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vendredi, 18 avril 2014

GABRIEL GARCIA MARQUEZ

Tout le monde doit mourir un jour. Pas d'éloge funèbre. Mais à l'occasion de la mort de l'écrivain colombien, des souvenirs de ma lecture d'un livre unique, d'un livre sans équivalent :

Cent ans de solitude.

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Le village de Macondo, pauvre localité tropicale devenue le centre d'un univers aux dimensions du cosmos.

Le seul livre qui m'ait jamais donné cette impression d'un microcosme humain gros comme un confetti, mais dilaté et comme multiplié jusqu'à prendre des airs de planète entière, c'est Mémed le mince, de Yachar Kemal.

Le saisissement du gamin de Macondo quand il pose la main sur le bloc de glace que lui présente son grand-père (on est au niveau de l'équateur).

La beauté ensorcelante de Remedios-la-belle.

La vieille éternelle, Ursula Buendia, pour laquelle « le temps ne passe pas ».

L'innombrable tribu de la famille Buendia, dont j'avais été obligé, pour me retrouver un peu dans le fourmillement des noms (parfois identiques) et des personnes, de dessiner l'arbre généalogique, pour démêler Aureliano d'Aureliano le Second et d'Aureliano José, celui-ci de José Arcadio et ce dernier d'Arcadio tout court, bref, un écheveau savamment entortillé.

Inoubliable et vivant.

Mais je garde aussi une place pour L'Automne du patriarche, vaste coulée de lave folle qui se moque des limites de la phrase pour mieux laisser bourgeonner l'impression de folie qui habite (mais sait-on ?) le cerveau du dictateur vieillissant.

 

 

vendredi, 28 juin 2013

POURQUOI JE LIS

 

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JEUNES PAYSANS, PAR AUGUST SANDER

 

***

Je ne lis pas pour lire. La lecture est un moyen, pas une fin en soi, je ne sors pas de là. C’est vrai que si je me pose la question de savoir pourquoi je lis, la réponse ne vient pas de soi. Mais après tout, est-il si important de savoir pourquoi on fait les choses ? Et puis aussi : peut-on vraiment le savoir ? 

 

Pour mon propre compte, les lecteurs qui viennent incidemment ou fidèlement sur ce blog s’en sont fait une idée plus ou moins précise : je l’avoue sans honte, sans fard et sans vergogne : je lis pour jubiler. Disons-le carrément : je lis pour jouir. Comme le chien rongeant son os, j'ai la lecture d'un égoïsme carabiné et d'une possessivité intempérante. En cette matière, l'injustice que je mets constamment  en pratique est à toute épreuve, hors de portée des magistrats les plus empreints de rectitude morale et juridique.

 

Jubiler, donc. Pas que. Mais je déteste perdre mon temps, en particulier avec ce que l’actualité appelle « Littérature ». La petite crotte intitulée Qu’as-tu fait de tes frères ? est le dernier étron en date (chié par un certain Claude Arnaud) sur lequel je me suis penché, et à la non-écriture duquel j’ai consacré, hélas et en vain, de précieuses minutes, et accessoirement une note ici même, je veux oublier quand. Ces minutes et cette note eussent été mieux employées si j'eusse laissé le livre fermé. Mieux : si j'avais laissé le volume au libraire. La note eût eu le privilège de ne même pas être appelée à naître. Pauvre libraire, finalement, d'être obligé de vendre ça ! Pour ceux que ces propos défrisent, je renvoie à l'esprit d'injustice radicale revendiqué plus haut. 

 

Oui, je lis pour jubiler. Cela veut dire que je ne lis pas pour savoir. Si du savoir découle, c'est en plus. Cadeau. Encore moins pour apprendre une leçon qu’il faudrait réciter. Je ne lis pas pour me conformer aux impérieux diktats de l’époque, qui vous ordonnent : il faut avoir lu Walter Benjamin.

 

Qu’est-ce qu’ils ont tous à aboyer le nom de Walter Benjamin (prononcer béniamine) ? Et qu'est-ce qu'ils en font, de leur lecture ? Ils se sentent coupables ? Redevables (Walter Benjamin, juif, s'est suicidé en 1940 à la frontière avec l'Espagne, faute, me semble-t-il, d'un visa) ? Je n'ai rien contre ce monsieur. La preuve, j’ai essayé : j’ai laissé tomber. De la tortillonnade de circonvolution cérébrale (mais je réessaierai peut-être, j’ai bien fini par lire Le 19ème de Philippe Muray). 

 

Jubiler, oui, ça m’a été donné par des livres très divers. J’ai déjà parlé de Moby Dick, un livre qui transporte la matière humaine infiniment  loin, jusqu'aux confins, presque jusqu'à l'esprit, juste à côté de l'âme, je veux dire juste un peu avant ; un livre que j’ai regretté de fermer quand je l’ai fini, mais un livre qui a comblé mon âme d’un enthousiasme presque indécent. C’est vrai ça : comment Herman Melville a-t-il pu aligner vingt chapitres de description du cachalot sans me donner envie de jeter le bouquin ?

