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lundi, 30 juillet 2018

UN GÉOGRAPHE HORS-NORME

YVES LACOSTE 

AVENTURES D’UN GÉOGRAPHE 

Equateurs, 2018 

Yves Lacoste est un géographe à la renommée solidement établie. Chaque fois que je l’ai entendu à la radio, j’ai été saisi par l’originalité de son propos. Je veux dire que je n’aurais jamais pensé à mettre en relation des faits appartenant à des domaines différents. Je me souviens par exemple qu’il avait opposé, en comparant l'Asie du sud-est et l'Afrique, deux sortes de tracés de frontières, suivant qu’ils étaient conçus par des officiers de marine ou par des officiers d’infanterie (on parle de l’époque coloniale), avec une prime à l’intelligence et à la pertinence accordée à la marine, alors que les « biffins » avaient tendance à tirer des lignes droites. Je n’ai pas cherché à savoir si l’idée était toujours opérationnelle : je m’étais contenté d’apprécier l’inattendu de la conception.

Je viens de lire Aventures d’un géographe, paru très récemment. Le livre se présente curieusement comme des « Mémoires ». Curieux, en soi, à cause du nombre de pages (330), mais aussi à cause du contenu, d’aspect beaucoup trop schématique (mais ça va avec) à mon goût. J’aurais aimé en particulier que l’auteur entre beaucoup plus dans les détails, s’agissant des problématiques envisagées.

Il concentre son récit autour de deux points qui constituent, pense-t-il avec raison, son principal apport à la discipline. D’abord, avoir arraché la « géopolitique » à l’acception qu’elle avait sous le régime nazi : « Je lui [Julien Gracq] répondis que les géographes allemands avaient proclamé de prétendues lois instituant la propriété des peuples germaniques sur certains territoires » (p.254). Ce que les nazis appelaient, je crois, le "Lebensraum" (espace vital). Ensuite, d’avoir fondé la revue Hérodote, devenue un outil indispensable dans l’exercice de la profession de géographe.

Je n’ai jamais fréquenté la revue, mais j’aurais lu avec beaucoup d’intérêt la narration circonstanciée de l’installation du mot « géopolitique » dans le langage des géographes, avec les aléas, les oppositions rencontrées, bref : les heurs et malheurs d’un concept qui, de mal famé qu’il était, est devenu d’un usage tellement courant que les journalistes l'invoquent souvent à tout bout de champ. Un volume de 600 pages ou davantage ne m’aurait pas fait peur. C’est dire que je reste (un peu, n'exagérons pas) sur ma faim.

Même remarque à propos de l'ouvrage – à léger parfum de scandale – par lequel il s’est fait un nom : La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre (Maspero, puis La Découverte) : « Et le petit livre bleu hérissa en effet la confrérie » (p.7). J'ai du mal à comprendre les raisons de cette réaction : ne parlait-on pas depuis longtemps de "cartes d'état-major" ? Or, si la carte est forcément géographique, qu'est-ce qu'un état-major, sinon le haut commandement militaire dirigeant des opérations, c'est-à-dire un acteur de l'histoire ? J’aurais aimé en savoir plus sur les raisons de l’hostilité déclarée des confrères géographes. Yves Lacoste préfère s’étendre sur le peu de considération dont jouissait la géographie dans la hiérarchie intellectuelle et son souci de participer à sa revalorisation : il voulait qu’on puisse le prendre au sérieux, et pour des motifs solides. Il avait bien raison, même si j’aurais été intéressé, par exemple, par un chapitre évoquant plus précisément la réception de l’ouvrage "scandaleux".

Si j’ai bien compris, la géopolitique, c’est précisément la mise en rapport des données de la géographie d’un territoire précis (question d'échelle : cela peut aller de quelques centaines de mètres à plusieurs centaines, voire milliers, de kilomètres) avec les événements qui se produisent sur ce territoire, conditionnés par ces données. La géopolitique traite des rapports de forces qui s'exercent sur un territoire. Dans le fond, la géopolitique, c’est vouloir expliquer la géographie par l’histoire, et envisager d’expliquer un certain nombre de faits de l’histoire par les données de la géographie. Il me semble qu’un certain Bismarck (1815-1898) avait déjà eu de telles idées, mais je ne suis pas spécialiste (est-il l'auteur de cette formule dont je crois me souvenir : « La seule chose qui ne change pas dans l'histoire, c'est la géographie » ?).

