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samedi, 11 décembre 2021

TOUT VA MIEUX !!!

Ni pessimiste, ni optimiste : objectif !!!

LA POLITIQUE EN FRANCE.

Je ne suis pas sûr qu'on puisse trouver dans les époques précédentes une telle médiocrité, voire une telle insignifiance dans le personnel politique qui aspire à prendre en 2022 la direction de la France.

Macron est-il un "Homme d'État" ? Qu'est-ce qu'un "Homme d'État" ? Au premier abord, on pense à quelqu'un qui se fait "une certaine idée de la France" (suivez mon regard) ? En tout cas, quelqu'un qui met sa petite personne au service entier de la nation dont il prend le destin en main. Je veux dire qui subordonne cette petite personne à l'ambition qu'il assigne au pays avec l'assentiment des gens qui l'ont élu. C'est aussi quelqu'un qui se montre capable d'entraîner derrière son étendard assez de forces pour que ce soit le pays entier qui se mette en mouvement.

A entendre les nombreux, abondants et ronflants discours qu'Emmanuel Macron n'a cessé, et ne cesse de prononcer avec plus ou moins d'emphase, on a presque envie de le créditer de la noble appellation d'"Homme d'État". Malheureusement, ce qui me dissuade de le faire, c'est l'impressionnante déconnexion qu'il donne à observer entre ses paroles et les effets de ses paroles dans la réalité basse et concrète.

Le dernier exemple en date de cet écart ("gap" pour faire branché) est le programme qu'il a annoncé pour l'exercice français de la présidence du Conseil de l'Union Européenne : grandiose ! On va faire avancer l'Union, on va refonder Schengen, on va ..., on va ..., on va ... Le tout proclamé à sons de trompe, à la cantonade et à tous vents, genre : « Vous allez voir ce que vous allez voir ! », pour être sûr de bien indisposer les partenaires européens par la posture prophétique.

Les Allemands, eux, quand ils entreprennent de former un gouvernement après leurs dernières élections législatives, ils font ça sérieusement, "à l'allemande" : on met deux cent cinquante négociateurs (n'oublions pas les négociatrices en ces temps de féminisme policier) bien décidés à prendre le temps qu'il faudra pour constituer une plate-forme commune (définition précise et contraignante des articles du programme, répartition des postes, etc.) qui permette l'exercice commun du pouvoir. Pas de grande proclamation : environ deux mois plus tard, on publie le résultat de ces négociations, qu'on peut imaginer âpres et méticuleuses.

Tout le monde a compris à quel carburant tourne le moteur d'Emmanuel Macron : le vent, la soufflette, la gonflette, la boursouflette. Il ferait très bien en éolienne : du vent, c'est ce qu'il lui faut pour avoir l'impression d'agir. Sauf qu'il n'est pas encore branché sur le réseau : entre lui et la réalité, le courant ne passe pas. Moi qui le traitais de "baudruche" dans un billet de février 2017, avant la présidentielle, je ne croyais pas si bien dire.

En même temps (cette formule !!!), il ne faut pas oublier que pendant qu'il cause, le capitalisme sauvage, dont Macron reste un militant fanatique, quoique discret, continue à étendre ses ravages dans l'économie française, comme le montre le dernier exemple en date : la fonderie S.A.M. dans le bassin de Decazeville dans l'Aveyron. Et je n'évoque que pour mémoire le naufrage de la médecine hospitalière ou de l'institution judiciaire.

Il y a des probabilités pour que le prochain président de la France se nomme de nouveau Emmanuel Macron. En face de lui, qui ? QUI ? Passons très vite sur ce qu'il reste de la gauche : de Mélenchon le va-de-la-gueule à Jadot qui fait semblant de croire en son étoile, et du coco presque anonyme qui se prépare à recueillir 1,78 % des voix à la pauvre Anne Hidalgo, victime expiatoire de tous les méfaits commis par le Parti Socialiste à l'encontre des travailleurs, il n'y a plus personne.

En revanche, à droite, on a le vent en poupe, et les parts de marché semblent assez copieuses pour nourrir les appétits. Marine Le Pen ? On connaît son incompétence en matière économique. On a une idée de ce qu'a des chances de donner dans les urnes sa politique de "dédiabolisation". Eric Zemmour ? Désolé : impossible pour moi de prendre ce guignol au sérieux. Je me dis que cette candidature farcesque, qui peut croquer quelques mollets au Rassemblement National, c'est tout bénef pour Macron. Reste Valérie Pécresse, à propos des chances de laquelle je me garderai de tout pronostic, tant j'ignore tout de la cuisine propre aux "Républicains" en général et à la gestion de la Région Île-de-France en particulier. 

Moralité et conclusion : qu'il s'agisse de l'actuel Président et bientôt candidat ou des concurrents plus ou moins sérieux et crédibles, déclarés ou à venir, je reste effaré par la petitesse, la bassesse, l'insignifiance de tout le personnel qui se présente aux suffrages des Français. Je me pose la question : le peuple français a-t-il les élites qu'il mérite ? Si tel est le cas, ce serait le signe d'une effrayante déliquescence de l'âme collective. Et j'ai malheureusement l'impression que tel est le cas. Il est aussi possible que ce soit le système de sélection des élites en lui-même qui aboutisse à l'élimination des gens dotés des capacités, de la volonté, de l'intelligence et du charisme qui font "l'Homme d'État". 

Tout ce qu'on peut constater, c'est qu'il n'y a pas d'Homme d'État parmi les personnalités les plus en vue dans les médias, dans les Assemblées ou dans les Ministères. Ceux qui pourraient prétendre à ce titre sont soigneusement écartés par les gens en place. Partout ce ne sont que premiers de la classe qui se rêvent en apprentis épiciers, petits chefs de bureau, comptables plus ou moins experts, mais bénéficiant de la voiture de fonction et autres signes du pouvoir (la cave de l'Hôtel de Lassay suscite paraît-il de terribles convoitises). 

La France, elle, peut aller se rhabiller.

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 08 mai 2019

L'EUROPE ET NOS POLITICIENS

Notes sur l'état européen de la nation française.

Les journalistes français, les politiciens français, les politologues et autres politistes français, tous gens de jugement très sûr, nous ont rebattu les oreilles avec un grand mythe fondateur de l’idée d’Europe : « le couple franco-allemand ». Ah ça, on peut dire que tous ces braves gens, forcément bien intentionnés, n'en doutons pas, nous l'ont fait bouffer, le foin du mythe franco-allemand. Mais aujourd’hui, c’est fini. La grande réconciliation, c’était De Gaulle-Adenauer, ensuite nous avons eu la belle entente Giscard-Schmidt, puis le spectacle de la belle entente Mitterrand-Kohl (ah, Mitterrand capturant par surprise la main de Kohl ! était-ce à Douaumont ?).

Depuis, plus rien, ou plutôt plus personne. Visiblement, il y a quelque chose de pourri dans l’étroite union des piliers qui, à eux deux, formaient le socle granitique sur lequel allait s’élever l’astre resplendissant de l’idée européenne : l’Allemagne et la France. Les deux pays ne sont plus sur la même longueur d’onde, le « moteur de la construction européenne », après avoir toussé et hoqueté, s’est arrêté, l’Europe est en panne.

Je ne vais pas me lancer dans une analyse fouillée des raisons politiques, économiques ou idéologiques qui expliquent cette mise au point mort : je laisse aux « spécialistes », « experts » et tous les Diafoirus de profession le soin de développer ce genre de considérations savantes. Je veux juste, en citoyen ordinaire, exposer quelques observations qui me sont venues au fil du temps, en particulier sur la façon dont l’ensemble de la classe politique française considère l’implication de la France dans le processus de construction européenne. Je précise tout de suite que je ne me suis pas trop embarrassé de nuances. Que le lecteur ne soit pas trop scandalisé s'il me trouve quelque peu injuste.

Ma première remarque est pour observer que la construction européenne, et depuis fort longtemps, n'intéresse pas nos politiciens. On peut dire que, pris dans leur globalité, ils ne brillent pas par leurs motivations européennes. L'Europe, ils n'ont pas grand-chose à en faire. Peut-être, après tout, parce qu'ils ne se préoccupent guère du fait que la France ait ou non un destin. "D'accord pour envoyer à Bruxelles des sous-fifres ou des "seconds couteaux", mais ces raisins sont trop verts pour moi, tout juste bons pour agacer mes dents de grand fauve : je laisse la besogne à plus humble que moi." Qu'on se le dise, le politicien français considère la construction européenne de tout le haut de sa hauteur.

Si les politiciens français avaient pris au sérieux la construction européenne, il y aurait eu depuis fort longtemps un ministre d'Etat aux affaires européennes, et un ministre inamovible quelles que soient les alternances, et non pas de vagues secrétaires d'Etat obscurs et interchangeables. Il y aurait eu des luttes féroces et des rivalités épiques entre les ambitieux "cadors" de la politique française pour occuper cette place prestigieuse. Et les "ténors" de notre classe politique n'auraient pas eu la politesse exquise de laisser la place aux pauvres diables obligés de s'y coller en leur disant : "Après vous s'il en reste".

Accessoirement, les électeurs ne bouderaient peut-être pas autant les urnes s'il y avait eu dès le début des listes internationales de candidats pris dans tous les pays. Le fait que les listes de candidats soient nationales pour l'essentiel n'a pu qu'ajouter de la distance entre les populations et la nouvelle institution.

Il me semble que la raison de ce désintérêt des politiques est assez simple : ils ne trouvent aucun intérêt à s'engager dans un travail qu'ils considèrent avant tout comme fastidieux, et surtout où ils ne voient aucun moyen de faire carrière. Au contraire, en réduisant leur activité à l'hexagone, même sans parler de cursus fulgurant, juste en rendant le plus de services possible à des gens bien placés, après avoir bien usé leurs genoux dans les prosternations devant les puissants réels ou pressentis, ils gardaient l'espoir que ceux-ci auraient l'honnêteté de leur "renvoyer l'ascenseur" en leur procurant une sinécure confortable : Conseil d'Etat, Cour des Comptes, CSA, Conseil Economique et Social, jetons de présence dans des conseils d'administration, une direction à l'Institut du Monde Arabe (cas de Jack Lang : à qui cet ami de tout le monde n'a-t-il pas rendu de "petits services" ?), etc. : il n'y a pas que les parachutes qui soient dorés, il y a aussi beaucoup de pantoufles. Non, l'Europe n'intéresse nos politiciens en aucune manière, sinon à l'approche d'échéances électorales.

Cette façon de voir et de faire, dont je crois que le caractère principal est la médiocrité  insigne, n’est pas pour rien, à mon avis, dans l’éviction progressive de la France des instances de décision dont procède l’orientation que doit prendre la construction collective. Car si la France pèse si peu aujourd’hui dans l’Union européenne, ce n'est pas seulement parce que celle-ci est passée de 6 à 28, c’est aussi parce que, à quelques notables exceptions près (Delors, Barnier, Moscovici, …), l’immense majorité de nos politiciens professionnels considèrent depuis très longtemps d’éventuelles responsabilités à Bruxelles ou Strasbourg au mieux comme des exils provisoires ou des punitions imméritées, au pire comme des oubliettes, en tout cas comme une tache sur leur CV de professionnels de la politique. Et ce n'est pas le choix de têtes de listes comme Loiseau ou Bellamy qui va pouvoir convaincre du contraire.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que la réputation globale des députés français au Parlement européen n’est pas bonne, beaucoup d'entre eux n'ayant pour seul souci que de revenir à Paris au bout d'un seul mandat. Au point que leurs collègues des autres pays (en particulier les Allemands) sont tout étonnés d’en revoir certains après l’élection suivante, et c’est seulement alors (et à la longue) que quelques-uns finissent par être pris au sérieux par les autres députés. La plupart, n’ayant aucune considération pour le travail d’édification des règles communes, sont tenus pour des jean-foutre (pour autant que je puisse m'en faire une idée).

Pour une majorité de politiciens français, en effet, être élu aux européennes signifie cinq ans de purgatoire, et cinq ans pour lesquels je serais curieux de consulter la feuille de présence aux assemblées et aux commissions. On se rappelle quelle avait été la rage de Rachida Dati quand Nicolas Sarkozy, pour je ne sais quelle raison profonde, l’avait bombardée tête de liste pour les Européennes de je ne sais plus quelle année (ça doit être facile à retrouver). Je signale en passant que la dame, en course pour la Mairie de Paris, touche toujours son indemnité européenne (j'imagine qu'elle est toujours une élue, bien qu'elle se garde d'en faire état). Je n'ai pas vérifié son taux d'absentéisme aux assemblées et réunions de Bruxelles ou Strasbourg (c'est que le 7ème arrondissement de Paris est si vaste !).

Combien sont-ils, ceux qui ne se représenteront pas le 26 mai après vingt ans de bons et loyaux services (quatre mandats, s'il vous plaît) dans les rangs de l’Assemblée européenne ? C’est le cas, paraît-il, de Pervenche Bérès et Alain Lamassoure, sûrement quelques autres : belle performance. J’ai bien l’impression que ces rares individus somme toute hors du commun font exception, dans un ensemble de personnes qui se jugent sûrement trop importantes sur le territoire national pour aller perdre leur temps et gâcher une belle carrière potentielle en allant s’enterrer à Bruxelles.

L’impression étrange que produit cette situation particulière, c’est d'abord l'incroyable confinement hexagonal de l'esprit qui habite l'ensemble de la classe politique française, mais c'est aussi la remarquable ambivalence qu'elle manifeste à l’égard de l’Europe. Car c’est une double unanimité chez les hauts responsables et autres personnels politiques : d’une main (souverainiste), quand le besoin (électoral) s’en fait sentir, ils dénoncent la bureaucratie tatillonne de Bruxelles, ses réglementations ridicules et ses décisions juridiques qui s’imposent au droit français (la Commission vient de mettre en demeure la France de privatiser tous ses barrages pour les mettre en concurrence) ; de l’autre main, ils ont tous, et à l’unanimité (le plus souvent sans le crier sur les toits), signé et fait ratifier les traités successifs qui engagent la France dans toujours plus de perte de souveraineté. Et la seule fois où ils ont demandé aux Français ce qu’ils en pensaient, ils se sont assis sur l’expression du vote populaire (2005). Je me trompe : il y a eu le "oui" à Maastricht (en 1992 ?). 

L’Europe est mal foutue, c’est sûr. Elle n’est pas démocratique : on élit les députés, mais le Parlement a des pouvoirs limités : c’est la Commission (avec ses 34.000 fonctionnaires – c'est-à-dire non élus – grassement payés) qui a l’initiative des propositions. Elle se réduit à un simple espace de libre-échange économique dominé par une logique ultra-libérale implacable, où prospèrent impunément quantité de lobbies financièrement surpuissants au service de toutes sortes de firmes privées, mais aussi quelques paradis fiscaux qu'aucune discipline collective ne tracasse. De plus, la sacro-sainte règle de la « concurrence libre et non faussée », terrible aberration, outre qu’elle incite chaque pays à entrer en concurrence avec tous les autres, interdit au continent européen de devenir une véritable puissance capable de se doter elle-même de tous les attributs de la puissance.

