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samedi, 05 mars 2016

À PROPOS DE RAYMOND QUENEAU

QUENEAU PAR LECUREUR.jpgMODESTES CONSIDÉRATIONS APRÈS LECTURE

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J'ai donc relu, dernièrement, La Vie mode d’emploi (1978), le chef d’œuvre de Georges Perec. Il se trouve que l’auteur le dédie « à la mémoire de Raymond Queneau », mort quelque temps auparavant (en 1976). Il se trouve que je compte sur mes rayons, depuis le 6 juin 2002, la biographie du dit Raymond Queneau par Michel Lécureur (j'aime bien noter la date d'arrivée des bouquins chez moi). Il se trouve, là encore, que je ne l’avais pas ouverte. J’ai hélas tendance à acheter plus de livres que je n’en lis. 

Je viens donc de combler le retard : j’ai lu le récit par lequel Michel Lécureur rend compte de la trajectoire de l’auteur de Zazie dans le métro. Rien à voir avec la vibrante biographie de Perec par David Bellos : ici, on a affaire à un travail d’universitaire sérieux, exact, rigoureux, sec. Queneau est fort bien disséqué : difficile de prendre vie dans ces conditions. Cela n'empêche pas l'auteur de montrer l'état de béatitude qui le saisit en étudiant son sujet : il orthographie « coquetèle » sans guillemets, pour coller à la fantaisie orthographique de Queneau, qui était un maniaque de la réforme. Il voulait, disait-il, « rationaliser » l'écriture du français, lui ôter de son "incohérence" et de son "arbitraire".

Et puis, qu'est-ce qu'il en fait, des listes de noms, Lécureur ! Ceux qui publient dans un numéro de revue. Ceux qui ont tenu telle réunion. Ceux qui ont signé telle pétition. L'exhaustivité est un Graal. A sa décharge, peut-être le personnage de Queneau se prêtait-il à ce traitement : tout le monde n'est pas spontanément porté à la confidence, même cryptée, comme l'était Perec. Contrairement à ce dernier, Queneau n'écrivait sans doute pas "pour se faire aimer" (je me cite). Et contrairement à ce que dit Anne de Brunhoff de son ami Perec, Queneau ne donnait pas envie aux autres de le "materner". Comme s'il se souciait de tenir les autres en respect. Je veux dire : à distance de respect. Chacun son tempérament, après tout.

Pour dire les choses comme je les pense, les quelques livres de Raymond Queneau que j’ai lus (Zazie, évidemment, et puis Odile, Le Vol d’Icare, Les Fleurs bleues et Pierrot mon ami) m’ont souvent intéressé, ils m’ont aussi amusé : ils ne m’ont jamais touché. Quant à la poésie, je la laisse volontiers à qui l'apprécie. Les romans, j’ai presque tout oublié des deux derniers (qui est exactement Cidrolin ?). Du premier, je garde, comme tout le monde, le « retraite mon cul » (p.29 du roman) de la petite peste qui veut devenir institutrice rien que « pour faire chier les mômes », et le « Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire », du perroquet Laverdure. Je garde Odile également, non à cause de l'éloge des mathématiques qu'il sous-entend, mais de l’image caustique et dérisoire que le roman offre d’Anglarès-André Breton, le terriblement antipathique « pape du surréalisme » (il me semble me souvenir qu'ils passent beaucoup de temps à boire des bières dans les cafés). 

Quant au Vol d’Icare, je me souviens seulement de l’argument : un écrivain travaille à son prochain roman, et voilà-t-il pas que ses personnages prennent la poudre d’escampette. C'est dingue, si les personnages se mettent à faire chier leur accoucheur ! C'est du même acabit que le petit poème, que Michel Lécureur juge « délicieux » (!) : « Bon dieu de bon dieu que j’ai envie d’écrire un petit poème / Tiens en voilà justement un qui passe / Petit petit petit / viens ici que je t’enfile / sur le fil du collier de mes autres poèmes […] / la vache / il a foutu le camp » (p.283). J’y vois surtout, de mon côté, une ridicule manifestation de complaisance et de niaiserie puérile. Un délassement d'intello. Exactement le Collège de 'Pataphysique : des vieux savants dans la cour de récréation. La littérature de Raymond Queneau, tout en se prenant très au sérieux, a trop à voir avec le jeu.

