à la mode aujourd’hui, tournent finalement autour de ce qu’il reste d’animalité dans l’humanité.  

 

Dit autrement : autour de ce qu’il reste de « nature » dans la « culture ». Le « sexe » est naturel, exclusivement naturel. Alors que le « genre » est culturel, exclusivement culturel. Il est universitairement et médiatiquement dangereux aujourd’hui de risquer d’être considéré comme un visqueux « essentialiste » : vous êtes impitoyablement classé sur le rayon marqué « has been ».

 

 

Cette « vérité », c’est SIMONE DE BEAUVOIR qui l’a instaurée : dans sa doctrine, en effet, « on ne naît pas femme, on le devient ». Phrase devenue le chef d’œuvre indéboulonnable des trouvailles du féminisme actuel. Le dogme par excellence. Et l’escroquerie du siècle : l’être humain, qu’est-ce qu’il fait d’autre, femme ou homme, que devenir humain ?  

 

Je suis désolé pour la fondatrice du désastreux féminisme moderne, mais il faudrait dire : « On ne naît pas HUMAIN, on le devient ». Et qu'on ne me baratine pas sur le "moment historique". Ce n’est pas pour rien qu’il faut 18 ans pour devenir majeur. La phrase de BEAUVOIR est ce qu’on appelle, en rhétorique, un « truisme ». Et c’est là-dessus que pétaradent les « Chiennes de garde » et autres « Collectif la barbe ». 

 

 

C’est sûrement une jolie formule, « on ne naît pas femme, on le devient », mais c’est quand même une magnifique imposture, en même temps qu’une belle saloperie. Qui sert à renvoyer le bon sens dans l’archéologie, voire la paléontologie du savoir, comme un morceau de la mâchoire de Lucy. C’est vrai, une femme ne naît pas femme : elle naît juste avec un sexe fendu, au lieu de la tige qui pousse aux garçons. 

 

« Essentialiste », c’est l’équivalent moderne de la « vipère lubrique » des procès staliniens, le mot étant à prendre pour une accusation, « essence » étant synonyme de « nature ». Les « genristes » voudraient bien que l’homme soit le seul être vivant qui se fabrique entièrement lui-même. Ils ont une foi inébranlable dans un invraisemblable idéal de la liberté humaine. On peut voir exposé ce genre de problématique dans Les Particules élémentaires, de MICHEL HOUELLEBECQ.

 

 

Pour le « genriste », qu’on se le dise, le désir donne un droit. Phrase à méditer : le désir donne le droit. Quel droit ? « Tout est possible, tout est réalisable », disait une publicité pour une compagnie d'assurances. Droit à l'enfant, au mariage « pour tous » (délicieuse trouvaille pour faire avaler du n'importe quoi), à mourir dans la dignité, etc. On n'imagine pas l'énormité du gisement des « droits » qui attendent juste d'être mis au jour et correctement exploités.

 

Je me suis laissé embarquer dans ma digression. Je reviens au paradis. Pour qu’Adam et Eve aient tous deux l’ardent désir de croquer dans le fruit de l’arbre de la connaissance, il a quand même fallu autre chose que ce fantasme de serpent. Et moi, je finis par me demander si ce désir n’est pas venu du fait que le premier homme et la première femme n’avaient en fin de compte qu’une confiance limitée dans leur Créateur. On les comprend un peu, à la réflexion. Car je me dis que l’absolu de l’intégrité de la pureté de la divinité de Dieu, quand on observe le monde terrestre, il ne saute pas aux yeux.  

 

Je veux dire que, dans l’esprit des premiers homme et femme, il s’est glissé comme un léger doute. Peut-être une sourde inquiétude. Quelque chose comme une question. Bon, je crois que maintenant, on peut laisser tomber Dieu, Adam, Eve et le paradis terrestre. C’était juste un détour pour introduire ce point d’interrogation. On peut maintenant s’en passer.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre.

