vendredi, 15 mars 2019
UN PORTRAIT DE MACRON ...
...PAR UN "AMI QUI LUI VEUT DU BIEN"
J’ai découvert les coulisses du métier de journaliste dans le livre de François Ruffin, Les Petits soldats du journalisme (Les Arènes, 2003). Ce n’est certes pas un livre neutre : il rue dans les brancards, il est impitoyable avec les règles, les méthodes et, disons-le, l’idéologie inculquées par le CFJ (Centre de Formation des Journalistes, Paris) aux étudiants qui se voient un avenir dans la presse écrite ou audiovisuelle. J’avais embrayé sur Journalistes au quotidien d’Alain Accardo, qui décrivait la précarité grandissante des journalistes, et souvent la futilité des missions confiées par leur N+1, je me souviens en particulier du passage concernant les JRI (Journalistes Reporters Image, qui travaillent pour la télé, la grande dévoreuse de spectaculaire, et qui sont parachutés sur le terrain dès qu'il y a une inondation, un glissement de terrain, un tremblement de terre, etc.).
J’avais trouvé désagréable en plusieurs occasions le ton du livre de Ruffin, à commencer par une agressivité déplacée : il a beau soutenir je ne sais plus où que ce qui le guide c’est d’abord l’enquête, il ne peut s’empêcher de mordre, et c’est parfois pénible. Ce qui atténue le désagrément, c’est qu’il se considère comme plus ou moins minable et raté, mais selon lui, c’est ce qui le rapproche de « La France d’en bas », à laquelle n’a jamais appartenu Emmanuel Macron, son ancien condisciple à La Providence à Amiens, qu’il présente comme imbu de lui-même et jamais effleuré par le doute sur ses espoirs, ses aptitudes et ses possibilités.
François Ruffin a écrit Ce Pays que tu ne connais pas (Les Arènes, 2019) pour dresser un portrait en pied de celui qui est devenu président de la République, un livre qu’il présente quelque part comme un « uppercut au foie », oxymore amusant pour qui s’intéresse un peu au « noble art » de la boxe (sauf erreur, « upper » veut dire « vers le haut »), mais bon. Les « bonnes feuilles » publiées dans Fakir (n°88, janvier-avril 2019) sont intéressantes à plus d’un titre.
En premier lieu, Macron y est dépeint comme un garçon qui a été dorloté dans un cocon de langage par sa grand-mère Manette. Macron se meut en effet dans l’univers des mots plus aisément qu’un poisson dans l’eau, comme si, pour lui, prononcer un mot donnait l’existence à un objet ou à un être qu’il tient dans sa main.
Ce rapport aisé au langage explique sans doute pourquoi le président s’est révélé un orateur doué dès sa campagne électorale, et qu’en matière de discours, il laisse sur place sans effort ses deux prédécesseurs, qui n’étaient pas des tribuns, tant le premier était sommaire et le second pitoyable. A part ça, il faudrait quand même que quelqu’un dise à Ruffin qu’Oulipo (de Queneau, Le Lionnais et quelques épigones, Perec, la recrue majeure, ne venant qu’ensuite) ne veut pas dire « Ouvroir de littérature poétique ». Passons.
Le revers de la médaille est évidemment le rapport que le bonhomme Macron entretient avec le granit de la réalité, auquel son front ne s’est jamais heurté. Car en deuxième lieu, l’élève brillant, qui a été admiré par beaucoup de camarades et même par des professeurs (l’un d'eux humilie sa propre fille en parlant à la table de famille de « ce garçon exceptionnel ») accomplit un parcours semé de pétales de rose, un peu comme sur un petit nuage, comme s’il avait toujours été entouré de louanges, de caresses et de courtisans. C'est peut-être comme ça que le pouvoir s'apprend, mais cela induit un rapport pour le moins "feutré" et distant avec la réalité commune et partagée avec le plus grand nombre. Son front porte le signe de l'élite.