La même niaiserie ludique dont sont atteints les poètes en vogue dans les écoles primaires, vous savez, ceux qui veulent « faire moderne » en faisant du langage un objet en soi, et du jeu de mots un plaisir "poétique", sans voir le dessèchement qui va avec (je pense à Prévert, évidemment, quand il prend au pied de la lettre : "battre la campagne". Je pense aussi à Guillevic : « J’ai vu le menuisier tirer parti du bois (…) Moi j’assemble des mots, et c’est un peu pareil ». C'est dans Terre à bonheur. Ben non, Eugène, c’est pas pareil du tout). Possible que j'en aie un peu marre de ces enfantillages, qui sont devenus autant de ponts-aux-ânes, parfois dogmatiques.

La valeur littéraire que les laudateurs et adulateurs (mordez l'anagramme) de Raymond Queneau ("Les Amis de Valentin Brû") confèrent à ses œuvres me semble surfaite. Il faut le savoir : Queneau est un adepte de la modernité, son truc, c’est la distance, et même la distanciation brechtienne (Lécureur en parle), celle qui érige le langage en objet autonome, en univers en soi, et qui tient à tout instant à établir une distance entre ce qu’il écrit et celui qui le lira. Chez de tels modernistes, la priorité absolue est accordée à l'intelligence, au détriment de la substance vivante.

Queneau refuse au lecteur le plaisir de l’identification affective ou psychologique aux personnages, ce vieux truc affreusement romantique et bourgeois. Il faut être résolument « moderne » et intelligent : il est interdit de se laisser prendre au jeu. Il ne faut jamais être dupe. Et Lacan l'a bien dit : « Les non-dupes errent ». Il faut montrer les trucages, ce qu’il fait par exemple dans Le Vol d’Icare (ah, "vol", sa polysémie !), où l’un des personnages imaginés par l’écrivain dont il est question a déserté le manuscrit pour s’embaucher comme mécanicien dans un garage. Que c'est bête, quand j'y réfléchis, ce littéralisme ! Non, les mots ne sont pas des choses. Je me rappelle le bouquin d'un certain John Langshaw Austin, Quand dire, c'est faire (les « speech acts » et tout ce qui s'ensuit). Rien de tel pour me « prendre les boyaux de la tête ». Je dis, définitivement : non, merci ! L'intelligence, pourquoi pas ? Mais pas à n'importe quel prix.

C’est Jean Lescure qui formule la sottise moderniste, qui fait du langage un objet de culte dévotieux : « Tout l’art "moderne" refuse l’usage qui en est fait, dénonce la sottise de ne l’utiliser que comme moyen, s’émerveille de lui reconnaître une sorte de pouvoir objectif » (p.456). L'objectivité du langage : il fallait y penser ! Quelle vanité, que de retourner le langage sur lui-même ! La première sottise est celle qui ne se sait pas telle. Que les moyens soient promus au rang des fins me semble une aberration majeure : ça m’amène à m’interroger sur le contenu même du discours, qui frise alors l’évanescence, pour ne pas dire l’inconsistance, la vacuité, l'inanité. Qu'est-ce que je dis, quand je dis que je dis ce que je fais en le faisant ? Je ne suis pas assez souple pour, à l'instar du serpent ou du mime Mnester (le "sphéricubiste" (Thiéry Foulc) de la Messaline d'Alfred Jarry), me mordre la queue.

Mes excuses aux mânes de Jean Lescure, qui était un homme charmant. 

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 17 février 2016

GEORGES PEREC

1994 DAVID BELLOS.jpg2/2 

Le génie qui fait de Perec un cas absolument particulier, c’est qu’il réunit (parmi d’autres) deux capacités très différentes, opposées ou complémentaires : d’une part, une invraisemblable virtuosité combinatoire, qui en a fait un maître du palindrome, du lipogramme, des mots croisés, etc., mais aussi l’ingénieux artisan de divers jeux qu’il proposa pendant un temps à la revue Ça m’intéresse. Et puis, un merveilleux sens de l'approximation phonétique, capable de lui fournir le fameux « les gnocchis, c'est l'automne », à partir du célèbre et socratique "gnôthi séauton" du temple de Delphes.GNÔTHI SEAUTON.jpg

D’autre part, une sensibilité hors du commun qui le met à l’affût de tout ce qui se présente à lui de la réalité. Sa curiosité est insatiable. On se dit parfois que son Graal à lui, c’est « l’aleph » de Jorge Luis Borges, le « Tout dans l’Un », cette sorte de pierre lumineuse dissimulée sous la marche d’une cave banale, mais qui, quand on l’examine de près, montre l’univers entier en train de défiler dans la totalité multiple de ses espaces et de ses temps (je m’étonne en passant que l’index, à la fin du Georges Perec de David Bellos, ne comporte que trois (+ 1) occurrences du nom de l’auteur de Buenos Aires ; mais bon). 

