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mercredi, 19 mars 2014

32 BALZAC : JÉSUS-CHRIST EN FLANDRE (1831)

Commenter La Comédie humaine, je ne m'y risquerai pas. D'abord parce que les commentaires, gloses, études, exégèses, annotations, explications et autres bavardages érudits doivent se répandre sur je ne sais combien de dizaines de mètres de rayon dans toutes les bibliothèques savantes. Ce qui doit finir par faire des kilomètres.

 

Ensuite, parce que je crois profondément que toutes les couches de savoir dans lesquelles les savants croient englober l'acte créateur du génie laisseront toujours échapper ce qui en fait l'essentiel : la jouissance au présent. C'est pourquoi je me contente de donner une idée (parcellaire et subjective) des récits dont cette cathédrale est édifiée, non pas en les résumant, mais en en livrant des sortes de comptes rendus de lecture, sans doute tant soit peu scolaires. On fait ce qu'on peut.

 

Je me rappelle la visite faite il y a des temps au château de Saché, le plus éminent temple balzacien qui existe au monde. Un pèlerinage, en quelque sorte. On vous montre par exemple la chambre qu'il occupait tout en haut, reconstituée (?) avec soin, y compris la table devant la fenêtre dominant une allée bordée d'arbres nobles.

BALZAC SACHE 1.jpg

Y compris la cafetière chargée de fournir du carburant au moteur de son génie. Souvenir puissant, imprégné des contrastes que la lumière d'un soleil éclatant faisait peser sur les lieux. J'y reviendrai. Pour l'instant, parlons d'une drôle de nouvelle : Jésus-Christ en Flandre.

 

Disons que cette très courte nouvelle d’à peine vingt pages est une féerie, et n’en parlons plus. Une parabole si vous voulez, mais alors taillée à la hache. Une légende populaire ancienne aussi. Jugez plutôt. Un marinier qui fait la traversée d’un bras de mer entre Ostende et une île qui lui fait face embarque ses derniers passagers, quand un mystérieux personnage s’ajoute.

 

A l’arrière se sont installés un jeune cavalier fringant et arrogant faisant sonner ses éperons dorés ; une demoiselle portant faucon sur le poing et ne causant qu’à sa mère ou à l’archevêque qui leur tenait compagnie ; un gros bourgeois de Bruges accompagné d’un valet armé jusqu’aux dents à cause des gros sacs pleins d’argent ; enfin un homme de science à la haute renommée.

 

A l’avant, on trouve un vieux soldat, assez charitable pour laisser sa place assise à l’inconnu ; une ouvrière d’Ostende chargée d’un enfant ; un paysan et son fils ; une pauvresse bien pieuse. Le schéma est clair et édifiant : les riches à l’arrière, séparés des pauvres assis à la proue par les bancs des rameurs.

 

Attention, ça va secouer, l’orage menace et les passagers sont diversement inquiets, les uns s’en remettant à Dieu, les autres inquiets pour leur personne. L’orage devient tempête, et malgré la vigueur des rameurs, le sort de l’esquif devient de plus en plus précaire. Parmi les débats entre ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas, seul l’inconnu reste calme, disant à la jeune mère : « Ayez la foi, et vous serez sauvée ».

 

Puis, quand la barque a chaviré : « Ceux qui ont la foi seront sauvés ; qu’ils me suivent ». Se mettant debout, il se met à marcher sur la mer, suivi aussitôt par le soldat, puis par la petite vieille qui, à leur tour, marchent sur la mer. Les deux paysans les imitent, de même que Thomas, le marinier qui a accueilli la vieille sans réclamer le prix du passage. La foi de Thomas est chancelante, et il tombe plusieurs fois, mais réussit à suivre les autres.

 

Et les riches, allez-vous me demander ? Devinez, voyons, c’est la question à 15 euros : leur sort est éminemment moral. On retrouve ensuite le narrateur dans la cathédrale d’Ostende. Il est fatigué de vivre. On est en 1830, après la révolution de juillet et la chute des Bourbons. Il est assis et décrit ce qu’il voit. Mais la description se transforme en tableau fantastique, « comme sur la limite des illusions et de la réalité ».