Mais l’Europe que nous avons, cette Europe qui révolte le bon sens, ne serait peut-être pas ce n’importe quoi vaguement monstrueux, si les hommes politiques français avaient consenti à se donner un peu de mal pour édifier une autre Europe, plus conforme aux aspirations spécifiques et à l'histoire particulière des Français. Mais il aurait fallu pour cela qu'ils soient motivés et qu'ils se battent, il aurait fallu qu’ils travaillent, qu'ils se donnent de la peine, qu'ils déploient des efforts, enfin qu'ils acceptent de faire quelque chose pour leur pays. Qu'ils soient animés par le désir de le servir.

Là n’est peut-être pas la seule raison de la dilution, et même de la dissolution de la France dans le gloubi-boulga informe et ingouvernable que l'Europe est devenue. Mais il y a fort à parier que si les hommes politiques français avaient considéré la construction européenne comme une ouverture sur de belles et prometteuses perspectives et comme le champ de réalisation pour des projets enthousiasmants pour le pays et non comme un lieu de relégation pour politiciens ratés, le pays pèserait (et aurait pesé) davantage dans la définition des objectifs à atteindre et dans les orientations collectives. Et les électeurs français auraient des raisons de se rendre en masse aux urnes (on peut rêver), pour célébrer une Europe qui leur ressemblerait alors un peu plus.

Au lieu de ça, nous avons vu des pléiades de velléitaires sans caractère et sans énergie aller à Bruxelles à reculons et faute de mieux. Il aurait fallu que toutes les élites politiques du pays se mobilisent, se saisissent vigoureusement de la nécessité d’aller à Bruxelles pour conserver à la France la place éminente qu’elle occupait en Europe, de même que De Gaulle, après la guerre, avait conquis de haute lutte (grâce aussi à la mort de Roosevelt) le siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU qu’elle occupe encore (beaucoup se demandent comment ça se fait).  

Dépourvus du minimum de fierté nationale et de combativité, ils ont été incapables de convaincre leurs partenaires que, en dehors du « modèle allemand », du « modèle suédois » et autres rengaines journalistiques complaisantes, il y avait peut-être une place pour le « modèle français ». L’incroyable répugnance préalable, le défaitisme objectif qui a guidé la classe politique française est sans doute pour quelque chose dans la destruction méticuleuse et longuement programmée de tout ce qui ressemblait à un « service public à la française ». Prompte à célébrer l'héroïsme de ses "Résistants" de la Guerre mondiale (1% de la population ?), la France, s'agissant de l'Europe, s'est mise à plat-ventre et a accepté sans combattre de se dissoudre, de renoncer à ce qui la rendait unique dans "le concert des nations", avant même d'avoir eu l'idée de lutter pour défendre son identité (allons, j'ose le mot).

La question qui me vient est de savoir à quel mystérieux facteur les Français doivent l'abyssale médiocrité de leur classe politique. Des administrateurs compétents, des gestionnaires habiles, des comptables scrupuleux, mais pas d'hommes d'Etat : voilà en résumé la composition du personnel qui gouverne le pays. Comme Diogène en d'autres temps, la France cherche en vain un homme qui sache vraiment ce que ça veut dire, la Politique (au sens noble du terme). Un homme qui serait en mesure de "se faire une certaine idée de la France". Et qui ne serait pas obsédé par les opportunités personnelles et par le "calcul de ce qui est possible" (petites ambitions médiocres de sous-chefs de bureau), mais habité par une véritable volonté de faire quelque chose de plus grand que soi (au hasard : la France).

Si les Français n'aiment guère l'Europe, c'est sûrement parce qu'ils ont compris que ce gros machin compliqué, administratif, inaccessible et incompréhensible a été fabriqué en dehors d'eux, loin d'eux, au-dessus de leurs têtes, malgré eux et de façon à bouleverser ou détruire leurs traditions les plus ancrées et leurs manières de voir, mais c'est aussi à cause de l'attitude craintive, équivoque et finalement décourageante d'une classe politique française, à qui l’Europe apparaissait sans doute comme une nécessité souhaitable, mais surtout comme un épouvantail qui ne méritait pas qu'on y investisse un maximum d'énergie et d'intelligence. 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 09 juillet 2015

FEUILLETON GREC ? OU ALLEMAND ?

Il est intéressant, le feuilleton grec. Une excellente dramaturgie en tout cas. Je ne connais pas le metteur en scène, j’ignore qui est le producteur, mais j’apprécie les efforts indéniables accomplis par les différents protagonistes pour donner au spectacle, quand ils sont sur scène, son poids de rebondissements et de péripéties plus ou moins inquiétants quand on les met bout à bout. 

Je ne tente pas de résumer le problème, auquel, je crois, plus personne ne peut aujourd’hui prêter un sens sur lequel les participants pourraient s’accorder. Ils ont tous choisi leur camp et pris leur parti. C’est l’opposition frontale. Une opposition politique, que je résumerai à la question suivante : l’Europe que nous voulons sera-t-elle de la gauche partageuse ou de la droite arrimée aux principes ultralibéraux de la « concurrence libre et non faussée » ? 

Si j’avais à voter (à condition que le « projet européen » ait pris figure humaine, je veux dire déchargée du poids bureaucratique de la machine administrative, qui ne roule plus que dans sa propre direction), mon choix se porterait sur l’Europe partageuse, même si la perte de souveraineté me chiffonne, et plus loin et plus profond qu’aux entournures. 

Je vois bien que la souveraineté nationale heurte de front l’exigence d’abandon de souveraineté que nécessiterait une Europe fédérale. J’imagine que le continent européen pourrait, sur les cartes géopolitiques qui sont en train d’être redessinées, arriver à être considéré comme une puissance. Mais certains n’en veulent en aucun cas. Le « libre-échange » suffit au plus grand nombre. Quelle saloperie de dérision ! 

Que veut l’Europe ? C’est simple, l’Europe ne veut rien, parce qu’il n’y en a pas, d’Europe. Ne me faites pas rire avec les institutions européennes, s’il vous plaît : quand il y a vingt-huit décideurs en action, il n’y a jamais de décision. L’Europe que les institutions européennes nous ont mijotée est l’ectoplasme d’un paralytique en phase terminale. 

Cette Europe-là suscite la haine et le rejet. Et le mépris de l’institution et de ses partisans (et de ses bénéficiaires) pour les peuples soi-disant souverains est une preuve définitive que cette Europe-là se construit, d’une part, sans les peuples, d’autre part contre les peuples. Pendant ce temps, les vraies puissances se gaussent. 

Si la Grèce quitte la zone euro, c’est parce que le retraité bavarois (dixit Arnaud Leparmentier, qui n’aime pas, mais alors pas du tout Thomas Piketty, sans doute un peu trop à gauche à ses yeux) ne veut plus débourser un centime pour ces enfants prodigues que sont les Grecs, qui ont jeté par les fenêtres le bon argent qu’il a consenti à leur prêter, en attendant un confortable retour sur investissement. 

Angela Merkel, et surtout Wolfgang Schäuble, ministre des finances, ont entendu le retraité bavarois. Ils pensent aux prochaines élections : s’ils sont élus, c’est parce qu’ils ont promis. Plus un centime aux Grecs. Et puis il y a « l’opinion publique » (vous savez, ce personnage irrésistible d’Orphée aux enfers, de Jacques Offenbach), et ils reniflent les vents qui en émanent, et qui sentiront très mauvais pour leurs matricules s’ils contreviennent. 

Ils n’ont pas lu l’intéressant papier publié dans Le Monde (daté 7 juillet), écrit par le chroniqueur « Planète » de la maison, Stéphane Foucart, intitulé « Une dette allemande ». Attention, rien à voir avec une ardoise que l’Allemagne aurait laissée chez quelque banquier. Non, il s’agit d’une dette contractée sur la santé des Allemands et de leurs voisins. Car il faut le savoir : l’Allemagne n’a cessé d’emprunter à nos vies, mais personne ne songe à exiger les énormes créances qu’il a en Allemagne, tant cette dette est invisible. 

Il faut que ce soit un pool de chercheurs de haut niveau qui publie les résultats de toute une série d’études dans une revue « à comité de lecture » (pour dire le sérieux scientifique, donc la restriction, hélas, de la diffusion au seul public des spécialistes). Thème de ces études : « … évaluer le coût économique des dégâts sanitaires dus aux pollutions chimiques dans l’Union européenne ». C’est de ces travaux que rend compte l’article de Stéphane Foucart. 

Les dégâts sont considérables : le 1,3 % du PIB des vingt-huit pays se traduit par un montant de 157 milliards d’euros par an. Et encore, si l’on préfère,  « la partie haute de la fourchette surpasse les 260 milliards d’euros annuels ». On me dira : pourquoi pointer l’Allemagne du doigt ? Pour une raison simple, livrée par Foucart : « C’est simple : en Europe, la chimie, c’est l’Allemagne ». La chimie européenne s’appelle Bayer, BASF (Badische Anilin und Soda Fabrik), … Des géants. Allemands.

Les Allemands sont au courant, puisque, « par le biais d’une de ses agences de sécurité sanitaire, l’Allemagne n’a eu de cesse d’entraver la mise en place de nouvelles réglementations européennes destinées à réguler les produits les plus problématiques – dits perturbateurs endocriniens ». Ah, les perturbateurs endocriniens ! Qui dira la poésie des phtalates, le lyrisme des néonicotinoïdes et autres « délicieuses petites choses » (l’expression est pour les vieux cinéphiles) ? C'est sûr, on peut dire merci à l'Allemagne !

Résultat des courses, en dix ans, ces « coûts collatéraux cachés » s’élèvent à « au moins 1570 milliards d’euros [pour] l’économie européenne ». Une somme que je n’arrive pas à concevoir. Et une somme totalement indolore pour tout le monde, puisqu’elle ne passe pas par les bilans des banques ou les budgets des Etats. Une somme qui nous a été empruntée sans que nous le sachions. Passez muscade. Les études épidémiologiques ne figurent pas encore au programme de ceux qui tiennent la calculette. 

L’Europe allemande est une Europe dirigée par les comptables : ils ont l’œil fixé sur le « respect des règles » et le « respect des Traités ». Je ne dis pas qu’ils ont totalement tort, je dis juste que laisser les clés de la voiture à une profession myope par nature, c’est prendre un risque grave. Ça vous fait fantasmer, vous, une Europe devenue un service de comptabilité dont la seule fonction serait de garder l’œil sur les chiffres ? L'inventaire de la vaisselle en porcelaine après la scène de ménage ? Ah oui, qu'est-ce que ça donne envie de vivre ensemble !

Il paraît que les économistes ont baptisé ces coûts collatéraux cachés du doux nom d’ « externalités négatives » ! Tout le monde est heureux de l’apprendre. Allez, soyons intransigeants et inflexibles avec ces salopards de Grecs qui ont assez « fait danser l’anse du panier ». Qui sera aussi intransigeant avec cette Allemagne chimique, qui ne cesse depuis des dizaines d’années d’emprunter des sommes astronomiques à la santé physique des Européens, et surtout à l’avenir de cette santé ? 

Stéphane Foucart examine pour finir la crédibilité de ces études. La réponse est affirmative. Leurs auteurs se sont en effet limités à "sept produits et familles chimiques (pesticides organophosphorés, plastifiants, etc.) et à trois catégories de troubles (système reproductif masculin, neurocomportementaux, obésité et diabète)" (citation approximative quant au texte, mais exacte quant au fond). Rien que du mesurable.

Foucart cite Mme Woodruff qui précise même, dans son éditorial du numéro de la revue JCEM qui a publié les études : « Ce qu’il faut retenir est que ce calcul de 157 milliards d’euros ne représente que la partie émergée du véritable fardeau attribuable aux polluants chimiques de l’environnement ». 

Je sens que les occasions de rigoler ne vont pas manquer. Au fur et à mesure que des chercheurs débusqueront les « externalités négatives ».

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 31 mai 2015

DÉPECER LA GRÈCE

D’abord quelques chiffres : 2010, la dette extérieure de la Grèce se monte à 110 % de son PIB ; cinq ans après, elle se monte à 180 %. Si vous comprenez, merci de m’expliquer. Apparemment la Grèce, non seulement n'a pas remboursé un centime à ses créanciers, mais elle a continué à acheter à tout va. Comme le dit quelqu'un : « Ils sont fous ! ».

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Que s’est-il passé ? Oh, pas grand-chose : des gens très bien intentionnés ont prêté de l’argent à la Grèce, mais surtout sans se poser trop de questions sur l'éventuelle solvabilité du client. Par exemple, sous Papandréou arrivé en toute fin de mandat, pour acheter des avions F16, mais sans moteurs ni systèmes de mesures, charge aux dirigeants suivants de compléter la commande à Lockheed-Martin pour les faire voler. En empruntant encore. Et ne parlons pas des sous-marins qui penchent.

Quelques autres chiffres amusants : les banques prêtent à la Grèce (à 4,5 % ou +), mais aussi à la France (à 1,5 %), de l’argent qu’elles empruntent à la BCE (à 0,05 %). Ce qui veut dire qu'elles s'engraissent sans aucune nécessité, et avec le consentement des Etats et de l'Europe. Question : pourquoi les pays n’empruntent-ils pas directement à la BCE ? 

Sur la base de ces quelques informations, on peut se demander ce qui se passe. Sans être en quoi que ce soit versé dans la finance internationale, je comprends une chose très simple, qui se voit comme le nez : les pays européens, dans un consensus général, acceptent de se faire racketter, aux frais des contribuables, par les mafias bancaires. 

Il me semble que c’est Giscard qui avait inauguré ce truc fabuleux, dans les années 1970 : interdire à l’Etat d’emprunter à 0 % à la Banque de France, pour l’obliger à emprunter à des taux « intéressants » aux banques privées. Intéressants pour qui, les taux ? Peut-être voulait-il favoriser l’emploi dans ces établissements ? 

Je ne connais pas dans les détails le dossier grec. J’ignore dans quelle mesure les élites politiques du pays se sont rendues complices des grands argentiers internationaux. Ce que je sais, c’est que, dans un but qui me reste obscur – et même incompréhensible –, des dirigeants politiques de haut vol ont prêté la main à des financiers d’élite pour faire en sorte que la Grèce ne puisse en aucun cas s’en sortir. 

Il est même arrivé qu'on lui prête à des taux usuraires pour rembourser une dette précédente. Sans parler des conditions d' « ajustements structurels » (du genre diminutions des salaires et des pensions de retraite, privatisations d'entreprises publiques, etc.).

C'est sûr que les Grecs souffrent de « phobie des impôts » (maladie qui affectait un nommé Thévenoud, je crois, secrétaire d'Etat dans le gouvernement), mais ils sont loin d'être les seuls. C'est sûr qu'ils considèrent que frauder le fisc est un péché très véniel. Mais par ailleurs, il est de plus en plus probable que des gens, sûrement  très bien intentionnés, et qui n'ont sûrement rien à se reprocher, travaillent activement à l'effondrement de la Grèce et à l'étranglement de son peuple. Quant à l'Europe concrète, je voudrais bien savoir quelque chose des forces concrètes (et opaques)  qui la meuvent. 