Et par-dessus tout ça, Perec vous donne en étrenne la vulnérabilité à vif de son existence d’enfant juif qui a eu la chance, réfugié à Villard-de-Lans, d’échapper au nazisme. A noter, dans la biographie de Bellos, la différence qu’il note entre l’occupation du Vercors par les Italiens et le moment où les Allemands vont les remplacer, beaucoup plus organisés et déterminés. 

Le génie de Georges Perec, donc, a pu prendre son envol grâce au carcan des contraintes formelles. Comme s’il avait eu besoin d’un cadre qui lui servît de bercail. Cela suffit-il à fabriquer du « poétique » ? Le biographe David Bellos semble le croire (voir p.689 de son Georges Perec). Personnellement, j’ai un peu de mal : Alphabets, La Clôture, qui rassemblent des « poèmes », appartiennent de façon trop évidente à de la littérature expérimentale. 

ALPHABETS 1.jpg

Exemple d' « ulcérations ».

Si si ! C'est un poème, on vous dit !

Perec était, hélas, un adepte de la musique dodécaphonique d’Arnold Schönberg. J’expliquerais volontiers cet égarement du goût par sa tournure d’esprit particulière, qui met la combinatoire au cœur du processus de création. Or, la musique sérielle a été conçue dès le départ comme une machine combinatoire qui, en plaçant tous les sons de la gamme à égalité (abandon de la tonalité, ce principe qui les organise a priori), multiplie mathématiquement les possibilités d’arrangements des sons entre eux, ce qui ne pouvait que plaire à l’écrivain. Les arts en général, la littérature en particulier, envisagés sous l'angle de leur potentiel infini d'innovation formelle, promue au rang d'un idéal considéré en lui-même et pour lui-même. L'impasse, quoi.

Par-dessus le marché, Perec était sans doute séduit, dans le dodécaphonisme, par la notion de contrainte : le fait d’établir une succession de douze sons, puis de la triturer dans tous les sens (forme droite, rétrograde, miroir, miroir du rétrograde) fait obligatoirement penser aux « onzains hétérogrammatiques », structure à partir de laquelle il élaborait ses poèmes. Que le résultat musical ou poétique soit impénétrable à l’auditeur ou au lecteur lambda, peu importe : il reste toujours à l'artiste le contentement d’avoir réalisé une prouesse. 

Tant pis pour moi, que cette priorité exagérée accordée à la forme aurait plutôt tendance à décourager. Je ne conteste pas, du reste, le fait que Perec ait eu besoin de contraintes structurelles pour y loger ses propres contenus (j’ai entendu de la bouche même d’Harry Mathews, son meilleur ami, que sans les contraintes oulipiennes, Perec n’aurait pas été Perec), mais je maintiens qu’on ne saurait lire, par exemple, La Disparition comme n’importe quel autre roman : qu’on le veuille ou non, l’effet de fascination provoqué par le procédé est un obstacle puissant. 

David Bellos le dit d'ailleurs lui-même, à propos du grand palindrome de Perec : « Les facultés critiques y sont en effet paralysées par la connaissance de la contrainte formelle ; lorsque l'on sait qu'il s'agit d'un palindrome géant, on a tendance à ne plus voir que cette structure palindromique » (p.451). Que vaut, en effet, un texte ainsi obtenu ? Qu'en reste-t-il littérairement si on lui ôte la contrainte ? Bonnes questions.

Mais attention, il serait stupide de prétendre que le travail de Perec est purement formel : W ou le souvenir d'enfance, Un Homme qui dort sont des livres qui touchent le lecteur. Hormis les machines à produire du texte (palindrome, "ulcérations", etc.), véritables hérissons d'obstacles à la lecture, Georges Perec est certainement un cas unique, par la façon qu'il a d'habiter, d'animer et de faire vivre des structures, en y insufflant de la substance vitale.

