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mercredi, 17 février 2016

GEORGES PEREC

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Le génie qui fait de Perec un cas absolument particulier, c’est qu’il réunit (parmi d’autres) deux capacités très différentes, opposées ou complémentaires : d’une part, une invraisemblable virtuosité combinatoire, qui en a fait un maître du palindrome, du lipogramme, des mots croisés, etc., mais aussi l’ingénieux artisan de divers jeux qu’il proposa pendant un temps à la revue Ça m’intéresse. Et puis, un merveilleux sens de l'approximation phonétique, capable de lui fournir le fameux « les gnocchis, c'est l'automne », à partir du célèbre et socratique "gnôthi séauton" du temple de Delphes.GNÔTHI SEAUTON.jpg

D’autre part, une sensibilité hors du commun qui le met à l’affût de tout ce qui se présente à lui de la réalité. Sa curiosité est insatiable. On se dit parfois que son Graal à lui, c’est « l’aleph » de Jorge Luis Borges, le « Tout dans l’Un », cette sorte de pierre lumineuse dissimulée sous la marche d’une cave banale, mais qui, quand on l’examine de près, montre l’univers entier en train de défiler dans la totalité multiple de ses espaces et de ses temps (je m’étonne en passant que l’index, à la fin du Georges Perec de David Bellos, ne comporte que trois (+ 1) occurrences du nom de l’auteur de Buenos Aires ; mais bon). 

Et par-dessus tout ça, Perec vous donne en étrenne la vulnérabilité à vif de son existence d’enfant juif qui a eu la chance, réfugié à Villard-de-Lans, d’échapper au nazisme. A noter, dans la biographie de Bellos, la différence qu’il note entre l’occupation du Vercors par les Italiens et le moment où les Allemands vont les remplacer, beaucoup plus organisés et déterminés. 

Le génie de Georges Perec, donc, a pu prendre son envol grâce au carcan des contraintes formelles. Comme s’il avait eu besoin d’un cadre qui lui servît de bercail. Cela suffit-il à fabriquer du « poétique » ? Le biographe David Bellos semble le croire (voir p.689 de son Georges Perec). Personnellement, j’ai un peu de mal : Alphabets, La Clôture, qui rassemblent des « poèmes », appartiennent de façon trop évidente à de la littérature expérimentale. 

ALPHABETS 1.jpg

Exemple d' « ulcérations ».

Si si ! C'est un poème, on vous dit !

Perec était, hélas, un adepte de la musique dodécaphonique d’Arnold Schönberg. J’expliquerais volontiers cet égarement du goût par sa tournure d’esprit particulière, qui met la combinatoire au cœur du processus de création. Or, la musique sérielle a été conçue dès le départ comme une machine combinatoire qui, en plaçant tous les sons de la gamme à égalité (abandon de la tonalité, ce principe qui les organise a priori), multiplie mathématiquement les possibilités d’arrangements des sons entre eux, ce qui ne pouvait que plaire à l’écrivain. Les arts en général, la littérature en particulier, envisagés sous l'angle de leur potentiel infini d'innovation formelle, promue au rang d'un idéal considéré en lui-même et pour lui-même. L'impasse, quoi.

Par-dessus le marché, Perec était sans doute séduit, dans le dodécaphonisme, par la notion de contrainte : le fait d’établir une succession de douze sons, puis de la triturer dans tous les sens (forme droite, rétrograde, miroir, miroir du rétrograde) fait obligatoirement penser aux « onzains hétérogrammatiques », structure à partir de laquelle il élaborait ses poèmes. Que le résultat musical ou poétique soit impénétrable à l’auditeur ou au lecteur lambda, peu importe : il reste toujours à l'artiste le contentement d’avoir réalisé une prouesse. 

Tant pis pour moi, que cette priorité exagérée accordée à la forme aurait plutôt tendance à décourager. Je ne conteste pas, du reste, le fait que Perec ait eu besoin de contraintes structurelles pour y loger ses propres contenus (j’ai entendu de la bouche même d’Harry Mathews, son meilleur ami, que sans les contraintes oulipiennes, Perec n’aurait pas été Perec), mais je maintiens qu’on ne saurait lire, par exemple, La Disparition comme n’importe quel autre roman : qu’on le veuille ou non, l’effet de fascination provoqué par le procédé est un obstacle puissant. 

David Bellos le dit d'ailleurs lui-même, à propos du grand palindrome de Perec : « Les facultés critiques y sont en effet paralysées par la connaissance de la contrainte formelle ; lorsque l'on sait qu'il s'agit d'un palindrome géant, on a tendance à ne plus voir que cette structure palindromique » (p.451). Que vaut, en effet, un texte ainsi obtenu ? Qu'en reste-t-il littérairement si on lui ôte la contrainte ? Bonnes questions.

Mais attention, il serait stupide de prétendre que le travail de Perec est purement formel : W ou le souvenir d'enfance, Un Homme qui dort sont des livres qui touchent le lecteur. Hormis les machines à produire du texte (palindrome, "ulcérations", etc.), véritables hérissons d'obstacles à la lecture, Georges Perec est certainement un cas unique, par la façon qu'il a d'habiter, d'animer et de faire vivre des structures, en y insufflant de la substance vitale.

Mais il y a autre chose, au sujet de la forme et de la structure : que des gens savants et facétieux se rassemblent pour ouvrir un laboratoire (Oulipo) pour élaborer des machines littéraires, c’est typique d’un certain rapport à la modernité : le même rapport d’adhésion au principe d’innovation qu’on observe tout au long du 20ème siècle dans tous les arts. Il est vrai qu'introduire la machine dans la production de l'art avait été envisagé par Alfred Jarry : on trouve en effet dans Faustroll (XXXIV, Clinamen) : « ... Cependant, après qu'il n'y eut plus personne au monde, la Machine à Peindre, animée à l'intérieur d'un système de ressorts sans masse, tournait en azimut dans le hall de fer du Palais des Machines ... etc. ». Allons, Jarry annonçait bien le 20ème siècle.

