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jeudi, 27 juin 2013

POURQUOI JE LIS

Je ne suis pas un immense lecteur. Je suis même un lecteur un peu laborieux. Ce que je lis, il faut que je le mâche longuement, que je le mastique, que je le contemple en train de s'écraser en nourriture entre mes dents, avant d'aller alimenter et irriguer les canalisations de mon moi littéraire. Si je devais me comparer, je dirais que, dans l’ordre des lecteurs, j’appartiens à la famille placide et patiente des ruminants contemplatifs.

 

A propos de contemplatif, je me consolerais en me disant que Julien Gracq, qui n’a pas couvert de ses œuvres des kilomètres de rayons, a écrit sur le tard ce merveilleux petit bouquin intitulé Les Eaux étroites, qui, en condensant une matière longuement ruminée pour en polir le pur éclat de chacune des facettes, ouvre sur cette sorte d’infini en profondeur que recèle ce paysage minuscule, sa rivière de l’Evre, qui passe à Saint-Florent-le-Vieil. 

 

Le paysage de mes lectures n'est pas aussi vaste, et n'a rien à voir avec les horizons des mers vides à perte de vue, avec ceux des plats pays aux ciels sillonnés de nuages, ou avec ceux de ce désert de sable où se découpe une caravane au sommet de la dune, sur fond de ciel, si possible en contre-jour (en fin de journée). Mes paysages de lecture sont bornés par les arbres qui dressent leur opacité bienfaisante et lumineuse au bout de mon jardin affectif. Même s'il arrive qu'un cachalot pointe sa mandibule débonnaire et souffle ses vapeurs non loin de mon embarcation.

 

Pour dire le vrai, ça fait déjà quelque temps que je n’ai plus envie de lire pour lire. Et même de lire pour avoir lu. Vous savez, ces œuvres qu’il faut avoir lues si l’on ne veut pas mourir idiot. Si, bien sûr, je m’en suis collé, des Mémoires d’Outre-tombe et des Rougon-Macquart. Mais souvent par devoir. Il ne faudrait jamais lire par devoir. Je plains de tout mon coeur les élèves de lycée : pour rien au monde, je n'aurais souhaité être à leur place. Même si ... Comment pourraient-ils aimer la littérature, s'il ne s'agit que « d'avoir 10 en français » ?

 

Pour les Mémoires … de Chateaubriand, j’exagère, car j’ai pris du plaisir en beaucoup d'endroits, - moins pour les tableaux historiques, où l'auteur s’efforce toujours de ne pas dessiner son propre personnage en trop petit dans un coin en bas, comme un vulgaire donateur, tiens, comme un « Chanoine van der Paele » dans un tableau de Jean Van Eyck, comme on faisait à la Renaissance et avant, - que pour les routes européennes (en particulier alpines) parcourues en tout sens et les portraits, en pied ou collectifs, aux contours dessinés d’un beau trait précis.

 

Les 20 Rougon-Macquart, je me les suis avalés dans l’ordre, enfin presque : non, je n’ai pas fini Le Docteur Pascal, c’était au-dessus de mes forces, le curé laïc, sa probité inentamable, son cœur gros comme ça, sa "bonne âme". Mais le docteur Pascal, on sait que c'est Zola en personne, c'est sans doute pour ça que je n'ai pas pu finir l'assiette. 

 

Mais avant d’en arriver à ce dernier épisode, j’avais eu le temps de détester Le Ventre de Paris, Au Bonheur des dames et La Faute de l’abbé Mouret : Zola se serait amusé à décrire par le menu chacune des milliards de milliards de gouttes de pluie pendant les quarante jours et les quarante nuits qu’a durés le Déluge, il ne s’y serait pas pris autrement. De quoi noyer tout lecteur moyennement bien intentionné. Ces énumérations ! Epaisses comme des Dictionnaires de Cuisine, commes des Catalogues de la Redoute ou comme des Traités de Botanique Paradisiaque (dans l'ordre des titres) !

 

Au moins, mon verdict sur les romans de Zola, je ne le tiens de personne d’autre que de moi : tout ça est, à quelques exceptions près, épais, lourd, bourratif et indigeste. Parmi les exceptions, je dirais volontiers qu’il y a quelques friandises délectables à se mettre sous la dent, dans La Débâcle, La Bête humaine, malgré l'obsession gynophobique du héros, mais dont Robert Musil, dans L’Homme sans qualités, s’est peut-être souvenu pour son incroyable personnage de Moosbrugger.