C'est à cause de ce parcours lisse et préservé des intempéries, Macron ne s’étant jamais colleté avec les duretés de la vie, qu'on ne voit pas comment il pourrait trouver des solutions à celles du monde : « Toute votre adolescence se déroule, dirait-on, sous les hourras et les vivats ! Sous un concert d’applaudissements permanents ! ». Ce n’est certes pas le cas de François Ruffin : « … j’ai connu ça, des années durant, la médiocrité, la nullité, le sentiment de n’être rien et de ne rien valoir … ». Mais il en fait un argument : « J’en tire une force, de toutes ces faiblesses : l’empathie. Dans les blessures des autres, j’entends mes blessures ».
J’ai tendance à lui faire crédit de cette affirmation : les voix fêlées de Bessie Smith et Billie Holiday, deux fracassées de la vie, m’émeuvent davantage que les virtuoses et rayonnantes de plénitude Ella Fitzgerald ou Sarah Vaughan. L’empathie est l’enfant de la souffrance. L’empathie ne s’apprend pas dans les livres : elle découle de la vie. Les premiers de la classe, ceux qui n’ont jamais été mis en difficulté, ne peuvent pas savoir ça, tout simplement parce qu’ils ne l'ont jamais ressenti. La dure réalité du monde a la consistance d'une abstraction dans l'esprit de Macron, pour qui elle n'est qu'un ensemble de données chiffrées et d' "objets de dossiers à traiter".
En troisième lieu, François Ruffin met le doigt sur ce qui fait la plus grande faiblesse d’Emmanuel Macron à son avis (et au mien). Bénéficiant de toutes les facilités, dont celle de la parole, il séduit et fascine, mais il n’y a pas grand-chose derrière. Et les gogos gobent. Ainsi témoigne Jean-Baptiste de Froment, ancien "collègue" au lycée Henri IV: « Au départ, on était impressionnés car il était très à l’aise, il était assez bon en name dropping culturel. Puis les premières notes sont tombées et là on s’est dit "c’est du pipeau". Il parlait très bien, singeant le langage universitaire à la perfection, mais c’était au fond assez creux ».
Comment fait-il, ayant raté l’entrée à Normal Sup’, pour être qualifié d’ancien « normalien » dans les magazines, voire « normalien d’honneur » par le journaliste Alain-Gérard Slama ? Mystère. Toujours est-il que cette « erreur » ouvre bien des perspectives sur un aspect crucial de la personnalité du président : le bluff, cette poudre magique faite pour les gogos intrinsèques. La même « erreur » est commise par plusieurs organes de presse qui font de Macron un titulaire de doctorat, alors que son supposé maître de thèse, le fameux Etienne Balibar, « n’en conserve "strictement aucun souvenir" », ulcéré par le culot de l’homme qui invoque indûment son nom.
Quant au patronage philosophique de "saint Paul Ricœur" sous lequel s’est placé publiquement Macron, il est, selon Ruffin, complaisamment amplifié : « Qu’avez-vous fait pour ce philosophe ? De l’archivage, un peu de documentation, les notes de bas de page, la bibliographie mise en forme ».
La philosophe Myriam Revault-d’Allonnes (membre du fonds Ricœur, s'il vous plaît) remet impitoyablement les choses en place : « Il en tire un bénéfice totalement exagéré. Ricœur était sensible à la notion de solidarité. Or, chez Macron, le conservatisme est assimilé à l’archaïsme supposé des acquis sociaux et le progressisme à la flexibilité et la dérégulation économique. Ce n’est ni un intellectuel, ni un homme d’Etat, mais un technocrate, certes intelligent et cultivé, mais représentant une pensée de droite libérale assez classique ». Emmanuel Macron ? Pas un homme d’Etat, mais un technocrate de droite. Du bluff, on vous dit.