Et le duc de Saint-Simon, quand il commente certaines batailles perdues ou occasions manquées par l’un des bâtards de Louis XIV (le duc de Vendôme, je crois bien), ne manque pas de souligner, en plus de la paresse native de ce dernier, le peu d’à-propos avec lequel il choisissait et organisait le terrain de ses « exploits ». Et quand il relate les entreprises militaires (du début du printemps à la fin de l’automne, chaque année ou à peu près), il ne manque jamais de commenter l’intelligence ou la bêtise du général en chef dans la disposition des troupes en fonction du terrain, qu'il s'agisse de franchissement de fleuve, d'occupation d’une position dominante, de passage d’un défilé ou de défense d'une cité fortifiée, à l'exemple de celle, splendide, que le marquis de Boufflers conduit lors du siège de Lille, mené par le prince Eugène). Oui, la géographie est bien une constante des événements historiques.

Ce qui intéresse le spécialiste de géopolitique, ce sont les interactions entre la conformation d’un site et la façon dont se produisent les rapports entre les forces en présence ou l’affrontement des volontés et des intérêts. Cette préoccupation constante de l’auteur l’amène à conduire ses étudiants sur le terrain, dans la vallée de Chevreuse ou sur la Montagne de Reims : « En effet, il est interdit de planter de la vigne sur la totalité des versants de la Montagne de Reims. Il s’agit d’une décision du Comité interprofessionnel du vin de Champagne qui engendre d’énormes écarts de prix entre deux parcelles voisines, l’une plantée de vigne, l’autre où c’est interdit » (p.224). Voilà un exemple de passage où, n’étant pas géographe, j’ai du mal à comprendre les tenants et aboutissants du problème. Cette histoire de pente, de sable, de lignite et de prix du champagne me semble nébuleuse, faute de précision.

Dans un autre chapitre, en revanche, Yves Lacoste raconte comment il a été amené à intervenir au Vietnam, pendant la guerre et les bombardements américains : chapitre absolument passionnant. Je passe sur les aspects anecdotiques (croustillants : comment voyager en avion sans visa avec un billet offert en douce). Les Américains avaient imaginé de bombarder les digues qui contenaient les eaux du fleuve Rouge : « … j’écrivis un petit article très pédagogique expliquant que le fleuve coule au-dessus de la plaine du delta surpeuplée, et je l’avais envoyé au journal "Le Monde" » (p.180). Le journal publie l’article.

La suite est étonnante : les Nord-Vietnamiens ont immédiatement compris le parti qu’ils pouvaient tirer des compétences et du regard particulier du géographe, et le lui font savoir. Sautant allègrement par-dessus les formalités avec l'aide obligeante des soviétiques, il atterrit à Hanoï, il réclame et finit par obtenir les cartes, malgré le secret militaire, où figurent « les points qui ont été atteints » (p.182). On apprend que « la rupture d’une digue est plus probable si elle a été attaquée dans la partie concave du méandre, parce que c’est là que s’exerce surtout la pression du courant » (p.183). « Le réseau des digues du fleuve Rouge est l’un des plus complexe au monde et il faisait l’admiration de Pierre Gourou. Ces digues ont été construites en terre compactée par la mobilisation du peuple vietnamien au cours des siècles, de l’amont vers l’aval » (p.185). Pierre Gourou est l’auteur d’une thèse sur le fleuve Rouge.

Le plus fort de l’affaire montre que la géopolitique peut à l’occasion devenir un acteur dans un conflit, car la conclusion fut la suivante : « De retour à Paris, je me suis rendu au siège du "Monde" qui publia l’après-midi même la carte du delta du fleuve Rouge représentant les digues et les points bombardés, ainsi que mon commentaire. Des journaux du monde entier l’ont repris, même au Japon et aux Etats-Unis. Quelques jours plus tard, les bombardements américains sur les digues cessèrent » (p.186). On imagine sans peine la catastrophe humaine que le géographe a permis d’éviter. Yves Lacoste peut être fier : il a arrêté l’aviation américaine ! D'un autre côté, on pourrait souligner qu'il a mis clairement la géopolitique au service de l'un des belligérants, faisant fi de la sacro-sainte neutralité scientifique, mais bon.  