 

mardi, 12 juin 2012

POROSITE, DISSOLUTION

Résumé : les parois entre les mots, entre les choses, ne sont plus étanches, ont perdu en consistance, en densité. Elles sont devenues POREUSES. Cela vaut pour la catégorie du temps. Cela vaut aussi pour d'autres catégories.

 

 

Vous en voulez encore un, d’exemple de la POROSITÉ qui nous gouverne ? Après le temps qui n’est plus le temps qui passe, mais celui qui devrait ne jamais passer ou être déjà passé depuis lurette, voici l’espace, je veux dire la négation de l’espace, et plus particulièrement de la distance. A quoi sert cette terrible trouvaille qu'est le téléphone portable ? L’iphone ? Le smartphone ? Le lecteur MP3 ? Mais ça sert tout simplement à ne pas être là où l’on est. De même que la fillette est la femme, l’ici est l’ailleurs. Le temps est sans être. L’espace existe sans exister.

 

 

Ce n’est pas que ça donne l’ubiquité, ça non. C’est juste un paradoxe : l’individu n’est pas où il est. Vous ne trouvez pas intolérable et humiliant, d’être attablé avec un copain, et d’assister au spectacle du copain parti, par la magie de son portable, très loin de vous, dans un ailleurs inaccessible, aussi longtemps qu’il le voudra ? Je trouve ça inamical, voire méprisant. Le téléphone portable réalise le paradoxe en nous permettant de vivre dans l'oxymore.

 

 

La POROSITÉ qui nous gouverne se situe au cœur du verbe être, qui instaure un signe d’équivalence absolue entre ce qui est devant et ce qui vient derrière. Regardez le monde changer de planète, entre le film de 1966 (Un Homme et une femme, CLAUDE LELOUCH), et le film de 1998 (L’Homme est une femme comme les autres, JEAN-JACQUES ZILBERMANN). Je ne parle évidemment que des titres, qui sont avant tout des symptômes.

 

 

Voyez la magie opérée par le passage de la copule (si, si, c'est le mot juste) de coordination et à l’affirmation de l’identité des contraires, par la simple magie du verbe être. N’attendez pas maintenant de moi que je me lance dans une nouvelle diatribe contre les fanatiques qui voudraient bien substituer je ne sais quel « genre » à mon sexe.

 

 

Si vous insistez, je veux bien envisager de faire un effort. En attendant, je me contenterai de redire quelques mots à ces intégristes. Ils voudraient bien convaincre le monde que l’homme est un être 100 % « culturel », intégralement et de A à Z façonné par ses seuls acquis. Que l’homme ne contient plus la moindre parcelle de « nature » innée, sorte d'impureté, de scorie, de déchet qui pourraient lui rester attachés (pour traduire : son sexe physique, anatomique).

 

 

Les adeptes du GENRE voudraient bien que soit réalisé le voeu de BAUDELAIRE, qui faisait de la Nature la matrice de tout le Mal qui fût au monde : « ... la nature n'enseigne rien, ou presque rien, c'est-à-dire qu'elle contraint l'homme à dormir, à boire, à manger, et à se garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de l'atmosphère. C'est elle aussi qui pousse l'homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer; car, sitôt que nous sortons de l'ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C'est cette infaillible nature qui a créé le parricide et l'anthropophagie, et mille autres abominations que la pudeur et la délicatesse nous empêchent de nommer ». Cela surprend ? C'est dans Le Peintre de la vie moderne. Sois désormais exaucé, CHARLES !

 

 

Au fond, les adeptes du GENRE ne sont que des ayatollahs à la sauce « moderne ». De plus, ils travaillent exactement à accélérer le processus dont je parle ici, le processus de cette POROSITÉ toujours plus marquée entre les contraires, à abolir le pouvoir discriminant de ce qu’on appelle des critères, donc à abolir ( = à interdire), en même temps que les différences, la possibilité du jugement.