Son culot lui fait introduire son livre Révolution par cette phrase incroyable : « Affronter la réalité du monde nous fera retrouver l’espérance ». Il faut oser, quand on est resté constamment bien à l’abri des réalités du monde et de ses vicissitudes.
Je fais volontairement abstraction du flot de commentaires de François Ruffin, qui disent davantage sur lui-même que sur la tête qui lui sert de punching-ball : expression souvent agressive ou caricaturale, jugements dont le lecteur se fout comme de l'an quarante et qui transforment le combat politique en jeu de fléchettes ou en tir aux pipes forain. Toutes ses rancœurs et diatribes sont carrément inutiles et n'apprennent rien à personne. Je n'ai strictement rien à faire de ses états d'âme, quand il laisse le désir d'épanchement de son moi envahir son métier de journaliste. Il vaut mieux décrire à la façon d'un scientifique ou d'un journaliste, il ne sert à rien de lancer des piques, qui disqualifient finalement le discours qu'on voulait critique.
En revanche, tout ce qui relate des faits ou des témoignages de première main est impeccable. Quand Ruffin se contente de faire son métier, le propos est imparable, car les faits se suffisent à eux-mêmes. Je passe sous silence les deux dernières parties de ces « bonnes feuilles » : « Au contact, le candidat – 2017 » et « Monsieur Thiers startupper, le président – 2019 », tout cela étant largement connu, du fait de la médiatisation servile qui fait d’Emmanuel Macron un point fixe national (un point de fixation ?) depuis son élection. A la réflexion, je ne lirai sans doute pas le livre de Ruffin.
Il reste que la France, en 2017, s’est mise entre les pattes d’un homme dangereux, dont le projet, raconté par un autre journaliste (je ne sais plus si c'est Jean-Dominique Merchet ou Marc Endeweld, le 5 décembre 2018 sur France Culture) avant l’accession de Macron à la présidence, est d’en finir une bonne fois pour toutes avec le système de protection sociale français, sans parler des intentions présidentielles de cravacher le pays jusqu'au sang, jusqu’à ce que tout le monde, de gré ou de force, soit enfin entré dans la féroce compétition économique qui ravage la planète et l'humanité. Et tant pis pour les attardés, les paresseux, les Gaulois, les impotents ! Ils sont attendus de pied ferme dans les "ténèbres extérieures".
Voilà ce que je dis, moi.
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mercredi, 17 février 2016
GEORGES PEREC
2/2
Le génie qui fait de Perec un cas absolument particulier, c’est qu’il réunit (parmi d’autres) deux capacités très différentes, opposées ou complémentaires : d’une part, une invraisemblable virtuosité combinatoire, qui en a fait un maître du palindrome, du lipogramme, des mots croisés, etc., mais aussi l’ingénieux artisan de divers jeux qu’il proposa pendant un temps à la revue Ça m’intéresse. Et puis, un merveilleux sens de l'approximation phonétique, capable de lui fournir le fameux « les gnocchis, c'est l'automne », à partir du célèbre et socratique "gnôthi séauton" du temple de Delphes.
D’autre part, une sensibilité hors du commun qui le met à l’affût de tout ce qui se présente à lui de la réalité. Sa curiosité est insatiable. On se dit parfois que son Graal à lui, c’est « l’aleph » de Jorge Luis Borges, le « Tout dans l’Un », cette sorte de pierre lumineuse dissimulée sous la marche d’une cave banale, mais qui, quand on l’examine de près, montre l’univers entier en train de défiler dans la totalité multiple de ses espaces et de ses temps (je m’étonne en passant que l’index, à la fin du Georges Perec de David Bellos, ne comporte que trois (+ 1) occurrences du nom de l’auteur de Buenos Aires ; mais bon).
Et par-dessus tout ça, Perec vous donne en étrenne la vulnérabilité à vif de son existence d’enfant juif qui a eu la chance, réfugié à Villard-de-Lans, d’échapper au nazisme. A noter, dans la biographie de Bellos, la différence qu’il note entre l’occupation du Vercors par les Italiens et le moment où les Allemands vont les remplacer, beaucoup plus organisés et déterminés.