Un autre chapitre tout à fait intéressant raconte la rencontre de l’auteur avec Julien Gracq, lui-même professeur d’histoire et géographie. L’idée lui en est venue à la lecture du Rivage des Syrtes, ce roman somptueux qui a obtenu le prix Goncourt (refusé par Gracq), et dont la trame illustre bien la phrase de Voltaire : « L’homme est fait pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude ou dans la léthargie de l’ennui ». Un jeune aristocrate, rouage du destin, provoque la fin catastrophique de son pays, la principauté vieillissante d’Orsenna, parce qu’il finit par ne plus supporter la vie étale, immobile et sans relief qu’il mène dans le poste où il a été affecté à sa demande.

Yves Lacoste écrit à Gracq pour lui dire qu’il lui semble qu’il a écrit un « roman géopolitique ». La rencontre a lieu chez le romancier. Il lui explique que le terme sert à « désigner toute rivalité de pouvoirs sur un territoire et confronter les arguments des uns et des autres » (p.254). « Dans ce roman, lui dis-je, vous vous attachez aux signes avant-coureurs du nouvel affrontement à venir entre le Farghestan mystérieux, voire mystique, et les grandes familles vieillissantes d’Orsenna » (ibid.).

Il va jusqu’à faire dessiner par un spécialiste la carte « en perspective cavalière » de la façon dont il se représente la disposition des lieux tels que Julien Gracq les a imaginés. « Désorienté » par une précision demandée par Lacoste, le romancier lui répond, « presque en s’excusant » : « Vous savez, j’ai seulement voulu faire un "tremblé géographique" » (p.255). Pour un lecteur assidu de Julien Gracq, voilà un chapitre qui ne manque pas d’intérêt, en ce qu’il lui procure une grille de lecture inédite.

Il faudrait encore faire un sort aux multiples centres d’intérêt sur lesquels Yves Lacoste a été amené à travailler : Ibn Khaldoun, la Haute-Volta, Cuba, voire mentionner les recherches de son épouse sur les Kabyles. Ce dernier point donne à l’auteur quelques occasions délectables de s’en prendre aux thèses de Pierre Bourdieu : mon dieu, une tache sur la statue ! Au total, un livre foisonnant d’aperçus d’une grande variété. Si j’avais une réserve à faire, ce serait donc à propos du nombre de pages, à mon avis insuffisant pour combler la curiosité du lecteur, frustré par l’évocation trop rapide de certains aspects du travail de ce géographe hors-norme.

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 27 juin 2013

POURQUOI JE LIS

Je ne suis pas un immense lecteur. Je suis même un lecteur un peu laborieux. Ce que je lis, il faut que je le mâche longuement, que je le mastique, que je le contemple en train de s'écraser en nourriture entre mes dents, avant d'aller alimenter et irriguer les canalisations de mon moi littéraire. Si je devais me comparer, je dirais que, dans l’ordre des lecteurs, j’appartiens à la famille placide et patiente des ruminants contemplatifs.

 

A propos de contemplatif, je me consolerais en me disant que Julien Gracq, qui n’a pas couvert de ses œuvres des kilomètres de rayons, a écrit sur le tard ce merveilleux petit bouquin intitulé Les Eaux étroites, qui, en condensant une matière longuement ruminée pour en polir le pur éclat de chacune des facettes, ouvre sur cette sorte d’infini en profondeur que recèle ce paysage minuscule, sa rivière de l’Evre, qui passe à Saint-Florent-le-Vieil. 

 

Le paysage de mes lectures n'est pas aussi vaste, et n'a rien à voir avec les horizons des mers vides à perte de vue, avec ceux des plats pays aux ciels sillonnés de nuages, ou avec ceux de ce désert de sable où se découpe une caravane au sommet de la dune, sur fond de ciel, si possible en contre-jour (en fin de journée). Mes paysages de lecture sont bornés par les arbres qui dressent leur opacité bienfaisante et lumineuse au bout de mon jardin affectif. Même s'il arrive qu'un cachalot pointe sa mandibule débonnaire et souffle ses vapeurs non loin de mon embarcation.

 

Pour dire le vrai, ça fait déjà quelque temps que je n’ai plus envie de lire pour lire. Et même de lire pour avoir lu. Vous savez, ces œuvres qu’il faut avoir lues si l’on ne veut pas mourir idiot. Si, bien sûr, je m’en suis collé, des Mémoires d’Outre-tombe et des Rougon-Macquart. Mais souvent par devoir. Il ne faudrait jamais lire par devoir. Je plains de tout mon coeur les élèves de lycée : pour rien au monde, je n'aurais souhaité être à leur place. Même si ... Comment pourraient-ils aimer la littérature, s'il ne s'agit que « d'avoir 10 en français » ?