Ainsi, les peintres se sont libérés du carcan des techniques picturales de représentation pour mettre en évidence, au choix, la ligne, la surface, la toile, la couleur, la matière, et même la salle d’exposition ou le visiteur. Cela a donné « l’art contemporain ». De même, certains musiciens ont pratiqué le « sérialisme intégral » (touchant cette fois tous les paramètres musicaux : hauteurs, timbres, intensités, durées, …). En simplifiant, cela a donné la « musique contemporaine ». J’ai dit ce que j’en pense il y a déjà quelque temps (du 6 au 17 décembre 2015). 

De même l’Oulipo, en prétendant en finir avec le subjectivisme de la littérature courante (l’ « inspiration », le « génie », stéréotypes bêtement entachés de romantisme et d'affectivité), en plaçant sur le devant de la scène les diverses logiques formelles (les "machines") mises au point par les écrivains, en faisant des rouages et tubulures du moteur un objet de recherche en soi, a donné l’illusion à tout un chacun qu’un créateur sommeillait peut-être en lui.

On peut aussi dire que l'Oulipo, en inventant le "délassement intelligent", met entre parenthèses la gravité sérieuse du savoir universitaire, le temps d'une récréation où puissent s'ébattre les intellectuels. N'ai-je pas entendu Jean Lescure (la méthode "S+7") glisser à son vieux compère Noël Arnaud (Alfred Jarry, Dragée haute, ...) : « Alors, on va oulipoter ? » ? Bon, la récréation, ce n'est tout de même pas le bac à sable, mais il y a quand même de l'enfance là-dedans.

On a vu ensuite les recherches de l'Oulipo croître et embellir, au point que l'invention de contraintes nouvelles semble être devenue, à part entière, un genre littéraire autonome (aux dernières nouvelles on en est au n°225 de la "Bibliothèque oulipienne"). Certains voient là une « démocratisation ». Je crois plutôt que l'aspect ludique des exercices oulipiens explique pour une large part leur popularité : à quoi servirait, dans la littérature, qu'un auteur produise un ouvrage fondé sur une contrainte inventée par un autre ? Il aurait bonne mine, oui. L'auteur de la contrainte serait en droit de l'accuser de plagiat : un comble !

Il y a de la frénésie égalitariste dans les fondements de l’Oulipo. J'y vois aussi, paradoxalement, un bel exemple de snobisme littéraire, même si les fondateurs et les premiers membres (les dix-huit de LA photo) furent exempts, je crois, de cette bassesse. Il reste que l'Oulipo a inventé cette bête étrange : l'égalitarisme snob. L'oxymore nouveau est arrivé. 

J'ai tendance à voir là la simple exploitation d'un filon : après le cul de sac, il n'y a qu'à continuer à creuser pour continuer à faire tourner la machine. La contrainte pour la contrainte, en quelque sorte. Comme une belle machine qui tourne toute seule, à vide, pour le seul plaisir de tourner. A quand la contrainte permettant de produire des contraintes nouvelles (la contrainte au carré) ? Comme quoi, l'Oulipo est comme la plupart des organisations : il a du mal à envisager sa propre disparition. L'Internationale Situationniste de Guy Debord fait figure d'exception.

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Et puis je n’y peux rien : la pullulation de ce qu’il est convenu d’appeler « ateliers d’écriture » a quelque chose de déprimant à mes yeux. Vous voulez écrire ? On va vous apprendre. Cette mode qui a été importée des Etats-Unis (où l'on apprend à pondre des romans aussi contondants que des pavés) tend à sacraliser l’idée de procédés littéraires : devenez écrivain en vingt leçons, vous voyez le genre. Au choix, la méthode Assimyl ou le livre de recettes de cuisine. Cela permet à des petits malins de se donner le beau rôle. Certains en ont tiré des sources de revenus, et il suffit d’écouter l’émission « Des papous dans la tête », sur France Culture, pour assister au spectacle ennuyeux de gens savants payés pour offrir un spectacle laborieux de divertissement fastidieux. Et pour tout dire pénible.

Georges Perec, soyons-en sûr, n’aurait pas participé aux « Papous dans la tête ». Quoique ...

Voilà ce que je dis, moi.

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samedi, 09 janvier 2016

REGARD SUR OLIVIER MESSIAEN 2

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NOTANT DANS LA NATURE.jpgLa preuve que tout l’être de Messiaen respire en musique, c’est la place qu’il a donnée dans son œuvre au chant des oiseaux (et à toute la « musique » de la nature, si l’on en croit le texte dont il a accompagné chaque pièce de son Catalogue d’oiseaux - ci-contre l'ornithologue en train de noter ce qu'il entend). Dans ces conditions, les étiquettes peuvent bien valser : son insatiable curiosité pour toutes sortes de sonorités et de rythmes interdit de le classer. Bien sûr, il a tâté de la musique atonale, de la « musique concrète », mais jamais pour s’y arrêter, et surtout : jamais pour en faire un système d’écriture. 

Messiaen est étranger à tout esprit de système, contrairement à d’autres (suivez mon regard), qui ont peut-être d'autant plus à démontrer qu'ils sont moins musicalement « inspirés ». La musique de Messiaen ne démontre pas : elle exprime, elle témoigne, elle habille de formes un monde intérieur intensément habité. Ça ne l'empêche pas d'innover. On lui doit, certes, les « modes à transposition limitée » (le mode 1 ne se transpose pas, le mode 2 se transpose une seule fois, etc…), les « rythmes non rétrogradables » (l’équivalent en musique du palindrome en littérature), etc.

Mais il n’en fait pas un usage systématique. Car Messiaen existe si intensément qu’il n’a pas besoin de béquilles techniques. Pour lui, la technique fournit des outils, rien de plus : l'instrument est un moyen. Il doit rester à sa place utilitaire et être mis au service de ... disons, allez, l'inspiration (puisqu'il faut nommer la chose). Ce qui prime sur tout le reste, c'est l'intention, c'est le contenu, c'est la signification. La forme musicale découlera toujours : elle ne sera jamais à la source. La recherche formelle est un moyen au service d'une intention. Même si l'auditeur, nécessairement et en toute liberté, traduit dans sa langue à lui (y compris athée) le "message" du compositeur. 