Le génie de Georges Perec, donc, a pu prendre son envol grâce au carcan des contraintes formelles. Comme s’il avait eu besoin d’un cadre qui lui servît de bercail. Cela suffit-il à fabriquer du « poétique » ? Le biographe David Bellos semble le croire (voir p.689 de son Georges Perec). Personnellement, j’ai un peu de mal : Alphabets, La Clôture, qui rassemblent des « poèmes », appartiennent de façon trop évidente à de la littérature expérimentale.
Exemple d' « ulcérations ».
Si si ! C'est un poème, on vous dit !
Perec était, hélas, un adepte de la musique dodécaphonique d’Arnold Schönberg. J’expliquerais volontiers cet égarement du goût par sa tournure d’esprit particulière, qui met la combinatoire au cœur du processus de création. Or, la musique sérielle a été conçue dès le départ comme une machine combinatoire qui, en plaçant tous les sons de la gamme à égalité (abandon de la tonalité, ce principe qui les organise a priori), multiplie mathématiquement les possibilités d’arrangements des sons entre eux, ce qui ne pouvait que plaire à l’écrivain. Les arts en général, la littérature en particulier, envisagés sous l'angle de leur potentiel infini d'innovation formelle, promue au rang d'un idéal considéré en lui-même et pour lui-même. L'impasse, quoi.
Par-dessus le marché, Perec était sans doute séduit, dans le dodécaphonisme, par la notion de contrainte : le fait d’établir une succession de douze sons, puis de la triturer dans tous les sens (forme droite, rétrograde, miroir, miroir du rétrograde) fait obligatoirement penser aux « onzains hétérogrammatiques », structure à partir de laquelle il élaborait ses poèmes. Que le résultat musical ou poétique soit impénétrable à l’auditeur ou au lecteur lambda, peu importe : il reste toujours à l'artiste le contentement d’avoir réalisé une prouesse.
Tant pis pour moi, que cette priorité exagérée accordée à la forme aurait plutôt tendance à décourager. Je ne conteste pas, du reste, le fait que Perec ait eu besoin de contraintes structurelles pour y loger ses propres contenus (j’ai entendu de la bouche même d’Harry Mathews, son meilleur ami, que sans les contraintes oulipiennes, Perec n’aurait pas été Perec), mais je maintiens qu’on ne saurait lire, par exemple, La Disparition comme n’importe quel autre roman : qu’on le veuille ou non, l’effet de fascination provoqué par le procédé est un obstacle puissant.
David Bellos le dit d'ailleurs lui-même, à propos du grand palindrome de Perec : « Les facultés critiques y sont en effet paralysées par la connaissance de la contrainte formelle ; lorsque l'on sait qu'il s'agit d'un palindrome géant, on a tendance à ne plus voir que cette structure palindromique » (p.451). Que vaut, en effet, un texte ainsi obtenu ? Qu'en reste-t-il littérairement si on lui ôte la contrainte ? Bonnes questions.
Mais attention, il serait stupide de prétendre que le travail de Perec est purement formel : W ou le souvenir d'enfance, Un Homme qui dort sont des livres qui touchent le lecteur. Hormis les machines à produire du texte (palindrome, "ulcérations", etc.), véritables hérissons d'obstacles à la lecture, Georges Perec est certainement un cas unique, par la façon qu'il a d'habiter, d'animer et de faire vivre des structures, en y insufflant de la substance vitale.
