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dimanche, 06 juin 2021

UNE FACÉTIE DE CLAIR TISSEUR

Clair Tisseur était un monsieur très sérieux. Architecte de son métier, on lui doit, par exemple, la mairie du 2ème arrondissement rue d'Enghien, l'église du Bon Pasteur sur les pentes de la Croix Rousse et celle de Sainte-Blandine, dans le quartier "derrière les voûtes". Il a aussi dessiné les églises de Brignais, Tassin, Saint-Laurent-d'Agny, ...

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Sainte Blandine, sans doute autour de 1932. Photo Jean Meunier.

Clair Tisseur n'était donc pas un petit rigolo. Mais on le connaît davantage sous son nom de plume, puisqu'il est l'auteur, sous le nom de Nizier du Puitspelu, de la Bible des Lyonnais en la personne (oui, oui) du Littré de la Grand'Côte, cette réserve inépuisable de saveurs charcutières où l'on peut apprendre, au gré de ses humeurs, ce qui arrive quand on mange des navets, en quoi consiste "baiser le c.. de la vieille", la recette authentique du "fromage fort" et tant d'autres joyeusetés lexicales et coutumières.

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Voici parmi les fort nombreuses comportant le mot "c.." (parlant par respect), l'analyse de l'expression "Révérence à c.. ouvert", où l'on savoure l'approche scientifique et néanmoins lettrée d'un auteur pétri de ses "humanités".

« Révérence à c.. ouvert (le mot salut serait plus exact, mais révérence est l’expression accoutumée). C’est une rigoureuse observation des lois de la physiologie qui a conduit des Lyonnais à donner ce nom à un profond salut, qu’il s’adresse d’ailleurs à un monsieur ou à une dame. L’agent principal du phénomène consigné dans cette expression est la contraction des muscles abdominaux : le grand droit, le pyramidal qui lui fait suite, le grand oblique, le petit oblique et le transverse. A cette contraction correspond naturablement, l’extension des fibres antérieures du muscle que, parlant par respect, les physiologistes nomment le grand fessier. Ce muscle rhomboïdal, épais, constitue l’élément le plus actif de la station debout. Son bord inférieur forme la limite de la πυγή. Lorsque le saluant s’incline, l’ίσχίον cesse d’être recouvert par le muscle, l’ὀρῥοπυγιον s’entrouvre proportionnellement. L’opération inverse a lieu lorsque le muscle, sous l’action nerveuse, reprend sa position primitive et vient de nouveau recouvrir l’ίσχίον. Les sphincters sont étrangers à ce mouvement ; cependant ils cèdent relativement dans la position baissée, et c’est ce qui explique pourquoi il n’est pas sans exemple qu’une révérence trop profonde n’ait amené des accidents, sans importance au point de vue pathologique, il est vrai, mais contraires aux lois de la politesse.

Si nous avons bien pu faire comprendre ce qui précède, il en résulte que, appelant : E, l’écartement de l’ὀρῥοπυγιον au maximum du salut ; N, le salut ou inclinaison du corps en fonction de cet écartement ; R, l’importance de la personne saluée ; on a E/N = N/R. D’où : N² = ER. D’où : N²/E = R. On peut donc en mesurant dans la pratique l’écartement de l’ὀρῥοπυγιον du saluant, connaître l’importance du salué.

Quant à la valeur de R, elle est pratiquement variable. Autrefois elle s’obtenait par la multiplication de divers coefficients : moralité, considération, rang social, services rendus, etc. Aujourd’hui il n’en est plus de même, et je connais des députés, des préfets, des sous-préfets, des magistrats, dont je ne donnerais pas deux sous, et que de pauvres diables sont obligés de saluer à sept, huit, neuf et jusqu’à dix centimètres d’écartement. »

Je n'ajouterai à ces facéties aucune des invariables plaisanteries entendues il y a bien longtemps, au cours de mon séjour sous uniforme dans une base aérienne proche de Lyon sur la façon d'entrer dans le bureau d'un supérieur dans l'intention de quémander une faveur avec un espoir de voir sa demande satisfaite.