Mais il y a autre chose, au sujet de la forme et de la structure : que des gens savants et facétieux se rassemblent pour ouvrir un laboratoire (Oulipo) pour élaborer des machines littéraires, c’est typique d’un certain rapport à la modernité : le même rapport d’adhésion au principe d’innovation qu’on observe tout au long du 20ème siècle dans tous les arts. Il est vrai qu'introduire la machine dans la production de l'art avait été envisagé par Alfred Jarry : on trouve en effet dans Faustroll (XXXIV, Clinamen) : « ... Cependant, après qu'il n'y eut plus personne au monde, la Machine à Peindre, animée à l'intérieur d'un système de ressorts sans masse, tournait en azimut dans le hall de fer du Palais des Machines ... etc. ». Allons, Jarry annonçait bien le 20ème siècle.

Ainsi, les peintres se sont libérés du carcan des techniques picturales de représentation pour mettre en évidence, au choix, la ligne, la surface, la toile, la couleur, la matière, et même la salle d’exposition ou le visiteur. Cela a donné « l’art contemporain ». De même, certains musiciens ont pratiqué le « sérialisme intégral » (touchant cette fois tous les paramètres musicaux : hauteurs, timbres, intensités, durées, …). En simplifiant, cela a donné la « musique contemporaine ». J’ai dit ce que j’en pense il y a déjà quelque temps (du 6 au 17 décembre 2015). 

De même l’Oulipo, en prétendant en finir avec le subjectivisme de la littérature courante (l’ « inspiration », le « génie », stéréotypes bêtement entachés de romantisme et d'affectivité), en plaçant sur le devant de la scène les diverses logiques formelles (les "machines") mises au point par les écrivains, en faisant des rouages et tubulures du moteur un objet de recherche en soi, a donné l’illusion à tout un chacun qu’un créateur sommeillait peut-être en lui.

On peut aussi dire que l'Oulipo, en inventant le "délassement intelligent", met entre parenthèses la gravité sérieuse du savoir universitaire, le temps d'une récréation où puissent s'ébattre les intellectuels. N'ai-je pas entendu Jean Lescure (la méthode "S+7") glisser à son vieux compère Noël Arnaud (Alfred Jarry, Dragée haute, ...) : « Alors, on va oulipoter ? » ? Bon, la récréation, ce n'est tout de même pas le bac à sable, mais il y a quand même de l'enfance là-dedans.

On a vu ensuite les recherches de l'Oulipo croître et embellir, au point que l'invention de contraintes nouvelles semble être devenue, à part entière, un genre littéraire autonome (aux dernières nouvelles on en est au n°225 de la "Bibliothèque oulipienne"). Certains voient là une « démocratisation ». Je crois plutôt que l'aspect ludique des exercices oulipiens explique pour une large part leur popularité : à quoi servirait, dans la littérature, qu'un auteur produise un ouvrage fondé sur une contrainte inventée par un autre ? Il aurait bonne mine, oui. L'auteur de la contrainte serait en droit de l'accuser de plagiat : un comble !

Il y a de la frénésie égalitariste dans les fondements de l’Oulipo. J'y vois aussi, paradoxalement, un bel exemple de snobisme littéraire, même si les fondateurs et les premiers membres (les dix-huit de LA photo) furent exempts, je crois, de cette bassesse. Il reste que l'Oulipo a inventé cette bête étrange : l'égalitarisme snob. L'oxymore nouveau est arrivé. 

J'ai tendance à voir là la simple exploitation d'un filon : après le cul de sac, il n'y a qu'à continuer à creuser pour continuer à faire tourner la machine. La contrainte pour la contrainte, en quelque sorte. Comme une belle machine qui tourne toute seule, à vide, pour le seul plaisir de tourner. A quand la contrainte permettant de produire des contraintes nouvelles (la contrainte au carré) ? Comme quoi, l'Oulipo est comme la plupart des organisations : il a du mal à envisager sa propre disparition. L'Internationale Situationniste de Guy Debord fait figure d'exception.