Chez Messiaen, cette vie intérieure qui recèle l'intention est au premier chef celle d’une foi catholique profondément enracinée. Je me demande d’ailleurs si cet aspect n’est pas pour quelque chose dans mon attirance pour les Vingt Regards, comme la nostalgie sécularisée, paganisée, esthétisée (je dis des horreurs !) d’un temps plus ou moins religieux de ma vie, où je n’avais pas encore assisté, en moi, à l’extinction de la foi et à l'effacement de Dieu. Savoir ce qu’il en est demeure cependant le cadet de mes soucis : je me contente de prendre les plaisirs comme ils viennent, sans leur demander leurs papiers.

Mais s’il célèbre le Ciel, Messiaen n’en est pas pour autant un pur esprit. Il ne renie rien, bien au contraire, de ce que peut lui offrir la Terre, en matière de beauté ou de désir, comme le montre sa longue histoire d’amour avec Yvonne Loriod, son élève au Conservatoire et sa cadette de seize ans (la pièce la plus longue des Visions de l’amen (1943) s’intitule « Amen du désir »), qu'il attendit, pour l'épouser, le temps raisonnable du deuil, après le décès de sa première femme (en asile psychiatrique), Claire Delbos (la dédicataire de Poèmes pour Mi). 

Comme le montre aussi sa contemplation passionnée des richesses de la nature, qu’il aura célébrées en plus d’une occasion. « Seigneur, j'aime la beauté de votre maison, et le lieu où habite votre Gloire ! », écrit-il d'ailleurs, en citant un psaume, pour le choral qui clôt La Transfiguration de N.S.J.C. Par exemple dans son monument sonore intitulé Des Canyons aux étoiles, qui eut un tel succès aux USA que les Américains baptisèrent une montagne de l’Utah du nom du musicien (Mount Messiaen). 

Sans vouloir trop me hasarder sur le terrain proprement musical, je dirais volontiers qu’aucune des œuvres produites par Olivier Messiaen au cours de sa vie n’est conçue selon un schéma reproductible. Je me hasarde peut-être, mais je crois qu'aucune n'est conçue selon un "pattern". Messiaen a inventé son langage musical, mais il n'applique pas des "recettes". Chaque œuvre est animée d’une vie qui lui est propre, obéissant à une logique particulière.

Ce qui caractérise la musique de Messiaen, c’est la singularité : chaque morceau semble conçu en fonction d’une nécessité intérieure, à partir de laquelle s’élaborera l’unicité de la forme (par exemple, Cinq rechants, qui m’avait saisi dès la première audition, il y a bien longtemps, dans la version ORTF de Marcel Couraud ; par exemple le Quatuor pour la fin du temps, écrit au Stalag VIII A de Görlitz, pour un improbable ensemble d'instruments et d'instrumentistes, piano déglingué, clarinette, violon et violoncelle à l'avenant : ce qu'il avait sous la main, quoi !). C'est la spécificité de l'intention créatrice qui décide de la forme aboutie.

C’est pour ça que chaque œuvre a quelque chose de nouveau à dire. Ou plutôt à faire éprouver à celui qui écoute. Ce qui distingue en effet la musique de Messiaen des bidouillages de la musique concrète ou électronique, ainsi que des calculs formels et abstraits du sérialisme, c’est qu’elle est toujours profondément ressentie. Ce n’est pas une musique réduite au cérébral. Boulez pense trop, pour tout dire. Il lui arrive même de penser faux : n'affirme-t-il pas que la mitraillette du bec du pic-vert sur l'arbre ne produit pas un son, mais un bruit ? Comme si la résonance de l'arbre ne produisait pas une véritable note.

Dans la musique de Boulez (pour prendre cet exemple au hasard), il ne faut jamais perdre de vue qu'il compose en mathématicien, qui lorgne par-dessus le marché vers la physique. Il ne faut jamais perdre de vue que l'IRCAM, qu'il a fondé, est un "Institut de Recherche", et qu'il considère la production de musique sous l'angle "Acoustique" : la raison d'être de l'IRCAM est de "Coordonner" "Acoustique" et "Musique".

La réduction du domaine musical au service de la Science, quoi. La composition musicale confinée dans un laboratoire. La musique se fabriquant "à la paillasse", selon un "protocole" rigoureux, au moyen de "manips" menées par un musicien en blouse blanche. La musique "in vitro", quoi. C'est une musique chimiquement pure faite pour impressionner et pour faire peur. Pour faire taire. 

Messiaen est lui-même pourvu d'un vaste cerveau. Mais c'est aussi un sensoriel. Il dit quelque part qu’il veut faire une musique « chatoyante ». Je ne sais plus où il va jusqu'à parler de "volupté". Messiaen fait une musique certainement très savante (au moins autant que Boulez), mais en plus, une musique célébrant le bonheur d'exister. Messiaen ne travaille pas dans un laboratoire : il appartient au monde.

Je vais vous dire ce qui me botte définitivement dans les Vingt Regards sur l’Enfant Jésus : c’est la volupté. Ça fait peut-être bizarre, pour quelqu’un qui verrait dans la foi les seules exigences de macérations permanentes et de pénitences sans nombre, mais tant pis, c’est ce qui me rend cette musique intimement humaine et vivante. Il y a du bonheur voluptueux dans cette musique dont il fait l'offrande à son Dieu. Je ne crois pas que la musique ait un contenu précis. Y a-t-il vraiment des « musiques religieuses » ? Y aurait-il davantage des musiques érotiques, des musiques communistes, des musiques écologistes ? Non : la musique est vierge de tout contenu idéologique.  

Ma petite – mais constante, ô combien ! – expérience de la musique (même chose en peinture) me fait à présent rejeter les compositions purement cérébrales émanées à grands renforts de calculs de grands cerveaux penseurs et pondeurs de théories et de concepts sophistiqués et abstraits. Les musiques qui se réduisent à appliquer un système : l'esprit de système, dogmatique et réducteur par essence, est ennemi du mouvement de la vie. Car la musique, c’est d’abord des sons physiques que l'auditeur reçoit physiquement. 

Des sons, c’est d’abord des effets physiques produits sur les organes de la perception que sont les oreilles. Et les effets des sons ne se limitent pas aux oreilles : passez donc, une fois, au cours des "Nuits sonores" de Lyon, à proximité d’un boomer de 1,80 mètre de haut, et vous m’en direz des nouvelles au niveau du sternum. Mais ce qui est valable pour les sons percussifs est aussi valable pour les sons soufflés ou frottés : c'est tout votre sac de peau qui héberge la musique. Toutes les vibrations sonores vous atteignent. La destination de la musique est l’univers sensoriel de ceux qui la reçoivent. 

