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vendredi, 03 juillet 2015

LA SERVITUDE HEUREUSE

BEAUVOIS ET JOULE.jpg1/2 

Je parlais récemment d’un « mauvais bon livre » (Comment tout peut s’effondrer, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Seuil, 2015, voir billets 22-24 juin) où était cité, parmi les innombrables sources des auteurs, l’ouvrage de Jean-Léon Beauvois et Robert-Vincent Joule, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens (Presses universitaires de Grenoble, 1987, ci-contre, je me demande si le dessin n'est pas de François Schuiten). 

L’ayant lu à sa sortie (eh oui), j’y avais trouvé une mine d’informations passionnantes sur les procédés mis au point par des psychologues sociaux pour amener les gens à modifier leurs façons de faire et de penser sans qu’ils s’en rendent seulement compte. Dire ça, c’est définir la manipulation mentale. 

C'est la psychologie sociale qui a mis au point les remarquables outils dont se servent tous les gourous de la propagande et de la manipulation des foules : connaître les mécanismes psychiques et les motivations profondes des humains a permis d'en faire des marionnettes entre des mains habiles.

Je déplorais seulement le sentiment de culpabilité (la précaution oratoire « à l’usage des honnêtes gens ») qui les empêchait d’aller jusqu’au bout absolument cynique du raisonnement, que tous les marchands de marchandises et d’idées n’ont quant à eux pas hésité à pousser jusqu’à son extrémité, et au-delà. 

La thèse du bouquin repose sur la « théorie de l’engagement », trouvaille typiquement américaine (vous savez, le "pragmatisme" cognitivo-comportemental), héritage indirect de la contribution d’Edward Bernays aux efforts de propagande du gouvernement américain, puis de nombre de grandes entreprises. Ce théoricien du « gouvernement invisible » avait été pour quelque chose dans l’acceptation par la population de l’entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Allemagne en 1917. 

Ce que j’ai retenu de la théorie de l’engagement, c’est avant tout qu’elle prend frontalement le contrepied de toute la tradition intellectuelle de la civilisation occidentale, qui place la Raison aux avant-postes des relations entre les hommes et de l’organisation des sociétés. 

Dans cette tradition, le raisonnement et l’argumentation occupent la place centrale : dans l’arène (sur le forum), qu’elle soit politique, judiciaire ou pédagogique, chacun s’adresse aux facultés les plus nobles et les plus maîtrisées de l’interlocuteur, et s’efforce de l’amener à changer d’avis en produisant les preuves irréfutables qui font qu’il a incontestablement raison. 

Cette tradition fait de la parole le moteur de l’action : elle parie sur le caractère raisonnable, et même rationnel de l’être humain et de ses agissements. Elle fait une confiance totale à l’espèce humaine. C’est à cet égard une marque d’espoir immense dans la possibilité pour elle de sans cesse améliorer son sort.  C’est dans ce cadre qu’on exige de tout pouvoir qu’il justifie ses décisions. Tout ce qui a l’apparence de l’arbitraire est en soi contestable. Tant que le décideur n’a pas donné ses raisons, il est suspect. 

C’est ça, le socle sur lequel est bâti l’Etat de droit, qui codifie et rend possible la vie en commun. C’est ce socle que la théorie de l’engagement bouleverse de fond en comble. Dans cette optique, en effet, c'est l'action qui devient le moteur de la pensée : ce que je pense découle et résulte de la façon dont j'ai agi. Du coup, si quelqu'un est assez habile pour obtenir de moi que j'agisse dans le sens qu'il souhaite, ma pensée ressemblera à ce qu'il attend : il me gouvernera.  

Selon moi, cette théorie a été rendue envisageable avec l’émergence des « sociétés de masse » au 20ème siècle, quand le nombre des populations est devenu si grand qu’il a fallu inventer de nouvelles méthodes pour diriger des ensembles humains de plus en plus vastes et complexes. 

Enfin, quand je dis « diriger », c’est plutôt « gérer » qu’il faudrait dire. En société de masse, il a fallu renommer les choses : la population est devenue un « stock », la notion d’individu est devenue obsolète, et la liberté est devenue virtuelle. Même si ça choque et que ça paraît excessif, imaginez les masses de manœuvre que devait conduire Napoléon à Austerlitz : est-ce qu'il se demandait où en était la sinusite du grognard Marcel ou la rougeole du petit du sergent Bidochon ? 

On peut aussi imaginer n'importe quel cinéaste tournant un film à grand spectacle, avec les foules de figurants qui doivent se déplacer selon des trajectoires précises. Il faut "faire foule". Les seuls individus qui ont un visage dans le film sont soigneusement sélectionnés suivant l’importance de leur place dans le scénario. Tous les autres, ceux dont on n'apercevra même pas les traits, constituent ce qui est devenu, sous la plume des journalistes, la « foule des anonymes », expression injurieuse et méprisante aujourd'hui admise, inimaginable en dehors de la société de masse.

C'est bien un signe que celle-ci a d’ores et déjà anéanti l’individu, notion qu’elle a rendue totalement mythique (voir évidemment Masse et puissance, d'Elias Canetti, ainsi que la genèse du livre). En société de masse, l'individu disparaît mécaniquement. Son existence devient purement statistique et infinitésimale. L'exercice de la liberté a été remplacé par l'impression de liberté, impression procurée par la force des moyens de propagande. Oui, je sais : cette idée ne baigne pas dans l'optimisme.

Alors maintenant, comment amener quelqu’un, non seulement à changer d’opinion, mais encore à accomplir des gestes, à commettre des actes et à produire des comportements que, laissé à sa seule « liberté personnelle », il n’aurait jamais eu l’idée de manifester ? 

Comment amener quelqu’un à faire quelque chose qu'un autre a décidé, tout en lui laissant croire qu'il agit de son propre chef ? A obéir sans qu’il s’en rende compte ? Pour manipuler quelqu’un, il importe de lui laisser croire qu’il agit librement, alors même qu'il obéit à un ordre. Là-dessus, même s’il n’en tire pas toutes les conclusions par hypocrisie ou par couardise intellectuelle, le livre de Beauvois et Joule est absolument irremplaçable. Je crois d'ailleurs qu'il lui est arrivé ce qui arrive à ce qu'on appelle « un classique » : il est régulièrement réimprimé.

Ils rendent compte d’expériences diverses et multiples menées par des psycho-sociologues. Les unes parfaitement anodines en apparence, les autres beaucoup plus compromettantes. Vous êtes sur la plage, vous écoutez ce qui sort de votre transistor, mais vous voulez vous absenter de votre place pour aller faire pipi ou vous acheter une glace. Et vous craignez les voleurs de transistors.