 

Une femme, une petite vieille froide, de sa main glacée le prend par la main et le conduit dans une demeure obscure. Il comprend qu’elle est la Mort, veut fuir, ne peut pas : « Je veux te rendre heureux à jamais, dit-elle. Tu es mon fils ! ». Il l’apostrophe durement, lui reprochant de s’être prostituée, entre autres culpabilités. Alors la vieille se transforme en belle jeune fille lumineuse, et lui lance : « Vois et crois ! ».

 

Il aperçoit alors dans le lointain des milliers de cathédrales, magnifiquement ornées, il entend « de ravissants concerts », il voit des foules humaines empressées « de sauver des livres et de copier des manuscrits » ou de servir les pauvres. Puis la jeune fille redevient vieille, et souffle : « On ne croit plus ! ». Soudain une voix rauque le réveille, c’est le donneur d’eau bénite qui le prévient de la fermeture des portes.

 

La conclusion ? « Croire, me dis-je, c’est vivre ! Je viens de voir passer le convoi d’une Monarchie, il faut défendre l’Eglise ». La monarchie en question est la dynastie des Bourbons, qui s’écroule après cinq ou six siècles de règne. On comprend que ça fasse un choc à Balzac devenu (ou qui deviendra) légitimiste.

 

Chateaubriand en parle longuement dans Les Mémoires d’Outre-tombe, regrettant la raideur doctrinale du clan groupé autour de Charles X, allant même jusqu’à reprocher au roi, qui refuse de « rapporter les ordonnances de juillet », de n’avoir pas compris que la seule solution pour la survie de la royauté eût été, non pas d’épouser son époque, mais au moins d’en accepter quelques innovations.

 

Au fond, il s’agissait de montrer que le roi était capable d’accompagner le mouvement des idées, seul moyen pour Chateaubriand de rester à sa tête. Au lieu de quoi, c’est le clan le plus réactionnaire qui emporta la décision, et précipita la chute des Bourbons. Chateaubriand se serait pourtant bien vu en précepteur du futur Henri V, se proposant d’inculquer au fils de Charles X la souplesse d’esprit nécessaire à qui veut ne pas être écrasé par la modernité.

 

Balzac ne va pas aussi loin dans l’analyse. Il se contente ici de déplorer la disparition d’un des piliers de la nation française (le Trône) et veut tout faire pour sauver l’autre (l’Autel). J’adore quant à moi la phrase : « Je viens de voir passer le convoi d’une Monarchie, il faut défendre l’Eglise ». Qu’il ait emprunté pour cela au genre fantastique, ma foi, c’est une faute tout à fait vénielle, n’est-il pas ?

 

Jésus-Christ en Flandre se laisse lire sans déplaisir.

 

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 23 juin 2013

PARLONS DE PHILIPPE MURAY

 

PAYSAN 2.jpg

LA PHOTO EST PRISE EN 1913. LE MONSIEUR EST PAYSAN (SI !). PHOTO D'AUGUST SANDER.

 

***

Philippe Muray cherche ses références chez les ennemis de la Révolution et des Lumières. Par exemple, il se tourne de temps en temps vers Joseph de Maistre, dont il dit, par exemple : « Plus on cesse de croire au démon, prophétise-t-il, et plus il s’imprime en vous comme une séduction ». C’est, soit dit modestement, dans cette voie que s’engageaient mes balbutiements récents autour de la question : « Que faire avec le Mal ? ».

 

C’est vrai que je suis gêné aux entournures, et même davantage, face à ce problème, parce que, pour parler franchement, j’appartiens à cette race des enfants des Lumières, et j’ai grandi dans la vénération de 1789 et de 1848. Ce n'est certainement pas hérité de famille : grand-mère Croix-de Feu, Grand Oncle adepte des "Charles Martel", ...). 

 

Puisqu'il en était ainsi, je me suis mis à téter la République à la mamelle, et j’ai bien longtemps eu le culte de Marianne et de sa fière devise. J’ai frissonné au récit de la soirée du 26 août 1789 et au tableau de cet élan fraternel et généreux qui guida la main des rédacteurs de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

 

Je l’avoue, j’ai gobé comme un œuf primordial l’espoir d’une émancipation humaine universelle et la croyance dans un Progrès ininterrompu, dans la marche opiniâtre d’une humanité pacifiée vers l’amélioration de son sort dans tous ses aspects. J’ai fait mienne toute la mythologie narrant par le menu cet avenir riant qui s’ouvrait devant l’humanité régénérée, dans laquelle tout individu est réputé en valoir un autre (Egalité), et où chacun est invité à promouvoir et à défendre si besoin la Liberté contre tout ce qui la menace.