J’ai fini par nourrir de l'aversion à l’encontre de ce que produisent ces théoriciens qui veulent à tout prix faire avaler à notre oreille les concepts élaborés à froid par leurs cerveaux scientifiques. Ce sont gens à prétendre dompter l'auditeur en lui fouaillant les oreilles à grands coups d'éperons sonores. La musique ne doit jamais oublier qu’elle est faite pour être éprouvée par le corps, et un corps ne devient scientifique que sur la table de dissection. Pas seulement, bien sûr, mais en musique, on ne saurait atteindre l’esprit que si l’on touche les sens, pour commencer. 

Les sens sont la porte d’entrée qui conduit à l’esprit. 

C'est-y pas bien envoyé ?

Voilà ce que je dis, moi.

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jeudi, 05 juin 2014

ADIEU AU LANGAGE

Je commence à être inquiet : c’est la deuxième fois que je vais au cinéma cette année. Ça commence à faire beaucoup. Cette fois, c’était pour voir le « dernier Godard » : Adieu au langage.

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Si je ne vais guère au cinéma, c’est que je ne veux plus qu’on me « raconte des histoires », j'attends qu’on me dise quelque chose, à la rigueur qu'on le fasse à travers un récit : roman, film ou autre.

 

Qu'on me dise quelque chose de consistant du monde tel qu'il est, tel qu'il va. Ou plutôt tel qu'il va mal. 

 

J'avais déjà rencontré ça dans les Maigret que j'ai lus. Avec Adieu au langage, je n'ai pas été déçu ! Il ne m'étonne pas du tout que les fonctionnaires à bout de souffle (salut Godard !) du Masque et la Plume (sauf Lalanne) aient été rebutés et aient envoyé le film à la poubelle. Un signe annonciateur : Jérôme Garcin l'avait placé en dernière position dans son énumération du début, ce qui garantissait qu'il fût expédié en un quart de seconde. Ces spécialistes autoproclamés du cinéma sont aussi fatigués que rebutants.

 

Moi, le pur « entertainment » à l’américaine, cette farcissure qui vous boulotte les boyaux de la tête façon hamburger, merci, très peu pour moi. J’ai assez donné. Et le fait que « les séries », amerloques ou autres, aient acquis une existence autonome, pour être parfois érigées en œuvres véritables, me laisse halluciné.

 

On voudrait visser les gens devant leur télé 24/24, 7/7 qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Pire : il m’épastrouille que des foules innombrables se pressent pour en acquérir les coffrets de DVD bien complets de toutes leurs « saisons », pour se les repasser quand elles sont au chaud et à l'abri.

 

En observant ce phénomène, j’entends un seul message (voix suave d'hôtesse d'aéroport) : « Cessez de vivre votre vie, laissez ce soin à l'armée des scénaristes qui vont vous la raconter bien mieux que vous ne ferez jamais en existant vous-même dans la réalité, vous ne serez jamais aussi pleins, jamais aussi intenses, car vous êtes pauvres et vides ». Se passionner pour les séries américaines, c'est accepter de dormir sa vie. En payant pour ça.

 

Ça me rappelle une histoire dessinée par le grand Gébé : l’histoire d’un type dont on filme la vie de sa naissance à ses quarante ans et qui, à son quarantième anniversaire, s’enferme pour toujours dans une salle de projection pour se repasser, pendant les quarante ans qui lui restent à vivre, le film de ce qu’il a été, accompli, vécu jusqu’au moment où il a décidé de se regarder vivre. C’était de longues années avant The Truman show (1997), l’assez bon (ne soyons pas chien) film de Peter Weir.

 

Guy Debord a réalisé quelques films. Le plus célèbre (si l’on peut dire) s’intitule In girum imus nocte et consumimur igni (« nous marchons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu »), titre qui, comme on le sait, constitue un intéressant palindrome, pour une fois plein de sens, pas comme l’énorme palindrome écrit par Georges Perec, simple tour de force dans un jeu de langage : virtuose et desséché. Quand il devient une pure combinatoire, le langage a perdu son humanité.

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LE COFFRET DES OEUVRES CINEMATOGRAPHIQUES COMPLETES DE GUY DEBORD

Les films de Guy Debord ne sont pas des films. Je veux dire qu’ils ne sont pas faits pour être vus par des spectateurs. Je veux dire des spectateurs normaux, qui attendent douillettement qu’on leur raconte une histoire, comme on fait aux enfants pour les endormir le soir. Les films de Guy Debord sont des manifestes politiques.

 

Car Guy Debord s'en prend précisément à la substitution généralisée des images à la vraie vie, vous savez, celle qui se construit dans la confrontation à des réalités et non à des artefacts. Or l'artefact (le « spectacle », dit pour aller vite) est devenu le monde. Les films de Guy Debord sont des applications radicales de La Société du spectacle, livre de haute densité et de haute teneur en alcool intellectuel, où l’auteur déshabille jusqu’à l’os le système dans lequel l’époque nous fait vivre.

 

Adieu au langage, le dernier film de Jean-Luc Godard, emprunte à Debord quelques « trucs » de cinéma (genre « cartons », écran noir, nombreux cuts de la bande-son …). Mais ce que Godard injecte dans son film, j’ai d’abord l’impression que c’est TOUT le manifeste de La Société du spectacle. De Debord, Godard reprend, à température de fusion, la radicalité. A cet égard, Adieu au langage est un film horriblement méchant. Et, à cet égard, incompréhensible de la plupart.

 

Comme l’écriture de Céline dans Mort à crédit, ce film est un défi au spectateur : « T’es pas cap de rester dans la salle jusqu’au bout », qu’il dit, Godard (je cite d'inspiration). L’autre Godard, Henri, celui qui parle de Céline, en est convaincu : l’écrivain Céline fait tout pour repousser le lecteur tout en se débrouillant pour qu'il ne puisse pas le lâcher. Eh bien, de même, Jean-Luc Godard, le cinéaste, fait ici tout ce qu’il faut pour se faire haïr de celui qui regarde, tout en le rivant à son fauteuil pendant 70 minutes : à ce point de densité, pas besoin de faire long.