Note : Je laisse au lecteur avisé le soin de traduire les quelques vocables grecs utilisés par Nizier du Puitspelu pour être substitués aux termes français jugés trop crus, blessants pour la bienséance et appelant toujours la formule "parlant par respect" qui lui sert dans toutes les occasions gênantes à ses oreilles.

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Autre note : D'où Clair Tisseur a-t-il tiré son pseudonyme ? On trouve peut-être la réponse sur un très vieux plan de Lyon. Pour la curiosité du lecteur, voici un fragment de ce plan de 1550, où l'on peut lire distinctement quelques noms de bâtiments ou de rues : Serpillière, L'Hostel-Dieu, Grolée, et ............ Puits-Pelu. Quant à Nizier, voici l'illustration qu'on trouve en frontispice de l'édition originale du Littré de la Grand'Côte, où l'on voit une flèche du clocher de l'église Saint-Nizier.

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Chacun en tirera ou non enseignements ou clartés à sa guise.

dimanche, 23 juin 2019

LYONNAISERIES

« Tout l'monde peuv'nt pas êt'de Lyon : il en faut ben d'un peu partout. » (Catherin Bugnard, dans La Plaisante sagesse lyonnaise).

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Le trio d'inséparables créé par Laurent Mourguet (1769-1844) : de g. à d. Gnafron sans son pot de beaujo, Madelon et son bonnet, Guignol et sa tresse de canut, mais sans la "racine d'Amérique" qui lui sert à rosser le gendarme.

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La vraie Grand'Côte, avant l'inqualifiable (l'urbaniste fou a sauté directement du populo authentique au touristo frelaté). Les dessins sont du grand Lyonnais Joannès Drevet (le papa de Joanny). Je maudissais l'immeuble ci-dessus, celui qui finit en biseau entre la Grand'Côte et la Bon-Pasteur, qui me bouchait la vue quand j'habitais au dernier du 24 de la rue des Pierres-Plantées. Maintenant, ah maintenant, je préfère ne rien dire.

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Clair Tisseur, ici revêtu de son "alias", immortel auteur du "Littré" en rapport avec les deux photos de dessus. Et de dessous, pour ceux qui se demandent bien ce qu'on peut bien manger, quand on a beaucoup d'appétit, dans les vrais "bouchons" lyonnais (avis à ceusses qui se vantent et qui, de vrai, ne savent foutrement rien). Je crois bien que c'est un menu de la Saint-Sylvestre. A noter que le beaujolais, avant d'être vendu à prix d'or aux Japonais, était un "petit pinard" vendu en "pots" de 46 cl., et fut très longtemps le vin des ouvriers, des canuts et des comptoirs.

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Je n'idolâtre pas la "sagesse lyonnaise" : un jour à venir, je pourrai montrer ici même qu'en fait de sagesse populaire, on trouve beaucoup de niaiseries et de truismes dans les "gandoises", "gognandises" et autres "choses de dire et de faire". Mais la cuisine, alors là pardon, j'adhère. J'aurais toutefois ajouté au menu ci-dessus la "poêlée de gras-double" à la Mounier de la bonne époque (mais ça a bien changé, mon pauv'meussieur). 