Mais il y a autre chose, au sujet de la forme et de la structure : que des gens savants et facétieux se rassemblent pour ouvrir un laboratoire (Oulipo) pour élaborer des machines littéraires, c’est typique d’un certain rapport à la modernité : le même rapport d’adhésion au principe d’innovation qu’on observe tout au long du 20ème siècle dans tous les arts. Il est vrai qu'introduire la machine dans la production de l'art avait été envisagé par Alfred Jarry : on trouve en effet dans Faustroll (XXXIV, Clinamen) : « ... Cependant, après qu'il n'y eut plus personne au monde, la Machine à Peindre, animée à l'intérieur d'un système de ressorts sans masse, tournait en azimut dans le hall de fer du Palais des Machines ... etc. ». Allons, Jarry annonçait bien le 20ème siècle.
Ainsi, les peintres se sont libérés du carcan des techniques picturales de représentation pour mettre en évidence, au choix, la ligne, la surface, la toile, la couleur, la matière, et même la salle d’exposition ou le visiteur. Cela a donné « l’art contemporain ». De même, certains musiciens ont pratiqué le « sérialisme intégral » (touchant cette fois tous les paramètres musicaux : hauteurs, timbres, intensités, durées, …). En simplifiant, cela a donné la « musique contemporaine ». J’ai dit ce que j’en pense il y a déjà quelque temps (du 6 au 17 décembre 2015).
De même l’Oulipo, en prétendant en finir avec le subjectivisme de la littérature courante (l’ « inspiration », le « génie », stéréotypes bêtement entachés de romantisme et d'affectivité), en plaçant sur le devant de la scène les diverses logiques formelles (les "machines") mises au point par les écrivains, en faisant des rouages et tubulures du moteur un objet de recherche en soi, a donné l’illusion à tout un chacun qu’un créateur sommeillait peut-être en lui.
On peut aussi dire que l'Oulipo, en inventant le "délassement intelligent", met entre parenthèses la gravité sérieuse du savoir universitaire, le temps d'une récréation où puissent s'ébattre les intellectuels. N'ai-je pas entendu Jean Lescure (la méthode "S+7") glisser à son vieux compère Noël Arnaud (Alfred Jarry, Dragée haute, ...) : « Alors, on va oulipoter ? » ? Bon, la récréation, ce n'est tout de même pas le bac à sable, mais il y a quand même de l'enfance là-dedans.
On a vu ensuite les recherches de l'Oulipo croître et embellir, au point que l'invention de contraintes nouvelles semble être devenue, à part entière, un genre littéraire autonome (aux dernières nouvelles on en est au n°225 de la "Bibliothèque oulipienne"). Certains voient là une « démocratisation ». Je crois plutôt que l'aspect ludique des exercices oulipiens explique pour une large part leur popularité : à quoi servirait, dans la littérature, qu'un auteur produise un ouvrage fondé sur une contrainte inventée par un autre ? Il aurait bonne mine, oui. L'auteur de la contrainte serait en droit de l'accuser de plagiat : un comble !
Il y a de la frénésie égalitariste dans les fondements de l’Oulipo. J'y vois aussi, paradoxalement, un bel exemple de snobisme littéraire, même si les fondateurs et les premiers membres (les dix-huit de LA photo) furent exempts, je crois, de cette bassesse. Il reste que l'Oulipo a inventé cette bête étrange : l'égalitarisme snob. L'oxymore nouveau est arrivé.
J'ai tendance à voir là la simple exploitation d'un filon : après le cul de sac, il n'y a qu'à continuer à creuser pour continuer à faire tourner la machine. La contrainte pour la contrainte, en quelque sorte. Comme une belle machine qui tourne toute seule, à vide, pour le seul plaisir de tourner. A quand la contrainte permettant de produire des contraintes nouvelles (la contrainte au carré) ? Comme quoi, l'Oulipo est comme la plupart des organisations : il a du mal à envisager sa propre disparition. L'Internationale Situationniste de Guy Debord fait figure d'exception.