 

 

Ils sont les victimes de graves attaques phobiques d’une urticaire morale virulente et géante dès que sonnent à leurs oreilles les mots de « limite », « démarcation », « seuil », « frontière », « cloisonnement », « compartimentation », « séparation », « distinction », etc. En revanche (nonobstant et subséquemment, gendarme Mirliflore), ils se retrouvent à l’aise et baignent dans leur jus quand ils croisent L’Un est l’autre (notez le verbe être), ouvrage bien connu d’ELISABETH BADINTER (1986).

 

 

La logique qui est à l’œuvre dans leur raisonnement est : « Tout est dans tout et réciproquement, parce que tout découle d’une construction sociale, donc d’un arbitraire insupportable qu’il s’agit d’urgence de déconstruire, à commencer par le carcan de l'identité et de la différence sexuelles ». N’est-ce pas, que j’ai bien résumé les thèses de JUDITH BUTLER ? Presque pas de caricature.

 

 

La toile de fond, l’horizon de cette pensée « genriste » (qui n'est qu'une idéologie, une doctrine) n’est rien d’autre que l’homme 100 % artificiel, une « humanité de synthèse », en quelque sorte. Je signale que le grand romancier MICHEL HOUELLEBECQ n’a pas peint un autre tableau quand il a publié Les Particules élémentaires (1998), avec son projet d’espèce humaine génétiquement modifiée et contrôlée, dès lors débarrassée du sentiment, de l’affectivité, et donc inaccessible à toute souffrance morale ou psychologique.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Allez, vous en reprendrez bien une louche ?

 

 

 

 

 

 

 

lundi, 03 octobre 2011

TROIS HOUELLEBECQ SINON RIEN (2)

Suite et fin.

 

Les Particules élémentaires est un roman qui raconte quelle histoire, en fin de compte ? Janine Ceccaldi, une fille aux capacités intellectuelles hors du commun, épouse Serge Clément, qui entrevoit déjà (on est dans les années 1950) les immenses possibilités de la chirurgie esthétique. Puis elle rencontre Marc Djerzinski, homme talentueux qui œuvre dans le cinéma. Elle divorce pour l’épouser. De ces deux unions naîtront deux demi-frères : Bruno Clément et Michel Djerzinski.

 

 

Il y a donc l’histoire de Janine en pointillé. L’histoire d’Annabelle, qui a failli vivre une « belle histoire d’amour » avec Michel. L’histoire des ratages de Bruno qui, en compagnie de Christiane ou sans elle, hantera divers lieux où il espère connaître quelque aventure sexuelle.

 

 

A travers le personnage un peu pathétique de Janine, la mère, qui se fait appeler Jane, se formule une description somme toute caustique de l’ère baba-cool : délaissant les deux pères de ses enfants (et ses deux enfants par la même occasion), elle suit un genre de gourou, Francesco Di Meola, qui, s’étant fait pas mal d’argent,  abandonne la Californie et Big Sur, où il a rencontré les dieux et les diables de la contre-culture, y compris l’imposteur CARLOS CASTANEDA, celui qui était entiché de son sorcier yaqui, DON JUAN MATUS, dont il vendit les probables bobards à des millions d’exemplaires (mais ça, ce n’est pas dans le livre de HOUELLEBECQ). Di Meola achète une propriété en Provence.

 

 

Janine-Jane (la mère) a baigné dans le jus contre-culturel, mais ce jus a tourné, ou alors il a aigri. Le bilan de son existence est « nettement plus catastrophique ». Et la mère des deux frangins aura une triste fin, dans une maison du village de Saorge, où vivent encore quelques illuminés post-soixante-huitards, dont « Hippie-le-Gris » et « Hippie-le-Noir », que Bruno appelle Ducon.

 

 

La scène est curieuse. Bruno est sous traitement de lithium pour raisons psychiatriques. Soit dit en passant, je ne sais pas si c'est encore le cas, mais il fut un temps où l'organiste titulaire de l'orgue de Saorge n'était autre que RENÉ SAORGIN, sans que les deux noms eussent quelque rapport que ce fût.