dimanche, 25 décembre 2016

ÉLOGE DE LA CRÈCHE

Laurent Wauquiez a donc eu le culot d'installer une crèche à l'Hôtel de région ! Il a eu raison. Et tant pis pour les laïcards (qui ont d'ailleurs perdu le référé introduit au tribunal). Ils attendront le jugement sur le fond, bien après les fêtes, quand la crèche aura été remballée, pour éventuellement voir leur demande satisfaite. Je le dis d'autant plus facilement que tout ce qui tourne autour d'une foi quelconque, et de la catholique en l'occurrence, me coule dessus comme l'eau sur les plumes d'un canard. Non seulement pas de honte, mais je ne sors pas de là : pas de Noël sans sapin et sans crèche, petit Jésus compris. PASTORALE DISQUE.jpgAvec, pourquoi pas, pour couronner, l'accompagnement sonore de La Pastorale des santons de Provence (texte d'Yvan Audouard, qui prête aussi sa voix à l'âne), son ange Boufaréou, son "Boumian", son Aveugle, sa Poissonnière, son Pistachié, son Berger, son Gendarme, enfin bref : tout le monde. On a cependant tout à fait le droit (et même peut-être le devoir) de préférer les six cantates de l'Oratorio de Noël de Maître Jean-Sébastien. Mais, comme on dit, les deux "ne boxent pas dans la même catégorie".

Ci-dessous, quelques-uns de ces délicieux personnages inventés par la Provence, et signés Escoffier, Gonzague, Carbonel, Chave, Lambert, Arterra, Le Moulin à huile, Gateau, etc. Et même par "Le Santon savoyard" !

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De la robe de bure monacale au surplis le plus raffiné, en passant par la plus traditionnelle "serpillère de ratichon" (alias la soutane), voici l'assemblée des curés. Le "Savoyard" est le plus grand.

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"Il faisait un mistral à décorner les taureaux de Camargue". La superbe cape sort des ateliers d'Escoffier (Aubagne).

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Les Gitans, au gré des divers éditeurs.

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Le Père fouettard est du Moulin à huile. Le Saint Nicolas, de Lambert.

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Le rémouleur, suivant Gelato, Gonzague et Gateau.

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Les "pète-en-chœur" (pardon !) d'Escoffier.

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De la basse-cour à l'exotisme, en passant par l'utilitaire.

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Alphonse Daudet a inspiré les créateurs de Lambert.

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Premiers intrus : les Alsaciens (mais j'en connais un certain nombre à Lyon, alors pourquoi pas en Provence ? Et puis ne faut-il pas "ouvrir de nouveaux marchés" ?). On trouve aussi des Bretons.

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J'ai ajouté celui-ci, parce qu'il n'y a pas de raison : on est à Lyon, que diable. Guignol tient fièrement sa "racine d'Amérique", qui lui sert à rosser le Gendarme et aussi, il faut bien l'avouer, sa chère et tendre Madelon, qui est pourtant une "canante" bien "chenuse". Pour "canante", Nizier du Puitspelu, précise dans son Littré de la Grand'Côte : « De "canant" [très agréable], parce qu'une canante, dans les commencements, c'est tout ce qu'il y a de plus canant, mais dans les commencements seulement ». On ne le dit pas assez, mais le canut était (à l'imparfait parce que les canuts ont disparu) un vieux macho sexiste et catholique (donc réactionnaire), évidemment.

mercredi, 09 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS 4/9

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LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)

4/9 

De pouvoir (ou non) supporter la laideur.

Héritier fidèle, viscéral et obstiné de ces Lumières-là, je demeure un fervent partisan de la liberté en tout, mais, soit dit une fois pour toutes, une liberté régulée. Une liberté contenue dans des bornes. Une liberté qui accepte de se restreindre. Tout n’est pas permis à l’homme, qu’il soit un individu, une collectivité, une société, un Etat, une entreprise. Tous les désirs n'ont pas à être réalisés au prétexte que c'est techniquement possible, que l'occasion s'en présente ou parce que, « après tout, j'y ai droit ».

Même Dieu en personne n'a pas le droit de tout faire, contrairement à ce que serine le Coran (par exemple : « Décide-t-Il d'une chose ? Il Lui suffit de dire : "Sois", et elle est », sourate XL, verset 68). L’individu est doté de liberté, de désirs et de conscience, oui, entièrement d’accord, mais il est aussi socialisé, je veux dire conscient de ses limites et de ses responsabilités à l'égard de ce qui rend sa vie possible, car il reste conscient qu'il n'est rien sans son lien avec le corps social : ça lui confère des droits, mais sûrement pas rien que des ou tous les droits. Je ne suis peut-être pas qualifié pour énumérer les caractères de ce qui fait une civilisation, mais j'ai l'impression d'en avoir dessiné ci-dessus quelques traits caractéristiques.