De deux choses l’une : soit vous y allez direct et sans rien dire, soit vous demandez au voisin le plus immédiat si ça ne le gêne pas de … pendant que vous … Le résultat est sans appel. Quand le comparse jouant le voleur intervient, premier cas, personne ne moufte, le voleur vole ; deuxième cas, le taux de ceux qui crient « au voleur » grimpe en flèche : ils se sont sentis obligés. Même résultat dans la cafétéria de la gare avec la valise. 

Je dirais bien que si c’est de la manipulation, c’en est le degré zéro, mais il faut bien commencer. 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 10 janvier 2014

ALORS ? DIEUDONNé ?

 

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C'EST VRAI, ÇA, IL N'Y A PAS QUE KALACHNIKOV DANS LA VIE, IL Y A AUSSI LE FAMAS

(Explication à la fin)

« Saint Dieudonné ou Deusdedit (6ème siècle). – A Rome où il était cordonnier de son état, il avait eu le futur pape, saint Grégoire le Grand, comme voisin. C’est par lui que nous savons que, chaque samedi, Dieudonné allait porter aux pauvres et aux malades ce qu’il avait économisé durant la semaine à leur intention. » (Omer Englebert, La Fleur des saints, Albin Michel).

Voilà, c'est fait. Monsieur Manuel Valls a obtenu satisfaction : le spectacle de Dieudonné à Nantes a été interdit in extremis et précipitamment par une justice qui donne toutes les apparences d'être à la botte. « Victoire de la République », entend-on tomber de la bouche prétentieuse du ministre franc-maçon. J'ai plutôt l'impression que le ministre a eu la peau d'un homme érigé en ennemi personnel, peut-être pour des raisons de calcul personnel qui ne m'intéressent pas.

Alors l’antisémitisme supposé de Dieudonné, maintenant ? Oui, je sais, il a fait monter Faurisson sur scène, je ne sais qui (Jean-Marie Le Pen ?) est le parrain d’un de ses enfants, et autres fatrasies que j’ignore ou que j’ai oubliées. Il existe, semble-t-il, des « indices concordants », voire, comme on dit dans les enquêtes, un « faisceau de présomptions ». Peut-être. A cela j’ai envie de répondre : « So what ? ». Oui : et alors ? Je ne suis pas policier et, même si je porte des jugements, je ne suis pas juge, puisque je n'en ai pas l'habit.

Excusez-moi si je ne suis pas comme l’ahurissant chroniqueur du Monde Gérard Courtois, qui reprend le refrain : « L’antisémitisme n’est pas une opinion, c’est un délit ». Façon superbe et commode d'effacer d'entrée le contradicteur du paysage, exactement comme les Soviétiques éliminaient des photos officielles les dignitaires tombés en disgrâce. Jolie façon de réécrire l'histoire en la niant. 

Une telle phrase illustre exactement ce qu'est un déni de réalité, car si l’antisémitisme est un délit, il n’en reste pas moins, qu’on le veuille ou non, une opinion. Autant dire, à ce moment, que le « grand excès de vitesse », tout en étant un délit, n'est pas un comportement. Ou que le viol, qui est un crime, n'est pas un acte sexuel.

Une opinion, un comportement peuvent parfaitement être délictueux, sans cesser d'être pour autant une opinion et un comportement. Une telle dénégation est purement et simplement idiote. Aucun interdit n'a jamais anéanti  son objet de facto. La preuve ? L'envie de meurtre chez le serial killer cesse-t-elle à cause de l'interdit légal censé le dissuader ?

Et le violeur sait exactement le risque qu'il prend en agressant sa proie. La loi freine le passage à l'acte et dissuade ceux qui contrôlent à peu près leurs pulsions (et qui n'ont le plus souvent pas besoin de la menace légale pour ne rien commettre d'illégal), mais ne saurait abolir le délit. Elle n'est d'ailleurs pas faite pour ça. Et on le comprend : comment faire pour empêcher les gens de penser ce qu’ils pensent ? Surtout, de quel droit certains s'arrogeraient-ils le droit de le leur interdire ?

La loi devrait être faite pour punir exclusivement des actes. Toutes celles qui ont été faites pour satisfaire la « sensibilité » de telle communauté, de telle minorité, de tel groupe, pour quelque motif que ce soit, sont des lois infâmes. En particulier, celles qui punissent de simples paroles : les motifs pénaux inventés pour rassasier les appétits de vengeance des clientèles minoritaires des partis politiques avides de bulletins de vote, comme « incitation à la haine raciale », « négationnisme » et autres joyeusetés, sont à considérer comme des infamies.

Une telle liste, appelée à s'allonger perpétuellement (« homophobie, sexisme, islamophobie, machisme, ... », pourquoi cela s'arrêterait-il ?), est un nœud coulant passé au cou de la liberté. Le lynchage en est l'aboutissement logique, mais armé du sceau de la légitimité officielle. Ce sont autant de bombes à retardement où le législateur fou a mis la haine à mijoter, en espérant qu'elle n'explosera pas de son vivant. « Après moi le déluge » semble être le raisonnement de ce grand courageux. Nous verrons ce qu'il en est aux prochaines élections.

Appelons les choses par leur nom : l’antisémitisme, selon la loi française, est un « délit d’opinion », vous savez, ce scandale dénoncé en son temps par Voltaire en personne : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire », phrase souvent citée, phrase ô combien fondatrice, mais de plus en plus mise à mal dans la pratique, dans le pays même où est née la belle idée de « tolérance ».

Imaginez un beau « débat démocratique », où l’on donnerait la parole à un seul orateur. Ah oui, ça aurait de la gueule.  Et écoutez-la, la clameur publique ! Unanime ou presque ! Je ne sais pas vous, mais moi, l’unanimité, ça me fout la trouille. Reniflez bien : l’unanimité laisse exhaler des relents d’Union Soviétique, de Politburo et de Commissaire du peuple, à l'époque bénie où les artistes étaient sommés, par Jdanov et sa clique, dans toutes leurs démarches créatrices, de se soumettre à la loi du Parti, qui ne respirait et ne chantait que l'air du « réalisme socialiste ». L'artiste qui refusait d'entrer dans le moule était forcément un ennemi du peuple.

Toutes proportions gardées, regardez, dans le Vie et destin de Vassili Grossman, le représentant du Parti qu’on a collé dans les basques des soldats qui se battent héroïquement à Stalingrad, et qui ne craint pas d’envoyer un de ces héros à la Loubianka se faire broyer par la machine KGB pour des motifs de non-conformité. On n’en est pas là, et Dieudonné n’est sûrement pas un héros. Mais la mentalité écœurante qui appelle à interdire ses spectacles n’est pas si éloignée que ça.

De même que la loi et les forces qui vont avec n’empêchent pas la drogue (voir hier) de se vendre et de s’acheter, de même la loi ne saurait empêcher un antisémite d’être antisémite. Le problème, me semble-t-il, est peut-être logé dans le fait qu’il y a des antisémites chez nous. Je regrette cette présence, mais je doute que quiconque soit en mesure (je me répète) d'interdire à qui que ce soit de penser ce qu’il pense.