 

Adieu au langage, si vous en êtes resté au linéaire du récit à la papa, c’est d’abord que vous n’êtes pas « moderne » : James Joyce, Claude Simon, William Burroughs et quelques autres ont arpenté et balisé le chemin dès longtemps en littérature. Ensuite, c'est que le film n’est pas pour vous. Il flanque mal au cœur à ceux qui ont l’estomac fragile. Il met les yeux à l’épreuve, avec un usage bizarre de la 3D, bizarre en ce qu’il n’est pas constant. Il met à l’épreuve la comprenette, qui essaie de saisir un fil conducteur, s’il existe.

 

S’il y a une ligne narrative, Godard s’est débrouillé pour nous la livrer hachée menu. C’est d’ailleurs rigolo comme les choses se présentent : je viens de lire le dernier Henri Godard (A Travers Céline, la littérature), puis le dernier Kundera (La Fête de l’insignifiance), et j’enchaîne sur le dernier opus du Suisse (Adieu au langage).

 

Céline réduisait ses phrases en miettes bourrées de points d’exclamation et de suspension. Le récit de Kundera repose sur une logique apparemment foutraque. Quant à Godard, il juxtapose (on parle de montage) des images pour pulvériser la notion d’enchaînement. Dans ces trois cas de cinglés, il faut s’accrocher.

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Mais trêve de considérations oiseuses. Adieu au langage ne nous raconte pas une histoire, il nous dit quelque chose, et ce n’est pas réjouissant. Il nous parle en effet du monde tel qu’il est, du monde en morceaux, tel qu’il va mal, tel qu’il dégoûte, jusqu’à l’écœurement et l’envie de vomir, les individus lucides, au nombre desquels regrette d'avoir à se compter Jean-Luc Godard. Adieu au langage colle littéralement à la réalité du monde d'aujourd'hui, puisqu'il se présente comme une continuité pulvérisée.

 

Vouloir être lucide aujourd’hui, c’est accepter de voir que l’humanité s'achemine vers sa perte. Mais ne pas vouloir pour autant s'en laisser transformer en statue de glace.

 

Heureusement, on peut encore fermer régulièrement toutes les écoutilles. Se faire du bien. Célébrer la beauté des femmes. Boire une bouteille de Chusclan 2011. Se plonger dans la lecture de Nostromo. Se réjouir entre amis. Rouvrir Les Fleurs du Mal, Les Amours jaunes... Déclarer son amour. Des trucs qui n'ont rien à voir avec la marche du monde. Exister, quoi.

 

Et puis retourner voir Adieu au langage. Excellent programme.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

 

mercredi, 12 décembre 2012

GRAVIR LE MONT PEREC

Pensée du jour :

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ERWIN BLUMENFELD

 

« Il n'est rien de plus charmant que les proverbes arabes, et même les proverbes tout court. On les trouve dans les agendas, entre une recette pour recourber les cils et la façon d'accommoder le riz cantonais. Ils parfument la vie de l'homme sensé. Ils font parler le crapaud, ils racontent la brebis, ils décrivent le rhinocéros. Ils rendent le lion sentencieux et la chèvre pédagogique. Il leur arrive de comparer le commerçant aisé à la fleur du jasmin, et l'homme sage à un vase de cuivre orné de riches ciselures par un habile artisan de Damas. On voit par là que nulle métaphore ne les effraie ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

Résumé : je demandais juste : « Mais qu’est-ce que c’est, bon sang, un onzain hétérogrammatique ? ».

 

 

Très simple à expliquer : c’est un poème de onze vers dont chaque vers est composé de onze lettres. Ajoutons que ces onze lettres, à chaque vers, doivent être strictement les mêmes. Et si on met les lignes bout à bout, on est censé trouver une suite de mots, qui veuille autant que possible dire quelque chose. 

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VOIR TRADUCTION PLUS BAS

Appelons ça un poème, si vous êtes d’accord. On connaît le haïku, poème comportant exactement 17 syllabes. C’est du japonais. Eh bien GEORGES PEREC invente le poème de 121 lettres, pas une de plus : c’est ça le « onzain hétérogrammatique ».

 

 

C’est autrement fortiche que le sonnet, je peux vous le dire. Avec ses Cent mille milliards de poèmes, RAYMOND QUENEAU peut aller se rhabiller, même si PEREC dédie La Vie mode d’emploi « à la mémoire de Raymond Queneau ». 

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CENT MILLE MILLIARDS ? VRAIMENT ? C'EST DE LA PRESTIDIGITATION !

C'EST AUSSI UNE EXCELLENTE TROUVAILLE DE "COM".

Et pourquoi « ulcérations », alors ? Très simple à expliquer, là encore. Prenez les onze lettres les plus fréquentes du français écrit, vous obtenez la série suivante, dans l’ordre : E, S, A, R, T, I, N, U, L, O, C. Vous cherchez un bon moment s’il n’y a pas un moyen de faire quelque chose de cette liste, vous cogitez, et soudain, la lumière se fait : « Ulcérations », en prenant soin de mettre le mot au pluriel. C’est PEREC qui a trouvé ça.

 

 

Je dois dire, pour être tout à fait sincère, que la valeur littéraire des poèmes ainsi obtenus est très loin de sauter aux yeux, comme on peut le voir ci-dessous. C’est sûr que c’est une prouesse digne de Tristan terrassant le Morholt ou de David assommant Goliath. Un exploit. 

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TRADUCTION DU ONZAIN : QUI AURAIT ENVIE D'APPRENDRE ÇA PAR COEUR ?

(rendez-moi Baudelaire)

L’accomplissement d’une tâche surhumaine. Qui me fait penser à cette très belle réplique mise par GOSCINNY dans la bouche du commerçant auquel s’adresse Lucky Luke dans Des Barbelés sur la prairie : « Pour l’impossible, nous demandons un délai de quinze jours ». Mais pour un résultat capable de réjouir les capacités de calcul d’un ordinateur. Pendant ce temps, le poète patiente à la porte. Dans le froid glacial.