Autant le dirigisme et l'autoritarisme (quand un autoproclamé se met à parler à l'impératif) sont faits pour maintenir l'individu dans la sujétion, la frustration, la peur et l'immaturité, autant la permissivité, le laxisme, la dérégulation à tout va, qu’il s’agisse d’un individu, d’un Etat, de l'économie ou d’une entreprise, sont des facteurs de déliaison, de morcellement de l'entité collective, d’atomisation des individus, de désagrégation du « corps social » en une infinité d'unités autonomes. Oui, pour qu’il y ait société, il y a des limites à ne pas franchir. 

Je dis cela en pensant à tous les fanatiques de la « transgression dérangeante », les adeptes de l’infraction innovante, de la provocation révolutionnaire et de l'outrage rédempteur, les casseurs de normes et de frontières et autres conformistes de l’anticonformisme, je veux dire ceux qui occupent en masse le haut du pavé de tous les terrains culturels subventionnés, de la danse au théâtre, en passant par l’opéra, la musique, la peinture et tout le reste. Toutes ces quilles que la boule impitoyable de Philippe Muray (il les traitait fort pertinemment de « Mutins de Panurge », cette formule géniale) n'a malheureusement pas réussi à abattre. Le pouvait-elle ?

Au surplus, j'ajoute que si je sais que l'intention prioritaire de l'artiste est par-dessus tout de me "déranger", de me provoquer ou de me choquer, je discerne la visée manipulatrice : pas de ça, Lisette ! Fous le camp ! Pauvre artiste en vérité qui se donne pour seul programme de modifier son public (c'était ce que voulait déjà Antonin Artaud, avec son "théâtre de la cruauté", Les Cenci et tout ça ... On a vu comment il a fini. Dire qu'il fascinait les élites culturelles !).

Pauvre artiste, qui se soucie moins de ce qu'il met dans son œuvre que de l'effet qu'elle produira : l'œuvre en question est ravalée au rang de simple instrument de pouvoir. Mégalomanie de l'artiste à la mode (c'était quand, déjà : « Sega, c'est plus fort que toi » ?), ivresse de puissance et, en définitive, un pauvre illusionniste qui s'exténue à chercher sans cesse de nouveaux « tours de magie » pour des gogos qui applaudissent, trop heureux d'y croire un moment, avant de retomber dans la grisaille interminable « d'un quotidien désespérant » (Brassens, "Les Passantes"). Après tout, ça leur aura "changé les idées" !

Je préfère que l'artiste ait le désir, l'énergie et le savoir-faire de créer à mon intention une forme qui me laisse libre de l'apprécier à ma guise. C'est ce que formule Maupassant dans la préface à son roman Pierre et Jean : « En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient : "Consolez­-moi. Amusez­-moi. Attristez-­moi. Attendrissez­-moi. Faites­-moi rêver. Faites-­moi rire. Faites­-moi frémir. Faites­-moi pleurer. Faites­-moi penser." – Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste : "Faites-­moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament" ». C'est parler d'or.

Voilà un programme qu'il est bon, nom de Zeus ! Je vois bien la contradiction : faut-il que l'artiste se retire dans son laboratoire pour peaufiner son grand œuvre sans se soucier de sa réception ? Faut-il qu'il cherche à plaire, à impressionner, en pensant à un public précis sur la plasticité et la réceptivité duquel il sait qu'il peut compter ? Il y a dilemme : y a-t-il pour autant incompatibilité ? J'essaie de répondre à la question dans un très prochain billet.