Pour vous en assurer, pour recouper les sources d’information, pour entendre le son d'autres cloches, écoutez l’émission tout à fait éclairante Terre à terre du samedi 30 mai 2015. C’est sur France Culture. Cinquante-trois excellentes minutes (53’). 

Pour comprendre l'ignominie, pour comprendre que ce sont les bandits qui sont aux commandes (FMI, Commission européenne, BCE, …). 

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 13 avril 2014

RIEMENSCHNEIDER LE FLAMBOYANT

TILMAN RIEMENSCHNEIDER

ET LE VISAGE HUMAIN

 

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ANDRÉ

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JACQUES

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JOSEPH D'ARIMATHIE

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MATHIAS

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NICODÈME

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UN PHARISIEN

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PHILIPPE

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JEAN

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TILMAN RIEMENSCHNEIDER PAR LUI-MÊME

 

Beaucoup d'œuvres de Tilman Riemenschneider sont visibles dans la bonne et belle ville de Würzburg (Allemagne). Eternel merci, au consul Yorck von Wartenburg, à sa cousine la Gräfin von Moltke (Probstei, 7108, Möckmühl), vœux auxquels je joins Angelika, Schwesti, et même Karl von Pritwitz. Un coucou à Clärlä Aheimer, où qu'elle soit aujourd'hui.

samedi, 06 juillet 2013

MON ANTHOLOGIE MONTAIGNE

 

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COUPLE D'INDUSTRIELS, PAR AUGUST SANDER

 

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Je pioche dans mon anthologie personnelle des Essais de Montaigne : « Je suis dégoûté de la nouvelleté, quelque visage qu’elle porte, et ai raison, car j’en ai vu des effets très-dommageables » (I, XXIII, De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue). Cette pathologie tout uniment avouée porte un nom savant : c’est le misonéisme, c’est-à-dire la haine de tout ce qui est nouveau. S'il recevait comme nous sur le crâne le déluge de nouveau dont tous les marchands de la terre et autres planètes voisines nous assaillent, dans quel état respiratoire se trouverait-il ?

 

J’aime bien ceci : « Tout ainsi qu’en l’agriculture les façons qui vont avant le planter sont certaines et aisées, et le planter même ; mais depuis que ce qui est planté vient à prendre vie, à l’élever il y a une grande variété de façons et difficulté : pareillement aux hommes, il y a peu d’industrie à les planter ; mais, depuis qu’ils sont nés, on se charge d’un soin divers, plein d’embesognement et de crainte, à les dresser et nourrir » (I, XXVI, De l’institution des enfants). Messieurs et bien chers frères, sachons rester humbles : pour ce qui est des hommes, "il y a peu d'industrie à les planter". Il n'a malheureusement pas tort. Heureusement, il dit quelque part ailleurs : « Madame, j'espère que vous avez eu autant de facilité à le faire sortir que de plaisir à le faire entrer » (cité de mémoire).

 

Au sujet du « devoir conjugal », Montaigne conseille aux maris la modération sexuelle « à l’accointance de leur femme ». Car « il y a de quoi faillir en licence et débordement », dont il craint les pires dommages. Et il conclut sur ce point : « Qu’elles apprennent l’impudence au moins d’une autre main. Elles sont toujours assez éveillées pour notre besoin. Je ne m’y suis servi que de l’instruction naturelle et simple. (…) Certaines nations, et entre autres la Mahumétane, abominent la conjonction avec les femmes enceintes ; plusieurs aussi, avec celles qui ont leurs flueurs » (I, XXX, De la modération). Le Kama-Sutra débridé, ce n'est pas son affaire, on a bien compris. Mais "qu'elles apprennent l'impudence d'une autre main" ! Franchement, il a de ces formules ! Tout le monde aura compris "flueurs", je pense.

 

Montaigne décrit ainsi son blason : « Je porte d’azur semé de trèfles d’or, à une patte de lion de même, armée de gueules, mise en face » (I, XLVI, Des noms). Traduction de l’héraldique, qui est un langage, un art et une science : sur fond bleu, un champ de trèfles jaunes, sur lequel est posé horizontalement une patte de lion dont les griffes sont rouges, comme le montre l’illustration. Je ferai éventuellement quelque chose sur le langage du blason, m'étant arrivé de voir mes modestes propos publiés dans de modestes revues modestement savantes.

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Montaigne n’aimait pas la nouveauté (voir plus haut), ce qui lui faisait parfois manquer singulièrement de flair : au combat, il aime mieux se fier à la qualité de son épée (et de son bras) qu’au « boulet qui échappe de notre pistole, en laquelle il y a plusieurs pièces, la poudre, la pierre, le rouet, desquelles la moindre qui viendra à faillir, vous fera faillir votre fortune ». Il ajoute pour faire bonne mesure : « et sauf l’étonnement des oreilles, à quoi désormais chacun est apprivoisé, je crois que c’est une arme de fort peu d’effet, et espère que nous en quitterons un jour l’usage ». Comme quoi, mon Mimi (Montaigne se prénomme Michel, nobody's perfect), tout le monde peut se tromper : que dirais-tu si tu lisais nos journaux, entre les écoliers américains abattus par dizaines de milliers, les escrocs politiques français par centaines de milliers, les rebelles syriens par millions et les journalistes russes sous le règne de Poutine par milliards ?

 

J’aime bien l’anecdote suivante, concernant une de ses amies, que Montaigne rapporte dans De l’ivrognerie (II, II) : la dame est veuve et chaste. Un beau jour, catastrophe, horreur, enfer et damnation, elle est enceinte, il n’y a pas de doute. Bravant le risque de la honte, elle fait demander au coupable, par le biais du curé en chaire, de se dénoncer, promettant de lui pardonner « et, s’il le trouvait bon, de l’épouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardi de cette proclamation, déclara l’avoir trouvée, ayant bien largement pris son vin, si profondément endormie près de son foyer, et si indécemment, qu’il s’en était pu servir sans l’éveiller. Ils vivent encore mariés ensemble ». Je traduis « indécemment » par « le cul à l'air » ...ou pire.

 

Ah le vin ! Je note ici que ce n’était pas un valet de pâturage, mais de labourage : comme dit la chanson : « Emmener sa femme au champ pour la…bourer ». C’est peut-être à cela que Sully pensait, en évoquant les mamelles de la France, allez savoir ? Montaigne achève ainsi une digression où il est question de son père (« Pour un homme de petite taille, plein de vigueur et d'une stature droite et bien proportionnée ») : « Revenons à nos bouteilles ».

 

Et cette autre histoire gaillarde, où il conte « le bon mot que j’appris à Toulouse, d’une femme passée par les mains de quelques soldats : Dieu soit loué, disait-elle, qu’au moins une fois en ma vie je m’en suis soûlée sans péché » (II, III, Coustume de l’île de Cea). J'adore ce cri du coeur : "Je m'en suis soûlée sans péché !". Presque une apologie du viol, vous ne trouvez pas ? On ne risque pas de trouver ces quelques histoires dans Lagarde et Michard. On va peut-être dire que je les choisis exprès ? Et moi, impavide, je rétorque : « Ben tiens, je vais me gêner ! ».

 

Maintenant, je voudrais m’adresser à tels grands-pères de ma connaissance, qui se mettent à fondre comme beurre en casserole chaude et deviennent gagas quand le petit-fils les regarde dans les yeux, grave comme un pape le jour de la messe de Pâques : grands-pères fondus et gagas, lisez donc le chapitre VIII du Livre II des Essais de Montaigne. Son titre ? De l’affection des pères aux enfants. Il me semble que c’est en mesure de décoiffer quelques chauves. Montaigne s’adresse (respectueusement) à madame Geoffroy d’Estissac :

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« Comme, sur ce sujet de quoi je parle, je ne puis recevoir cette passion de quoi on embrasse les enfants à peine nés, n’ayant ni mouvement en l’âme, ni forme reconnaissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables. Et ne les ai pas soufferts volontiers nourris près de moi. Une vraie affection et bien réglée devrait naître et s’augmenter avec la connaissance qu’ils nous donnent d’eux ; et lors, s’ils le valent, la propension naturelle marchant du même pas que la raison, les chérir d’une amitié vraiment paternelle ; et en juger de même, s’ils sont autres, nous rendant toujours à la raison, nonobstant la force naturelle ». J'insiste sur "s'ils le valent". En clair : si le bébé montre en grandissant qu’il mérite notre affection, allons-y, mais s’il ne la mérite pas, n’y allons pas. Autrement dit : c’est au gamin de prouver qu’il mérite d’être aimé. Que penserait Montaigne de l'actuelle divinisation de l'enfant ? 

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CES DEUX VIGNETTES SONT TIRÉES DE DINGODOSSIERS 1, DE GOSCINNY ET GOTLIB

Mais ce n’est pas fini. Il conclut même très fort : « Il en va fort souvent au rebours ; et le plus communément nous nous sentons plus émus des trépignements, jeux et niaiseries puériles de nos enfants, que nous ne faisons auprès de leurs actions toutes formées, comme si nous les avions aimés pour notre passe-temps, comme des guenons, non comme des hommes ». Ce n’est peut-être pas gentil pour les guenons. Notez que Montaigne ne s’exclut pas de la réaction niaise de l’adulte face au bébé. Peut-être même qu’il s’agace de réagir ainsi. Eh oui, ma pauvre dame, on ne fait pas toujours comme on veut.

 

Voilà ce que je dis, moi, aux grands-pères de ma connaissance !

 

 

 

vendredi, 05 juillet 2013

POURQUOI J'AI LU MONTAIGNE

 

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COUPLE, PAR AUGUST SANDER

 

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Alors pour finir : « Mon Montaigne à moi, c’est quoi ? » (sur l'air célèbre d’Edith Piaf). La réponse à la question, tout le monde connaît, c’est : « Je suis toujours à la fête ». Mon Montaigne à moi, c’est devenu une anthologie. Mon anthologie. Ou ce que vous voulez, appelez ça épitomé, miscellanées, chrestomathie, analectes, je n’y vois aucun inconvénient. J’accepte même « florilège », c’est vous dire si j’ai l’esprit large.

 

Parfaitement, je me suis fait ma collection de citations de Montaigne. Je vous rassure, elle ne ressemble guère à ce dont monsieur Lagarde et monsieur Michard ont toléré la présence dans leur relevé laborieux des balises du parcours obligé du lycéen. Je ne dis pas que mes quarante-cinq pages A4 leur feraient toutes dresser leurs trois cheveux sur leur crâne chauve, mais ils seraient horrifiés à l’idée qu’on puisse en mettre quelques-unes sous les yeux de la jeunesse. Et pourtant, ils auraient à y gagner. Je parle des yeux des lycéens.

 

Tiens, pour mettre en appétit, vous apprécierez ceci : « Les outils qui servent à décharger le ventre ont leurs propres dilatations et compressions, outre et contre notre avis, comme ceux-ci destinés à décharger nos rognons. Et ce que, pour autoriser la toute puissance de notre volonté, Saint Augustin allègue avoir vu quelqu’un qui commandait à son derrière autant de pets qu’il en voulait, et que Vives, son glossateur, enchérit d’un autre exemple de son temps, de pets organisés suivant le ton des vers qu’on leur prononçait, ne suppose non plus pure l’obéissance de ce membre : car en est-il de plus indiscret et tumultuaire ». On trouve ça au chapitre XXI du livre I, intitulé De la Force de l'imagination, p. 102-103.

 

Trois cents ans avant que Joseph Pujol, le virtuose du pet volontaire (nom de scène : « le Pétomane», à partir de 1891) se produisît devant des salles combles de Parisiens en délire ! « Premièrement, il faisait le Pet de la jeune fille timide, puis le Pet de la couturière, le Pet du monsieur bègue, etc. Ensuite, écartant les basques de son habit rouge et, tirant de sa petite culotte un tuyau de caoutchouc, fumait une cigarette ... par sa bouche postérieure », écrivent Jean Feixas et Romi dans Histoire anecdotique du pet (Ramsay/Pauvert). Il jouait aussi à la flûte "Au Clair de la lune" et "Le Roi Dagobert". Mais revenons à Montaigne.

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Pour faire bonne mesure : « Joint que j’en sais un si turbulent et revêche, qu’il y a quarante ans qu’il tient [retient] son maître à péter d’une haleine et d’une obligation constante et incessante, et le mène ainsi à la mort ». L’édition de 1595 ajoute cette fragrance délicate de méthane intestinal : « Et plût à Dieu que je ne le susse que par les histoires, combien de fois notre ventre par le refus d’un seul pet, nous mène jusqu’aux portes d’une mort très angoisseuse ; et que l’Empereur qui nous donna liberté de péter partout, nous en eût donné le pouvoir ». J'en conclus que Lagarde et Michard se sont privés d’un moyen facile de motiver les adolescents à la lecture de Montaigne.

 

Rien ne serait plus efficace au lycée pour faire comprendre qu’il est dangereux de réprimer chez l’homme, par souci de convenance, ce qui vient de la nature. C’est ce qui est arrivé à Claude Chabrol, qui a eu un « malaise vagal », parce qu’il retenait un énorme pet (qu'il commit finalement sur le brancard qui l'emportait à l'hôpital), par pure courtoisie pour Sacha Distel, qui poussait des roucoulades interminables à la fin d’un banquet (c'est Claude Chabrol lui-même qui raconte l'épisode).

 

Il était culturellement intolérable à Lagarde et Michard de ne pas infliger au lycéen le ciseau des censures paralysantes qu’eux-mêmes avaient subies étant jeunes, comparables au rituel de la piqûre du TABDT (ou DTTAB) imposé aux jeunes recrues du service militaire, quand il y en avait encore un (une piqûre qui paralyse l’épaule, enfin c’était à l’époque d’Hérodote ou d'Hippocrate pour le moins).

 

Mon anthologie à moi, si quelque hiérarque éducatif de la technostructure ministérielle en prenait incidemment connaissance, serait en deux temps trois mouvements déclarée hérétique et brûlée séance tenante en place de Grève, s’il existait encore une « Place de Grève », et si l’on brûlait encore les livres. Aujourd’hui, c’est moins spectaculaire : il suffit de ne pas en parler. Le mutisme sur un grand livre est devenu plus efficace qu’un incendie volontaire. Ou que son étude par Lagarde et Michard.

 

Parce que je vais vous dire : la philosophie de Montaigne, je m’en tamponne le coquillard. Non, ce n'est pas vrai, mais c’est vrai qu’apprendre les étapes de son trajet philosophique (pyrrhonien ou sceptique ?) n’est pas le plus sûr moyen de provoquer (et de ressentir) l’intérêt. Pour mon compte, je voulais, en ouvrant une bonne fois pour toutes le bouquin, savoir ce que ce monument avait à me dire. À me dire à moi. Personnellement. Je l’ai dit : n’avoir en perspective que « ce qu’il faut savoir » (tous les vade-mecums de la terre), cela suffit à me décrocher la mâchoire à force de bâiller.

 

Quand le « Commendatore » lance son invitation (c’est chez Mozart) : « Verrai tu a cenar meco ? », Don Giovanni répond : « Verro » (« Viendras-tu manger en ma compagnie ? – Je viendrai »). Pendant ce temps, Leporello souffle : « Oibo ; tempo non ha, scusate ». N'étant pas Commandeur, j’ai invité Montaigne à ma table, et je dois dire que nous avons devisé agréablement, même si nos propos n’auraient en aucun cas pu être insérés dans le Lagarde et Michard 16ème.