 

C’est de là que je viens, et j’ai encore du mal à m’en défaire. Et le photographie,august sander,allemagne,hommes du 20ème siècle,philippe muray,le 19ème siècle à travers les âges,révolution,1789,lumières,déclaration des droits de l'homme,progrès,liberté égalité fraternité,cimetière des innocents,église catholique,francs-maçons,roi de france,bourbonspropos de Philippe Muray ne vient qu’appuyer le doute qui s’est glissé dans mon paysage depuis déjà quelque temps (j'en parlerai peut-être). Son 19ème siècle à travers les âges confirme diverses lectures précédentes. Je suis frappé par la justesse de considérations comme la suivante.

 

Montrant que le 19ème a réhabilité Satan et retourné le Mal en Bien (il faut extirper jusqu’au moindre germe de culpabilité chrétienne, dans le même temps qu’on arrache jusqu’aux racines de l’Eglise catholique) : « … ce qui apparaissait comme négatif se révèle comme persécuté … » (p.645). Les signes se sont inversés. Quelle formule géniale ! Le « négatif » (alias le Mal, le démon, Satan, la sorcière, les anormaux, les pécheurs, …) devient le « persécuté » (le handicapé, le sans-papiers, la femme, l’homosexuel, le musulman, …). Le porteur du Mal est transformé en victime. La Trouvaille !

 

Selon cette nouvelle grille de lecture, c’est donc la Société qui est coupable, ce qui inaugure mécaniquement l’ère du règne de la victime. L'avènement de la victime, prise dans les griffes de la Société. Corollaire immédiat : puisque la Société n'est plus détentrice de la Vérité et du Bien comme de critères normatifs intangibles, c'est elle-même qui produit le Mal dont elle pâtit. Et elle ne va cesser de se fouiller les entrailles et de se battre la coulpe à coups de Michel Foucault, pour extirper ce Mal d'un nouveau "genre". Cela rejoint finalement les préoccupations que j’exposais dans ma petite série de billets intitulée : « Qui est normal ? ». Tout cela semble donc se tenir assez bien.

 

La réponse à cette question, la conclusion logique du défroquage général (les hommes revêtus du noir de la soutane sont devenus, au sens propre, les « bêtes noires »)  et en profondeur de la Société et de l’enfouissement des restes du catholicisme dans ce qu’on espère être des oubliettes ? « Tout le monde est normal », chante la Société, dans le grand cantique de l'élan de communion universelle et de syncrétisme total dont elle se sent portée vers la Lumière apportée par les « Lumières ».

 

Et : « Il ne faut laisser personne sur le bord de la route ». Voilà le grand nouveau Credo, l’hymne supranational, la grande marche non-militaire qui doit conduire l’humanité, au prix, il est vrai, de torsions et supplices divers infligés à la langue et au sens des mots.

 

Je parle d’ « enfouissement » : c’est le sujet du premier chapitre du livre de Philippe Muray. Une idée lumineuse ! Peut-être un trait de génie, je ne sais pas trop. C’est l’histoire du déménagement officiel mais nocturne du Cimetière des Innocents. En 1786, ce n’est plus un cimetière, c’est un dangereux entassement de morts. L’espace dépasse la chaussée, par endroits, de plusieurs mètres. Les murs de certaines caves s’effondrent. Le voisinage des morts, sous la pression des « Lumières », est devenu gênant, voire incompréhensible. Pensez : depuis le moyen âge, qu’on enterre les morts dans ce lieu.

 

Muray fait du déménagement du cimetière et de l’enfouissement des restes humains qu’il contenait dans ce qu’on appela « Catacombes de Paris » le fait inaugural de ce qu’il désigne sous le nom de « dixneuviémité », d’ « homo dixneuviemis ». Muray avance le nombre de 11 millions d'individus, dont les os sont entreposés dans les Catacombes, à la fin du siècle « nécromantique ». Un précurseur de la Révolution, pas moins. En même temps qu’un aboutissement des Lumières. Et en même temps que l’offensive déterminante qui devait en finir théoriquement avec le règne de l’Eglise catholique.