Vouloir agir sur le spectateur, c'est une intention de bas étage, de bas-côté, et même de bas-fond (au point que : « ... à peine si j'ose Le dire tellement c'est bas », Tonton Georges, "L'Hécatombe"). La création d'une forme, c'est une autre paire de manches. Les "transgresseurs" sont finalement des pauvres types, des médiocres, des minables destinés à disparaître au moment même de leur épiphanie. 

Pour revenir à l'atomisation du corps social, je signale accessoirement que faire des individus autant d’entités autonomes, dégagées de tout apparentement est une visée propre à ce qu’on appelle le totalitarisme. Si on n’y est pas encore, on n’en est pas loin. Le totalitarisme, tout soft, invisible et sournois qu’il soit, dont est imprégnée à son insu  notre démocratie (acharnée à nier et refouler cet inconscient-là) ; la frénésie et l’enthousiasme technicistes qui ont fait de l’innovation le seul idéal social encore agissant ; l’ultralibéralisme économique qui instaure la compétition comme seul horizon collectif et la marchandise comme unique accomplissement individuel, voilà, en gros, les  trois facettes de notre condition humaine qui ont fini par se fondre dans mon esprit en un tout où l’humanité de l’homme n’a plus sa place. Inutile de le cacher : c’est une vision pessimiste. 

Le pire, c’est que ce sont toutes les conditions de la vie collective qui me sont alors apparues comme affreuses. Ceci est assez difficile à exprimer en termes clairs : j’ai eu l’impression (fondée ou erronée, va savoir ...) d’acquérir progressivement une vue globale de la situation imposée à l’humanité par la « modernité ». J’ai acquis la conviction que les formes de ce qu’on appelle depuis plus de soixante ans l’ « art contemporain » ne sont pas une excroissance anormale de leur époque mais, au contraire, leur corollaire absolument logique. La même logique qui fait que l'arbre produit son fruit, et que l'Allemagne en crise produit Hitler. Eh oui, la difformité et l'aberration sont elles aussi produites, et ne sortent pas de nulle part.

Qui adhère avec enthousiasme à l’époque, est logiquement gourmand d’art contemporain, de musique contemporaine. Qui est rebuté par l’art contemporain, en toute logique, devrait diriger sa vindicte contre l’époque dont celui-ci est issu. J’ai mis du temps, mais j’ai fini par y venir. C’est alors que le processus de désaliénation (désintoxication si l’on veut) a pu s’enclencher : qui n’aime pas l’époque ne saurait aimer l’art qu’elle produit. Le lien de cause à effet est indéniable. Moi, je croyais aimer l’art de mon temps parce que je voulais être de mon temps. C’était décidé, il le fallait. 

L’art contemporain découle de son époque. Tout ce qui apparaît minable dans l’art contemporain découle logiquement du minable de l’époque qui le produit. Ce n’est pas l’art qui pèche : c’est l’époque. Nous avons l’art que notre époque a mérité. Quand laMCCARTHY PLUG.jpg laideur triomphe, c’est que l’époque désire la laideur : le vert « plug anal » géant de Paul McCarthy en pleine place Vendôme, précisément la place de Paris où sont fabriqués et exposés parmi les plus beaux, les plus précieux bijoux du monde, est logiquement produit par l’époque qui l’a vu naître. Les extrêmes – le sublime et la merde –  se tiennent par la barbichette (que le sublime qui n'a jamais tiré la barbichette du merdique avance d'un pas, tiens, il va voir !). Quand il y a neuf « zéros » après le « un » de la fortune, la merde et le diamant se valent. On croit deviner que c'est en toute logique que le bouchon d'anus (sens de "plug") de M. McCarthy suscite l'émoi "esthétique" de la dame qui porte la présente bague (à propos de bague, cf. l'autrement élégante histoire de "L'anneau de Hans Carvel", qu'on trouve chez Rabelais, Tiers Livre, 26, qui donne une recette infaillible à tous les maris qui ne supportent pas l'idée que leur épouse les fasse un jour cocus).