Et puis je n’y peux rien : la pullulation de ce qu’il est convenu d’appeler « ateliers d’écriture » a quelque chose de déprimant à mes yeux. Vous voulez écrire ? On va vous apprendre. Cette mode qui a été importée des Etats-Unis (où l'on apprend à pondre des romans aussi contondants que des pavés) tend à sacraliser l’idée de procédés littéraires : devenez écrivain en vingt leçons, vous voyez le genre. Au choix, la méthode Assimyl ou le livre de recettes de cuisine. Cela permet à des petits malins de se donner le beau rôle. Certains en ont tiré des sources de revenus, et il suffit d’écouter l’émission « Des papous dans la tête », sur France Culture, pour assister au spectacle ennuyeux de gens savants payés pour offrir un spectacle laborieux de divertissement fastidieux. Et pour tout dire pénible.
Georges Perec, soyons-en sûr, n’aurait pas participé aux « Papous dans la tête ». Quoique ...
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature française, georges perec, revue ça m'intéresse, gnôthi séauton, jorge luis borges l'aleph, david bellos georges perec, perec alphabets, perec ulcérations, perec la clôture, musique, arnold schönberg, onzains hétérogrammatiques, perec la disparition, harry mathews, palindrome, perec un homme qui dort, w ou le souvenir d'enfance, oulipo, raymond queneau, françois le lionnais, sérialisme intégral, jean lescure, noël arnaud, bibliothèque oulipienne, guy debord internationale situationniste, des papous dans la tête, france culture, alfred jarry, gestes et opinions du docteur faustroll, clinamen
mardi, 16 février 2016
GEORGES PEREC
1/2
A chaque parution d’un livre de Patrick Modiano, les commentateurs s’entendent pour louer ou dénigrer (suivant affinités) la « petite musique » qu’on ne peut manquer d’y trouver. Année après année, on retrouve le même climat de brume, un même rapport lancinant au passé. Les mêmes commentaires. On n’accusera certes pas le prix Nobel de refaire à chaque fois le même livre : disons que chacun porte sur son visage la même signature de l'auteur, comme la forme d’un pas sur le sol ressemble aux autres pas. Comme on reconnaît la musique de Jean-Sébastien Bach dès la deuxième mesure.
Une des particularités des livres de Georges Perec est au contraire qu’aucun ne ressemble aux autres. En effet, l’auteur renouvelle à chaque nouvel ouvrage, parfois de fond en comble (quel point commun entre Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Espèces d'espaces et Quel petit vélo ... ?), la forme qu’il lui donne. Les Choses, son premier livre « réussi » (et son premier succès, prix Renaudot 1965), se présente sous l’aspect d’un roman de facture classique. Tout le monde a entendu parler de La Disparition, roman de 1969 qui obéit à la contrainte lipogrammatique (trois cents et quelques pages sans « E »), qui sera suivi trois ans plus tard par le roman « monovocalique en E » intitulé Les Revenentes.
Alphabets est un recueil de 176 « onzains hétérogrammatiques », « poèmes » de onze « vers » de onze lettres (les plus fréquentes du français, anagrammatisables dans le mot « ulcérations »), dont chacune doit être employée une seule fois à chaque ligne. Je me Souviens énumère quatre cents et quelques souvenirs soigneusement numérotés de l’auteur. La Vie mode d’emploi tente d’épuiser toutes les narrations possibles à propos d’un immeuble parisien de dix étages en obéissant à la double contrainte du « bi-carré latin d’ordre dix » et de la « polygraphie du cavalier » (je n’entre pas dans les détails). Bref, on n’en finirait pas.
L’œuvre dans son ensemble n’en jouit pas moins d’une « ténébreuse et profonde unité », en ce que Perec se préoccupe avec constance de lui donner une tonalité autobiographique, quel que soit le déguisement formel dont il affuble chaque livre. Ce n'est pas moi qui le dis, mais son remarquable biographe, David Bellos. Attention : pas une autobiographie plate, mettons à la façon de Christine Angot, mais une révélation de soi abritée derrière un réseau serré d'indices et de devinettes méticuleusement tarabiscotés. Il l’annonce d’ailleurs dans le préambule de La Vie mode d’emploi, l'œuvre majeure de l'écrivain, ce livre qui met le puzzle au centre de l'action.