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DESOLE : C'EST LA SEULE PLANCHE DONT JE DISPOSE

Franchement, c’est comme les virtuosités vocales des mélismes de CECILIA BARTOLI chantant VIVALDI : à l’arrivée, je me dis : « Tout ça pour ça ! ». Tout ça pour dire que l’oulipianisme de GEORGES PEREC me laisse un tout petit peu sceptique, même si je reconnais l’absolue supériorité du maître dans tout ce qui concerne les jeux avec les lettres (et avec les Lettres). Heureusement, le génie de PEREC remplit avantageusement les formes que son goût pour les contraintes d'écriture lui suggèrent jour après jour.

 

 

 

Car la sécheresse du pur formalisme n’est pas loin, comme si l’on essayait de mettre au point une machine capable de produire du vivant (BERGSON, au secours !). Et en même temps, une forme de préciosité héritée de Mademoiselle de SCUDERY. Mais le JEU ne fut pour GEORGES PEREC, en quelque sorte, que la voie d'accès à l'expression de son monde à lui par la littérature. PEREC a eu besoin du jeu (les contraintes oulipiennes) pour laisser libre cours au flux (appelons ça comme ça, par convention) créatif qui le traversait.

 

 

Ce n’est pas pour rien que PEREC (et il l'est peut-être encore, je ne me tiens pas au courant des avancées de la compétition, puisqu’il y a évidemment surenchère, et que celle-ci m’intéresse, je dois dire, tout à fait moyennement) le recordman de tout le système solaire pour ce qui est du PALINDROME.

 

 

Si vous consultez un des deux volumes « oulipo » de la collection « Idées / Gallimard » (La Littérature et Atlas, mais maintenant, pour les curieux, il y a la Bibliothèque oulipienne authentique), vous saurez. Je crois me souvenir que le palindrome de GEORGES PEREC est fait de 1247 mots.

 

 

Au fait, je n’ai pas dit ce que c’est, un palindrome. J’aurais dû. En musique, ça existe aussi, ce n’est pas monsieur PHILIPPE CATHÉ qui me contredira. OLIVIER MESSIAEN a inventé les « rythmes non rétrogradables », qui reposent exactement sur ce principe : on peut lire le texte en commençant par le début ou par la fin sans que l’ordre des signes écrits ait varié d’un iota (mais s'agissant de mots, le sens change évidemment, contrairement à ce que déclare le crétin qui a rédigé la notice wikipédia).

 

 

 

Le palindrome a bien sûr attiré l'attention de l'humain dès que celui-ci disposa de l'alphabet. ALFRED JARRY cite dans Messaline le très connu « ROMA / AMOR ». GUY DEBORD élabora l'extraordinaire « In girum imus nocte et consumimur igni » ("Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu").

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Je vous donne juste le début de l'exploit accompli par GEORGES PEREC : « Trace l’inégal palindrome. Neige. Bagatelle, dira Hercule. »,et la fin : « Ta gabegie ne mord ni la plage ni l’écart ». Vous pouvez vérifier dans un miroir (sans tenir compte des accents et autres signes adventices).

 

 

Là encore, admirons la prouesse, mais ne nous demandons pas trop violemment ce que tout ça peut signifier. En comparaison, GUY DEBORD n'a battu aucun record, mais il a trouvé une pépite en or massif (si c'est lui qui l'a trouvée, ce que j'avoue ne pas savoir, mais il n'y a pas de raisons d'en douter).

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mardi, 11 décembre 2012

GEORGES PEREC LE JOUEUR

Pensée du jour :

WESTON 6.jpg

EDWARD WESTON

 

« Il faut de temps en temps remettre les pendules à leur ... place ».

 

JOHNNY HALLIDAY (on ice & on the rocks, hic et nunc, et sursum corda, ad altare deo, mais ça reste surtout "on the rocks")

 

 

J’ai mentionné hier le nom de GEORGES PEREC. J’ai même évoqué le livre qui l’a fait connaître (Les Choses, Julliard, 1965), vous savez, cette « histoire des années 60 » qui commence par un chapitre au conditionnel, et dont l’épilogue est écrit au futur. Je suis allé jusqu’à exhiber sa trombine.

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C'ETAIT AVANT BEN LADEN ET TOUTE SA CLIQUE

Tout ça pour dire que GEORGES PEREC est, je crois, un grand écrivain. Peut-être même, allons-y carrément, un auteur. Un vrai. On sait qu’on a affaire à un auteur quand on est face à un ensemble qu’on appelle une œuvre. Et l’œuvre est incontestable. Mais elle souffre, pour apparaître comme telle, d’un, disons, handicap. 

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DESSIN D'EMILIE SCHEFFER

Elle est hétérogène, je veux dire bigarrée, papillonnante, hétéroclite et disparate. Difficile à saisir dans son unité, si elle en a une. Certains soutiennent même l’idée que PEREC est moins un écrivain qu’un amateur d’énigmes cabalistiques quasiment indéchiffrables.

 

 

Pour donner un exemple de cette tare rédhibitoire, ils citent, entre autres, les 24 « portraits imaginaires » peints par l’artiste Hutting dans La Vie mode d’emploi (soit dit en passant, je me demande si ce n’est pas le seul livre qui porte, au dessous du titre, la mention « Romans », au pluriel) : prenons au hasard le n° 19. Voilà comment il est présenté : « L’acteur Archibald Moon hésite pour son prochain spectacle entre Joseph d’Arimathie ou Zarathoustra » (on trouve ça p. 354).

 

 

Passons sur l’approximation grammaticale que constitue le « ou » (on attendrait plutôt « et »), car elle est intentionnelle : elle nous révèle l’identité d’un personnage bien réel. Et pas n’importe qui, puisqu’il s’agit du grand ami de GEORGES PEREC. Il s’appelle HARRY MATHEWS, et a vécu à Lans-en-Vercors, aux côtés de MARIE CHAIX, auteur, entre autres, du très beau Les Lauriers du lac de Constance. On décrypte le nom du monsieur dans la séquence « Arimathie ou Z ». Fallait y penser !! Ce serait négligeable si cette chinoiserie cryptographique était un cas isolé.

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HARRY MATHEWS EN 1984

Mais non ! Il fait passer dans cette moulinette les noms de tous les membres qui constituaient alors l’Ou.Li.Po. (Tham Douli portant… ; NOËL ARNAUD : Coppélia enseigne à Noé l’art nautique, …, etc.). Et s’il n’y avait que ça ! Mais non ! C’est tout le temps comme ça. Tenez, tout le monde a entendu parler du roman La Disparition (1969), n’est-ce pas ? 