 

 

« Michel observa la créature brunâtre, tassée au fond de son lit, qui les suivit du regard alors qu’ils pénétraient dans la pièce. » Quant à Bruno, tout ce qu’il arrive à dire : « Tu n’es qu’une vieille pute… émit-il d’un ton didactique. Tu mérites de crever. ». « T’as voulu être incinérée ? Poursuivit Bruno avec verve. A la bonne heure, tu seras incinérée. Je mettrai ce qui restera de toi dans un pot, et tous les matins, au réveil, je pisserai sur tes cendres. »

 

 

Il y a souvent des problèmes, chez HOUELLEBECQ, avec la transmission et avec la filiation. Un moment vaguement hallucinant, où Bruno se met à entonner à pleine voix "Elle va mourir la mamma", tout en insultant à qui mieux-mieux les hippies qui, d'après le testament maternel, vont hériter de la maison.

 

 

Face à Bruno, qui débloque sévèrement, le littéraire raté et hors du coup, MICHEL HOUELLEBECQ fait de Michel, en dehors d’un errant affectif quasiment indifférent à tout ce qui est humain, un biologiste à la pointe du « progrès », disons-le, une sorte de génie : son « testament » de chercheur s’intitule Prolégomènes à la réplication parfaite. Michel ne veut pas être emmerdé par les tribulations humaines ordinaires. Peut-être est-ce ce qui guide ses recherches.

 

 

 

Car ce testament s'avère porteur de tout l'avenir scientifique de l'humanité. Chacune de ses propositions révolutionnaires en sera plus tard  dûment et scientifiquement prouvée. Autrement dit, le point culminant de son travail ouvre la voie à l’admission du clonage humain comme fondement institutionnel de l’humanité, ce qui débarrasse l'ancienne humanité (la nôtre) de tout le poids sentimental qui l'écrase.

 

 

Le livre évoque, depuis un moment du futur, l’extinction de la vieille race humaine. « On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition. » On perçoit en positif cette post-humanité, qui adresse in fine sa gratitude à l’humanité archaïque : « Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique ».

 

 

On est alors quelque part, dans ce regard rétrospectif, à la fin du 21ème siècle. Et la post-humanité rend alors hommage à l’humanité (la nôtre), qui fut si défectueuse, mais si touchante aussi. Glaçant, et très fort. Quand on ferme le livre, on se prend à espérer que c’est de la science-fiction. Mais ce n’est pas sûr.

 

 

La Carte et le territoireoffrait une perspective analogue sur la disparition programmée de l’humanité, à travers l’œuvre en mouvement de Jed Martin, présenté comme un grand artiste de son temps. Plateforme nous plonge dans la décadence sexuelle de l’Europe vieillissante. Le personnage principal, qui se nomme là encore Michel, est un obscur fonctionnaire aux Affaires Culturelles, un statut social négligeable. Au début du livre, Michel, qui vient de perdre son père, participe à un voyage organisé en Thaïlande. Il passe bien sûr par des « salons de massage ». Valérie fait partie du groupe, un groupe triste, hétérogène, et bête, avec ça !

 

 

Revenu à Paris, il démarre une relation vraiment amoureuse avec Valérie, qui travaille dans une entreprise de tourisme, sous la direction de Jean-Yves. Lui et Valérie, professionnellement, sont complémentaires. Ils gagnent confortablement leur vie. Une opportunité les propulse à la tête des villages Eldorador.

 

 

C’est dans un village de Cuba que Michel suggère à Jean-Yves, pour rétablir la situation de la société, de faire de ses villages des destinations pour un tourisme, disons … « de charme ». Tout se goupille à merveille, et l’entreprise est florissante, mais ces salauds d’islamistes feront tout capoter, avec à la clé l’insurrection de tout le féminisme français contre l’esclavage dégradant et le tourisme sexuel.   

 

 

C’est sûr, l’humanité de MICHEL HOUELLEBECQ n’est pas belle à voir. Au fond, autant vaut qu’elle disparaisse, n’est-ce pas ? J'ai l'impression que les romans de MICHEL HOUELLEBECQ sont des applications romanesques pratiques de la pensée de GÜNTER ANDERS (L'obsolescence de l'homme), de HANNAH ARENDT et de GUY DEBORD. Et le pire, c'est que ces romans paraissent être à peine de la science-fiction. Ce sont, et c'est PHILIPPE MURAY qui le dit à propos des Particules élémentaires, des ROMANS DE LA FIN.