 

Je n'en suis toujours pas revenu. Comment a-t-il fait pour que, au contraire, tout au long de ces vingt chapitres ahurissants, la joie n’ait pas cessé de grandir (je précise quand même, pour les connaisseurs, que je l'ai lu dans la traduction de personne d'autre que l'immense Armel Guerne, qui exerçait, en plus du sacerdoce de poète, celui, combien plus exigeant et combien plus religieux à ses yeux, de traducteur) ?

 

Bien sûr, je peux analyser la chose, dire que Melville entre dans le cachalot comme on fait le tour du monde, pour l’explorer, et en découvrir, pays par pays, les merveilles, pôles compris. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait dans le très curieux Mardi, ce gros livre bizarre où quelques personnages montés dans une modeste pirogue (« royale » quand même) voyagent jusqu’à l’extrême des quatre points cardinaux, pôles compris.

 

Mais jubiler ne suffit pas, quand on lit. Encore faut-il pouvoir en faire quelque chose ensuite. Prenez le pur bonheur de Cent ans de solitude (dirai-je le nom de l’auteur ?). Ce livre pareil à nul autre vous plonge dans l’ambiance primordiale de la famille Buendia, native du village colombien de Macondo, avec Arcadio Buendia, Remedios la Belle et bien d'autres personnages, dans les générations desquels on se perd (j’ai lu ce livre une seule fois, il y a fort longtemps, sur le conseil de mon ami Bosio, merci Bosio, car il n'a toujours pas fini de faire résonner ses harmoniques). Ce que la grande Marthe Robert appellerait un « Roman des Origines »

 

Mais finalement, ce livre-monde, quels effets a-t-il produits en moi ? Même question avec ce livre formidable de Yachar Kemal, Mémed-le-Mince : un tout petit endroit du monde que le talent (ou le génie) de l’écrivain transforme en univers par la seule magie du verbe : on comprend bien que le cadi est un petit chef local qui impose la loi de son bon plaisir arbitraire et minable, mais on est emporté dans les dimensions quasiment célestes dans lesquelles le récit et les personnages sont enchâssés (les savantasses appellent ça de « l'épique »).

 

Ces livres, si je regarde ce qu’ils m’ont laissé, restent un peu comme ce que les physiciens appellent des « solitons », ces « ondes solitaires qui se propagent sans se déformer dans un milieu non linéaire et dispersif ». Ce que je retiens ici, c’est « ondes solitaires ». Le reste m’échappe évidemment : c’est de la physique, n’insistez pas.

 

Des livres sans cause et sans conséquence. Sans cause parce que leur lecture est venue par hasard, au gré des circonstances. Sans conséquence parce que, comme le nuage dans le ciel ou l’homme dans la femme (proverbe chinois idiot, mais peut-être que celui qui l'a inventé connaissait la pilule contraceptive, et qu'il ne parlait que du plaisir), ils ne laissent pas de trace. Tout au moins visible : je n'aimerais pas qu'on voie sur ma figure que j'ai lu les romans de Goethe. 

 

Je veux dire que ces livres ne construisent rien en vous après être passés. Un buron, une borie, un bastidon, je ne sais pas, mais quelque chose qui ait à voir avec un abri de berger. Ou alors à votre insu. Des livres morts en vous, des morts sans descendance apparente et dont vous êtes le cul-de-sac, bon gré mal gré.

 

Des livres dont vous ne saurez jamais comment vous pourriez restituer le bonheur qu’ils vous ont procuré. Sinon en en conseillant la lecture aux gens que vous aimez, piètre consolation. Des livres dont vous auriez envie, si c'était possible, de rendre au monde les bienfaits qu'ils vous ont offerts. Des livres qui vous laissent inconsolable d'avoir à les fermer, et dont le deuil en vous ne finira jamais. Oh, l'amour de ce deuil qui est une joie !

 

Des livres qui sont à eux-mêmes des culs-de-sac définitifs, parce qu’au-delà d’eux, il n’y a plus rien. Dans la même direction, personne n'est en mesure d'aller plus loin. Ils ont vidé le paysage. Non : ils ont vidé le fini du monde sans limite dans l’infini de leur espace borné. Ils ont transféré la soluble et frêle substance de l’univers dans la matière indestructible dont ils ont été faits, grâce au génie d’un homme unique et désespéré, comme le sont tous les hommes, car en lui s’est déversé, on ne sait pourquoi ni comment, le sens entier de l’existence humaine. Et que s'il n'en est pas mort, c'est juste parce qu'il a tout délégué, jusqu'à sa propre mort, à l'encre posée sur le papier.

 

Ce ne serait pas mal, comme définition d'un chef d'oeuvre : un livre qui est allé tout au bout de lui-même, un cul-de-sac qui a vidé son auteur de toute sa mort pour en faire un être vivant, et au-delà duquel il n'y a plus rien, que le vide sidéral. Oui, ce ne serait pas mal. Là, je verrais bien Au-dessous du Volcan. A la Recherche du temps perdu. Qu'en pensez-vous ? Mais moi qui ne fais jamais de liste, même pour faire les courses, ce n'est pas maintenant que je vais commencer. Chacun pour soi.