Et d’abord, je demande que les bonnes âmes bien de chez nous et bien confites dans le sucre unanime du moralisme le plus conforme fassent un petit détour par les discours tenus au vu et au su de tous dans beaucoup de journaux du Proche-Orient, appelant aujourd’hui même à l’éradication de l’Etat d’Israël, voire à l'extermination des juifs. Nul ne peut nier cet antisémitisme.

Ensuite, le problème, si je regarde seulement ce qui se passe en France, je demande qu’on se demande s’il est bien normal et acceptable que certains (appelons-les « les associations ») veuillent contrôler ce qui se passe dans l’esprit des « gens », et s’érigent en gourdins mâtinés de guillotine pour assommer et décapiter toutes les têtes qui « pensent mal » au motif que « c’est pas bien » de penser ce qu’on pense. Si je ne suis pas d’accord avec Untel, de deux choses l’une : je discute ou je me barre. Je ne suis pas Commissaire du Peuple.

Ce qui me fait peur dans l’ambiance actuelle, du genre « les chiens sont lâchés », c’est ce que souligne Elias Canetti dans Masse et puissance : la meute, dernier stade avant la formation d’une « masse ». Dans les moments les plus forts de l’application du « plan Vigipirate », l’omniprésence d’uniformes de policiers et de militaires armés dans les lieux publics ne m’a jamais rassuré, bien au contraire. Rien de tel pour instaurer un vrai climat de peur.

Enfin, tant qu’ils gardent l’index posé bien droit sur le pontet de leur FAMAS, en prenant bien soin de ne pas effleurer la queue de détente. On ne sait jamais, un mauvais coup est si vite parti (le 5,56 NATO a une vitesse initiale de 1300 m/s, je ne sais pas si vous voyez ce que ça peut faire dans une gare bondée).

Voilà ce que je dis, moi. 

 

 

lundi, 24 juin 2013

PARLONS DE PHILIPPE MURAY

 

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PAYSANNE, PEUT-ÊTRE L'EPOUSE DU PAYSAN D'HIER (FAUTEUIL), PAR AUGUST SANDER

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Parlons-en donc, de l’occulte et de l’occultisme. Philippe Muray, dans son livre Le 19ème siècle à travers les âges, en fait une ritournelle, quiphotographie,august sander,allemagne,hommes du 20ème siècle,littérature,philippe muray,le 19ème siècle à travers les âges,mme blavatsky,allan kardec,george sand,éliphas lévi,fulcanelli,occultisme,spiritisme,saint-simon,proudhon,charles fourier,victor hugo,michelet,religion,église catholique,socialisme,masse et puissance,elias canetti tourne, à mon avis, à l’incantatoire et à l’obsessionnel. Il évoque évidemment les piliers de la « pensée occultiste » du 19ème : Mme Blavatski (Isis dévoilée, La Doctrine secrète), Pierre Leroux (inspirateur du Spiridion de George Sand, seul roman exalté par Renan, qui détestait les romans), Allan Kardec (Le Livre des Esprits, Le Livre des Médiums), Eliphas Levi (Philosophie occulte), Fulcanelli (Les Demeures philosophales, Le Mystère des cathédrales), etc.

 

D’autre part, il ne cesse de parler de tous les courants « socialistes » (Saint-Simon, Fourier, Proudhon, ...) qui fermentent ou bouillonnent au fond de la marmite de ce qu’il appelle le « progressisme ». Il fait de Hugo, de Michelet, de Renan (et quelques autres) les « Maîtres Autels » ou les Grands Prêtres de la « religion » qui est appelée à supplanter le règne tyrannique du christianisme.

 

Cette religion emprunte à divers horizons du monde d’alors, spécialement aux croyances asiatiques en général et indiennes en particulier. Là où je crois que Philippe Muray a raison, c’est quand il parle de « syncrétisme » : toutes les religions sont invitées à se fondre en une seule, dans le creuset d’une nouvelle religiosité (plutôt que d’une religion), assez vague et vaseuse pour réunir un consensus unanime de l'humanité tout entière (croit-on).

 

Le  fondement de tout ça est la conviction que l’humanité, sans autre transcendance qu’elle-même, possède en elle-même les moyens de se sauver. Enfin débarrassée des oripeaux catholiques et de l’attirail prétendument universel (sens du mot « catholique ») qui accaparaient injustement toute la légitimité de l’autorité dans la direction des esprits, l’humanité peut enfin s’élancer vers un salut qu’elle ne devra qu’à elle-même et à ses propres mérites.

 

Philippe Muray, tout au long de son livre, fait avancer ses deux navires amiraux de front : le Socialisme et l’Occultisme, regroupés sous une même bannière (le « progressisme »), voguent de conserve, depuis le « charnier natal » (ah, « routiers et capitaines, vol de gerfauts, rêve brutal ») jusqu’à leur port de destination, comme si leurs destins respectifs étaient indissolublement liés.

 

Et si j’ai un reproche à faire au concept qui sert de base au livre, c’est celui-là : le « socialoccultisme », tout bien considéré, me laisse diantrement sceptique. Pour une première raison, relativement simple, c’est que le limon que charrie l'Amazone des pensées socialistes du 19ème siècle représente une masse tellement disproportionnée par rapport aux divers ruisseaux occultistes qui se sont jetés dedans tout au long, que je ne pense pas qu’il ait eu le moins du monde besoin de ces minuscules, et somme toute ridicules, affluents.

 

Que l’occultisme ait fait voile vers le « progressisme » (anti-catholique) des pensées socialistes est une chose. Qu’il ait en quoi que ce soit contribué à l’émergence des « consciences de classe » et à la formulation d’un quelconque progrès social, en est une autre, et tout à fait différente. J’admettrais à la rigueur que les deux soupes aient mijoté dans le même chaudron au départ, mais je doute fortement que les occultistes aient exercé quelque action sur les mouvements politiques et sociaux qui ont conduit à l’instauration de la 3ème République. Les soupes n'ont pas attendu très longtemps avant de séparer leurs substances.

 

La deuxième raison de mon scepticisme tient à la composition même du livre. Philippe Muray pointe sans doute avec raison que Brejnev faisait appel à un voyante-guérisseuse, dans la dernière ligne droite qui a conduit la tête du communisme dans le mur de Berlin quand celui-ci s’est effondré, mais il peine beaucoup à retracer le fil généalogique (et disons-le : logique) qui ferait comprendre de quel lien organique serait faite la parenté, s’il y en avait une. La juxtaposition (coïncidence, concomitance, si vous voulez) ne saurait tenir lieu de lien logique. Que a et b soient simultanés n'implique pas que a soit cause de b et inversement.