 

Pour les Mémoires … de Chateaubriand, j’exagère, car j’ai pris du plaisir en beaucoup d'endroits, - moins pour les tableaux historiques, où l'auteur s’efforce toujours de ne pas dessiner son propre personnage en trop petit dans un coin en bas, comme un vulgaire donateur, tiens, comme un « Chanoine van der Paele » dans un tableau de Jean Van Eyck, comme on faisait à la Renaissance et avant, - que pour les routes européennes (en particulier alpines) parcourues en tout sens et les portraits, en pied ou collectifs, aux contours dessinés d’un beau trait précis.

 

Les 20 Rougon-Macquart, je me les suis avalés dans l’ordre, enfin presque : non, je n’ai pas fini Le Docteur Pascal, c’était au-dessus de mes forces, le curé laïc, sa probité inentamable, son cœur gros comme ça, sa "bonne âme". Mais le docteur Pascal, on sait que c'est Zola en personne, c'est sans doute pour ça que je n'ai pas pu finir l'assiette. 

 

Mais avant d’en arriver à ce dernier épisode, j’avais eu le temps de détester Le Ventre de Paris, Au Bonheur des dames et La Faute de l’abbé Mouret : Zola se serait amusé à décrire par le menu chacune des milliards de milliards de gouttes de pluie pendant les quarante jours et les quarante nuits qu’a durés le Déluge, il ne s’y serait pas pris autrement. De quoi noyer tout lecteur moyennement bien intentionné. Ces énumérations ! Epaisses comme des Dictionnaires de Cuisine, commes des Catalogues de la Redoute ou comme des Traités de Botanique Paradisiaque (dans l'ordre des titres) !

 

Au moins, mon verdict sur les romans de Zola, je ne le tiens de personne d’autre que de moi : tout ça est, à quelques exceptions près, épais, lourd, bourratif et indigeste. Parmi les exceptions, je dirais volontiers qu’il y a quelques friandises délectables à se mettre sous la dent, dans La Débâcle, La Bête humaine, malgré l'obsession gynophobique du héros, mais dont Robert Musil, dans L’Homme sans qualités, s’est peut-être souvenu pour son incroyable personnage de Moosbrugger.

 

Je goûte aussi quelques douceurs cachées dans La Conquête de Plassans, Son Excellence Eugène Rougon, L’Argent, La Curée. Non, tout n’est certes pas à jeter, même si j’aurais eu parfois envie de lui dire : « N’en jetez plus, la cour est pleine ! ». Zola a possédé vraiment la science (à défaut de l'art) d’écrire, mais je regrette qu’il ait écrit sous la dictée de l’idéologie, de la théorie et du poids documentaire. Et cette obsession de l’hérédité, ma parole ! Un vrai petit Lyssenko avant la lettre, vous savez, l'adepte stalinien de la transmission à tout crin des caractères acquis.

 

En revanche, quelqu'un qui n'a jamais lu L'Iris de Suse ne sait pas ce qu'est l'émerveillement. Il est vrai que, lorsque je l'ai ouvert, j'étais tout prêt et disposé, car je m'étais de longtemps familiarisé avec le bonhomme Giono et les concrétions romanesques qu'il a laissées sur son passage, comme par exemple le cycle du capitaine Langlois, ou alors Deux Cavaliers de l'orage, ce livre tout à fait improbable (ce colosse qui abat d'un seul coup de poing un cheval qui sème la panique, mais ça finira mal), ou encore le long cycle d'Angelo, ce héros chéri de Jean Giono (pour qui a lu Le Bonheur fou, est-ce que quelqu'un pourrait me dire pourquoi Angelo enferme son sabre dans un placard avant de sortir dans la rue où il sait que rôdent des spadassins, peut-être envoyés par sa propre mère ?). Giono n'explique rien : il montre. Voilà un romancier.

 

En fait, je peux bien l’avouer, je n’ai jamais lu « pour lire ». Je connais des gens (on en connaît tous, j’imagine) qui ne peuvent pas sortir de chez eux sans un livre à la main. Dans le métro, dans la rue, à la terrasse des cafés, c’est un enfer de livres ouverts, d'écrans de portables et de casques sur les oreilles, comme si les gens ne voulaient pas risquer de communiquer avec les gens présents en y frottant une parcelle de leur corps ou de leur tête, et se servaient de ces moyens pour s’embusquer dans leur tanière impénétrable, toutes griffes dehors.