OULIPO.jpg

Et puis je n’y peux rien : la pullulation de ce qu’il est convenu d’appeler « ateliers d’écriture » a quelque chose de déprimant à mes yeux. Vous voulez écrire ? On va vous apprendre. Cette mode qui a été importée des Etats-Unis (où l'on apprend à pondre des romans aussi contondants que des pavés) tend à sacraliser l’idée de procédés littéraires : devenez écrivain en vingt leçons, vous voyez le genre. Au choix, la méthode Assimyl ou le livre de recettes de cuisine. Cela permet à des petits malins de se donner le beau rôle. Certains en ont tiré des sources de revenus, et il suffit d’écouter l’émission « Des papous dans la tête », sur France Culture, pour assister au spectacle ennuyeux de gens savants payés pour offrir un spectacle laborieux de divertissement fastidieux. Et pour tout dire pénible.

Georges Perec, soyons-en sûr, n’aurait pas participé aux « Papous dans la tête ». Quoique ...

Voilà ce que je dis, moi.

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mardi, 13 décembre 2011

J'AI LU "MASSE ET PUISSANCE" D'ELIAS CANETTI

J’ai mentionné récemment, en passant, ce livre étrange, Masse et puissance, d’ELIAS CANETTI, dont, apparemment, seul le premier volume a paru. Un fort livre de 500 pages, mais surtout un livre dense, fourmillant de notations diverses, puisées pour le moins dans le magnum, que dis-je, dans le nabuchodonosor de l’immense érudition de son auteur. Qui fait partie des livres éminents et rares qui exigent de leur lecteur un travail véritable. Et toc ! Elle est pas bien tournée, ma phrase ?

 

 

C’est donc un drôle de livre. En tout cas, certainement pas une thèse universitaire. Beaucoup de gens divers lui manifestent constamment et à haute voix une grande révérence. C’est cette diversité et, peut-être aussi, cette constance, qui m’ont incité à y mettre le nez.

 

 

Eh bien je peux vous le dire : c’est en effet un drôle de livre, qui tient un peu de la thèse universitaire, mais d'une façon baroque. Je ne sais pas si vous avez déjà vu de près une perle « baroque » : ni sphérique, ni "en poire", elle est sortie comme ça de l'huître, comme un monstre, c'est boursouflé, ça part un peu dans tous les sens. Vous n'en verrez pas deux semblables : elle est UNIQUE. Le bouquin de CANETTI, c'est pareil. Je ne suis pas sûr qu'un jury d'université aurait accepté un tel objet. Il suffit de jeter un oeil à la table des matières pour s'en rendre compte.

 

 

Et puis en plus, c'est très sérieux du visage, très solide de la matière, certes, mais avec du poétique dans le regard. Je ne sais pas bien comment, mais ce livre a du GASTON BACHELARD, je veux dire de la vraie moelle dans les concepts. Bon, il y a deux BACHELARD : celui qui a écrit des livres « sérieux », je veux dire qui me font mal au pied en me tombant des mains. Et celui, beaucoup plus aimable et courtois, imprégné de culture générale, et en particulier de littérature, qui a écrit des livres aimables et courtois.

 

 

Vous, par exemple, est-ce qu’il vous prendrait l’idée d’écrire La Valeur inductive de la Relativité ? Eh bien moi non plus. Et Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne ? Pas davantage. L’Activité rationaliste de la physique contemporaine ? Encore moins, je suis bien d’accord avec vous. Mais il avait sûrement ses preuves à faire dans un milieu sourcilleux quant aux compétences des impétrants. Il faut se montrer compréhensif. Chacun ses faiblesses, GASTON BACHELARD comme les autres. 

 

 

Une faiblesse peut même être charmante, comme celle que raconte le bon JEAN LESCURE (l'oulipien inventeur de la désormais célèbre méthode S + 7, dite encore n + x) dans Un Eté avec Bachelard, le jour où le vieux maître, rentrant chez lui pendant la guerre, laisse échapper son litre de vin pour le repas du soir. Par miracle, la bouteille reste intacte, mais se met à rouler sur le trottoir en pente, et voilà notre philosophe des sciences qui se met à cavaler avec sa longue barbe blanche pour éviter le pire. Ce genre d'anecdote remet la philosophie à portée d'homme, je trouve.