 

Les deux vaisseaux (l’Occulte et le Socialiste), peut-être qu’ils « voguent de conserve », mais leurs trajectoires, non seulement ne se confondent jamais, mais finissent par diverger. Quelques bulles d’aveux de Muray éclatent d’ailleurs à la surface quand il écrit que tel occultiste (j’ai oublié qui) se fait carrément prendre pour une pomme et foutre de sa gueule chez les gens normaux.

 

Peut-être qu’il y a un « bouillon » primordial où cohabitent et mijotent  tourneurs de tables et imagineurs et organiseurs de sociétés idéales. Mais à mon avis, la mayonnaise ne prend pas : les deux substances se séparent avec le temps, comme l’huile et l’eau dans la bouteille. Même le géant de la synthèse syncrétiste dix-neuviémiste et du tournage de guéridon spiritiste – Victor Hugo en personne – suscite les tapotements déférents de mentons, les index respectueux tapotant les tempes, et les ricanements des plus irrévérencieux des admirateurs.

 

C’est là qu’intervient la méthode d’exposition de Philippe Muray : enfoncer le clou, enfoncer le clou, enfoncer le clou. Pour cela, il martèle sa formule « socialocculte » à longueur de pages. J'ai parlé de ton incantatoire. Et pour tout dire, ce qui apparaît le mieux dans l’effort de démonstration, c’est le martèlement de l’idée centrale, comme le bruit des bogies sur les rails dans les trains d’autrefois. A coups de formules, a coups de listes : qu’est-ce qu’il y a comme liste de noms, par exemple ! Peut-être davantage dans la première partie.

 

Et ce n’est pas le recours au sexuel par Lacan interposé (« tout acte sexuel est un acte manqué ») qui peut arranger le tableau et renforcer la conviction du lecteur. L’idée du ratage sexuel, assumée par le catholique mais niée par le socialoccultiste, me laisse dubitatif. Et faut-il le dire : faute d’une argumentation en bonne et due forme.

 

Ce livre est un livre fort, écrit par un intellectuel de toute première force, mais qui vacille quand le lecteur y cherche des appuis concrets, des arguments qui aient l’air de preuves, du solide quoi. Car Muray peut bien aller chercher les correspondances des auteurs qu’il cite, les aspects les plus méconnus de leurs œuvres ou de leur vie, ce qui me manque, à l’arrivée, c’est le vrai ciment.

 

Je le dis d’autant plus volontiers que, n’ayant jamais érigé une statue de bronze à Philippe Muray, je n’ai pas à la déboulonner. C’est un livre de littérature, écrit par un grand écrivain. Il m’est arrivé de le comparer à Masse et puissance, d’Elias Canetti. Mais c’est une erreur. Canetti, lui, a construit sa vie autour et à partir de l’idée de « masse », qu'il a portée pendant quarante ans avant d'en faire un livre.

 

Muray a une intuition, fulgurante si l’on veut : l’inconscient du rationalisme révolutionnaire (figuré par toutes les tendances de l’occulte) habite secrètement l’idée de Progrès Social et d’amélioration du sort de l’humanité (figurée par toutes les tendances du socialisme). J’espère que les inconditionnels de Philippe Muray me pardonneront, mais je crois vraiment qu’il remplace, dans ce livre malgré tout formidable, la faiblesse de l’idée par la prolifération de la formule, du style et de l’expression.

 

Et par un poids écrasant d’érudition, cela va sans dire.

 

Moralité de tout ça : méfiez-vous de tous ceux qui se déclarent prêts à faire le bonheur de l'humanité.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mercredi, 27 février 2013

ELIAS CANETTI ET LA MASSE

 

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L'EXTRATÊTE DE PASCUAL PINON

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Je viens d’achever la lecture des écrits autobiographiques d’Elias Canetti (Pochothèque). Je tiens à dire, avant toute autre considération, qu’au fur et à mesure que j’avançais, je suis passé de l’état de lecteur intéressé à celui de lecteur captivé, pour finir dans une jubilation intense, qui confine, il faut bien le dire, à de l’enthousiasme. C'est au moins, depuis la lecture (très récente) de Moby Dick, que je n'avais ressenti euphorie de lecture aussi puissante.

 

 

Ces trois temps correspondent rigoureusement aux trois volumes qui composent ce récit d’une vie : La Langue sauvée (1905-1921), publié en 1971, Le Flambeau dans l’oreille (1921-1931), paru en 1980, Jeux de regards (1931-1937), paru en 1985. Cette histoire va donc de la naissance de l’auteur à l’année de ses trente-deux ans. Il est mort en 1994, à l’âge de 89 ans.

 

 

Cette "Histoire d'une vie", tout d'abord, n'est certes pas une accumulation de faits et de souvenirs alignés dans l'ordre chronologique. Il y a bien de la chronologie dans l'ensemble, mais l'oeuvre, dans ses trois parties frappe d'abord par son aspect mûrement composé : par exemple, ce n'est pas pour rien que la journée du 15 juillet 1927 est située comme un pivot, comme une détermination centrale, au centre de symétrie des volumes : le milieu du deuxième.

 

 

J’avais lu, du même auteur, Masse et puissance (1960), ouvrage d’un poids de connaissances inouï, mais qui m’avait laissé perplexe : je n’arrivais pas à comprendre où Canetti voulait en venir. Mais les allusions au thème central de la « masse » sont constantes dans les volumes autobiographiques. On apprend que cette préoccupation tout à fait majeure trouve son origine dans un « traumatisme » (désolé d’utiliser ce terme galvaudé) vécu dans l'enfance. Au sujet de l'origine, rien n'est plus éclairant que ce qu'il raconte dans le premier volume, même si le thème de la masse affleure constamment, sous la plume de Canetti.

 

 

La première fois que l’idée lui vient, en 1914, il est à Vienne, l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Au centre du parc où la mère emmène les enfants, un orchestre joue dans un kiosque. Le chef lit l’avis officiel qu’il vient de recevoir, et fait jouer l’hymne autrichien, que la foule entonne, puis l’hymne allemand, dont la musique est la même que pour le « God save the King ».

 

 

Les trois enfants le chantent, mais en anglais, car débarqués de Manchester peu auparavant, ils connaissent mieux cette langue. La foule réagit violemment : « Je vis autour de moi des visages grimaçant de colère puis des bras et des mains s’abattirent sur moi. Mes frères eux-mêmes, le tout petit Georg également, eurent leur part des coups qui me visaient moi, le grand garçon de neuf ans. Avant même que ma mère, repoussée légèrement à l’écart, s’en fût aperçue, on nous tapait dessus à tour de bras. Mais ce qui m’impressionnait le plus, c’étaient les visages déformés par la haine ».

 

 

Cette scène suffit pour qu’Elias Canetti ait passé cinquante années de sa vie à creuser l’idée de « masse », pour aboutir à cet ouvrage devenu un grand classique. On voit que le terme de « traumatisme » n’est pas impropre.