 

On dirait que les gens se bouchent les oreilles avec leurs casques et les yeux avec leurs livres. Et c’est eux qui, ensuite, cherchent anxieusement l’âme sœur sur quelque site de rencontre. Je me dis que la peau virtuelle sur écran, l'écran fût-il tactile, est moins douce à caresser que celle qu’on vient de frôler, ici, là, dans le métro ou sur le trottoir, au rayon de ce magasin ou à l’arrêt de ce bus, et qu'on se met à suivre, à aborder, ... et plus si affinités. On ne sait jamais.

 

Car la peau qu'on vient de frôler et de laisser se perdre dans la foule, et qui t'inflige ce regret qui te mange le coeur et la mémoire si tu n'as pas fait le geste ou l'effort (Les Passantes, Georges Brassens), cela s'appelle le désir. Mais un désir rétrospectif, celui où tu te dis : « Merde, j'ai loupé l'occase du siècle ! ». Trop tard. Au sujet du regret que nous infligent après coup nos désirs désormais timorés et frileux, voir la rubrique « Transports Amoureux » dans le journal Libération.

 

Je conseille à tous les avanglés (« Te bâfres comme un avanglé ! », trouve-t-on dans Le Littré de la Grand-Côte) de « contact » électronique de relire comme un manuel de savoir-vivre les dernières pages de Ce Cochon de Morin, de Guy de Maupassant, c'est le beau Labarbe qui est envoyé pour arranger la sale affaire de Morin : « ʺJ’avais oublié, Mademoiselle, de vous demander quelque chose à lire.ʺ Elle se débattait ; mais j’ouvris bientôt le livre que je cherchais. Je n’en dirai pas le titre. C’était vraiment le plus merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes. Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon gré ; et j’en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s’usèrent jusqu’au bout ». Les bougies, c'était donc ça ! Maupassant ne reculait devant aucun "sacrifice" ! Quel salaud ! Quel macho ! Non : quel homme ! Au moins, lui, il donne envie de "lire" des "livres" !

 

Au lieu de ça, à cause de la musique portable, mais aussi, hélas, du livre de poche, on est dans la civilisation du « On ferme ! », au moment même où celle-ci se proclame à renforts de trompettes « Ouverte 24/24, 7/7 ! ». On n’en a pas fini avec le paradoxe et l’oxymore. Et la morosité tactile, éperdue et portable. Et les petites annonces amères « Transports amoureux » de Libé.

 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 08 mars 2012

PÊLE-MÊLE D'UN CARNET DE LECTURE (9)

L’Avenue, de PAUL GADENNE (1907-1956)

 

Livre acheté par hasard. Excellente surprise. Une longue et lente méditation sur le temps, l'art, soi. Des faiblesses de style au début (disons des "stridences", comme celles qui font mal aux oreilles). Mais des formules sublimes (j'ai la flemme de les rechercher maintenant). Le personnage, Antoine, est sculpteur. C'est un livre d'architecte, d'organisation de l'espace, sur le sens de la vie comme construction d'un espace.

 

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Sans doute quelques clés sur l'époque (Pétain ? Le juif ?). Mais une occultation du réel historique, qui ouvre sur la généralité. Une ville (Gabarrus), une maison avec son atelier, une avenue, une Construction, qui est parfois une Résidence, peut-être un chantier de démolition, peut-être des ruines.

 

 

On ne sait pas qui construit, ce qui est construit, détruit (le construit et le détruit ne sont-ils pas interchangeables ?). On ne sait pas si Antoine achèvera sa sculpture "Eve" qui doit être son chef d’œuvre, où il aura mis tout le sens de sa vie.

 

 

Impossibilité de saisir le sens de sa propre vie, et à plus forte raison le sens de la société (les dogmatiques autour de l'Instituteur). Tromperie de tous les projets nettement formulés. Pour le créateur, impossibilité de faire passer l'idéal dans le réel. On ne sait rien des distances, de la disposition des éléments de l'espace les uns par rapport aux autres. Qu'est-ce qui est une ruine ? Un bâtiment achevé ? Pourtant l'idéal existe. Que peut-on savoir de soi et du monde ?