 

Certains (n’est-ce pas, R. ?) pensent que ce sont les francs-maçons qui ont eu la peau de l’Eglise catholique. C’est sûr, ils font partie de  la conjuration. Peut-être même un élément moteur. Mais je suis convaincu, pour ma part, que jamais cette élite de l’élite n’aurait pu peser d’un poids suffisant pour mettre la papauté et tout son clergé hors d’état de nuire, et cela en un peu plus d’un siècle, s'il n'y avait pas eu consentement général (voir la fin peu glorieuse des Bourbons en 1830 et la farce louis-philipparde et "juste-milieu" qui s'en est suivie).  

 

Les francs-maçons, je veux bien, mais s’il n’y avait pas eu un mouvement intellectuel dans les profondeurs de très larges couches du « corps social », et si les francs-maçons avaient été seuls à la manoeuvre, l’offensive anti-catholique aurait pu durer encore des siècles.

 

C’est ce qui apparaît de façon claire dans le livre de Philippe Muray. La coalition des forces anti-pape est tout à fait hétéroclite et multiforme. A ses yeux s’esquisse une sorte de ligue : celle de tous ceux qui, à coups de théories socialistes, souvent fumeuses, parfois carrément délirantes, de plans phalanstériens et de tables tournantes, ont pour objectif de conduire, d’une main sûre, l’humanité vers les jours radieux d’un bonheur sans mélange.

 

C’est sûr que les théories, projets et utopies socialistes, voire communistes, ont fleuri au 19ème siècle comme bleuets et coquelicots en champ de blé (c’était autrefois). Heureusement, tous ces mirages sont allés jusqu’à effacer leurs propres traces, pour bien montrer qu’il n’aurait pas fallu, qu’ils n’auraient pas dû. Exactement la définition du mirage. Ils avaient eu le tort d’apparaître aux yeux de quelques Dupondt en train de traverser le désert sur une Jeep, allant se fracasser le nez sur l’étendue de sable qui leur faisait miroiter faussement les eaux d’un lac hospitalier (Tintin au pays de l’or noir, p. 20).

OR NOIR DUPONDT.jpg

NOTONS QUE DANS LA JEEP, LES DUPONDT AVAIENT LEURS MAILLOTS DE BAIN. C'EST LA FORCE D'HERGÉ.

Là où j'ai un peu de mal à suivre la thèse de Muray, c'est dans l'effort incroyable qu'il fait pour mettre l'occultisme au centre du processus. Ou plutôt dans les fondations et soubassements du processus. Comme une sorte d'impensé ou de refoulé de la rationalité révolutionnaire, sous la forme des croyances bizarres partagées par un grand nombre d'écrivains (George Sand, Hugo, Nerval, ...) : tables tournantes, revenants, esprit des morts, ectoplasmes, métempsycose, etc.

 

Mais là où je le rejoins totalement, c’est quand il pointe le lien de filiation assez direct qu’on peut établir entre les rêveurs infernaux du 19ème siècle (Saint-Simon et les saint-simoniens, Fourier, Proudhon, Marx, Engels et beaucoup d’autres) – qui avaient dressé les plans du bonheur définitif et universel de l’humanité sur leurs planches à dessin, magiques comme des tapis moins lourds que l’air et doués de motilité grâce aux « forces de l'esprit » (F. Mitterrand en personne, avant de mourir), – et les réalisateurs de ces rêves fous au 20ème siècle, qui portèrent les noms délicieux de Lénine, Staline, Hitler, Pol Pot et quelques autres.

 

Franchement, une fois le livre refermé, je ne vois vraiment pas ce que l’hypothèse occultiste − à laquelle Philippe Muray s’accroche comme Ismaël à son cercueil flottant à la fin de Moby Dick, quand le cachalot universel a détruit le Pequod particulier, le capitaine Achab et tout ce qui s’ensuit – apporte à l’histoire de la guerre menée par toute une société (ou pas loin) à la religion catholique, dans un gigantesque effort qu'on appelle « sécularisation », et qui aboutira au confinement de l'exercice catholique dans la seule sphère spirituelle. Autrement dit à la « laïcité ».

 

Voilà ce que je dis, moi.