 

 

Plus tard, à Francfort, il assiste à des manifestations d’ouvriers, puis, le 15 juillet 1927, à Vienne, il va vivre au plus près un événement capital : « un événement qui eut la plus profonde influence sur ma vie ultérieure ». La troupe a tiré sur des ouvriers dans la province du Burgenland. Il assiste à l’énorme procession des ouvriers viennois qui convergent de tous les coins de la ville vers le Palais de Justice, auquel ils mettront le feu :

 

« La police donna l’ordre de tirer : il y eut quatre-vingt-dix morts.

Il y a cinquante-trois ans de cela et l’émotion de cette journée est toujours aussi présente pour moi, dans la moelle de mes os. C’est la chose la plus proche de la révolution que j’aie jamais éprouvée personnellement. Je sais très précisément que je n’ai pas besoin de lire une ligne sur la manière dont s’est déroulée la prise de la Bastille. Je devins une partie de la masse ; je m’absorbais totalement en elle, je ne ressentais pas la moindre réticence face à sa volonté, quelle qu’elle fût ».

 

Comme l'appelle Henri Cartier-Bresson, mais c’est à propos de photographie : « l’instant décisif » venait de se produire pour Elias Canetti. Son idée a été d’un accouchement plus lent qu’un escargot, plus laborieux que la journée de l’ouvrier quand elle était à douze heures, plus compliqué que la théorie de la relativité générale d'Einstein. Il a bien essayé d’en parler à des gens qu’il estimait à même de comprendre, mais tout ça les laissait aussi perplexes que moi.

 

 

Même le docteur Sonne, dont il fait un éloge tonitruant dans Jeux de regards (le dernier des trois), à cause de son érudition quasiment universelle jointe à un effacement social total et volontaire, à cause aussi d’une intelligence supérieure qui lui faisait pressentir avec effroi les désastres à venir, même le docteur Sonne lui dira : « Vous avez ouvert une porte. Il vous faudra entrer et explorer ce qu’il y a derrière. En tout état de cause, c’est votre livre ». C’est dire si les prémices exposées par Canetti le laissaient perplexe. Je suis content, en la matière, d'être finalement comme tout le monde.

 

 

Eh bien pour parler franchement, moi qui suis si loin d’être un docteur Sonne, ça m’a fait pareil.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mercredi, 14 décembre 2011

"MASSE ET PUISSANCE" D'ELIAS CANETTI

Résumé : on ne saurait résumer Masse et puissance d’ELIAS CANETTI, qu’on se le dise.

 

Certes, c’est un livre sur le fascisme en général et le nazisme en particulier (si l’on admet que le fascisme est devenu un concept englobant, et le nazisme une de ses formes exacerbées et exaspérées). Ça, c’est le sujet officiel et sérieux. Mais vous avez compris que celui qui rédige cet ouvrage, je devrais dire qui chemine dans cet ouvrage, il réfléchit, certes, mais en même temps, il RÊVE. Pour moi, c’est même un modèle de façon de faire.

 

 

On peut, et c’est ce que font la plupart de ceux qui se réfèrent à lui, le considérer comme un penseur. On a raison. Mais c’est un penseur incarné, qui s’adresse à moi, un individu qui parle à mon individu. S’il y a ici une pensée, elle est hautement individuée. Si ce livre est atypique (c’est-à-dire difficile à classer sur des rayons structurés « à l’universitaire »), c’est que l’auteur est définitivement un individu. Cela signifie aussi qu’il a inventé sa propre méthode, même si, en réalité, il n’y a pas de « méthode » à proprement parler.

 

 

Et que son propos, finalement, n’est pas de prouver, comme ça se pratique à l’université, au moyen d’une argumentation en trois points et de références dûment répertoriées. Ce livre est le récit d’une aventure individuelle au long cours. Le navigateur a « tiré des bords » toute sa vie, mais a gardé un œil sur une boussole qu’il s’était lui-même bricolée. Et cet aspect me fait plutôt penser au livre de VICTOR KLEMPERER, L. T. I., la langue du 3ème Reich.

 

 

Ça veut dire : choisir son thème et s’en occuper en solitaire, rassembler la substance, la réflexion et la documentation, trouver tout seul des critères pour organiser tout ça. Pas comme les légions de ceux qui sont passés par les écoles de pensée et qui ont besoin de catégories toutes faites. Pas étonnant que ce genre de bouquin ne ressemble à aucun autre. Et que son auteur n'ait jamais eu l'idée de passer le concours de l'Ecole Nationale d'Administration.

 

 

Un petit mot de la documentation. Tenez-vous aux poignées et aux barres, comme on ne lit plus dans les bus sur un petit écriteau. Ce ne sont pas moins de 292 auteurs (ou grands ouvrages, type Kalevala). Ben j’ai compté, qu’est-ce que vous croyez ? Et nombre d’auteurs figurent là au titre de plusieurs livres.

 

 

J’aime bien la façon dont l’auteur annonce sa bibliographie d’ogre insatiable : « En second lieu, y sont consignés les livres qui ont eu un influence sur la pensée de l’auteur et sans lesquels il ne fût jamais parvenu à certaines connaissances. Ce sont surtout des sources des plus diverses, couvrant les domaines du mythe, de la religion, de l’histoire, de l’ethnologie, de la biographie, de la psychiatrie ». On peut le croire sur parole.

 

 

Cette masse documentaire, jointe à cette masse de réflexion donnent donc naissance à cet ouvrage unique. La diversité des observations n’est pas résumable. On trouve par exemple ceci : « Dans le traitement qu’il infligea aux Juifs, le national-socialisme a répété on ne peut plus fidèlement le processus même de l’inflation ».  Laissez décanter.

 

 

En fait, ce qui produit l’impression d’atypisme, c’est l’hétérogénéité apparemment irréconciliable des observations. Pensez donc, il parle du système parlementaire, des émasculations religieuses, du delirium tremens, de « l’Islam, religion guerrière », de la psychologie du mangeur, de « l’énantiomorphose » (débrouillez-vous), de l’esclavage et en particulier du roi d’Abomey (les connaisseurs se reporteront aux Passagers du vent, la BD géniale (je ne crains pas de le dire) de FRANÇOIS BOURGEON), de l’immortalité, des Jivaros (vous savez, les horribles réducteurs de têtes), de l’empereur de Byzance, de la passion de survivre (s’il a inspiré certaines thèses de CHRISTOPHER LASCH, je vous le demande), de la schizophrénie, de l’autodestruction des Xhosas, de la rapidité, de Mohammed Tughluq, du président Schreber, du chef d’orchestre, et de quelques autres babioles.

 

 

En fait, je suis de mauvaise foi : j’en ai vraiment rajouté dans le désordre. Mais ça fait tout de suite plus poétique, vous ne trouvez pas ?