 

 

 

 

 

dimanche, 02 octobre 2011

TROIS HOUELLEBECQ SINON RIEN

J’ai mis beaucoup de temps avant d’ouvrir un livre de MICHEL HOUELLEBECQ. Ce qui me repoussait, je crois l’avoir dit ici, c’est la controverse : il y a quelque chose de si futilement médiatique dans la présence éphémère du parfum de quelques noms dans l’air du temps, que je tenais celui-ci pour tout à fait artificiel, voire carrément faux et illusoire, comme c’est le cas de la plupart des effervescences télévisuelles et autres. Je suis devenu excessivement méfiant. En l’occurrence, j’avais tort.

 

 

J’ai donc commencé la lecture de MICHEL HOUELLEBECQ quand son dernier roman, La Carte et le territoire, fut placé, un peu par hasard, à proximité immédiate de ma main. J’ai dit grand bien du livre dans ce blog. J’en ai maintenant accroché deux autres à mon tableau de chasse : Les Particules élémentaires et Plateforme. Conclusion, vous allez me demander ? Voilà : je ne sais pas si on a à faire à un « grand » écrivain, je ne sais pas si ce sont des « chefs d’œuvre ». Je peux dire que ce sont des livres qui comptent, et des livres qui sont plutôt du grain que de la balle, si l’image peut encore être comprise.

 

 

Je lui ferai un reproche, cependant : la place quasi-nulle qu’il fait à la musique. Et ce n’est pas le « Et allons-y pour les quintettes de Bartok… » (Particules, p. 157) qui me fera changer d’avis, d’autant plus que, si BELA BARTOK a écrit six quatuors à cordes, je ne sache pas qu’il ait composé autre chose qu’un quintette avec piano.

 

 

Des « grands » écrivains comme s’il en pleuvait, des cataractes de « chefs d’œuvre », c’est le quotidien de la rubrique « culture » des magazines, des revues spécialisées type Le Magazine littéraire, ou du  supplément « livres » d’un « grand quotidien du soir ». C’est une surabondance de productions « indispensables », d’oeuvres « incontournables ».

 

 

Moi je vais vous dire, de deux choses l’une : ou bien il règne une immense complaisance, voire une veulerie démesurée, au sein du milieu sinistré, ce milieu sinistré que l’on n’appelle plus que par complaisance  la « critique littéraire », genre « Le Masque et la plume » ; ou bien ces soi-disant « critiques » sont totalement incompétents, et n’ont plus qu’une idée très approximative de ce qu’est le littéraire. « Critiques littéraires » : quand j’entends cette expression, je pouffe, je me gausse, que dis-je : je m’esclaffe. Voilà : ils sont soit complaisants, soit incompétents, peut-être même les deux, mon général.

 

 

Le Monde des livres n’échappe pas à la règle, qui fait, en général et sauf exception, de ses papiers « critiques » de simples prospectus de promotion publicitaire au service d’un copain, ou de quelqu’un à qui on doit quelque chose, ou à qui on a l’intention de demander quelque chose, dans le jeu bien connu du « renvoi d’ascenseur ». Les lycéens appellent cette catégorie de premier de la classe « lèche-cul » (mais suspect est encore plus sale, si on décompose, essayez). Le bocal « littéraire », spécialement français, a quelque chose d’assez répugnant.

 

 

Donc, je ne sais pas si MICHEL HOUELLEBECQ est le digne successeur de BALZAC et PROUST. J’ignore si ses livres sont des Everest de la littérature. Ce que je sais, c’est qu’il travaille sur le monde qu’il a sous les yeux, qu’il dit quelque chose du monde tel qu’il est, et qu’il développe sur celui-ci un point de vue, une analyse, une proposition d’éclairage précis, une grille de lecture, si l’on veut. Si l’on est malveillant, on dira qu’il regarde de derrière des « lunettes » (vous savez, chez PIERRE BOURDIEU, celles du journaliste, celles qui déforment le monde).