MC VAN CLEEF.jpgPaul McCarthy est l’humble serviteur de son temps : son œuvre est le revers infâme de la médaille dont la maison Van Cleef & Arpels (ci-contre) décore si luxueusement l’avers. Paul McCarthy est un artiste rationnel : il ne fait que tirer les conclusions qu’on lui demande de tirer. Son message ? "Parlant par respect", comme dit Nizier du Puitspelu dans son très lyonnais Littré de la Grand’Côte, quand il définit des mots et expressions "grossiers" : « Vous l’avez dans le cul ». 

Mais si l’on admet que c’est l’époque qui produit cet art déféqué, c’est moins l’art qui est à dénoncer que l’époque qui l’a vu et fait naître, tout entière. De fait, ce n’est pas seulement l’art contemporain, la musique contemporaine, c’est le 20ème siècle dans son entier qui m’est devenu monstrueux. J’ai compris que Günther Anders avait raison : au 20ème siècle, l’humanité a commencé à méticuleusement édifier la laideur d'un monde d’une dimension telle que nulle force humaine n’était plus en mesure d'en comprendre le sens, encore moins d’en contrôler la trajectoire, et encore moins d'y vivre heureux.

Et le raisonnement qu’il tient à propos de la bombe atomique s’applique à tous les autres aspects du « Système » mis en place : c’est le bateau Terre qui, faute de pilote, est devenu ivre. 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 21 août 2015

LYON EN 1961

« Ben sûr, c'est pas drôle d'avoir des embiernements, mais c'est toujours ça qu'on peut raconter à ses amis, à qui ça fait tant plaisir. »

La Plaisante sagesse lyonnaise

Note : Nizier du Puitspelu, dans Le Littré de la Grand'Côte, ignore "embiernements". Mais à "embierne" (le mot figure dans des pièces de Guignol), il écrit : « Embierne, s. f. - Embarras, ennui, difficultés de toutes sortes. Un Parisien dirait emm...ment (les étymologies concordent) ».

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GARE DE VAISE

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Tout à fait en haut de l'image ci-dessous, on distingue l'entrée (à peu près au milieu) et la sortie (en haut tout à gauche) du tunnel (avec le viaduc d'accès) qui fut percé pour permettre aux transports en commun, depuis la nouvelle gare routière, de gagner rapidement le plateau de la Duchère, en "site propre", pour éviter la circulation automobile. Certains immeubles de Balmont ont vu apparaître quelques lézardes sur les murs lors du percement.

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jeudi, 27 juin 2013

POURQUOI JE LIS

Je ne suis pas un immense lecteur. Je suis même un lecteur un peu laborieux. Ce que je lis, il faut que je le mâche longuement, que je le mastique, que je le contemple en train de s'écraser en nourriture entre mes dents, avant d'aller alimenter et irriguer les canalisations de mon moi littéraire. Si je devais me comparer, je dirais que, dans l’ordre des lecteurs, j’appartiens à la famille placide et patiente des ruminants contemplatifs.

 

A propos de contemplatif, je me consolerais en me disant que Julien Gracq, qui n’a pas couvert de ses œuvres des kilomètres de rayons, a écrit sur le tard ce merveilleux petit bouquin intitulé Les Eaux étroites, qui, en condensant une matière longuement ruminée pour en polir le pur éclat de chacune des facettes, ouvre sur cette sorte d’infini en profondeur que recèle ce paysage minuscule, sa rivière de l’Evre, qui passe à Saint-Florent-le-Vieil. 

 

Le paysage de mes lectures n'est pas aussi vaste, et n'a rien à voir avec les horizons des mers vides à perte de vue, avec ceux des plats pays aux ciels sillonnés de nuages, ou avec ceux de ce désert de sable où se découpe une caravane au sommet de la dune, sur fond de ciel, si possible en contre-jour (en fin de journée). Mes paysages de lecture sont bornés par les arbres qui dressent leur opacité bienfaisante et lumineuse au bout de mon jardin affectif. Même s'il arrive qu'un cachalot pointe sa mandibule débonnaire et souffle ses vapeurs non loin de mon embarcation.