 

 

Si j’ai bien compris le sens de cet extraordinaire fourbi, que dis-je, de ce bric-à-brac admirable, pour ne pas dire de cet immense foutoir, il semble qu’ELIAS CANETTI, à travers les manifestations les plus diverses de l’humanité sous forme de masse (ou de meute), ait voulu mettre au jour les mécanismes humains les plus intimes, les plus secrets et les plus archaïques qui produisent le POUVOIR en général (et le nazisme, entre autres, pour ainsi dire). Il est difficile de savoir s’il a atteint son but, faute du deuxième et dernier tome.   

 

 

Toujours est-il que ce livre important est d’une immense bienveillance et d'une courtoisie délicieuse avec le lecteur, en consentant à se mettre à sa portée, surtout lorsqu’il est comme moi rédhibitoirement repoussé par le monde aride  des abstracteurs de quintessence et des coupeurs de cheveux en dix-sept et demi, j’ai nommé les intellectuels de profession, ceux qui se donnent ou qui se prennent pour tels, avec toute la suffisance et le dédain dont est capable la plus crasse des bêtises, celle qui se pare des plumes chatoyantes de l'oiseau de Junon, j'ai nommé le PAON.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

NOTE À BENNE : je signale qu’ELIAS CANETTI est le frère d’un certains JACQUES CANETTI, « personnage central de la chanson française du milieu du 20ème siècle ». A ce titre, il a joué un rôle, souvent essentiel, dans la carrière d’EDITH PIAF, GEORGES BRASSENS, SERGE GAINSBOURG, GUY BEART, et un certain nombre d’autres. Pour dire que dans la famille CANETTI, on ratisse très large.

 

 

 

 

 

 

 

mardi, 13 décembre 2011

J'AI LU "MASSE ET PUISSANCE" D'ELIAS CANETTI

J’ai mentionné récemment, en passant, ce livre étrange, Masse et puissance, d’ELIAS CANETTI, dont, apparemment, seul le premier volume a paru. Un fort livre de 500 pages, mais surtout un livre dense, fourmillant de notations diverses, puisées pour le moins dans le magnum, que dis-je, dans le nabuchodonosor de l’immense érudition de son auteur. Qui fait partie des livres éminents et rares qui exigent de leur lecteur un travail véritable. Et toc ! Elle est pas bien tournée, ma phrase ?

 

 

C’est donc un drôle de livre. En tout cas, certainement pas une thèse universitaire. Beaucoup de gens divers lui manifestent constamment et à haute voix une grande révérence. C’est cette diversité et, peut-être aussi, cette constance, qui m’ont incité à y mettre le nez.

 

 

Eh bien je peux vous le dire : c’est en effet un drôle de livre, qui tient un peu de la thèse universitaire, mais d'une façon baroque. Je ne sais pas si vous avez déjà vu de près une perle « baroque » : ni sphérique, ni "en poire", elle est sortie comme ça de l'huître, comme un monstre, c'est boursouflé, ça part un peu dans tous les sens. Vous n'en verrez pas deux semblables : elle est UNIQUE. Le bouquin de CANETTI, c'est pareil. Je ne suis pas sûr qu'un jury d'université aurait accepté un tel objet. Il suffit de jeter un oeil à la table des matières pour s'en rendre compte.

 

 

Et puis en plus, c'est très sérieux du visage, très solide de la matière, certes, mais avec du poétique dans le regard. Je ne sais pas bien comment, mais ce livre a du GASTON BACHELARD, je veux dire de la vraie moelle dans les concepts. Bon, il y a deux BACHELARD : celui qui a écrit des livres « sérieux », je veux dire qui me font mal au pied en me tombant des mains. Et celui, beaucoup plus aimable et courtois, imprégné de culture générale, et en particulier de littérature, qui a écrit des livres aimables et courtois.

 

 

Vous, par exemple, est-ce qu’il vous prendrait l’idée d’écrire La Valeur inductive de la Relativité ? Eh bien moi non plus. Et Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne ? Pas davantage. L’Activité rationaliste de la physique contemporaine ? Encore moins, je suis bien d’accord avec vous. Mais il avait sûrement ses preuves à faire dans un milieu sourcilleux quant aux compétences des impétrants. Il faut se montrer compréhensif. Chacun ses faiblesses, GASTON BACHELARD comme les autres. 

 

 

Une faiblesse peut même être charmante, comme celle que raconte le bon JEAN LESCURE (l'oulipien inventeur de la désormais célèbre méthode S + 7, dite encore n + x) dans Un Eté avec Bachelard, le jour où le vieux maître, rentrant chez lui pendant la guerre, laisse échapper son litre de vin pour le repas du soir. Par miracle, la bouteille reste intacte, mais se met à rouler sur le trottoir en pente, et voilà notre philosophe des sciences qui se met à cavaler avec sa longue barbe blanche pour éviter le pire. Ce genre d'anecdote remet la philosophie à portée d'homme, je trouve.

 

 

Pas le BACHELARD, donc, des traités scientifiques,  mais le BACHELARD de la terre, de l’eau, de l’air et du feu. Des sens et des images. Enfin, le Bachelard des éléments. Celui de l’imagination poétique en action. Dont j’ai beaucoup aimé les livres sans en comprendre la méthode, si toutefois il y en avait une. L’Air et les songes, L’Eau et les rêves, La Terre et les rêveries du repos, La Terre et les rêveries de la volonté. Voilà le corpus. De purs ouvrages de culture.

 

 

ELIAS CANETTI, dans Masse et puissance, semble parfois s’exprimer comme le philosophe. J’ai même noté « Bachelard » dans la marge d’un passage. Le chapitre intitulé « Les symboles de la masse » examine tour à tour le feu, la mer, la pluie, le fleuve, la forêt, d’autres éléments, ce qui, en soi, est déjà très bachelardien. Donc sympathique.

 

 

Voici ce qu’il dit dans un paragraphe sur le sable : « Le mouvement incessant du sable a pour conséquence qu’il tient à peu près le milieu entre les symboles fluides et les symboles solides de la masse. Il forme des vagues comme la mer, il peut s’élever en nuées tourbillonnantes ; la "poussière" n’est qu’un sable plus fin ». Vous voulez que je vous dise ? On croirait du BACHELARD. Et il parle des masses humaines ! Ça fait drôle.

 

 

Je veux dire par là que ce n’est pas ici un intellect desséché qui travaille sur des concepts, mais un homme humain qui pense à sa propre vie et à son rapport avec celle des autres. Qui pense à l’histoire, la grande, dont sa vie ne saurait être séparée. Et qui, dans cette histoire, continue à exister en homme. Et en poète. Il y a du poète chez CANETTI. C’est peut-être ce qui déboussole le lecteur. Et l'universitaire. 