 

Il faut bien dire que les deux auteurs, riches rentiers du manuel scolaire connu sous l'appellation « lagardémichar », ont réduit à presque rien, sinon quelques poncifs, l’incroyable et riche matière contenue dans les 1116 pages du livre. Mais pouvaient-ils faire autrement ? Et est-il possible d'enseigner vraiment les Lettres ? J'en doute.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

vendredi, 28 juin 2013

POURQUOI JE LIS

 

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JEUNES PAYSANS, PAR AUGUST SANDER

 

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Je ne lis pas pour lire. La lecture est un moyen, pas une fin en soi, je ne sors pas de là. C’est vrai que si je me pose la question de savoir pourquoi je lis, la réponse ne vient pas de soi. Mais après tout, est-il si important de savoir pourquoi on fait les choses ? Et puis aussi : peut-on vraiment le savoir ? 

 

Pour mon propre compte, les lecteurs qui viennent incidemment ou fidèlement sur ce blog s’en sont fait une idée plus ou moins précise : je l’avoue sans honte, sans fard et sans vergogne : je lis pour jubiler. Disons-le carrément : je lis pour jouir. Comme le chien rongeant son os, j'ai la lecture d'un égoïsme carabiné et d'une possessivité intempérante. En cette matière, l'injustice que je mets constamment  en pratique est à toute épreuve, hors de portée des magistrats les plus empreints de rectitude morale et juridique.

 

Jubiler, donc. Pas que. Mais je déteste perdre mon temps, en particulier avec ce que l’actualité appelle « Littérature ». La petite crotte intitulée Qu’as-tu fait de tes frères ? est le dernier étron en date (chié par un certain Claude Arnaud) sur lequel je me suis penché, et à la non-écriture duquel j’ai consacré, hélas et en vain, de précieuses minutes, et accessoirement une note ici même, je veux oublier quand. Ces minutes et cette note eussent été mieux employées si j'eusse laissé le livre fermé. Mieux : si j'avais laissé le volume au libraire. La note eût eu le privilège de ne même pas être appelée à naître. Pauvre libraire, finalement, d'être obligé de vendre ça ! Pour ceux que ces propos défrisent, je renvoie à l'esprit d'injustice radicale revendiqué plus haut. 

 

Oui, je lis pour jubiler. Cela veut dire que je ne lis pas pour savoir. Si du savoir découle, c'est en plus. Cadeau. Encore moins pour apprendre une leçon qu’il faudrait réciter. Je ne lis pas pour me conformer aux impérieux diktats de l’époque, qui vous ordonnent : il faut avoir lu Walter Benjamin.

 

Qu’est-ce qu’ils ont tous à aboyer le nom de Walter Benjamin (prononcer béniamine) ? Et qu'est-ce qu'ils en font, de leur lecture ? Ils se sentent coupables ? Redevables (Walter Benjamin, juif, s'est suicidé en 1940 à la frontière avec l'Espagne, faute, me semble-t-il, d'un visa) ? Je n'ai rien contre ce monsieur. La preuve, j’ai essayé : j’ai laissé tomber. De la tortillonnade de circonvolution cérébrale (mais je réessaierai peut-être, j’ai bien fini par lire Le 19ème de Philippe Muray). 

 

Jubiler, oui, ça m’a été donné par des livres très divers. J’ai déjà parlé de Moby Dick, un livre qui transporte la matière humaine infiniment  loin, jusqu'aux confins, presque jusqu'à l'esprit, juste à côté de l'âme, je veux dire juste un peu avant ; un livre que j’ai regretté de fermer quand je l’ai fini, mais un livre qui a comblé mon âme d’un enthousiasme presque indécent. C’est vrai ça : comment Herman Melville a-t-il pu aligner vingt chapitres de description du cachalot sans me donner envie de jeter le bouquin ?

 

Je n'en suis toujours pas revenu. Comment a-t-il fait pour que, au contraire, tout au long de ces vingt chapitres ahurissants, la joie n’ait pas cessé de grandir (je précise quand même, pour les connaisseurs, que je l'ai lu dans la traduction de personne d'autre que l'immense Armel Guerne, qui exerçait, en plus du sacerdoce de poète, celui, combien plus exigeant et combien plus religieux à ses yeux, de traducteur) ?

 

Bien sûr, je peux analyser la chose, dire que Melville entre dans le cachalot comme on fait le tour du monde, pour l’explorer, et en découvrir, pays par pays, les merveilles, pôles compris. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait dans le très curieux Mardi, ce gros livre bizarre où quelques personnages montés dans une modeste pirogue (« royale » quand même) voyagent jusqu’à l’extrême des quatre points cardinaux, pôles compris.

 

Mais jubiler ne suffit pas, quand on lit. Encore faut-il pouvoir en faire quelque chose ensuite. Prenez le pur bonheur de Cent ans de solitude (dirai-je le nom de l’auteur ?). Ce livre pareil à nul autre vous plonge dans l’ambiance primordiale de la famille Buendia, native du village colombien de Macondo, avec Arcadio Buendia, Remedios la Belle et bien d'autres personnages, dans les générations desquels on se perd (j’ai lu ce livre une seule fois, il y a fort longtemps, sur le conseil de mon ami Bosio, merci Bosio, car il n'a toujours pas fini de faire résonner ses harmoniques). Ce que la grande Marthe Robert appellerait un « Roman des Origines »

 

Mais finalement, ce livre-monde, quels effets a-t-il produits en moi ? Même question avec ce livre formidable de Yachar Kemal, Mémed-le-Mince : un tout petit endroit du monde que le talent (ou le génie) de l’écrivain transforme en univers par la seule magie du verbe : on comprend bien que le cadi est un petit chef local qui impose la loi de son bon plaisir arbitraire et minable, mais on est emporté dans les dimensions quasiment célestes dans lesquelles le récit et les personnages sont enchâssés (les savantasses appellent ça de « l'épique »).

 

Ces livres, si je regarde ce qu’ils m’ont laissé, restent un peu comme ce que les physiciens appellent des « solitons », ces « ondes solitaires qui se propagent sans se déformer dans un milieu non linéaire et dispersif ». Ce que je retiens ici, c’est « ondes solitaires ». Le reste m’échappe évidemment : c’est de la physique, n’insistez pas.

 

Des livres sans cause et sans conséquence. Sans cause parce que leur lecture est venue par hasard, au gré des circonstances. Sans conséquence parce que, comme le nuage dans le ciel ou l’homme dans la femme (proverbe chinois idiot, mais peut-être que celui qui l'a inventé connaissait la pilule contraceptive, et qu'il ne parlait que du plaisir), ils ne laissent pas de trace. Tout au moins visible : je n'aimerais pas qu'on voie sur ma figure que j'ai lu les romans de Goethe. 

 

Je veux dire que ces livres ne construisent rien en vous après être passés. Un buron, une borie, un bastidon, je ne sais pas, mais quelque chose qui ait à voir avec un abri de berger. Ou alors à votre insu. Des livres morts en vous, des morts sans descendance apparente et dont vous êtes le cul-de-sac, bon gré mal gré.

 

Des livres dont vous ne saurez jamais comment vous pourriez restituer le bonheur qu’ils vous ont procuré. Sinon en en conseillant la lecture aux gens que vous aimez, piètre consolation. Des livres dont vous auriez envie, si c'était possible, de rendre au monde les bienfaits qu'ils vous ont offerts. Des livres qui vous laissent inconsolable d'avoir à les fermer, et dont le deuil en vous ne finira jamais. Oh, l'amour de ce deuil qui est une joie !

 

Des livres qui sont à eux-mêmes des culs-de-sac définitifs, parce qu’au-delà d’eux, il n’y a plus rien. Dans la même direction, personne n'est en mesure d'aller plus loin. Ils ont vidé le paysage. Non : ils ont vidé le fini du monde sans limite dans l’infini de leur espace borné. Ils ont transféré la soluble et frêle substance de l’univers dans la matière indestructible dont ils ont été faits, grâce au génie d’un homme unique et désespéré, comme le sont tous les hommes, car en lui s’est déversé, on ne sait pourquoi ni comment, le sens entier de l’existence humaine. Et que s'il n'en est pas mort, c'est juste parce qu'il a tout délégué, jusqu'à sa propre mort, à l'encre posée sur le papier.

 

Ce ne serait pas mal, comme définition d'un chef d'oeuvre : un livre qui est allé tout au bout de lui-même, un cul-de-sac qui a vidé son auteur de toute sa mort pour en faire un être vivant, et au-delà duquel il n'y a plus rien, que le vide sidéral. Oui, ce ne serait pas mal. Là, je verrais bien Au-dessous du Volcan. A la Recherche du temps perdu. Qu'en pensez-vous ? Mais moi qui ne fais jamais de liste, même pour faire les courses, ce n'est pas maintenant que je vais commencer. Chacun pour soi.

 

C'est de l'ordre de l'accomplissement. C'est seulement pour ça que je lis des livres. Chacun pour soi.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

jeudi, 27 juin 2013

POURQUOI JE LIS

Je ne suis pas un immense lecteur. Je suis même un lecteur un peu laborieux. Ce que je lis, il faut que je le mâche longuement, que je le mastique, que je le contemple en train de s'écraser en nourriture entre mes dents, avant d'aller alimenter et irriguer les canalisations de mon moi littéraire. Si je devais me comparer, je dirais que, dans l’ordre des lecteurs, j’appartiens à la famille placide et patiente des ruminants contemplatifs.

 

A propos de contemplatif, je me consolerais en me disant que Julien Gracq, qui n’a pas couvert de ses œuvres des kilomètres de rayons, a écrit sur le tard ce merveilleux petit bouquin intitulé Les Eaux étroites, qui, en condensant une matière longuement ruminée pour en polir le pur éclat de chacune des facettes, ouvre sur cette sorte d’infini en profondeur que recèle ce paysage minuscule, sa rivière de l’Evre, qui passe à Saint-Florent-le-Vieil. 

 

Le paysage de mes lectures n'est pas aussi vaste, et n'a rien à voir avec les horizons des mers vides à perte de vue, avec ceux des plats pays aux ciels sillonnés de nuages, ou avec ceux de ce désert de sable où se découpe une caravane au sommet de la dune, sur fond de ciel, si possible en contre-jour (en fin de journée). Mes paysages de lecture sont bornés par les arbres qui dressent leur opacité bienfaisante et lumineuse au bout de mon jardin affectif. Même s'il arrive qu'un cachalot pointe sa mandibule débonnaire et souffle ses vapeurs non loin de mon embarcation.

 

Pour dire le vrai, ça fait déjà quelque temps que je n’ai plus envie de lire pour lire. Et même de lire pour avoir lu. Vous savez, ces œuvres qu’il faut avoir lues si l’on ne veut pas mourir idiot. Si, bien sûr, je m’en suis collé, des Mémoires d’Outre-tombe et des Rougon-Macquart. Mais souvent par devoir. Il ne faudrait jamais lire par devoir. Je plains de tout mon coeur les élèves de lycée : pour rien au monde, je n'aurais souhaité être à leur place. Même si ... Comment pourraient-ils aimer la littérature, s'il ne s'agit que « d'avoir 10 en français » ?

 

Pour les Mémoires … de Chateaubriand, j’exagère, car j’ai pris du plaisir en beaucoup d'endroits, - moins pour les tableaux historiques, où l'auteur s’efforce toujours de ne pas dessiner son propre personnage en trop petit dans un coin en bas, comme un vulgaire donateur, tiens, comme un « Chanoine van der Paele » dans un tableau de Jean Van Eyck, comme on faisait à la Renaissance et avant, - que pour les routes européennes (en particulier alpines) parcourues en tout sens et les portraits, en pied ou collectifs, aux contours dessinés d’un beau trait précis.

 

Les 20 Rougon-Macquart, je me les suis avalés dans l’ordre, enfin presque : non, je n’ai pas fini Le Docteur Pascal, c’était au-dessus de mes forces, le curé laïc, sa probité inentamable, son cœur gros comme ça, sa "bonne âme". Mais le docteur Pascal, on sait que c'est Zola en personne, c'est sans doute pour ça que je n'ai pas pu finir l'assiette. 

 

Mais avant d’en arriver à ce dernier épisode, j’avais eu le temps de détester Le Ventre de Paris, Au Bonheur des dames et La Faute de l’abbé Mouret : Zola se serait amusé à décrire par le menu chacune des milliards de milliards de gouttes de pluie pendant les quarante jours et les quarante nuits qu’a durés le Déluge, il ne s’y serait pas pris autrement. De quoi noyer tout lecteur moyennement bien intentionné. Ces énumérations ! Epaisses comme des Dictionnaires de Cuisine, commes des Catalogues de la Redoute ou comme des Traités de Botanique Paradisiaque (dans l'ordre des titres) !

 

Au moins, mon verdict sur les romans de Zola, je ne le tiens de personne d’autre que de moi : tout ça est, à quelques exceptions près, épais, lourd, bourratif et indigeste. Parmi les exceptions, je dirais volontiers qu’il y a quelques friandises délectables à se mettre sous la dent, dans La Débâcle, La Bête humaine, malgré l'obsession gynophobique du héros, mais dont Robert Musil, dans L’Homme sans qualités, s’est peut-être souvenu pour son incroyable personnage de Moosbrugger.

 

Je goûte aussi quelques douceurs cachées dans La Conquête de Plassans, Son Excellence Eugène Rougon, L’Argent, La Curée. Non, tout n’est certes pas à jeter, même si j’aurais eu parfois envie de lui dire : « N’en jetez plus, la cour est pleine ! ». Zola a possédé vraiment la science (à défaut de l'art) d’écrire, mais je regrette qu’il ait écrit sous la dictée de l’idéologie, de la théorie et du poids documentaire. Et cette obsession de l’hérédité, ma parole ! Un vrai petit Lyssenko avant la lettre, vous savez, l'adepte stalinien de la transmission à tout crin des caractères acquis.

 

En revanche, quelqu'un qui n'a jamais lu L'Iris de Suse ne sait pas ce qu'est l'émerveillement. Il est vrai que, lorsque je l'ai ouvert, j'étais tout prêt et disposé, car je m'étais de longtemps familiarisé avec le bonhomme Giono et les concrétions romanesques qu'il a laissées sur son passage, comme par exemple le cycle du capitaine Langlois, ou alors Deux Cavaliers de l'orage, ce livre tout à fait improbable (ce colosse qui abat d'un seul coup de poing un cheval qui sème la panique, mais ça finira mal), ou encore le long cycle d'Angelo, ce héros chéri de Jean Giono (pour qui a lu Le Bonheur fou, est-ce que quelqu'un pourrait me dire pourquoi Angelo enferme son sabre dans un placard avant de sortir dans la rue où il sait que rôdent des spadassins, peut-être envoyés par sa propre mère ?). Giono n'explique rien : il montre. Voilà un romancier.