 

 

C’est un romancier qui a pris position face à la « civilisation occidentale », et qui a ceci de bien, c’est que, s’il parle de lui, c’est à distance respectable, hors de portée de tir de son propre nombril et des ravages courants que celui-ci commet dans les rangs des « écrivains » français, pour le plus grand plaisir des jurés du Prix Inter en général et de PATRICIA MARTIN en particulier.

 

 

On peut trouver le point de vue développé par MICHEL HOUELLEBECQ  d’une noirceur exécrable : pour résumer, grâce à la civilisation actuelle, exportée par l’Europe, moulinée avec la sauce techniquante, massifiante et consommante de l’Amérique triomphante, le monde actuel court à sa perte et, d’une certaine façon, est déjà perdu.

 

 

L’auteur met-il pour autant ses pas dans ceux de PHILIPPE MURAY, comme je l’ai suggéré ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que PHILIPPE MURAY a développé dès les années 1980 un regard analogue sur la réalité, d’une acuité de plus en plus grande, et un regard de plus en plus pessimiste.

 

 

Avant lui, plusieurs auteurs se sont inquiétés de l’évolution de notre monde : GÜNTER ANDERS (L’Obsolescence de l’homme), LEWIS MUMFORD (Les Transformations de l’homme), HANNAH ARENDT (La Crise de la culture), CHRISTOPHER LASCH (La Culture du narcissisme), JACQUES ELLUL (Le Système technicien, Le Bluff technologique), GUY DEBORD (La Société du spectacle), et quelques autres.

 

 

Pardon pour l’étalage, mais c’est parce qu’il y a un peu de tous ces regards dans les romans de MICHEL HOUELLEBECQ, tout au moins les trois que j’ai lus (publiés en 1998, 2001 et 2010, ce qui révèle quand même une certaine constance). La « patte » de PHILIPPE MURAY, c’est l’attention portée à un aspect particulier de la crise moderne : l’humanité est devenue peu à peu superflue, submergée par des objets techniques, des gadgets qui sont devenus pour elle si « naturels », mais en même temps si dominateurs, qu’elle est progressivement devenue une vulgaire prothèse de ses propres inventions.  PHILIPPE MURAY le synthétise dans la notion de fête, dans l’abolition de tout ce qui permettait la différenciation (en particulier entre les sexes), dans le nivellement de toutes les « valeurs ».

 

 

A suivre...

 

 

dimanche, 04 septembre 2011

PHILIPPE MURAY CHEZ MICHEL HOUELLEBECQ

Je reviens à La Carte et le territoire, de Michel Houellebecq, dont j’ai parlé ici même du 17 au 20 août. Ben oui, je suis obligé. Je vous explique : j’ai retrouvé, dans un livre de Philippe Muray, l’emplacement où figure l’expression « la carte et le territoire ». 

 

C’est à la page 389 de Festivus festivus (Fayard, 2005) : « La fameuse distinction de la carte et du territoire était encore rassurante : c’était la distinction du réel et de l’imaginaire ; mais il n’y a plus de territoire, et c’est le peuple de la carte qui s’exprime. Sans drôlerie, comme de juste. Sans imagination. Ou qui ne s’exprime pas du tout, d’ailleurs ». C’est intéressant. Il me semble qu’on doit pouvoir retrouver d’autres références à la même expression. 