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C'EST JUSTE LA PREMIERE PAGE

Je ne sais pas s’il est vrai, comme ça se raconte, que nul, parmi les « critiques » littéraires (autoproclamés) qui ont commenté le roman à parution, ne s’est aperçu du procédé (le « lipogramme » = "j'abandonne une lettre") mis en œuvre, mais si tel est bien le cas, ça veut dire au moins une chose : GEORGES PEREC est un maître.

 

 

Non seulement il use d’une ficelle qui, quand on la connaît, crève les yeux au point qu’on ne voit plus qu’elle, mais il arrive à la dissimuler aux yeux les mieux exercés et les plus perspicaces sous la trame d’un authentique roman romanesque pleinement réussi.

 

 

La Disparition  raconte en effet, en environ 300 pages, l’histoire d’une disparition : celle, tout simplement, de la lettre E, la plus fréquente du français ! Cela a-t-il pu échapper à tout le monde ? Ça me paraît difficile, mais bon. Et pour faire bonne mesure, GEORGES PEREC s’offre le luxe d’un passage dépourvu non seulement de E, mais aussi de A. Vous pouvez essayer en famille, le soir : c’est un jeu de société comme un autre, après tout. Pas donné à tout le monde, quand même.

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ICI, ON EST P. 296 : UN JEU D'ENFANT, COMME ON VOIT

Et le pompon, la cerise sur la crème fouettée du délectable « Forêt Noire », c’est, trois ans après (1972), l’exercice inverse : on trouve en effet dans Les Revenentes l’emploi exclusif de mots dépourvus de toute autre voyelle que E. Ce n’est pas sans diverses « acrobaties » ou « approximations » (y compris dans La Disparition, où PEREC tord le bras plus d’une fois à l’orthographe canonique ou à la syntaxe). Et ça peut laisser sceptique.

 

 

On peut le dire : pour PEREC, la littérature commence AU PIED DE LA LETTRE. Je crois que ce qui pourrait définir le mieux la démarche littéraire de GEORGES PEREC, c'est précisément qu'il prend la littérature AU PIED DE LA LETTRE pour pouvoir JOUER avec elle.

 

 

 

Et là, on peut le dire : c’est le virtuose. C’est le premier violon super-soliste. Même son ami HARRY MATHEWS le reconnaît avec simplicité : dans les exercices d’ « ulcérations », il n’arrive pas à sa cheville. En un tournemain, il vous torche, vite fait sur un coin de table, un onzain hétérogrammatique en se jouant des difficultés. MATHEWS, en comparaison, il tire la langue (c'est lui qui le dit). Mais vous me direz : « onzain hétérogrammatique », qu’ès aco ?

 

 

Ça vient, ne poussez pas.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

dimanche, 03 juin 2012

CONTREPETERIE : LA FIN ?

Un peu d’histoire aujourd’hui, non pas du pet (JEAN FEIXAS et ROMI s’en sont occupés en 1991, avec Histoire anecdotique du pet Ramsay-Pauvert, ouvrage jovial et très documenté), mais du contrepet, cette perversion amicale et presque familiale du langage, et finalement de bonne compagnie. On pourrait prétendre, en poussant la logique de cette perversion gentille et sale jusqu’au bout, que les phrases « normales » que tout le monde prononce tout le temps, devraient être considérées comme des suites de  « contre-contrepets », c’est-à-dire, au fond, de la perversion revêtue du masque de la normalité. J'espère que vous suivez.

 

 

J’ai cité quelques noms. Il faut donc maintenant absolument préciser quels ont été les héros et les hérauts qui ont présidé au fabuleux destin de la contrepèterie dans la deuxième moitié du 20ème siècle, dont beaucoup ont trouvé refuge au sein de l’Oulipo, le céleste OUvroir de LIttérature POtentielle, fondé en 1960 par RAYMOND QUENEAU et FRANÇOIS LE LIONNAIS. Mais je parlerai de l’Oulipo une autre fois, sans ça, on n’est pas arrivés. Restons-en à la contrepèterie.

 

 

Disons quand même que FRANÇOIS LE LIONNAIS traîne derrière lui une lourde et terrible casserole. Dans ses Souvenirs désordonnés, JOSÉ CORTI (oui, celui de la maison d'édition magnifique) raconte qu'il doit (!?!) la mort de sa femme et de son fils dans les déportations de la deuxième guerre mondiale, à l'ahurissante et révoltante inconscience de cet homme, qui, d'après lui, tenait, si l'on peut dire, "table de résistance ouverte" dans les locaux de sa librairie, jusqu'au jour où il vit la Gestapo embarquer sa famille. J'imagine que l'événement ne l'a pas prédisposé à admirer les oeuvres nées de l'Oulipo.

 

 

A tout seigneur tout honneur. YVAN AUDOUARD, qui a inauguré la rubrique du Canard enchaîné intitulée « Sur l’Album de la Comtesse » (d’abord intitulée « la Comtesse M. de la F. », qui ne renvoie pas à l’antistrophe de RABELAIS (« molle de la fesse », mais l’intention est quand même bien d’induire en erreur), mais à la comtesse MAXINE DE LA FALAISE). A vrai dire, ce n’était pour Y. A. qu’un passe-temps exercé dans les moments creux. Il a en effet écrit beaucoup d’autres choses, dont un délicieux polar rigolard, Antoine le vertueux.

 

 

Il a par ailleurs laissé des sentences et autres apophtegmes frappés au marteau de la bonne forge, comme : « Je n’attendais rien d’elle. J’ai été comblé », ou : « C’est faire honneur au soleil que de se lever après lui ». Dans la préface qu’il a donnée au Manuel de contrepet de JOËL MARTIN (Albin Michel, 1986), il raconte l’exquise et délectable anecdote suivante :

 

 

« Du temps où j’étais responsable de "L’album de la comtesse", je reçus un coup de téléphone suppliant et affolé d’un chef d’entreprise qui me dit : « Je dirige un petit atelier de dessin industriel. Vous m’avez déjà coûté deux cents heures de travail. Mes dix-huit employés n’ont plus l’esprit à ce qu’ils font. Ils n’arrivent pas à trouver la contrepèterie de la semaine. » Elle était pourtant classique.