 

En fait, je peux bien l’avouer, je n’ai jamais lu « pour lire ». Je connais des gens (on en connaît tous, j’imagine) qui ne peuvent pas sortir de chez eux sans un livre à la main. Dans le métro, dans la rue, à la terrasse des cafés, c’est un enfer de livres ouverts, d'écrans de portables et de casques sur les oreilles, comme si les gens ne voulaient pas risquer de communiquer avec les gens présents en y frottant une parcelle de leur corps ou de leur tête, et se servaient de ces moyens pour s’embusquer dans leur tanière impénétrable, toutes griffes dehors.

 

On dirait que les gens se bouchent les oreilles avec leurs casques et les yeux avec leurs livres. Et c’est eux qui, ensuite, cherchent anxieusement l’âme sœur sur quelque site de rencontre. Je me dis que la peau virtuelle sur écran, l'écran fût-il tactile, est moins douce à caresser que celle qu’on vient de frôler, ici, là, dans le métro ou sur le trottoir, au rayon de ce magasin ou à l’arrêt de ce bus, et qu'on se met à suivre, à aborder, ... et plus si affinités. On ne sait jamais.

 

Car la peau qu'on vient de frôler et de laisser se perdre dans la foule, et qui t'inflige ce regret qui te mange le coeur et la mémoire si tu n'as pas fait le geste ou l'effort (Les Passantes, Georges Brassens), cela s'appelle le désir. Mais un désir rétrospectif, celui où tu te dis : « Merde, j'ai loupé l'occase du siècle ! ». Trop tard. Au sujet du regret que nous infligent après coup nos désirs désormais timorés et frileux, voir la rubrique « Transports Amoureux » dans le journal Libération.

 

Je conseille à tous les avanglés (« Te bâfres comme un avanglé ! », trouve-t-on dans Le Littré de la Grand-Côte) de « contact » électronique de relire comme un manuel de savoir-vivre les dernières pages de Ce Cochon de Morin, de Guy de Maupassant, c'est le beau Labarbe qui est envoyé pour arranger la sale affaire de Morin : « ʺJ’avais oublié, Mademoiselle, de vous demander quelque chose à lire.ʺ Elle se débattait ; mais j’ouvris bientôt le livre que je cherchais. Je n’en dirai pas le titre. C’était vraiment le plus merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes. Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon gré ; et j’en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s’usèrent jusqu’au bout ». Les bougies, c'était donc ça ! Maupassant ne reculait devant aucun "sacrifice" ! Quel salaud ! Quel macho ! Non : quel homme ! Au moins, lui, il donne envie de "lire" des "livres" !

 

Au lieu de ça, à cause de la musique portable, mais aussi, hélas, du livre de poche, on est dans la civilisation du « On ferme ! », au moment même où celle-ci se proclame à renforts de trompettes « Ouverte 24/24, 7/7 ! ». On n’en a pas fini avec le paradoxe et l’oxymore. Et la morosité tactile, éperdue et portable. Et les petites annonces amères « Transports amoureux » de Libé.

 

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 26 juin 2013

NE VOTEZ PLUS !

 

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LE CÉLÈBRE ET MAGNIFIQUE NOTAIRE D'AUGUST SANDER

 

***

Je ne suis pas mécontent de Villeneuve-sur-Lot, où s’est produit un amusant 21 avril au niveau local. Que le Parti Socialiste se soit fait tailler le croupion, les croupières et les joyeuses n’est pas pour me déplaire. Que le monsieur UMP de par là-bas ait été élu ternit un peu ma joie, il est vrai.

 

Vous vous dites donc que j’aurais applaudi si monsieur Bousquet-Cassagne l’avait emporté. Je réponds : que nenni ! Quoi, monsieur Bousquet-Cassagne est membre du Front National ? Bien sûr que je sais. Mais j’apprends aussi par les gazettes qu’il termine un BTS. Plus exactement un BTS « Négociations Relations Clients », alias NRC. Anciennement « Force de Vente ». Que nous appelions entre nous « les Forces du Vent ». Pour dire l’estime extraordinaire dans laquelle je tiens cette spécialité professionnelle en général.

 

Ainsi que monsieur Bousquet-Cassagne en particulier, et à travers lui, une formation politique qui donne des boutons, des nausées et la chiasse (ne mégotons pas) aux brebis socialistes, à monsieur François Bayrou, à une partie (variable) du parti fondé par Jacques Chirac et à madame Caroline Fourest, la pasionaria (ça veut dire flic-en-chef) des sans-papiers, des féministes, des homosexuels et de la laïcité à elle toute seule, qui veille au créneau, prête à lancer son cri de guerre à la vue du premier macho homophobe venu. Si, en plus, il est islamophobe, ce sera pain béni. Et il n'est pas sûr que Caroline Fourest n'aurait pas un orgasme en direct, si par hasard l'individu était par-dessus le marché anti-féministe.

 

Je n’ai présentement nulle envie d’appliquer diverses pommades sur des urticaires, et encore moins de faire disparaître du sol, à coups de serpillière, les traces des repas régurgités ou très mal digérés par ces gens-là. Ils sont trop nombreux.

 

Qu’on se le dise, le Front National ressemble comme un jumeau au BTS « Forces du Vent », rebaptisé NRC pour mieux en dissimuler la vacuité essentielle. Si je pensais que le Front National possède les clés de la guérison de toutes les maladies dont souffre la France, primo, je voterais sans doute pour ses représentants. Mais, secundo, cela se saurait ailleurs que dans les quelques chaumières où quelques ambitieux font bouillir la soupe d’un discours qui ne fait rien d’autre que de pêcher au filet les sujets de crainte et de mécontentement des Français.

 

Ce que je crains, ce n’est pas Marine Le Pen, qui ne fait somme toute que recycler le menton de son père après l’avoir rhabillé de ses rondeurs féminines (je sais, ça se discute). Ce que je crains, ce sont quelques individus, voire quelques groupes, auxquels je n’aimerais pas du tout – mais alors pas du tout ! – que fût conférée la moindre parcelle du moindre pouvoir. Vous imaginez de confier les manettes à l’adjudant Kronenbourg, une fois débarrassé du commandant de bord ?

 

Nous n’en sommes pas là. Restent les électeurs, dont les bulletins se reportent sur les candidats FN. Ils existent bien, ceux-là, ma parole ! Tous fachos, alors ? Qui aurait vraiment l’intention de nous faire avaler pareille calembredaine, même si la France s'est droitisée ? Que le discours porte, sans doute. Mais qui ne voit l’imposture que constituerait un Front National au pouvoir ?

 

Ce qui me reste incompréhensible, c’est la crédulité insondable des bulletins de vote imprimés au nom de monsieur Bousquet-Cassagne à Villeneuve-sur-Lot, qui se sont retrouvés au fond des urnes. C'est, en général, la crédulité des bulletins de vote. Quoi ? Qui serait assez niais pour confier son espoir d'un sort meilleur à quelqu'un qu'il ne connaît « ni des lèvres ni des dents », comme on disait dans les autrefois à Lyon ?

 

Cela dit, j’ai trop daubé sur le compte de François Hollande, Nicolas Sarkozy et de leurs troupes de choc, pour prendre leur défense aujourd’hui. Et ce n’est d’ailleurs pas dans mes intentions. Mon propos est le suivant : puisque le bocal qui sert de vivier d’élevage (hors-sol) à tout notre personnel politique est incapable de produire des poissons incapables de s’alimenter autrement qu’en imposant leurs appétits parasites (réserve parlementaire de 130.000 euros x par 577, cumul indéfini des mandats, retraite des députés, etc. …) au corps social, il ne reste qu’une seule solution : casser le bocal.

 

Pour en arriver là, je vois, là encore, une seule solution : ne plus voter du tout. Puisque le carburant qui alimente notre véhicule malade conduit par des incompétents, c’est le bulletin de vote, provoquons la panne sèche. Le véhicule s’arrêtera forcément, et les poissons qui nous gouvernent crèveront asphyxiés. Ôtons-leur le peu de légitimité qui leur reste. Que les enfants gâtés, une fois dans leur vie, se retrouvent tous à poil ! Qu'un délégué du peuple ne soit plus un aristocrate bardé de privilèges !

 

Quoi, pousse-au-crime ? Je sais bien que je propose le pire. Mais est-on bien sûr que ce serait le pire ? De toute façon, je n'imagine à aucun moment que les électeurs français pourraient avoir l'idée de suivre mon conseil.

 

Citoyens, si vous voulez accélérer la mise à la réforme et l’envoi à l’équarrissage de toutes les vaches et autres vieilles carnes qui nous broutent la laine sur le dos, osez le sevrage brutal : ne votez plus !

 

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mardi, 25 juin 2013

PARLONS DE PHILIPPE MURAY

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PAYSANNE, PAR AUGUST SANDER

 

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Pour finir ce petit parcours informel dans un livre – Le 19ème siècle à travers les âges de Philippe Muray – fort, quoique fondé sur une thèse qui ne me convainc pas vraiment, il faut quand même essayer de dire d’où il tire sa force. C’est sûr, il reste un livre qui plane très haut au-dessus de la mêlée.

 

Au premier rang – c’est là-dessus que je finissais hier – vient une érudition étonnante (je disais « écrasante »). Il vous parle en effet des têtes d’affiches (Hugo, Balzac, Zola, mais aussi allumeurs de réverbères intellectuels et autres becs de gaz du 19ème, comme Auguste Comte, Ernest Renan, et autres acharnés anti-catholiques). Mais il vous parle aussi des queues d’affiches.

 

C’est vrai que la liste des noms cités par Muray tout au long du bouquin a un côté affolant. Pour vous dire, l’index des pages 675 à 686 ne compte pas moins de 726 noms propres. Beaucoup d’entre eux ne sont cités qu’une fois, alors que le nom de Victor Hugo apparaît à 214 reprises. Bon, on peut se demander si toutes ces lectures sont vraiment de première main, mais quoi qu’il en soit, cet aspect encyclopédique du livre demeure impressionnant.

 

L’intérêt de très nombreuses références est de mettre en lumière des facettes tout à fait méconnues de certaines célébrités littéraires. Si tout le monde connaît à peu près le penchant développé par Victor Hugo pour faire tourner les guéridons, c’est que tous les spectres bavards qui s’y sont manifestés (y compris Jésus Christ) parlaient le Victor Hugo sans peine, parfois même en alexandrins hugoliens, en revanche, les dernières œuvres d’Emile Zola sont à peu près totalement ignorées.

 

Il n’est pas sûr que la foule se précipite sur les vingt romans de la suite épuisante des aventures des familles Rougon et Macquart, mais des titres comme Nana, Au Bonheur des dames, Germinal ou La Bête humaine font partie d’un patrimoine littéraire commun, scolaire sans doute, mais réel. Muray s’attache quant à lui à la trilogie réunie sous le titre Les Trois villes (Lourdes, Rome, Paris) et à la tétralogie Les Quatre évangiles (Fécondité, Travail, Vérité, Justice). Que personne ne lit plus. En grande partie parce que c'est tout à fait illisible.

 

Il s’en prend à la logorrhée qui s’empare de la plume de Zola sur le tard : « Je passe sur le fait que, bien entendu, au fur et à mesure qu’il approche de sa fin, Zola se dispense de plus en plus de l’obligation fatigante d’écrire, tout simplement ». Il voudrait dire que Zola devient gaga et se contente de laisser courir sa main sur le papier, il ne s’y prendrait pas autrement. Mais c’est vrai qu’il n’est pas le seul à juger toutes ces dernières œuvres assez nulles sur le plan littéraire.

 

Je passe sur l’étrange multiplication que Muray opère deux pages avant la phrase citée : « Il ne faut pas moins de trois gros livres, trois livres de huit cents pages chacun, soit environ mille huit cents pages, pour … » (authentique). Il reste que Zola s’imagine en Grand-Prêtre et en Prophète, il se rêve en fondateur de la « Cité Nouvelle ». Son anti-catholicisme (la nouvelle « religion » étant fondée sur l’enseignement généralisé et sur la science) fait qu’il donne pour finir dans le panneau de la Littérature Edifiante. Ecoeurant.

 

Bon, je ne voudrais pas que mon propre commentaire tire à ce point en longueur qu’on puisse le qualifier de logorrhéique, alors je vais conclure. Je ne reviens que pour mémoire sur l’hypothèse occultiste : à mon avis, le « socialoccultisme » n’existe guère que dans le livre de Philippe Muray. Un regard original qui fait voisiner le progressisme des théories et utopies sociales et l’illuminisme des théories spiritistes les plus abracadabrantes, mais qui, selon moi, échoue à en montrer les implications réciproques de l’un dans l’autre : la cloison reste debout, épaisse, étanche.

 

Je ne voudrais pas insister trop lourdement sur ce qui fait la puissance du livre, mais il faut redire que son apport principal est dans le grand brassage de toutes sortes de matières, dont l'aboutissement est une remarquable synthèse sur la grande coalition des intérêts qui se sont ligués depuis les Lumières et la Révolution, pour abattre une bonne fois pour toutes le grand ennemi du Progrès : l’Eglise Catholique, rejetée dans l’obscurantisme moyenâgeux, au nom de la marche de l’humanité vers son avenir radieux, et de la nouvelle croyance : la Religion du Progrès.

 

J’ai oublié d’en parler, mais Philippe Muray mentionne un dommage « collatéral » de cette exaltation du Progrès grâce à la Science : l’antisémitisme, qui culmine en France à la fin du 19ème avec l’affaire Dreyfus, et au 20ème avec les chambres à gaz.

 

A cet égard, le regard de Philippe Muray est clairvoyant : la logique du Progrès de la Science et de la Technique, sorte de mécanique infernale mise en route par cette promotion démesurée de la Déesse Raison, si magnifiquement qu’il soit habillé, c’est l’horreur de la 1ère Guerre Mondiale (dont François Hollande s’apprête à « célébrer » le centenaire l’an prochain, en très grande pompe), c’est l’horreur des camps de la mort, c’est l’horreur de la première bombe atomique, c’est l’horreur des génocides qui ont jalonné le 20ème siècle d’un bout à l’autre (Arméniens, Juifs, Tziganes, Cambodgiens, Rwandais, …). Pardon, j’exagère, nous avons la télévision, les smartphones et les sachets de récupération des crottes de chiens sur les trottoirs. Ça compense largement.

 

A tout prendre, je considère Le 19ème siècle à travers les âges comme un excellent ROMAN du siècle romantique. Par la place centrale qu’il donne aux grands écrivains et poètes (ce n’est pas rien que le dernier chapitre soit un salut au maître Baudelaire dans ses derniers temps : « Crénom ! Non ! Crénom ! »), mais aussi par le style dont il maintient le caractère flamboyant d’un bout à l’autre, Philippe Muray, s’il n’a pas rédigé la meilleure des thèses universitaires possibles sur le sujet qu’il se proposait, a néanmoins écrit un chef d’œuvre : le meilleur roman possible sur un siècle dont, dit-il en 1984, nous ne sommes toujours pas sortis (d’où la formule du titre). 