 

 

Il y a même un chapitre intitulé « Sur le sentiment des cimetières », qui commence ainsi : « Les cimetières exercent une grande attirance ; on va les visiter même quand on n’y a personne ». Quelle phrase merveilleuse (« quand on n’y a personne ») ! Je pense évidemment à « La Ballade des cimetières », de notre tutélaire GEORGES BRASSENS : « J’ai des tombeaux en abondance, des sépultures à discrétion, dans tous les lieux de quelque importance, j’ai ma petite concession ».

 

 

Et si ELIAS CANETTI se met à la place du visiteur, c’est évidemment qu’il est le visiteur. Mais cette visite a un côté rêveur particulier : « Voici quelqu’un qui a vécu trente-deux ans, un autre là-bas quarante-cinq ans. Le visiteur est déjà plus âgé, et ceux-là sont pour ainsi dire hors de course. Il en trouve beaucoup qui ne sont pas arrivés aussi loin que lui, et quand ils ne sont pas morts à un âge trop tendre, leur sort ne suscite aucun regret. Mais il y en a aussi beaucoup qui le dépassent. Il s’y trouve des hommes de soixante-dix ans, en voici même un qui a vécu plus de quatre-vingts ans ». Je pourrais continuer, car la voix qui parle y incite. C’est fou, si l’on y pense, ce propos qui avance, qui continue et qui vous entraîne.

 

 

En l’occurrence, là où cette pensée vous amène, c’est à une sorte de compétition non écrite entre le vivant qui passe (« entre les pins palpite, entre les tombes, Midi le juste y compose de feu ») et les corps décomposés qui gisent sous les pierres tombales, gravées, avec le nom, des seuls moments de début et de fin du spectacle jadis offert aux vivants par la personne ici enfouie. Il traduit : « Combien me reste-t-il à vivre ? » par : « Qu’est-ce qui vous empêche de devenir nonagénaire ? ». 

 

 

C’est vrai, ça. Qu’est-ce qui m’empêche de devenir un vieillard breneux, grabataire, incontinent et insupportable ? C'est ce que dit JACQUES BREL : « Quand je serai vieux, je serai insupportable ». De toute façon, qui est-ce qui supporte les vieux, aujourd'hui ? Je vais vous dire : pour supporter les vieux, aujourd'hui, il faut que ce soit un métier. Et c'est le métier de ceux qui sont payés pour ça. Ce qui ne veut pas dire qu'ils les supportent, mais au moins, ils s'en occupent. Avec quelques autres. Ne soyons pas trop injuste.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Suite et fin demain.


 

mercredi, 30 novembre 2011

DU SAVOIR COURTOIS A HANNAH ARENDT

Résumé : après diverses considérations sur le « savoir courtois », retour laborieux à HANNAH ARENDT.

 

 

A propos de « savoir courtois », il faut dire que, si je fuis tous les « systématistes » et autres élaborateurs extrêmement savants de globalités, de généralités et autres totalités totalisantes, voire totalitaires, il y a bien sûr une part de décision, une décision quasiment politique, le refus horrifié d’une menace qu’on fait peser sur l’individu. Mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi une infirmité. Enfin, c’est peut-être une infirmité. Pas sûr.

 

 

Vous voulez que je vous fasse une confidence ? Vous vous rappelez sans doute le 12 juillet 1998, n’est-ce pas ? Eh bien, pendant que deux personnes qui me sont très chères avaient décidé d’aller au cinéma, juste parce que c’était gratuit ce soir-là pour les dames (H.) et demoiselles (J.), j’ai choisi d’écouter Cosi fan tutte, le casque sur les oreilles, qui m’a permis d’échapper aux trois énormes clameurs de la soirée. Je l’ai d’autant moins regretté que les deux personnes en question se sont laissé détourner par « l’ambiance d’enfer » qui régnait place Bellecour, où de gigantesques écrans avaient été dressé. Abdication pitoyable.

 

 

Ce n’est pas pour me vanter, mais j’ai lu Masse et puissance, de ELIAS CANETTI. Un drôle de livre, bizarre, atypique, qui m’a laissé perplexe,  dont le sujet avoué est une analyse du processus qui transforme une « meute » conduite par un chef en « masse » conduite par un « führer », suivez mon regard. Un drôle de livre, qui ne ressemble à aucun autre quant à son objet ou à sa méthode. Où ELIAS CANETTI veut-il en venir ? Ce n’est pas évident. Si je me souviens bien et pour résumer, l’individu, dans la meute, a encore une existence propre, qu’il perd quand celle-ci se transforme en masse. Mais c’est sûrement plus compliqué que ça.

 

 

Pour vous dire, si j’ai fait de l’alpinisme, c’est qu’au sommet du « Moine », du « Grépon » ou de « Trélatête », il y a place pour trois, allez : quatre si on se serre. On est encore des individus. Et on fait de la place au saucisson et au kil de rouge (à 3500 mètres, « la plus humble piquette » (BRASSENS, « Le grand Pan ») se transforme en nectar. Or c’est  le même homme de bien qui l’a dit : « Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on / Est plus de quatre, on est une bande de cons » (« Le pluriel »).

 

 

C’est pourquoi j’ai tiré il y a fort longtemps un trait violent sur les plages du Midi en été, le supermarché le samedi matin, l’autoroute A7 pendant les week ends de « pont », et un certain nombre d’autres lieux qui attirent la concentration du genre humain, devenus comme des camps de sinistre mémoire.

 

 

L’agglutiné vit au rebours de sa propre vie. Ou c’est que je ne sais rien. Je commence à respirer quand l’humain se raréfie. Quand l'individu se dessine et prend forme et consistance.  Supermarché, cinéma ou remonte-pente, l’un des fléaux de notre temps est la file d’attente. Quand il s’agit de faire nombre, je me désagrège. Car il s’agit de faire nombre, il paraît. Il paraît aussi, d’ailleurs, que ça se mesure. Scientifiquement, même.

 

 

J’adapterais volontiers la fable du Corbeau et du Renard en la faisant finir par une sentence comme : « Sachez que tout sondeur vit aux dépens de celui qui répond. Cette leçon vaut bien mon fromage, pauv’con !». J’ai pris « sondeur » parce que ça passait mieux que « statisticien ».  

 

 

J’envierais celui qui porterait sur sa carte d’identité une mention du genre : « Celui qui ne ressemble pas ». Ou : « Perturbateur de statistiques officielles ». Et l’expression « fondu dans la masse » me semble d’une terrifiante vérité. « Fondre » à une température donnée, n’est-ce pas perdre ses contours, ses traits ? Disparaître ? A cet égard, je suis profondément occidental.

 

 

Il paraît que l’oriental se vit comme simple élément d’un grand tout, ce qui a au moins le mérite de faciliter sa disparition, alors que chaque occidental se vit comme une réplique en miniature du centre du monde, et comme tel, irremplaçable. C’est pour ça que SARKOZY se sent obligé de payer des rançons quand des Français sont enlevés au Mali ou au Yémen. Même et surtout quand il nie avoir payé un seul centime.