 

Pour dire le vrai, ça fait déjà quelque temps que je n’ai plus envie de lire pour lire. Et même de lire pour avoir lu. Vous savez, ces œuvres qu’il faut avoir lues si l’on ne veut pas mourir idiot. Si, bien sûr, je m’en suis collé, des Mémoires d’Outre-tombe et des Rougon-Macquart. Mais souvent par devoir. Il ne faudrait jamais lire par devoir. Je plains de tout mon coeur les élèves de lycée : pour rien au monde, je n'aurais souhaité être à leur place. Même si ... Comment pourraient-ils aimer la littérature, s'il ne s'agit que « d'avoir 10 en français » ?

 

Pour les Mémoires … de Chateaubriand, j’exagère, car j’ai pris du plaisir en beaucoup d'endroits, - moins pour les tableaux historiques, où l'auteur s’efforce toujours de ne pas dessiner son propre personnage en trop petit dans un coin en bas, comme un vulgaire donateur, tiens, comme un « Chanoine van der Paele » dans un tableau de Jean Van Eyck, comme on faisait à la Renaissance et avant, - que pour les routes européennes (en particulier alpines) parcourues en tout sens et les portraits, en pied ou collectifs, aux contours dessinés d’un beau trait précis.

 

Les 20 Rougon-Macquart, je me les suis avalés dans l’ordre, enfin presque : non, je n’ai pas fini Le Docteur Pascal, c’était au-dessus de mes forces, le curé laïc, sa probité inentamable, son cœur gros comme ça, sa "bonne âme". Mais le docteur Pascal, on sait que c'est Zola en personne, c'est sans doute pour ça que je n'ai pas pu finir l'assiette. 

 

Mais avant d’en arriver à ce dernier épisode, j’avais eu le temps de détester Le Ventre de Paris, Au Bonheur des dames et La Faute de l’abbé Mouret : Zola se serait amusé à décrire par le menu chacune des milliards de milliards de gouttes de pluie pendant les quarante jours et les quarante nuits qu’a durés le Déluge, il ne s’y serait pas pris autrement. De quoi noyer tout lecteur moyennement bien intentionné. Ces énumérations ! Epaisses comme des Dictionnaires de Cuisine, commes des Catalogues de la Redoute ou comme des Traités de Botanique Paradisiaque (dans l'ordre des titres) !

 

Au moins, mon verdict sur les romans de Zola, je ne le tiens de personne d’autre que de moi : tout ça est, à quelques exceptions près, épais, lourd, bourratif et indigeste. Parmi les exceptions, je dirais volontiers qu’il y a quelques friandises délectables à se mettre sous la dent, dans La Débâcle, La Bête humaine, malgré l'obsession gynophobique du héros, mais dont Robert Musil, dans L’Homme sans qualités, s’est peut-être souvenu pour son incroyable personnage de Moosbrugger.

 

Je goûte aussi quelques douceurs cachées dans La Conquête de Plassans, Son Excellence Eugène Rougon, L’Argent, La Curée. Non, tout n’est certes pas à jeter, même si j’aurais eu parfois envie de lui dire : « N’en jetez plus, la cour est pleine ! ». Zola a possédé vraiment la science (à défaut de l'art) d’écrire, mais je regrette qu’il ait écrit sous la dictée de l’idéologie, de la théorie et du poids documentaire. Et cette obsession de l’hérédité, ma parole ! Un vrai petit Lyssenko avant la lettre, vous savez, l'adepte stalinien de la transmission à tout crin des caractères acquis.