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On voit, si l'on tient vraiment à le qualifier de réactionnaire, le sens qu'il faut donner à l'adjectif. Merci Maître Muray.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 24 juin 2013

PARLONS DE PHILIPPE MURAY

 

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PAYSANNE, PEUT-ÊTRE L'EPOUSE DU PAYSAN D'HIER (FAUTEUIL), PAR AUGUST SANDER

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Parlons-en donc, de l’occulte et de l’occultisme. Philippe Muray, dans son livre Le 19ème siècle à travers les âges, en fait une ritournelle, quiphotographie,august sander,allemagne,hommes du 20ème siècle,littérature,philippe muray,le 19ème siècle à travers les âges,mme blavatsky,allan kardec,george sand,éliphas lévi,fulcanelli,occultisme,spiritisme,saint-simon,proudhon,charles fourier,victor hugo,michelet,religion,église catholique,socialisme,masse et puissance,elias canetti tourne, à mon avis, à l’incantatoire et à l’obsessionnel. Il évoque évidemment les piliers de la « pensée occultiste » du 19ème : Mme Blavatski (Isis dévoilée, La Doctrine secrète), Pierre Leroux (inspirateur du Spiridion de George Sand, seul roman exalté par Renan, qui détestait les romans), Allan Kardec (Le Livre des Esprits, Le Livre des Médiums), Eliphas Levi (Philosophie occulte), Fulcanelli (Les Demeures philosophales, Le Mystère des cathédrales), etc.

 

D’autre part, il ne cesse de parler de tous les courants « socialistes » (Saint-Simon, Fourier, Proudhon, ...) qui fermentent ou bouillonnent au fond de la marmite de ce qu’il appelle le « progressisme ». Il fait de Hugo, de Michelet, de Renan (et quelques autres) les « Maîtres Autels » ou les Grands Prêtres de la « religion » qui est appelée à supplanter le règne tyrannique du christianisme.

 

Cette religion emprunte à divers horizons du monde d’alors, spécialement aux croyances asiatiques en général et indiennes en particulier. Là où je crois que Philippe Muray a raison, c’est quand il parle de « syncrétisme » : toutes les religions sont invitées à se fondre en une seule, dans le creuset d’une nouvelle religiosité (plutôt que d’une religion), assez vague et vaseuse pour réunir un consensus unanime de l'humanité tout entière (croit-on).

 

Le  fondement de tout ça est la conviction que l’humanité, sans autre transcendance qu’elle-même, possède en elle-même les moyens de se sauver. Enfin débarrassée des oripeaux catholiques et de l’attirail prétendument universel (sens du mot « catholique ») qui accaparaient injustement toute la légitimité de l’autorité dans la direction des esprits, l’humanité peut enfin s’élancer vers un salut qu’elle ne devra qu’à elle-même et à ses propres mérites.

 

Philippe Muray, tout au long de son livre, fait avancer ses deux navires amiraux de front : le Socialisme et l’Occultisme, regroupés sous une même bannière (le « progressisme »), voguent de conserve, depuis le « charnier natal » (ah, « routiers et capitaines, vol de gerfauts, rêve brutal ») jusqu’à leur port de destination, comme si leurs destins respectifs étaient indissolublement liés.

 

Et si j’ai un reproche à faire au concept qui sert de base au livre, c’est celui-là : le « socialoccultisme », tout bien considéré, me laisse diantrement sceptique. Pour une première raison, relativement simple, c’est que le limon que charrie l'Amazone des pensées socialistes du 19ème siècle représente une masse tellement disproportionnée par rapport aux divers ruisseaux occultistes qui se sont jetés dedans tout au long, que je ne pense pas qu’il ait eu le moins du monde besoin de ces minuscules, et somme toute ridicules, affluents.

 

Que l’occultisme ait fait voile vers le « progressisme » (anti-catholique) des pensées socialistes est une chose. Qu’il ait en quoi que ce soit contribué à l’émergence des « consciences de classe » et à la formulation d’un quelconque progrès social, en est une autre, et tout à fait différente. J’admettrais à la rigueur que les deux soupes aient mijoté dans le même chaudron au départ, mais je doute fortement que les occultistes aient exercé quelque action sur les mouvements politiques et sociaux qui ont conduit à l’instauration de la 3ème République. Les soupes n'ont pas attendu très longtemps avant de séparer leurs substances.

 

La deuxième raison de mon scepticisme tient à la composition même du livre. Philippe Muray pointe sans doute avec raison que Brejnev faisait appel à un voyante-guérisseuse, dans la dernière ligne droite qui a conduit la tête du communisme dans le mur de Berlin quand celui-ci s’est effondré, mais il peine beaucoup à retracer le fil généalogique (et disons-le : logique) qui ferait comprendre de quel lien organique serait faite la parenté, s’il y en avait une. La juxtaposition (coïncidence, concomitance, si vous voulez) ne saurait tenir lieu de lien logique. Que a et b soient simultanés n'implique pas que a soit cause de b et inversement.

 

Les deux vaisseaux (l’Occulte et le Socialiste), peut-être qu’ils « voguent de conserve », mais leurs trajectoires, non seulement ne se confondent jamais, mais finissent par diverger. Quelques bulles d’aveux de Muray éclatent d’ailleurs à la surface quand il écrit que tel occultiste (j’ai oublié qui) se fait carrément prendre pour une pomme et foutre de sa gueule chez les gens normaux.

 

Peut-être qu’il y a un « bouillon » primordial où cohabitent et mijotent  tourneurs de tables et imagineurs et organiseurs de sociétés idéales. Mais à mon avis, la mayonnaise ne prend pas : les deux substances se séparent avec le temps, comme l’huile et l’eau dans la bouteille. Même le géant de la synthèse syncrétiste dix-neuviémiste et du tournage de guéridon spiritiste – Victor Hugo en personne – suscite les tapotements déférents de mentons, les index respectueux tapotant les tempes, et les ricanements des plus irrévérencieux des admirateurs.

 

C’est là qu’intervient la méthode d’exposition de Philippe Muray : enfoncer le clou, enfoncer le clou, enfoncer le clou. Pour cela, il martèle sa formule « socialocculte » à longueur de pages. J'ai parlé de ton incantatoire. Et pour tout dire, ce qui apparaît le mieux dans l’effort de démonstration, c’est le martèlement de l’idée centrale, comme le bruit des bogies sur les rails dans les trains d’autrefois. A coups de formules, a coups de listes : qu’est-ce qu’il y a comme liste de noms, par exemple ! Peut-être davantage dans la première partie.

 

Et ce n’est pas le recours au sexuel par Lacan interposé (« tout acte sexuel est un acte manqué ») qui peut arranger le tableau et renforcer la conviction du lecteur. L’idée du ratage sexuel, assumée par le catholique mais niée par le socialoccultiste, me laisse dubitatif. Et faut-il le dire : faute d’une argumentation en bonne et due forme.

 

Ce livre est un livre fort, écrit par un intellectuel de toute première force, mais qui vacille quand le lecteur y cherche des appuis concrets, des arguments qui aient l’air de preuves, du solide quoi. Car Muray peut bien aller chercher les correspondances des auteurs qu’il cite, les aspects les plus méconnus de leurs œuvres ou de leur vie, ce qui me manque, à l’arrivée, c’est le vrai ciment.

 

Je le dis d’autant plus volontiers que, n’ayant jamais érigé une statue de bronze à Philippe Muray, je n’ai pas à la déboulonner. C’est un livre de littérature, écrit par un grand écrivain. Il m’est arrivé de le comparer à Masse et puissance, d’Elias Canetti. Mais c’est une erreur. Canetti, lui, a construit sa vie autour et à partir de l’idée de « masse », qu'il a portée pendant quarante ans avant d'en faire un livre.

 

Muray a une intuition, fulgurante si l’on veut : l’inconscient du rationalisme révolutionnaire (figuré par toutes les tendances de l’occulte) habite secrètement l’idée de Progrès Social et d’amélioration du sort de l’humanité (figurée par toutes les tendances du socialisme). J’espère que les inconditionnels de Philippe Muray me pardonneront, mais je crois vraiment qu’il remplace, dans ce livre malgré tout formidable, la faiblesse de l’idée par la prolifération de la formule, du style et de l’expression.

 

Et par un poids écrasant d’érudition, cela va sans dire.

 

Moralité de tout ça : méfiez-vous de tous ceux qui se déclarent prêts à faire le bonheur de l'humanité.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

dimanche, 23 juin 2013

PARLONS DE PHILIPPE MURAY

 

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LA PHOTO EST PRISE EN 1913. LE MONSIEUR EST PAYSAN (SI !). PHOTO D'AUGUST SANDER.

 

***

Philippe Muray cherche ses références chez les ennemis de la Révolution et des Lumières. Par exemple, il se tourne de temps en temps vers Joseph de Maistre, dont il dit, par exemple : « Plus on cesse de croire au démon, prophétise-t-il, et plus il s’imprime en vous comme une séduction ». C’est, soit dit modestement, dans cette voie que s’engageaient mes balbutiements récents autour de la question : « Que faire avec le Mal ? ».

 

C’est vrai que je suis gêné aux entournures, et même davantage, face à ce problème, parce que, pour parler franchement, j’appartiens à cette race des enfants des Lumières, et j’ai grandi dans la vénération de 1789 et de 1848. Ce n'est certainement pas hérité de famille : grand-mère Croix-de Feu, Grand Oncle adepte des "Charles Martel", ...). 

 

Puisqu'il en était ainsi, je me suis mis à téter la République à la mamelle, et j’ai bien longtemps eu le culte de Marianne et de sa fière devise. J’ai frissonné au récit de la soirée du 26 août 1789 et au tableau de cet élan fraternel et généreux qui guida la main des rédacteurs de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

 

Je l’avoue, j’ai gobé comme un œuf primordial l’espoir d’une émancipation humaine universelle et la croyance dans un Progrès ininterrompu, dans la marche opiniâtre d’une humanité pacifiée vers l’amélioration de son sort dans tous ses aspects. J’ai fait mienne toute la mythologie narrant par le menu cet avenir riant qui s’ouvrait devant l’humanité régénérée, dans laquelle tout individu est réputé en valoir un autre (Egalité), et où chacun est invité à promouvoir et à défendre si besoin la Liberté contre tout ce qui la menace.

 

C’est de là que je viens, et j’ai encore du mal à m’en défaire. Et le photographie,august sander,allemagne,hommes du 20ème siècle,philippe muray,le 19ème siècle à travers les âges,révolution,1789,lumières,déclaration des droits de l'homme,progrès,liberté égalité fraternité,cimetière des innocents,église catholique,francs-maçons,roi de france,bourbonspropos de Philippe Muray ne vient qu’appuyer le doute qui s’est glissé dans mon paysage depuis déjà quelque temps (j'en parlerai peut-être). Son 19ème siècle à travers les âges confirme diverses lectures précédentes. Je suis frappé par la justesse de considérations comme la suivante.

 

Montrant que le 19ème a réhabilité Satan et retourné le Mal en Bien (il faut extirper jusqu’au moindre germe de culpabilité chrétienne, dans le même temps qu’on arrache jusqu’aux racines de l’Eglise catholique) : « … ce qui apparaissait comme négatif se révèle comme persécuté … » (p.645). Les signes se sont inversés. Quelle formule géniale ! Le « négatif » (alias le Mal, le démon, Satan, la sorcière, les anormaux, les pécheurs, …) devient le « persécuté » (le handicapé, le sans-papiers, la femme, l’homosexuel, le musulman, …). Le porteur du Mal est transformé en victime. La Trouvaille !

 

Selon cette nouvelle grille de lecture, c’est donc la Société qui est coupable, ce qui inaugure mécaniquement l’ère du règne de la victime. L'avènement de la victime, prise dans les griffes de la Société. Corollaire immédiat : puisque la Société n'est plus détentrice de la Vérité et du Bien comme de critères normatifs intangibles, c'est elle-même qui produit le Mal dont elle pâtit. Et elle ne va cesser de se fouiller les entrailles et de se battre la coulpe à coups de Michel Foucault, pour extirper ce Mal d'un nouveau "genre". Cela rejoint finalement les préoccupations que j’exposais dans ma petite série de billets intitulée : « Qui est normal ? ». Tout cela semble donc se tenir assez bien.

 

La réponse à cette question, la conclusion logique du défroquage général (les hommes revêtus du noir de la soutane sont devenus, au sens propre, les « bêtes noires »)  et en profondeur de la Société et de l’enfouissement des restes du catholicisme dans ce qu’on espère être des oubliettes ? « Tout le monde est normal », chante la Société, dans le grand cantique de l'élan de communion universelle et de syncrétisme total dont elle se sent portée vers la Lumière apportée par les « Lumières ».

 

Et : « Il ne faut laisser personne sur le bord de la route ». Voilà le grand nouveau Credo, l’hymne supranational, la grande marche non-militaire qui doit conduire l’humanité, au prix, il est vrai, de torsions et supplices divers infligés à la langue et au sens des mots.

 

Je parle d’ « enfouissement » : c’est le sujet du premier chapitre du livre de Philippe Muray. Une idée lumineuse ! Peut-être un trait de génie, je ne sais pas trop. C’est l’histoire du déménagement officiel mais nocturne du Cimetière des Innocents. En 1786, ce n’est plus un cimetière, c’est un dangereux entassement de morts. L’espace dépasse la chaussée, par endroits, de plusieurs mètres. Les murs de certaines caves s’effondrent. Le voisinage des morts, sous la pression des « Lumières », est devenu gênant, voire incompréhensible. Pensez : depuis le moyen âge, qu’on enterre les morts dans ce lieu.

 

Muray fait du déménagement du cimetière et de l’enfouissement des restes humains qu’il contenait dans ce qu’on appela « Catacombes de Paris » le fait inaugural de ce qu’il désigne sous le nom de « dixneuviémité », d’ « homo dixneuviemis ». Muray avance le nombre de 11 millions d'individus, dont les os sont entreposés dans les Catacombes, à la fin du siècle « nécromantique ». Un précurseur de la Révolution, pas moins. En même temps qu’un aboutissement des Lumières. Et en même temps que l’offensive déterminante qui devait en finir théoriquement avec le règne de l’Eglise catholique.

 

Certains (n’est-ce pas, R. ?) pensent que ce sont les francs-maçons qui ont eu la peau de l’Eglise catholique. C’est sûr, ils font partie de  la conjuration. Peut-être même un élément moteur. Mais je suis convaincu, pour ma part, que jamais cette élite de l’élite n’aurait pu peser d’un poids suffisant pour mettre la papauté et tout son clergé hors d’état de nuire, et cela en un peu plus d’un siècle, s'il n'y avait pas eu consentement général (voir la fin peu glorieuse des Bourbons en 1830 et la farce louis-philipparde et "juste-milieu" qui s'en est suivie).  

 

Les francs-maçons, je veux bien, mais s’il n’y avait pas eu un mouvement intellectuel dans les profondeurs de très larges couches du « corps social », et si les francs-maçons avaient été seuls à la manoeuvre, l’offensive anti-catholique aurait pu durer encore des siècles.

 

C’est ce qui apparaît de façon claire dans le livre de Philippe Muray. La coalition des forces anti-pape est tout à fait hétéroclite et multiforme. A ses yeux s’esquisse une sorte de ligue : celle de tous ceux qui, à coups de théories socialistes, souvent fumeuses, parfois carrément délirantes, de plans phalanstériens et de tables tournantes, ont pour objectif de conduire, d’une main sûre, l’humanité vers les jours radieux d’un bonheur sans mélange.