 

Je goûte aussi quelques douceurs cachées dans La Conquête de Plassans, Son Excellence Eugène Rougon, L’Argent, La Curée. Non, tout n’est certes pas à jeter, même si j’aurais eu parfois envie de lui dire : « N’en jetez plus, la cour est pleine ! ». Zola a possédé vraiment la science (à défaut de l'art) d’écrire, mais je regrette qu’il ait écrit sous la dictée de l’idéologie, de la théorie et du poids documentaire. Et cette obsession de l’hérédité, ma parole ! Un vrai petit Lyssenko avant la lettre, vous savez, l'adepte stalinien de la transmission à tout crin des caractères acquis.

 

En revanche, quelqu'un qui n'a jamais lu L'Iris de Suse ne sait pas ce qu'est l'émerveillement. Il est vrai que, lorsque je l'ai ouvert, j'étais tout prêt et disposé, car je m'étais de longtemps familiarisé avec le bonhomme Giono et les concrétions romanesques qu'il a laissées sur son passage, comme par exemple le cycle du capitaine Langlois, ou alors Deux Cavaliers de l'orage, ce livre tout à fait improbable (ce colosse qui abat d'un seul coup de poing un cheval qui sème la panique, mais ça finira mal), ou encore le long cycle d'Angelo, ce héros chéri de Jean Giono (pour qui a lu Le Bonheur fou, est-ce que quelqu'un pourrait me dire pourquoi Angelo enferme son sabre dans un placard avant de sortir dans la rue où il sait que rôdent des spadassins, peut-être envoyés par sa propre mère ?). Giono n'explique rien : il montre. Voilà un romancier.

 

En fait, je peux bien l’avouer, je n’ai jamais lu « pour lire ». Je connais des gens (on en connaît tous, j’imagine) qui ne peuvent pas sortir de chez eux sans un livre à la main. Dans le métro, dans la rue, à la terrasse des cafés, c’est un enfer de livres ouverts, d'écrans de portables et de casques sur les oreilles, comme si les gens ne voulaient pas risquer de communiquer avec les gens présents en y frottant une parcelle de leur corps ou de leur tête, et se servaient de ces moyens pour s’embusquer dans leur tanière impénétrable, toutes griffes dehors.

 

On dirait que les gens se bouchent les oreilles avec leurs casques et les yeux avec leurs livres. Et c’est eux qui, ensuite, cherchent anxieusement l’âme sœur sur quelque site de rencontre. Je me dis que la peau virtuelle sur écran, l'écran fût-il tactile, est moins douce à caresser que celle qu’on vient de frôler, ici, là, dans le métro ou sur le trottoir, au rayon de ce magasin ou à l’arrêt de ce bus, et qu'on se met à suivre, à aborder, ... et plus si affinités. On ne sait jamais.

 

Car la peau qu'on vient de frôler et de laisser se perdre dans la foule, et qui t'inflige ce regret qui te mange le coeur et la mémoire si tu n'as pas fait le geste ou l'effort (Les Passantes, Georges Brassens), cela s'appelle le désir. Mais un désir rétrospectif, celui où tu te dis : « Merde, j'ai loupé l'occase du siècle ! ». Trop tard. Au sujet du regret que nous infligent après coup nos désirs désormais timorés et frileux, voir la rubrique « Transports Amoureux » dans le journal Libération.

 

Je conseille à tous les avanglés (« Te bâfres comme un avanglé ! », trouve-t-on dans Le Littré de la Grand-Côte) de « contact » électronique de relire comme un manuel de savoir-vivre les dernières pages de Ce Cochon de Morin, de Guy de Maupassant, c'est le beau Labarbe qui est envoyé pour arranger la sale affaire de Morin : « ʺJ’avais oublié, Mademoiselle, de vous demander quelque chose à lire.ʺ Elle se débattait ; mais j’ouvris bientôt le livre que je cherchais. Je n’en dirai pas le titre. C’était vraiment le plus merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes. Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon gré ; et j’en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s’usèrent jusqu’au bout ». Les bougies, c'était donc ça ! Maupassant ne reculait devant aucun "sacrifice" ! Quel salaud ! Quel macho ! Non : quel homme ! Au moins, lui, il donne envie de "lire" des "livres" !

 

Au lieu de ça, à cause de la musique portable, mais aussi, hélas, du livre de poche, on est dans la civilisation du « On ferme ! », au moment même où celle-ci se proclame à renforts de trompettes « Ouverte 24/24, 7/7 ! ». On n’en a pas fini avec le paradoxe et l’oxymore. Et la morosité tactile, éperdue et portable. Et les petites annonces amères « Transports amoureux » de Libé.

 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 31 janvier 2012

ET LA GORGONE EST ZOLA

Je sais, mon titre ne veut strictement rien dire. Voulant garder "gorgon" (à cause de "zola", évidemment, je sais, c'est très bête), je ne pouvais quand même pas évoquer le personnage ainsi nommé des Loups de Rougecogne, de la série « Chevalier Ardent », la BD de FRANÇOIS CRAENHALS. Et puis allez, embrayons, on n'a pas que ça à faire.