 

Lorsque le peintre Jed Martin expose ses photographies de cartes Michelin « départements », les choses se présentent ainsi : « L’entrée de la salle était barrée par un grand panneau, laissant sur le côté des passages de deux mètres, où Jed avait affiché côte à côte une photo satellite prise aux alentours du ballon de Guebwiller et l’agrandissement d’une carte Michelin « Départements » de la même zone. Le contraste était frappant : alors que la photo satellite ne laissait apparaître qu’une soupe de verts plus ou moins uniformes parsemée de vagues taches bleues, la carte développait un fascinant lacis de départementales, de routes pittoresques, de points de vue, de forêts, de lacs et de cols. Au-dessus des deux agrandissements, en capitales noires, figurait le titre de l’exposition : « LA CARTE EST PLUS INTÉRESSANTE QUE LE TERRITOIRE ». ». Fin de citation. Je note qu'il ne parle à aucun moment, dans son énumération, de la moindre localité, ni de la moindre indication écrite. Cela devrait mettre la puce à l'oreille. 

 

J’ignore si Michel Houellebecq part des considérations de Philippe Muray (qui dit à peu près que le peuple est devenu virtuel, c’est-à-dire qu’il n’est plus réel, il est devenu « la transparence », comme il dit ailleurs), mais au cas où…, on ne sait jamais, ça voudrait dire que le personnage de Jed Martin ferait en quelque sorte la preuve de la chose, mais en faisant semblant de trouver cela positif. 

 

Et il faut savoir que Philippe Muray dit le plus grand mal de l’esprit de « positivité », dans une époque qui fait tout pour éliminer la moindre « négativité », c’est-à-dire qui pense pouvoir éradiquer totalement le Mal. (Rappelez-vous la « Croisade contre l’Axe du Mal », lancée par un certain Beorge W. Bush.) Ainsi, l’humanité devient-elle, en ce temps béni, définitivement et au sens propre, sage comme une image. 

 

Autrement dit, la seule fonction de l’art capable de dire vrai aujourd’hui, ce serait d’annoncer la disparition de l’homme. D’où, dans la dernière partie de la carrière de Jed Martin, le « point de vue végétal sur le monde », d’où les photos exposées à l’air libre, d’où les composants électroniques et les figurines aspergés d’acide. 

 

Si j’ai bien compris, Jed Martin est l’artiste qui projette dans ses représentations cette humanité, pour dire exactement, en train de disparaître du paysage. Et si j’ai bien compris, le tableau « Damien Hirst et Jeff Koons (ou l'inverse ?) se partageant le marché de l’art » est une métaphore de la dérision qui a envahi ce qu’on appela, pendant deux millénaires (et le pouce), des valeursS. C’est drôle, aujourd’hui, même un escroc comme Jacques Chirac peut affirmer : « J’ai mes valeurs ». Ce qui choque, ici, c’est l’adjectif possessif « mes ». Comme si l’on pouvait simplement imaginer qu’il y ait des « valeurs » individuelles ! 

 

Philippe Muray parle des Particules élémentaires,  de Michel Houellebecq, dans ses Essais (Editions Les Belles Lettres, 2010), de la page 1166 à la page 1173. L'article, paru en 1999, s'intitule "Et, en tout, apercevoir la fin ...". Si la critique littéraire consiste à s'efforcer de dégager le sens d'un roman, alors c'est de la critique littéraire. Je cite : « Le roman de Houellebecq est né du sentiment de la fin, et tous ses personnages se débrouillent, d'une façon ou d'une autre, avec ce sentiment. C'est lui qui donne à l'oeuvre son éclairage poignant, sa lumière sourde, son climat de catastrophe intarissable, insaisissable, irrattrapable ».  

 

N'oublions pas que la doctrine de l'obsolescence programmée de tous les objets de consommation a été élaborée dans les années 1920. Et ce qui valait au début pour les choses, il est somme toute normal que cela s'étende de plus en plus à tout ce qui est humain et, en bout de course, à l'humain en personne. C'est la logique de la machine. Les deux écrivains sont visiblement cousins en littérature, dans leur façon de voir le monde. Il faut que je lise ce livre car, selon Philippe Muray, « Beaucoup de bavardages sont mis en danger par Les Particules élémentaires ». Si c'est vrai, ça me convient. 

 

Conclusion : il y a chez Michel Houellebecq, non seulement un « regard sur le monde », mais en plus, il y a de la « pensée ». Ça, c’est un roman.