 

C’est sûr que les théories, projets et utopies socialistes, voire communistes, ont fleuri au 19ème siècle comme bleuets et coquelicots en champ de blé (c’était autrefois). Heureusement, tous ces mirages sont allés jusqu’à effacer leurs propres traces, pour bien montrer qu’il n’aurait pas fallu, qu’ils n’auraient pas dû. Exactement la définition du mirage. Ils avaient eu le tort d’apparaître aux yeux de quelques Dupondt en train de traverser le désert sur une Jeep, allant se fracasser le nez sur l’étendue de sable qui leur faisait miroiter faussement les eaux d’un lac hospitalier (Tintin au pays de l’or noir, p. 20).

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NOTONS QUE DANS LA JEEP, LES DUPONDT AVAIENT LEURS MAILLOTS DE BAIN. C'EST LA FORCE D'HERGÉ.

Là où j'ai un peu de mal à suivre la thèse de Muray, c'est dans l'effort incroyable qu'il fait pour mettre l'occultisme au centre du processus. Ou plutôt dans les fondations et soubassements du processus. Comme une sorte d'impensé ou de refoulé de la rationalité révolutionnaire, sous la forme des croyances bizarres partagées par un grand nombre d'écrivains (George Sand, Hugo, Nerval, ...) : tables tournantes, revenants, esprit des morts, ectoplasmes, métempsycose, etc.

 

Mais là où je le rejoins totalement, c’est quand il pointe le lien de filiation assez direct qu’on peut établir entre les rêveurs infernaux du 19ème siècle (Saint-Simon et les saint-simoniens, Fourier, Proudhon, Marx, Engels et beaucoup d’autres) – qui avaient dressé les plans du bonheur définitif et universel de l’humanité sur leurs planches à dessin, magiques comme des tapis moins lourds que l’air et doués de motilité grâce aux « forces de l'esprit » (F. Mitterrand en personne, avant de mourir), – et les réalisateurs de ces rêves fous au 20ème siècle, qui portèrent les noms délicieux de Lénine, Staline, Hitler, Pol Pot et quelques autres.

 

Franchement, une fois le livre refermé, je ne vois vraiment pas ce que l’hypothèse occultiste − à laquelle Philippe Muray s’accroche comme Ismaël à son cercueil flottant à la fin de Moby Dick, quand le cachalot universel a détruit le Pequod particulier, le capitaine Achab et tout ce qui s’ensuit – apporte à l’histoire de la guerre menée par toute une société (ou pas loin) à la religion catholique, dans un gigantesque effort qu'on appelle « sécularisation », et qui aboutira au confinement de l'exercice catholique dans la seule sphère spirituelle. Autrement dit à la « laïcité ».

 

Voilà ce que je dis, moi.  

 

 

vendredi, 21 juin 2013

BERNARD TAPIE LE CROCROCRO !

 

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BAUERNMÄDCHEN (JEUNES PAYSANNES), PAR AUGUST SANDER

 

***

Tout le monde connaît par cœur cette chanson enfantine, ou tout au moins le refrain :

 

« Ah les crocrocro, les crocrocro, les crocodiles,

Sur les bords du Nil ils sont partis, n’en parlons plus ! » (bis).

 

Je propose de réécrire les paroles pour les faire coller à l’actualité récente. Cela pourrait donner quelque chose comme :

 

« Ah les socialo, les socialo, les socialistes,

Dans la pourriture ils sont tombés, n’en parlons plus ! » (bis).

 

Mais comme, dans la boutique en face, il n’y en a pas un pour racheter l’autre non plus, je propose la version suivante :

 

« Ah les sarkoko, les sarkoko, les sarkozystes,

Dans la corruption ils sont tombés, n’en parlons plus ! » (bis).

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MANCHETTE DU CANARD ENCHAÎNÉ DU 19 JUIN

C’est vrai ça, ils se tiennent par la barbichette. Ecoutez le monologue intérieur de François Hollande, j’y étais, j’aime vivre dangereusement : « Ah tu m’as fait virer Cahuzac ! Eh bien ça ne va pas se passer comme ça ! Tu vas voir comment je vais te l’essorer, ton Tapie ! C’est bien le diable si, entre la Bettencourt et le Tapie, je peux pas le flinguer une bonne fois, le Sarkozy ! Au moins, ça déblaiera le terrain pour 2017 ! Le Fillon ou le Copé, j’en croque un à tous les petits déjeuners, alors ! Et si quelques seconds couteaux prennent des balles perdues, elles ne seront pas perdues pour tout le monde ». Tel que, texto, juré, craché ! J’y étais, dans la matière G. à François H. Et je peux en témoigner : elle est vraiment très grise. Dire que ça a fait HEC et l'ENA ! Plus Sciences-Po pour faire bon poids. C'est bien la peine.

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LE CANARD ENCHAÎNÉ DU 19 JUIN 2013, 6 ANS APRES LE 7 MAI 2007

(ça reste un peu déchiffrable; ça commence par :"Le petit est élu. Je suis sauvé dans Adidas, maintenant le pognon va couler", paroles de BT prononcées le 7 mai 2007 - tiens tiens !?)

Je ne vais pas me donner la peine de commenter Tapie, pour la raison qu’il fait partie de cette catégorie dont je raffole : les preneurs de balles perdues. On dit bien qu’il y a des coups de pied au fondement du derche du croupion de l'arrière-train qui se perdent ! Le cul des salopards finis est un cul comme les autres. Il défèque sa merde tous les jours, comme tout le monde. Mais la merde, cette fois et pour le coup, est vraiment trop grosse. Et elle pue.

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UNE ASSEZ BONNE SYNTHÈSE DE LA QUESTION, PAR CABU

Qu’est-ce qu’ils attendent, les petits Marseillais shootés à la kalachnikov, plutôt que de gaspiller des balles ou du bon combustible fossile plein de CO² pour des lampistes de banlieue, tout ça parce qu’ils se sont trompés dans leurs additions et leurs soustractions au moment du partage du butin ? Ils ne pourraient pas apprendre à « rectifier le tir » (le verbe étant à comprendre comme dans : « Le vieux Nanar, il s'est fait rectifier ») ? Pour une fois, le vulgum pecus (alias la « foule des anonymes ») aurait l’impression qu’il y a parfois un semblant de justice ou de providence en ce bas monde. Pour un peu, sait-on jamais, le vulgum pecus se remettrait à croire en Dieu. Mais ce n'est pas gagné d'avance.

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De l’affaire Tapie-Sarkozy, je retiendrai surtout l’énormité de la ficelle qui a abouti à l’énormité de cette filouterie, mais j’y ajouterai l’énormité des calembredaines balancées à la télé par Tapie en personne, sur l’air de : « s’il y a du louche, j’annule tout » (ce qu’il serait bien en peine de faire, même s’il était sincère), alors que j’aurais bien aimé l’entendre dire : « s’il y a du louche, je rends l’argent », mais pas fou, le Nanar.

 

Il ne rendra pas l’argent, ou alors il faudra lui mettre la corde au cou ou le pistolet sur la tempe, avec quelque chose d'ogival et blindé entre les deux yeux (je trouve que le 11,43 conviendrait assez bien : c'est le calibre préféré du "milieu"). Oui je sais, avoir la tempe entre les deux yeux, c'est plutôt rare. Mais Tapie a montré de quelles prouesses il était capable : j'essaie de hisser mon imagination à la hauteur de l'enflure.

 

C’est bien connu, les plus grosses fadaises passent comme des lettres à la poste quand elles sont prononcées avec le monstre de culot dont est capable l’ancien tricheur (OM-VA), l’ancien condamné, l’ancien détenu. Posséder à ce point l’art de la démesure dans le mensonge a quelque chose de stupéfiant. Autre point proprement stupéfiant : comment se fait-il que tant de gens encore aujourd'hui lui veulent du bien, à Tapie ? Qui comprend ça me l'explique, merci d'avance.

 

Je me dis aussi que si le « journaliste » qui interroge BT avait un peu potassé son dossier, Tapie serait depuis longtemps dans les oubliettes. Mais quels journalistes ont aujourd’hui les bras, les couilles et le culot d’affronter des chefs de gangs adoubés au sommet de l’Etat ? Ils tremblent pour leurs abattis ou quoi ? Ah oui, c'est vrai, il faut encore croûter demain... Soit.

 

Car mine de rien, ça jette une lumière intéressante sur la profondeur pornographique du machiavélisme latrinier d’un François Mitterrand, sans lequel ce grossier menteur de Nanar (initiales BT ; au passage BT est le nom d’un célèbre et délétère maïs OGM, parce que les plantes aussi sont capables de mentir, y a pas de raison) serait encore en train de vendre des cacahuètes, des lacets et des salades sur les marchés.

 

Après tout, Mitterrand a réussi à mettre sur orbite deux sacrées  perdrix dans le ciel politique français : en plus de Bernard Tapie, il ne faut pas oublier en effet un certain Jean-Marie Le Pen. Dommage que la chasse de ces gibiers soit interdite. Nous serions nombreux sans doute à avoir envie de tenir le fusil du père de Marcel dans La Gloire de mon père. Cela ne vous dirait pas, vous, un beau doublé de ces bartavelles-là ? On pourrait même les manger, après avoir retiré les dents en or. Cela renouvellerait de façon intéressante l'idée du banquet républicain. Comme dans Astérix et les Normands, on trinquerait avec les crânes. Voilà une idée qu'elle est bonne !

 

Finalement, « Sur les bords du Nil ils sont partis », c'est une vieille rengaine. Et « n'en parlons plus », un rêve qui n'est pas près de se réaliser. Nous sommes pris entre un passé trop lointain et un avenir trop improbable : les temps sont durs.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mardi, 18 juin 2013

ORWELL N'AIME PAS DALI

 

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COUPLE DE PAYSANS (BAUERNPAAR), PAR AUGUST SANDER

***

 

Je ne sais pas si on lit encore beaucoup 1984 de George Orwell. Il paraît que les ventes aux Etats-Unis ont été multipliées pas 6 depuis les révélations dans The Guardian (journal anglais) sur les activités de la NSA dans le pays, orientées vers l’écoute indifférenciée de toutes les communications des citoyens. L’émoi des dits citoyens est à la hauteur de l’enjeu.

 

Rendez-vous compte. Le système d’écoute baptisé « Echelon », révélé au grand jour il y a une dizaine d’années, avait déjà fait sensation, alors qu’il se réduisait (si l'on peut dire) à surveiller, sur les réseaux de communication, un certain nombre de mots-clés qui, une fois situés et correctement décryptés, étaient censés procurer à l’hyperpuissance un niveau de sécurité jamais atteint auparavant, en désignant aux spécialistes les individus dangereux. C’était encore sélectif, voire artisanal. Juste un vernis de démocratie, mais bon.  

 

La puissance informatique est devenue telle aujourd’hui qu’ils peuvent se permettre de ne rien filtrer, de tout enregistrer. De façon indifférenciée. Pas de sélection, « ce que nous voulons : TOUT ». C’est drôle, c’était le titre d’une revue ou d’un mouvement en 1968. C’est devenu le nec plus ultra d’une des agences de renseignement les plus secrètes et les plus sophistiquées. Comme le chante Charles Trenet : « C’est la vie qui va toujours, Vive la vie, Vive l’amour ! Quand tout vit, c'est que tout va ! ». La couleur désuète de ces paroles a quelque chose d'attendrissant.

 

Donc admettons que George Orwell, c’est 1984. Big Brother ? Le télécran ? « Big Brother is watching you » ? De la gnognotte, parce qu’Orwell  l’ayant écrit avant 1950, s’il pouvait imaginer l’irruption de la caméra et de la télévision dans l’espionnage de la vie privée des individus, comment aurait-il pu prévoir la carte à puce, le téléphone portable, la puce RFID, Google, Facebook, Twitter et autres joyeusetés. Qui vous « tracent », comme on dit depuis peu, pour ne pas dire qu'on vous « traque », mot qui traduit exactement l'idée, puisqu'un « tracker dog » n'est rien d'autre qu'un chien policier. La technique permettrait de reconstituer la trajectoire d'une fourmi dans la fourmilière. D'ici qu'on y voie un traquenard ...

 

Grâce à ces innovations si intéressantes, la technique a permis de livrer à des responsables politiques ou économiques les informations les plus précises et les plus pointues sur les comportements des gens, dans le but de leur faciliter le commerce et la gestion des masses. Quoi, me dit-on, si je n'ai rien à me reprocher, je n'ai rien à craindre. Ah la belle âme. Ah le gros naïf, ravi de se faire espionner, sans doute parce qu'au moins, ça montre qu'on s'intéresse à lui. Ça lui donne le sentiment d'exister.

 

Et puis monsieur, j'ai au moins le droit de ne pas avoir envie d'être suivi, observé, espionné, décortiqué. Et si l'envie m'en vient, j'ai le droit de disparaître sans laisser la moindre trace. De la gnognotte, donc, que 1984, quand on voit les dernières avancées offertes aux instances de contrôle et de manipulation, mais quel magnifique sens de l’anticipation de la part de son auteur !

 

La novlangue ? Une autre anticipation géniale de George Orwell, au point qu’on peut dire que tous ceux qui fabriquent à tour de bras de la reformulation et de l’ « élément de langage » (tout ce que politiciens et marchands mâchonnent devant les micros et sur les affiches) ont à peu près piqué la méthode estampillée "Big Brother" pour repeindre la réalité dans la couleur du jour voulue par celui-ci.

 

On nage en effet depuis des lustres dans la novlangue, sans s’en formaliser, au point que le mot « euphémisme » est admis sans discernement ni discussion, comme un article de la loi fondamentale. Il est interdit d'utiliser les mots qui tranchent, ceux qui correspondent directement à la chose qu'ils désignent. Le détour par la périphrase adoucissante et menteuse, ou par l'euphémisme sucré qui fait passer l'amertume de la pilule sont désormais obligatoires. Euphémisme et périphrase règnent en maîtres absolus : « crise » mis pour « festin des grands carnassiers », « plan de retour à l’emploi » pour « licenciements massifs », et le reste à l’avenant.

 

L’expression américaine colonisatrice – « politiquement correct » – est devenue l’objet de gags ironiques au 128ème degré, où plus personne n’est en mesure de détecter l’intention première de celui qui parle (sincère ou duplice ?). Ce faisant, on oublie que la « political correctness » fut conçue au départ, aux USA, pour permettre aux « minorités » victimes de « discriminations », « stigmatisations », etc. (nains, noirs, homosexuels, femmes, etc.) de se venger de leurs « tortionnaires » à coups de rafales de procès aux retombées parfois tout à fait lucratives.

 

Dans la novlangue d’aujourd’hui, plus personne n’a les compétences pour affirmer qu’un mot veut dire ce qu’il dit, ou le contraire de ce qu’il dit, ou même le contraire du contraire de ce qu’il dit, qui n’est pas forcément réductible à son sens premier. J’espère que vous suivez.