Les pièces d'un puzzle fabriqué dans les règles de l’art doivent se présenter ainsi : « … l’espace organisé, cohérent, structuré, signifiant du tableau sera découpé non seulement en éléments inertes, amorphes, pauvres de signification et d’information, mais en éléments falsifiés, porteurs d’informations fausses … ». Autant le savoir, Georges Perec se meut à l’aise dans la complexité, mais on entend comme un ricanement sardonique quand il peut revêtir celle-ci d’une couche de complications supplémentaires : pourquoi, devait-il se demander, faire simple quand on peut faire compliqué ? A ce jeu, il était imbattable.
C’est d’ailleurs ce jeu qui fait de son œuvre un cas tout à fait singulier dans la littérature française. C’est malheureusement aussi, selon moi, ce qui en dessine les limites. Certes, il ne fait là que mettre en application la théorie formulée par Alfred Jarry dans le « Linteau » des Minutes de sable mémorial : « De par ceci qu’on écrit l’œuvre, active supériorité sur l’audition passive. Tous les sens qu’y trouvera le lecteur sont prévus, et jamais il ne les trouvera tous ; et l’auteur lui en peut indiquer, colin-maillard cérébral, d’inattendus, postérieurs et contradictoires ». Même si on doit plutôt supposer que Perec, contrairement à Jarry, qui prend la chose dans le sérieux amusé d’une ironie distante, l’aborde avec une humeur de jubilation ludique. Georges Perec adore jouer. Ce qu'on appelle un joueur impénitent.
Toujours à propos des « ulcérations » (voir plus haut) je me rappelle avoir entendu le grand ami de Perec Harry Mathews dire son étonnement, pour ne pas dire plus : il fallait à Perec deux heures pour venir à bout d’un tel « poème », quand l’ami américain suait sang et eau pendant deux jours pour un résultat moins brillant. C’est clair : Perec se joue de la contrainte, au point d’avoir fait de celle-ci l’air littéraire qui lui permet de respirer.
Tout cela pour dire que Georges Perec devait un jour fatalement atterrir dans le cénacle qui rassemblait une brochette de savants facétieux, et qui est désormais connu, à défaut d’être célèbre, sous le sigle Ou.Li.Po. (Ouvroir de Littérature Potentielle). Fondé par Raymond Queneau, l’écrivain féru de mathématiques (voir son roman Odile), et François Le Lionnais, le mathématicien féru du jeu d’échecs, l’Oulipo avait pour but la conception et l’élaboration de machines à produire de la littérature. Pas moins.
Disons-le : aucun autre membre que Perec ne fut à ce point comme un poisson dans l’eau dans l’aquarium oulipien. Italo Calvino peut bien avoir écrit (mais seulement a posteriori, commettant en quelque sorte, à son propre propos, ce que les oulipiens appellent « plagiat par anticipation ») Comment j’ai écrit un de mes livres (Bibliothèque oulipienne, n°20, 1982) pour expliquer la composition de l’excellent Si par une Nuit d’hiver, un voyageur, Georges Perec arrive largement premier après avoir fait toute la course en tête, et loin devant.
L'Oulipo invente des façons de structurer. Mais il faut un écrivain pour habiter convenablement la structure obtenue. Et la faire vivre et vibrer.
Georges Perec est précisément cet écrivain.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature française, georges perec, david bellos georges perec une vie dans les mots, perec les choses, perec la disparition, perec les revenentes, prix renaudot, perec alphabets, perec je me souviens, perec la vie mode d'emploi, alfred jarry, les minutes de sable mémorial, harry mathews, oulipo, raymond queneau, françois le lionnais, italo calvino comment j'ai écrit un de mes livres, si par une nuit d'hiver un voyageur, bibliothèque oulipienne