 

 

Pas le BACHELARD, donc, des traités scientifiques,  mais le BACHELARD de la terre, de l’eau, de l’air et du feu. Des sens et des images. Enfin, le Bachelard des éléments. Celui de l’imagination poétique en action. Dont j’ai beaucoup aimé les livres sans en comprendre la méthode, si toutefois il y en avait une. L’Air et les songes, L’Eau et les rêves, La Terre et les rêveries du repos, La Terre et les rêveries de la volonté. Voilà le corpus. De purs ouvrages de culture.

 

 

ELIAS CANETTI, dans Masse et puissance, semble parfois s’exprimer comme le philosophe. J’ai même noté « Bachelard » dans la marge d’un passage. Le chapitre intitulé « Les symboles de la masse » examine tour à tour le feu, la mer, la pluie, le fleuve, la forêt, d’autres éléments, ce qui, en soi, est déjà très bachelardien. Donc sympathique.

 

 

Voici ce qu’il dit dans un paragraphe sur le sable : « Le mouvement incessant du sable a pour conséquence qu’il tient à peu près le milieu entre les symboles fluides et les symboles solides de la masse. Il forme des vagues comme la mer, il peut s’élever en nuées tourbillonnantes ; la "poussière" n’est qu’un sable plus fin ». Vous voulez que je vous dise ? On croirait du BACHELARD. Et il parle des masses humaines ! Ça fait drôle.

 

 

Je veux dire par là que ce n’est pas ici un intellect desséché qui travaille sur des concepts, mais un homme humain qui pense à sa propre vie et à son rapport avec celle des autres. Qui pense à l’histoire, la grande, dont sa vie ne saurait être séparée. Et qui, dans cette histoire, continue à exister en homme. Et en poète. Il y a du poète chez CANETTI. C’est peut-être ce qui déboussole le lecteur. Et l'universitaire. 

 

 

Il y a même un chapitre intitulé « Sur le sentiment des cimetières », qui commence ainsi : « Les cimetières exercent une grande attirance ; on va les visiter même quand on n’y a personne ». Quelle phrase merveilleuse (« quand on n’y a personne ») ! Je pense évidemment à « La Ballade des cimetières », de notre tutélaire GEORGES BRASSENS : « J’ai des tombeaux en abondance, des sépultures à discrétion, dans tous les lieux de quelque importance, j’ai ma petite concession ».

 

 

Et si ELIAS CANETTI se met à la place du visiteur, c’est évidemment qu’il est le visiteur. Mais cette visite a un côté rêveur particulier : « Voici quelqu’un qui a vécu trente-deux ans, un autre là-bas quarante-cinq ans. Le visiteur est déjà plus âgé, et ceux-là sont pour ainsi dire hors de course. Il en trouve beaucoup qui ne sont pas arrivés aussi loin que lui, et quand ils ne sont pas morts à un âge trop tendre, leur sort ne suscite aucun regret. Mais il y en a aussi beaucoup qui le dépassent. Il s’y trouve des hommes de soixante-dix ans, en voici même un qui a vécu plus de quatre-vingts ans ». Je pourrais continuer, car la voix qui parle y incite. C’est fou, si l’on y pense, ce propos qui avance, qui continue et qui vous entraîne.

 

 

En l’occurrence, là où cette pensée vous amène, c’est à une sorte de compétition non écrite entre le vivant qui passe (« entre les pins palpite, entre les tombes, Midi le juste y compose de feu ») et les corps décomposés qui gisent sous les pierres tombales, gravées, avec le nom, des seuls moments de début et de fin du spectacle jadis offert aux vivants par la personne ici enfouie. Il traduit : « Combien me reste-t-il à vivre ? » par : « Qu’est-ce qui vous empêche de devenir nonagénaire ? ». 

 

 

C’est vrai, ça. Qu’est-ce qui m’empêche de devenir un vieillard breneux, grabataire, incontinent et insupportable ? C'est ce que dit JACQUES BREL : « Quand je serai vieux, je serai insupportable ». De toute façon, qui est-ce qui supporte les vieux, aujourd'hui ? Je vais vous dire : pour supporter les vieux, aujourd'hui, il faut que ce soit un métier. Et c'est le métier de ceux qui sont payés pour ça. Ce qui ne veut pas dire qu'ils les supportent, mais au moins, ils s'en occupent. Avec quelques autres. Ne soyons pas trop injuste.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Suite et fin demain.