 

Les pessimistes parleront de perversion toujours plus infernale des photographie,august sander,allemagne,george orwell,littérature,nsa,1984,espionnage,mai 68,big brother,puce rfid,google,facebook,twitter,novlangue,éléments de langage,euphémismemots de la langue, les indécrottables optimistes se réjouiront des progrès et de l’évolution. Pour mon compte, je suis d’avis de laisser les optimistes continuer à se laisser couvrir de crotte par l’anus du monde comme il va, de la même façon que Numérobis est couvert d’or à la fin d’Astérix et Cléopâtre, mais je ne vais pas refaire le coup de l’argent matière fécale, je ne m’appelle pas Sigmund F.

 

Moralité : on peut considérer le 1984 de George Orwell comme un schéma approximatif mais juste, quoiqu'incomplet, de l'avenir radieux offert à la liberté humaine par l'innovation technique. Je n'ai pas dit "progrès" technique, car il est désormais clair que la voie royale de l'innovation permanente diverge de plus en plus nettement de ce qu'il serait légitime de considérer comme le "progrès".

 

Selon moi, il serait même salutaire de bannir définitivement de notre lexique l'expression « Progrès Technique ». Du point de vue de la liberté humaine, si celle-ci a encore un sens, je propose même de parler désormais de « Régrès Humain ». Certains économistes parlent bien de « décroissance », alors hein ! 

 

Je propose de regarder la courbe ascendante de l'innovation technique (par exemple, Motorola vient de mettre au point une pilule-puce qui, aussitôt dans l'estomac, prendrait les commandes de toute l'électronique domestique) à la lumière de la courbe de l'évolution humaine : je suis prêt à parier qu'elle lui est inversement proportionnelle, et que plus la technique innove, plus l'humanité régresse.

 

On va me dire que j'exagère d'abuser, mais si l'on met bout à bout toutes les innovations, on voit se dessiner, maille après maille, le filet technique, invisible et parfait, dans lequel certains projettent d'enfermer les humains, sans qu'ils s'en aperçoivent. C'est comme dans Loft Story : on s'est habitués aux micros et aux caméras, jusqu'à oublier leur existence. 

 

C'est ça, le Régrès : permettre à la police et aux marchands de retrouver instantanément n'importe quelle fourmi humaine grâce aux traces électroniques dont elle balise chacune de ses activités, à l'exception du jardinage. Enfoncé, le Petit Poucet. Chacun de nous est devenu un « Enorme Poucet » : même plus besoin de chien policier. Pauvres parents, qui ne peuvent même plus aller perdre leurs enfants dans la forêt !

 

Si les gens se mettent à dire un de ces jours : « On n'arrête pas le Régrès », ce sera grâce à moi, vous vous rendez compte ? Mais George Orwell avait vu ça bien avant moi.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mardi, 20 novembre 2012

L'EFFRAYABLE - ANDREAS BECKER

Pensée du jour :

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"IDEOGRAMME PIETON" N°12

« L'année tire sur sa fin, pourquoi ne pas le reconnaître ? Il serait injuste de ne pas le dire, elle a été mauvaise, mais elle tire sur sa fin ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Ce n’est pas pour me vanter, mais j’ai lu un premier roman. Parfaitement ! C'est vrai que ça n'arrive pas souvent. Et je ne le regrette pas. Je ne l’aurais sans doute pas lu si je n’avais pas fait la rencontre de l'auteur. A une terrasse de café, bien sûr. Le bonhomme est original et intéressant, je dirai peut-être en quoi, mais éventuellement, ça ne presse pas. Je ne dirai pas la page où je crois l’avoir vu dessiner son autoportrait. En attendant, ne parlons que du livre. Il ressemble à son auteur : original et intéressant.

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Le titre, d’abord : L’Effrayable (sic !), éditions de la Différence. L’auteur : ANDREAS BECKER. J’ai d’ailleurs été surpris de constater l’absence du mot dans une édition tout à fait récente du Grand Robert.

 

 

Mais le mot figure comme de juste dans le Nouveau Larousse Illustré de 1897-1904 (en 7 volumes), assorti de la définition suivante : « Qui est susceptible d’être effrayé, qui s’effraye aisément :"Certaines femmes affectent d’être plus EFFRAYABLES qu’elles ne le sont réellement" ». L’exemple retenu n’est-il pas délicieux ? Finalement, ANDREAS BECKER (né à Hambourg), ressuscite un terme parfaitement conforme à la belle morphologie de notre langue. Saluons. Et saluons les éditions de La Différence, grand éditeur de poésie devant l'éternel.

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Si je dis que je suis arrivé au bout du livre, je sens que ça va faire mauvaise impression. C’est pourtant la vérité, mais dans un sens positif. Je veux dire qu’ANDREAS BECKER ne donne pas, c’est le moins qu’on puisse dire, dans l’espèce de fluide lavasse et fadasse, qui coule tout seul, que des flagorneurs au goût émoussé ou dépravé, ou tout simplement stipendiés ou lâches, qualifient de « style », et qui sert de moyen d’expression à tant de nos écrivains actuels.

 

 

Pour les noms des crétins ou des margoulins qui se font prendre pour des écrivains, je renvoie à l’excellent et salutaire vitriol publié par  PIERRE JOURDE & ERIC NAULLEAU, Ed. Mots & Cie, en 2004, réédité chez Mango en 2008.

 

 

Le livre d'ANDREAS BECKER se mérite. Comme on dit dans le Guide Michelin : « Il est intéressant, (*), il mérite un détour (**) et il vaut le voyage (***) ». Simultanément et à la fois. C’est sûr que, quand on referme le bouquin, on se dit qu’il s’est passé quelque chose. Quelque chose de très fort. Quoi ? Pas facile à dire. Et pour être franc, ce n’est pas facile de parler de ce livre. Disons les choses franchement et simplement : pour commencer, l’obstacle du langage.

 

 

Car l’auteur passe son temps à triturer le vocabulaire (presque pas la syntaxe, si ça peut rassurer et encourager) en pratiquant ce qu’on appelle en bon français le procédé de la « resuffixation », bien connu des praticiens et connaisseurs de l’argot (« cinoche » pour « cinéma »).

 

 

Tenez, vous voulez un exemple ? Prenez les deux premières phrases : « Dans les temps j’ai eu-t-été une petite fille, une toute petite fillasse.

         Je m’appelassais Angélique ».

L’auteur joue carte sur table et annonce la couleur : ce sera comme ça et pas autrement, et ce sera comme ça tout le long.

 

 

Et ce n’est pas une promesse d’ivrogne : il tient parole ! Rien que sur la première page, ce n’est que : « m’inscrissais, jurassé-crachoté, je m’en fichassais, foutassais, faisassais, j’aimassais, je n’avassais jamaissu ce que cela voulait dire : aimasser ». J’arrête, sinon, ça va vous dégoûter. Et ça, je ne voudrais pas. Mais vraiment pas. Parce que, en vérité, je vous le dis : ce livre contient une matière très forte (comme on parle de certaines boissons fermentées, vous savez).

 

 

Comme si l’auteur avait voulu nous mettre, en travers de la vue, un arbre assez gros pour cacher toute une forêt. Mais c’en est au point que je me demande s’il n’a pas fait cette forêt lexicale, extrêmement visible et envahissante, qu’on a l’impression qu’il n’y a que ça à voir, pour cacher un seul arbre. De quelle essence, l’arbre ? C’est une autre paire de manches.

 

 

Toujours est-il qu’en usant et abusant de ses suffixes proliférants, l’auteur a ses raisons. Si je peux me permettre d’en avancer une : sans être le seul suffixe ajouté, le « -asse » est largement majoritaire, pour ne pas dire carrément obsessionnel. Or, en français, on le trouve dans « connasse,pétasse, grognasse, pouffiasse, radasse, chiasse, vinasse, blondasse, fadasse, bécasse, … ». J’arrête. On a compris. Il y aurait un peu de misogynie sous-jacente dans cette dévalorisation, je n’en serais pas autrement surpris.

 

 

Ce qui est sûr, c'est que, d’un bout à l’autre du livre, c’est une obsession du dégoût, de la saleté, de la laideur, de la déchéance et de la déréliction qui court. Le visqueux a une place de choix. Pour dire l’ambiance, la couleur des murs crades. Une ambiance parfaitement concertée et voulue, évidemment. L’auteur veut à tout prix que le lecteur se mette au boulot. Il est certain que, sur le fond, il n’a pas tort, tant l’écrivain français d’aujourd’hui flatte la paresse et le narcissisme du lecteur, dans le satanique esprit de lucre induit et produit par l’époque.

 

 

Mais passons sur le suffixe, qui n’est, tout compte fait, qu’un procédé. Et venons-en au sujet. C’est vrai, ça : de quoi il parle, ce bouquin ? Eh bien pour tout dire, sincèrement, je ne sais pas exactement. Si, bien sûr, je sais qu’on est dans l’Allemagne hitlérienne, avant la guerre et jusqu’à la fin de la guerre, mais aussi après, et même jusqu’à aujourd’hui. Et puis qu’on est aussi parfois en France.

 

 

Le livre s'ouvre sur une cellule : est-ce une prison ? Un asile ? La cave de WOLFGANG PRIKLOPIL, où fut détenue pendant 8 ans NATASCHA KAMPUSCH ? Une personne est enfermée là : est-ce un garçon ou une fille ? Quoi qu'il en soit, son corps sert de déversoir aux appétits d'une autorité (le « dicteur », véritable trouvaille), ou alors Karminol, ou alors un troisième larron. On ne sait pas. Et c'est comme ça jusqu'à la fin. Par ailleurs, la personne enfermée est enchaînée à l'écriture : mais là encore, qui écrit ? On ne sait pas.

 

 

Et je crois qu’il est là, le nerf du livre : l’action se passe partout, à toutes les époques, et tout le monde y passe. Je veux dire que tout le monde dit "JE". Et je crois que ce que veut exprimer ANDREAS BECKER (je ne suis pas dans sa tête), c’est une certaine permanence désespérée de l’existence humaine. Si "JE" est n'importe qui, c'est le chaos. Il n'y a plus de sujets parlants, il n'y a plus que des objets dont on se sert, et des calculs.

 

 

 

Si ANDREAS BECKER a voulu décrire l'état d'une humanité d'avant la civilisation (ou d'après, ce qui n'est pas tout à fait pareil), il a gagné son pari. On est évidemment (entre autres) dans une Allemagne marquée de façon indélébile par l'expérience nazie, par la brutalité inouïe des "libérateurs" russes, puis par la normalisation imposée par la marchandisation de tout. Pour dire (peut-être) que l'horreur nazie est l'aboutissement logique d'un système, et que s'être débarrassé de l'une laisse l'autre (le système qui est le nôtre) totalement intact.

 

 

Si les suffixes posent un problème à la lecture, c’est une autre chose qui pose un problème de compréhension de l’ouvrage. TOUT le livre se déroule sous la présidence du JE. Mais qui est JE ? Impossible de répondre. Je préviens le lecteur : le JE passe par TOUS les personnages, successivement et sans prévenir. C’est un gros travail à fournir, de la part du lecteur qui, à la limite, serait en droit de réclamer une commission sur les droits d’auteur.

 

 

Le "JE" est en effet systématique, mais renvoie systématiquement à un narrateur différent, qu’il faut identifier si l’on veut reconstituer la cohérence de l’action. J’avoue que je n’ai pas tenté de tout reconstituer. C'est un "JE" « éparpillé façon puzzle » (Tontons flingueurs). Qui parle ? Est-ce Angélique ? Ange ? Paul Antoine ? Joachim ? Karminol ? Marie-Mi ? Grospère ? Joju ? José ? Tout le monde est dans tout le monde. Le chaos, je vous dis.

 

 

 

Le roman d’ANDREAS BECKER diffuse et dilue le « moi ». Tout le monde est promu narrateur du monde. Et c’est exactement pour ça que plus personne ne comprend rien au monde tel qu’il est, dans la réalité qui est la nôtre. En cela, ce livre colle à la réalité actuelle du monde (« éparpillé façon puzzle », lui aussi) d'une façon capable de nous en faire saisir le caractère irréductiblement incompréhensible.

 

 

En plus, où se situe l’action ? « Partout » serait évidemment faux. Il y a Palebourg, Siegershaven, d’autres lieux. C’est sûr, le lieu change en fonction du narrateur, mais comme le narrateur change sans arrêt, difficile de s’y retrouver. Ce qui passe, c’est une sorte d’état de sidération, qui est celui de l’enfant confronté à l’horreur innommable et qui, survivant à cette horreur, conserve intact cet état de sidération, qui devient une composante à part entière de sa personnalité. Il y a du psychotique dans la fragmentation universelle qui est à l'oeuvre ici. Je le dis comme je le sens : parvenir à réaliser ce programme est un véritable TOUR DE FORCE littéraire.

 

 

Enfin, l’action. Que dire de l’action ? Et sait-on, à l’arrivée, ce qui s’est passé ? Moi je vais vous dire : au moment de mourir, chacun d’entre nous sait-il ce qui s’est passé ? Non. Cela signifie qu’on ne sait pas exactement la nature et la portée de notre propre existence. Ici c'est la même chose.

 

 

Il y a du viol, de l’écriture (souvent compulsive ou frénétique), de la guerre, du sang et du sperme, de l’enfermement, des portes qui s’ouvrent (un peu) et restent fermées (beaucoup), des orifices qui s’ouvrent dans les deux sens (subir l’intrusion, faire sortir, ingérer, excréter). Il y a de la souffrance qui n’est même pas vécue comme souffrance, mais comme un fait brut devant lequel l'être reste ahuri, abasourdi. C’est vrai ça, pourquoi en rajouter ?

 

 

Pour résumer, il y a des horreurs, des horreurs et des horreurs. On n’en sort pas. C’est tout juste si le lecteur capte le dernier mot du livre : « survivant », pourtant tellement juste. Et pour dire ça, je vais vous dire, il y a un SOUFFLE qui transporte le lecteur : lisez, pour vous en convaincre, le chapitre extraordinaire qui commence à la page 197.

 

 

Ce n’est plus liquide : c’est une sorte de lave croûteuse et brûlante qui pousse devant soi le sens de ce qu’elle déplace et véhicule, et qui dans le même temps le crée et le détruit. Comme une alternative à l'écroulement heurté et rocailleux des mots passés par la chirurgie esthétique, qui marque le récit, partout ailleurs.

 

 

La dilution des JE, l’osmose des OÙ, le chaos des QUOI, l’interchangeabilité des COMMENT et des QUI, tout ça nous pose en fin de compte l’infernale question du POURQUOI. Vous savez, ce sont les catégories pour école de journalisme : « QUIS ? QUID ?UBI ? QUIBUS AUXILIIS ? CUR ? QUOMODO ?  QUANDO ? ». Et à la question du pourquoi, le livre semble (je suis prudent) répondre : « Pour rien ».

 

 

J’arrête là. J'ai été long. Mais je le maintiens : s’il n’y avait pas le suffixe, comme procédé inflationniste et exagérément artificiel, comme « ultima ratio », comme obsession, j’oserais dire que L’Effrayable, d’ANDREAS BECKER, est un GRAND LIVRE. Et le remarquable hommage rendu par un Allemand à notre langue française. Merci, monsieur.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.