 

 

C’était le fameux : « Aucun homme n’est jamais assez fort pour ce calcul ». « Je vous en conjure, poursuivit le brave homme, donnez-moi la solution, sinon je suis ruiné ». Je la lui ai donnée. » La bonté d’YVAN AUDOUARD le perdra. Ah, on me dit qu’il est mort en 2004 ? Alors, paix à ses cendres. C’est vrai, qu’étant né en 1914, il avait le droit. Avant d’avaler sa chique, il a quand même écrit La Pastorale des Santons de Provence, à l’enregistrement de laquelle il a même participé, en donnant sa voix à l’âne.

 

 

Son successeur à « L’Album de la Comtesse » s’appelait LUC ETIENNE (né, lui en 1908, et décédé en 1984), qui fut, sauf erreur, Régent de Contrepet (ou d’Astropétique) au Collège de ’Pataphysique, a donné à « l’art de décaler les sons » l’ampleur et la noblesse d’un mode d’expression littéraire à part entière. Il a établi dans la durée la rubrique hebdomadaire du Canard, et l’a rendue indispensable comme un vrai rite.

 

 

Rompu à toutes sortes d’exercices de jonglerie avec les mots, il était néanmoins un scientifique averti (professeur de mathématiques), ainsi qu’un vrai musicien, par-dessus le marché. J’eus en ma possession, il y a déjà quelque temps, un fascicule intitulé Palindromes bilingues (anglais/français, c’était édité par le Cymbalum Pataphysicum).

 

 

Le palindrome, je ne sais pas si vous vous rappelez, c’est ce tour de force qui consiste à élaborer un texte qui puisse se lire indifféremment à l’endroit ou à l’envers, tout en gardant le même sens, parce qu’exactement symétrique (en miroir) autour de son point central, en ce qui concerne la suite des lettres.

 

 

GUY DEBORD a rendu hommage à la technique dans le titre de son film In girum imus nocte et consumimur igni (c’est du latin : « nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu », vous pouvez essayer dans les deux sens, ça marche, et c’est assez fortiche).

 

 

Le recordman de la discipline est sans contestation possible (quoiqu’un record soit a priori fait pour être battu) GEORGES PEREC, avec son texte de 1247 mots. Bon, c’est vrai qu’il ne faut pas être trop chatouilleux sur le sens de l’ensemble, mais la prouesse est là.

 

 

De LUC ETIENNE, j’ai gardé précieusement la cassette audio éditée par le Collège de ’Pataphysique en … (vulg. 1990) en hommage au Régent, qui, le diable d’homme, y présente des « palindromes phonétiques » et des « inverses phonétiques », dont l’incroyable début de Zazie dans le métro, du Transcendant Satrape RAYMOND QUENEAU.

 

 

Le successeur, en 1984, pour la rubrique du Canard enchaîné, des grands ancêtres qu’étaient YVAN AUDOUARD et LUC ETIENNE s’appelle JOËL MARTIN. Dans le civil, ce n’est pas un comique : c’est un ingénieur en physique nucléaire, il travaillait au CEA. Quand il est en uniforme, c’est indéniablement le pape qui porte sur sa tête la tiare de l’Eglise Contrepétante, dans la discipline de laquelle il a apporté la rigueur et la méthode propres à l’esprit des ingénieurs.

 

 

Et ça donne, dans Manuel de contrepet (Albin Michel, 1986, p. 320-321, j’aime bien la précision), des graphique savantissimes, en trois dimensions, qui sont supposés donner au lecteur les clés de la maison. C’est sûr que JOËL MARTIN, on dirait une usine à contrepet, qui tourne 24 / 24. Je pense qu’il doit faire la pause de temps en temps. Son agilité, qui plus est, est telle, qu’on a du mal à suivre. Pour un peu, je dirais qu’il est le PAGANINI de la contrepèterie.

 

 

Avec JOËL MARTIN, la contrepèterie acquiert la dignité de la Science, et je ne suis pas sûr que l’Université Française n’ouvrira pas, dans un avenir plus ou moins proche, une chaire de Contrepet, avec Licence, Maîtrise et Doctorat. Au point que cela risque d’en devenir intimidant pour le vulgum pecus auquel j’appartiens. Au point qu’on pourrait dire que « trop de science tue l’amour ».

 

 

JOËL MARTIN a pondu un nombre effrayant d'ouvrages sur la contrepèterie, à commencer par le Manuel de contrepet, en 1986, où il expose la méthode qu'il a mise au point pour fonder en science le contrepet, dans un chapitre horriblement savant (« Précis de Pataphysique (sans l'apostrophe obligatoire) du solide »), finissant par deux pages intitulées "morphologie, physiologie et pathologie du contrecube", et couvertes de schémas déliremment pataphysiques.

 

 

L'un d'eux mesure la tension artiérielle du contrapétiste, pour vous dire : on est dans le sérieux et le scientifique, mais il ne faut pas exagérer. De toute façon, ALFRED JARRY lui-même a donné l'exemple, dans le dernier chapitre des Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, intitulé « De la surface de Dieu ».

 

 

Le maître ouvrage de l'empereur de la contrepèterie, sorti en 2003 en collection "Bouquins", est sobrement intitulé Le Bible du contrepet (960 pages), et sous-intitulé "une bible qui compte pour décaler les sons" (deux permutations à faire).

 

 

JOËL MARTIN, en érigeant la contrepèterie en SYSTÈME, régi par des règles quasi-scientifiques (je dirai plutôt des règles quasi-mécaniques, puisque son système finirait presque par ressembler à une machine), risque de réduire le contrepet à un vulgaire tiroir des meubles de la cuisine oulipienne, dont il faudra bien un jour que je me décide, quoi qu’il m’en coûte (et quoiqu’il m’en coûte), à dire tout le mal que j’en pense, en tant qu’entreprise de destruction.

 

 

A mon avis, en effet, avec JOËL MARTIN, la contrepèterie a tout simplement perdu de vue Panurge, et ça, c’est plus que je ne peux supporter. Tout simplement parce que, dès qu’on fait de quelque chose d’humain, d’intimement lié au rire et à la joie, le support d’une THEORIE SCIENTIFIQUE, je fais comme le rat : je quitte le navire, même si je dois me noyer.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.