 

En revanche, quelqu'un qui n'a jamais lu L'Iris de Suse ne sait pas ce qu'est l'émerveillement. Il est vrai que, lorsque je l'ai ouvert, j'étais tout prêt et disposé, car je m'étais de longtemps familiarisé avec le bonhomme Giono et les concrétions romanesques qu'il a laissées sur son passage, comme par exemple le cycle du capitaine Langlois, ou alors Deux Cavaliers de l'orage, ce livre tout à fait improbable (ce colosse qui abat d'un seul coup de poing un cheval qui sème la panique, mais ça finira mal), ou encore le long cycle d'Angelo, ce héros chéri de Jean Giono (pour qui a lu Le Bonheur fou, est-ce que quelqu'un pourrait me dire pourquoi Angelo enferme son sabre dans un placard avant de sortir dans la rue où il sait que rôdent des spadassins, peut-être envoyés par sa propre mère ?). Giono n'explique rien : il montre. Voilà un romancier.

 

En fait, je peux bien l’avouer, je n’ai jamais lu « pour lire ». Je connais des gens (on en connaît tous, j’imagine) qui ne peuvent pas sortir de chez eux sans un livre à la main. Dans le métro, dans la rue, à la terrasse des cafés, c’est un enfer de livres ouverts, d'écrans de portables et de casques sur les oreilles, comme si les gens ne voulaient pas risquer de communiquer avec les gens présents en y frottant une parcelle de leur corps ou de leur tête, et se servaient de ces moyens pour s’embusquer dans leur tanière impénétrable, toutes griffes dehors.

 

On dirait que les gens se bouchent les oreilles avec leurs casques et les yeux avec leurs livres. Et c’est eux qui, ensuite, cherchent anxieusement l’âme sœur sur quelque site de rencontre. Je me dis que la peau virtuelle sur écran, l'écran fût-il tactile, est moins douce à caresser que celle qu’on vient de frôler, ici, là, dans le métro ou sur le trottoir, au rayon de ce magasin ou à l’arrêt de ce bus, et qu'on se met à suivre, à aborder, ... et plus si affinités. On ne sait jamais.

 

Car la peau qu'on vient de frôler et de laisser se perdre dans la foule, et qui t'inflige ce regret qui te mange le coeur et la mémoire si tu n'as pas fait le geste ou l'effort (Les Passantes, Georges Brassens), cela s'appelle le désir. Mais un désir rétrospectif, celui où tu te dis : « Merde, j'ai loupé l'occase du siècle ! ». Trop tard. Au sujet du regret que nous infligent après coup nos désirs désormais timorés et frileux, voir la rubrique « Transports Amoureux » dans le journal Libération.

 

Je conseille à tous les avanglés (« Te bâfres comme un avanglé ! », trouve-t-on dans Le Littré de la Grand-Côte) de « contact » électronique de relire comme un manuel de savoir-vivre les dernières pages de Ce Cochon de Morin, de Guy de Maupassant, c'est le beau Labarbe qui est envoyé pour arranger la sale affaire de Morin : « ʺJ’avais oublié, Mademoiselle, de vous demander quelque chose à lire.ʺ Elle se débattait ; mais j’ouvris bientôt le livre que je cherchais. Je n’en dirai pas le titre. C’était vraiment le plus merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes. Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon gré ; et j’en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s’usèrent jusqu’au bout ». Les bougies, c'était donc ça ! Maupassant ne reculait devant aucun "sacrifice" ! Quel salaud ! Quel macho ! Non : quel homme ! Au moins, lui, il donne envie de "lire" des "livres" !

 

Au lieu de ça, à cause de la musique portable, mais aussi, hélas, du livre de poche, on est dans la civilisation du « On ferme ! », au moment même où celle-ci se proclame à renforts de trompettes « Ouverte 24/24, 7/7 ! ». On n’en a pas fini avec le paradoxe et l’oxymore. Et la morosité tactile, éperdue et portable. Et les petites annonces amères « Transports amoureux » de Libé.

 

Voilà ce que je dis, moi.