 

 

Un livre de l'errance personnelle dans un réel qui échappe, des êtres qui, d'un coup révèlent leur profondeur (discours de l'agent d'assurances, lettres posthumes d'Irma) dans des passages d'une grande beauté poétique. Formidable.

 

 

Livret de famille, de PATRICK MODIANO

 

Passionnant. Par la virtuosité de l'auteur et la composition du livre. Par la façon dont parfois, il suffit à l'auteur de créer, derrière un instant, un personnage, un espace, une profondeur palpable, mais sur laquelle on ne peut rien dire.

 

 

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A cet égard, le séjour du jeune Patrick (15 ans) avec son père chez des aristos de la plus belle eau (manières, amoralisme...) pour une chasse à courre dont il n'a rien à cirer est intéressant. Tout ce qui précède la chasse (la signature d'un mystérieux document pour le père, la meute, le repas...) est raconté en détail. On ne saura rien de la chasse et de ce qu'en aura pensé le fils.

 

 

Dix-huit chapitres : ça tire dans toutes les directions (Biarritz, la Suisse (ah ! cet épisode !), Toulon, autour du centre de cette toile d'araignée : Paris). Aucun lien narratif entre l'ensemble des épisodes (ou si peu). Le seul lien, c'est le narrateur, qui se présente comme étant l'auteur. Le père, la mère, l'oncle Alex, l'ami Muzzli, la femme, etc... Le cinéma, la littérature. L'Histoire avec l'ancien nazi Gerbauld qu'il a envie de tuer, mais il renonce. Un ancien prince d'Egypte déchu, à Rome.

 

 

Nommer les lieux pour qu'ils évoquent, voilà un art. Tel café, tel immeuble, telle vue, pas grand-chose. Mais ça existe. Le jeu des lieux, de l'espace, des générations. Très fort. Et le temps ne compte pas : le narrateur se souvient au présent d'événements qu'il n'a pas pu matériellement vivre. Caractère d'évidence de tout ça. Très fort. Et prenant : le frisson à trois ou quatre reprises.

 

 

Au Château d’Argol, de JULIEN GRACQ

 

Un livre fort, par sa cohérence esthétique, par le parti-pris narratif, tant soit peu artificiel. L’étrange comme texture, hors du temps, hors d’un espace géographique défini, mais éminemment géométrique. Un château splendide et surhumain, une forêt profonde, la mer. La météorologie apportant son lot. Deux hommes, une femme.

 

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Le châtelain, Albert, voit deux êtres complices arriver. Entre les deux hommes, une ancienne amitié, mais, et c’est répété, fondée sur quelque chose d’inavouable. Entre Heide et Albert, une séduction mutuelle qui ne se conclut jamais. Un symbolisme surchargé, excessivement plein, comme si l’auteur avait voulu faire un roman cabalistique. Mais c’est alchimique pour la frime et pour l’esthétique. Une scène très curieuse, dans une salle du château dont les murs sont revêtus de plaques de cuivre, qui ont la particularité de faire ricocher les paroles, comme dans une partie de ping-pong qui irait en accélérant.

 

 

Ecriture affectée, fabriquée, donc. La phrase est longue, pas un mot de dialogue : c’est un récit chimiquement pur (sauf « Jamais plus »). Effort de recherche sur les adjectifs, jusqu’à l’agacement. Puissance pourtant évocatoire du langage, des images, des progressions de cette histoire entièrement livrée à l’imaginaire. Tout y est déréalisé et en même temps pleinement sensuel.

 

 

Les personnages sont toujours dans l’étude de soi, comme sur une scène de théâtre. Les règles de ce jeu mystérieux nous échappent. Paradoxe : grande présence réelle et grande abstraction. Argol, le cimetière, Heide, Herminien, le bain, chapelles des Abîmes, la forêt, l’allée, la chambre, la mort. Exercice de style surréaliste. Pour excuser l'auteur, c'est, me semble-t-il, son premier livre publié. Ce n'est qu'ensuite que viendront Un Balcon en forêt, Le Rivage des Syrtes, et tout le toutim.