 

 

Occidental, je suis, occidental je reste. J’accepte l’héritage de l’individu et des Lumières. Plus consciemment et plus volontairement que des gens prêts à piétiner leurs semblables pour rejoindre leur petit carré de plage, parfumé à l’ambre solaire et au suint bestial des animaux vautrés. 

 

 

Vous avez compris pourquoi la télévision n’a jamais franchi mon seuil : être comptabilisé comme un petit sept milliardième de l’humanité ou le  six millionième de l’audience de FRANÇOIS HOLLANDE à la télé m’importe autant que le slip de flanelle que portait le président CARNOT quand il fut assassiné. Le problème de la télévision, c’est qu’elle fait disparaître les individus qui la regardent sans que ces individus s’en rendent seulement compte.

 

 

Bon, je vais quand même tâcher de revenir à HANNAH ARENDT. J’ai un peu l’impression de piétiner à l’entrée. Voire de reculer. Enfin, je me dis que je ne quitte pas tout à fait le terrain. Si j’insiste, c’est que je crois que cette femme, sans a priori, sans volonté de « faire système », nous parle du monde qui est le nôtre, et essaie d’en dégager pour nous le sens. Ce n’est pas une négatrice. Je crois même qu’elle ne l’est pas assez. Mais c’est qu’elle reste attachée à une démarche profondément philosophique.

 

 

Il faut d’abord dire que la Grèce ancienne fascine HANNAH ARENDT, qu’elle est très souvent présente à son esprit comme modèle insurpassé de civilisation, auquel il convient de se référer en priorité. C’est un socle. Pour parler franchement, j’ai buté sur la distinction entre « privé » et « public », et il y a des maillons du raisonnement qui m’échappent.

 

 

« Privé » ? « Public » ? On se rappelle les batailles de chiffonniers qui ont été livrées autour des chiffons « islamiques ». Qu’est-ce que c’est, « l’espace public » ? Il me semble qu’aujourd’hui, on peut dire qu’on entre dans l’espace public dès qu’on sort de chez soi. Si c’est bien ça, ce dont je ne suis pas si sûr, finalement, l’espace privé, j’en conclus que c’est tout simplement « chez soi ». C’est pas logique, ça ? Et bien pour les Grecs de l’antiquité, pas du tout, figurez-vous.

 

 

Si j’ai correctement compris, les Grecs opposaient le social (autrement dit le privé) et le politique (autrement dit le public). Du côté du social, la famille, cellule de base, où le père règne en despote, la famille qui est régie par la nécessité. ARENDT semble soutenir que toute l’économie antique relevait exclusivement de la sphère privée. Du côté du social et de la nécessité, encore, le travail. Tout cela est donc considéré comme relevant de la sphère du privé.

 

 

Du côté du politique, il y a la cité, la « polis » (πόλις), où règne l’égalité entre des individus libres. Être libre, c’est n’être ni chef, ni sujet. C’est dans cette sphère publique que se réalise la politique, que s’exerce le gouvernement. Pour HANNAH ARENDT, cette division des tâches semble être la plus noble qui puisse être, car c'est au niveau de cette vie publique que s'organise la société des hommes.

 

 

Ensuite, ça se complique. Au moyen âge, le privé prend de l’extension, donc le politique en perd logiquement, parce que le gâteau essentiel n’est pas plus gros qu’avant, ce qui entraîne une contamination du politique par le social, et de ce fait même, une réduction de l’homme à une fonction économique. Jusque-là, c’est logique.

 

Si j’ai correctement compris, c’est au 18ème siècle qu’apparaît la notion d’intimité. Et c’est là que, pris en sandwich entre le « public » proprement politique et le « privé » (tout le reste ?), s’interpose quelque chose qu’elle appelle le « social ». Et si j’ai correctement compris, ce dernier est assez envahissant. On change de dimension. On passe de la famille à la société, mais en gardant le despotisme. Dans la famille ancienne, le despote, c’est le « paterfamilias ». Dans la société, c’est la MAJORITÉ, le despote.

 

 

Et qu’est-ce qu’elle devient, l’égalité ? Ben oui, c’est quand même dans la devise républicaine, non ? Là, HANNAH ARENDT a une idée qui me semble GENIALE. L’égalité des Grecs anciens, c’est de n’être ni chef, ni sujet. Notre égalité à nous, c’est le CONFORMISME. Parfaitement ! C’est rude, je sais. Et un conformisme conscient, lucide, voulu par la structure elle-même. La preuve ? La statistique, mon bon monsieur. La reine des sciences sociales. « La science sociale par excellence », dit HANNAH ARENDT.

 

 

Là, je ne peux pas faire moins que de renvoyer à mon blog KONTREPWAZON et aux articles sur les statistiques et le terrorisme de la moyenne (2008). Pourquoi ? Parce que je crois que l’entrée de la société dans la statistique fait passer l’Occident d’une ère proprement politique de la vie humaine en liberté à l’ère de la gestion comptable de l’humanité réduite à l’état de stock.

 

 

Même si ce n’est qu’une hypothèse, ça mérite d’être médité, en ces temps de propagande enfoncée dans le crâne des foules à coups de télévision et de radio (tous partis confondus). Attention, mesdames et messieurs, c’est qu’il y a de la pensée, ici !

 

 

Ben réfléchissez ! Au moment où la statistique et la moyenne font leur apparition, l’attitude et le comportement des dirigeants CHANGENT. Avant, qu’est-ce qu’ils ont, comme outils ? Rien. On commence aux missi dominici, aux préfets, aux commissaires, aux fermiers généraux, qui sont tous envoyés par le haut pour faire régner l’ordre du haut. C’est, on l’admettra facilement, ALEATOIRE.  

 

 

A partir du moment où, tout en haut, on sait, par exemple, sur combien d’hommes costauds on peut compter pour la prochaine guerre, parce qu’on a pris le soin de les compter, mais rendez-vous compte de l’avantage ! Il semblerait que ça ait commencé avec LOUIS XIV. Et la statistique, qui n’est pas une science, mais une suite d’opérations, va permettre l’épanouissement d’une autre discipline, une discipline dévorante, qui va bientôt prétendre au noble statut de science alors qu’elle n’y a aucun droit : l’ECONOMIE.

 

 

HANNAH ARENDT écrit : « L’économie ne put prendre un caractère scientifique que lorsque les hommes furent devenus des êtres sociaux et suivirent certaines normes de comportement ». Ce qui est extraordinaire, dans cette mutation brutale (« rupture », mais pas en termes sarkozystes), c’est que la moyenne statistique s’impose bientôt comme une NORME. Autrement dit, magie-magie : le simple constat prend force de loi.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre ? Peut-être.