 

 

Pourquoi je veux garder "gorgon", vous me direz ? C'est très simplement un hommage à une campagne publicitaire, il y a quelques années, pour je ne sais plus trop quoi, qui affirmait péremptoirement qu'EMILE ZOLA n'était pas un fromage italien. Cela reste évidemment à démontrer.

 

 

 

EPISODE 4

 

 

Dans La Curée, ZOLA trouve un sujet qui lui convient, parce que j’ai l’impression qu’il est aussi fasciné que dégoûté par la personnalité de Saccard (Aristide Rougon). Ce petit employé à la Mairie, bien servi par le hasard du poste qu’il occupe, découvre les projets secrets de transformation de la capitale. Ayant épousé Renée, il devient un terrible prédateur, décidé à tout dévorer pour faire fortune. Il y a de l’ogre chez Saccard. Il y en a sans doute aussi chez ZOLA lui-même. Cette parenté donne réellement vie au personnage central et à ceux qui l’entourent.

 

 

Je veux bien que ce livre soit une dénonciation des pratiques spéculatives et immobilières d’une bande de vautours qui se sont abattus sur Paris à la suite du coup d’Etat de LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE et des grands travaux lancés celui-ci et le baron HAUSSMANN. Mais franchement, la narration est si bien menée, tellement goulue que je soupçonne l’auteur d’admirer profondément, mais sans le dire, ces personnalités hors du commun.

 

 

Le livre est très solide. Au centre, le trio Saccard, René, Maxime. On voit défiler une pléiade de seconds rôles bien ficelés, dont le moindre n’est pas Larsonneau, le complice de Saccard. Pour le contraste, ZOLA mise sur le vieux père, grave, de Renée, et sur Sidonie, sœur de Saccard.

 

 

La mayonnaise de l’atmosphère générale prend remarquablement : l’auteur peint à merveille une société de stuc et de dorure, au rayonnement extraordinaire, mais construite sur un vide béant. Saccard est un équilibriste menacé de faillite et de poursuites judiciaires. Mais tout le monde ici est plus ou moins équilibriste.

 

 

***

 

 

Avec La Conquête de Plassans, ZOLA montre de quoi il est capable, quand il veut bien. Je lui conseillerais volontiers de s’engager dans cette voie, à l’avenir. Voilà du beau travail. Sur fond de lutte entre les camps bonapartiste et légitimiste, on assiste au tissage de sa toile par l’araignée elle-même, méthodique et sournoise, en la personne de l’abbé Faujas.

 

 

C’est l’histoire d’un beau complot ecclésiastique pour faire triompher une influence aux dépens d’une autre, sur la ville. Il y a Monseigneur Rousselot, l’abbé Fenil, l’abbé Surin. J’aime toujours autant la subtilité raffinée de ZOLA dans le choix des noms de ses personnages (un abbé est montré comme bête à manger du foin, l’autre comme prêt à suriner). Un beau tableau d’ambitions, de manies, d’arrière-pensées, de calculs, de haines : guère de chrétienté dans tout ça.

 

 

Côté politique, on a aussi les deux clans : Péqueur (voir Pecqueux dans Germinal), le sous préfet un peu raté, bonapartiste de surcroît, face à Rastoil le légitimiste, autour du jardin « neutre » de Mouret, où Faujas fait son ascension arachniforme. Il y a le salon vert de Mme Rougon, autre terrain « neutre ».

 

 

Une des réussites du roman est la progression respective de trois personnages : François Mouret, Marthe, sa femme, et l’abbé Faujas. Marthe est prise peu à peu d’une véritable passion religieuse qui la fait se remettre entièrement entre les mains de l’abbé. Une passion dont on verra qu’elle est aussi tout à fait terrestre : « Je vous aime, Ovide », déclare-t-elle à Faujas, qui peut se dire que la partie est gagnée.

 

 

Et François Mouret dans tout ça, me direz-vous ? C’est simple : plus l’abbé Faujas grandit, plus il diminue (vous savez, c’est dans la logique de l’inscription du « retable d’Issenheim », de MATHIAS GRÜNEWALD, qu'on peut voir au musée Unterlinden de Colmar : « Illum oportet crescere, me autem minui », dit Saint Jean-Baptiste en pointant l'index sur celui qui doit grandir).

 

 

Après être devenu étranger dans sa propre maison, il sera jeté chez les fous. La folie de Mouret est pour moi une faiblesse romanesque, dont ZOLA avait peut-être besoin pour amener l’incendie final de la maison. Toujours cette obsession : ce n’est plus de l’hérédité, c’est de la doctrine. L’auteur avait-il vraiment besoin de le faire marcher à quatre pattes dans sa cellule des Tulettes ?

 

 

***

 

 

Voilà ce que je dis, moi.