 

 

Cent ans de solitude, de GABRIEL GARCIA MARQUEZ

 

La ville de Macondo. Des personnages baroques : José Arcadio Buendia : imaginatif, impulsif, entreprenant, il devient fou, vit sous un châtaignier, meurt dans son lit, parce que le temps s’est arrêté un lundi de mars. Ursula : vit à peu près 140 ans, pour elle le temps ne passe pas, mais tourne en rond. José Arcadio : a fait un enfant à Pilar Ternera, une fugue avec les gitans, vécu avec Rébecca, comme une bête de somme, meurt d’un épanchement de sang à l’oreille, dont la traînée traverse la ville jusqu’à sa mère.

 

 

Auréliano, le colonel, 32 guerres perdues, 17 fils tués par leur croix de cendre, fabrique des poissons d’or, meurt en pissant debout contre le châtaignier. Amaranta, amoureuse toute sa vie, elle meurt vierge à plus de 100 ans, après avoir tissé son linceul et tué ses amants. L’enfant né avec une queue d’animal, que le père tranchera un jour sur la table de cuisine. Bref, une pléiade bigarrée, exceptionnelle, de personnages improbables. Un livre-monde.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.


 

samedi, 11 février 2012

PÊLE-MÊLE D'UN CARNET DE LECTURE (2)

Famille, PA KIN (1933). 

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Un poète habité par une théorie sociale, qui cherche à démontrer, mais reste inspiré. Les douleurs semblent souvent très verbales, comme les joies. « Mais l’air continuait à vibrer d’échos plaintifs. Tout le jardin sanglotait à voix basse. » Trop de volonté de montrer des trajectoires, en particulier celle d’Eveil de l’Intelligence. Mais je lui suppose une tendresse pour l’amour contrarié et finalement malheureux de Prunier des Frimas et Eveil du Nouveau. Nostalgie ? La Tribu et les Conventions. Grand réalisme dans la peinture de la sincérité des sentiments comme liens familiaux. Le Devoir sacré. Les Fêtes. La Chine, même pré-communiste, c'est toujours plus complexe que ce qu'on croit.

 

 

La presqu’île, JULIEN GRACQ (1970)

 

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Comment étirer le temps par la magie d’une écriture à la mesure de son ambition, mais obsédée par le végétal, l’élémentaire, qui se révèle comme la seule réalité, tout le reste des constructions humaines, l’amour en particulier, étant voué à la dérision, à l’absence, à l’indifférence ? Un homme obsédé par le pouvoir du songe, le songe épuisant la réalité, bien plus que la vie même. La Route : la route comme coupure d’avec le réel, la route comme fil du rasoir. La Presqu’île : une route tellement proche du songe et de l’homme qu’elle rend la vie inutile. Le Roi Cophetua : Lieu troublant d’une absence, absence de l’hôte, absence de l’autre, qui rend possible une coïncidence. La servante maîtresse, version nouvelle. Peuplé d’indifférence. 

 

Mémed le mince, YACHAR KEMAL (1955)  

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La société rurale, féodale. Un rendu du verbe chez les hommes. Mélange incroyable de soumission fataliste et de passion. Tout ce qui est de l’ordre du discours, vraiment très spécial. Tout ce qui apparaît des relations entre les gens. Tout cela sur une grille de conventions verbales et gestuelles très dépaysante. Valeur exotique de ce récit, dans un pays encore analphabète où la parole est d’or, où les paroles sont les personnes. On est dans une région minuscule, alors que la lecture du livre donne l'impression de parcourir des espaces immenses, à la façon d'un explorateur parti à l'aventure.  Récit symbolique : Mémed fait lever un nouvel ordre de justice, mais doit perdre sa femme Hatché et son fils pour rester lui-même. Moralité : rien n’est définitif.  

 

Dormir au soleil, ADOLFO BIOY CASARES (1973)

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Etude de l’écart entre les faits et un langage individuel. La réussite de l’auteur est d’arriver à faire sentir au lecteur la distance entre, d’une part, le monde intérieur d’un homme, la construction mentale de ce monde, l’organisation et l’agencement de ses éléments et, d’autre part, la description minutieuse d’une réalité objective, évidente à la lecture, et cela, sans jamais sortir du récit à la première personne. Ou : comment un homme parvient à se masquer la réalité. Le pouvoir féminin y est dépeint par quelqu’un qui en a sûrement souffert ou qui en a été un témoin proche. Lapsus d’Adriana Maria, qui dit « arbre gynécologique » pour « généalogique ». Une maison sans femmes (Aldini). La psychiatrie. Une intrigue qui tient debout, et qui plus est, passionnante variation sur le thème de la métempsychose.

 

 

Littérature, merci.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.