 

C'est de l'ordre de l'accomplissement. C'est seulement pour ça que je lis des livres. Chacun pour soi.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

jeudi, 08 mars 2012

PÊLE-MÊLE D'UN CARNET DE LECTURE (9)

L’Avenue, de PAUL GADENNE (1907-1956)

 

Livre acheté par hasard. Excellente surprise. Une longue et lente méditation sur le temps, l'art, soi. Des faiblesses de style au début (disons des "stridences", comme celles qui font mal aux oreilles). Mais des formules sublimes (j'ai la flemme de les rechercher maintenant). Le personnage, Antoine, est sculpteur. C'est un livre d'architecte, d'organisation de l'espace, sur le sens de la vie comme construction d'un espace.

 

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Sans doute quelques clés sur l'époque (Pétain ? Le juif ?). Mais une occultation du réel historique, qui ouvre sur la généralité. Une ville (Gabarrus), une maison avec son atelier, une avenue, une Construction, qui est parfois une Résidence, peut-être un chantier de démolition, peut-être des ruines.

 

 

On ne sait pas qui construit, ce qui est construit, détruit (le construit et le détruit ne sont-ils pas interchangeables ?). On ne sait pas si Antoine achèvera sa sculpture "Eve" qui doit être son chef d’œuvre, où il aura mis tout le sens de sa vie.

 

 

Impossibilité de saisir le sens de sa propre vie, et à plus forte raison le sens de la société (les dogmatiques autour de l'Instituteur). Tromperie de tous les projets nettement formulés. Pour le créateur, impossibilité de faire passer l'idéal dans le réel. On ne sait rien des distances, de la disposition des éléments de l'espace les uns par rapport aux autres. Qu'est-ce qui est une ruine ? Un bâtiment achevé ? Pourtant l'idéal existe. Que peut-on savoir de soi et du monde ?

 

 

Un livre de l'errance personnelle dans un réel qui échappe, des êtres qui, d'un coup révèlent leur profondeur (discours de l'agent d'assurances, lettres posthumes d'Irma) dans des passages d'une grande beauté poétique. Formidable.

 

 

Livret de famille, de PATRICK MODIANO

 

Passionnant. Par la virtuosité de l'auteur et la composition du livre. Par la façon dont parfois, il suffit à l'auteur de créer, derrière un instant, un personnage, un espace, une profondeur palpable, mais sur laquelle on ne peut rien dire.

 

 

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A cet égard, le séjour du jeune Patrick (15 ans) avec son père chez des aristos de la plus belle eau (manières, amoralisme...) pour une chasse à courre dont il n'a rien à cirer est intéressant. Tout ce qui précède la chasse (la signature d'un mystérieux document pour le père, la meute, le repas...) est raconté en détail. On ne saura rien de la chasse et de ce qu'en aura pensé le fils.

 

 

Dix-huit chapitres : ça tire dans toutes les directions (Biarritz, la Suisse (ah ! cet épisode !), Toulon, autour du centre de cette toile d'araignée : Paris). Aucun lien narratif entre l'ensemble des épisodes (ou si peu). Le seul lien, c'est le narrateur, qui se présente comme étant l'auteur. Le père, la mère, l'oncle Alex, l'ami Muzzli, la femme, etc... Le cinéma, la littérature. L'Histoire avec l'ancien nazi Gerbauld qu'il a envie de tuer, mais il renonce. Un ancien prince d'Egypte déchu, à Rome.

 

 

Nommer les lieux pour qu'ils évoquent, voilà un art. Tel café, tel immeuble, telle vue, pas grand-chose. Mais ça existe. Le jeu des lieux, de l'espace, des générations. Très fort. Et le temps ne compte pas : le narrateur se souvient au présent d'événements qu'il n'a pas pu matériellement vivre. Caractère d'évidence de tout ça. Très fort. Et prenant : le frisson à trois ou quatre reprises.

 

 

Au Château d’Argol, de JULIEN GRACQ

 

Un livre fort, par sa cohérence esthétique, par le parti-pris narratif, tant soit peu artificiel. L’étrange comme texture, hors du temps, hors d’un espace géographique défini, mais éminemment géométrique. Un château splendide et surhumain, une forêt profonde, la mer. La météorologie apportant son lot. Deux hommes, une femme.

 

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Le châtelain, Albert, voit deux êtres complices arriver. Entre les deux hommes, une ancienne amitié, mais, et c’est répété, fondée sur quelque chose d’inavouable. Entre Heide et Albert, une séduction mutuelle qui ne se conclut jamais. Un symbolisme surchargé, excessivement plein, comme si l’auteur avait voulu faire un roman cabalistique. Mais c’est alchimique pour la frime et pour l’esthétique. Une scène très curieuse, dans une salle du château dont les murs sont revêtus de plaques de cuivre, qui ont la particularité de faire ricocher les paroles, comme dans une partie de ping-pong qui irait en accélérant.

 

 

Ecriture affectée, fabriquée, donc. La phrase est longue, pas un mot de dialogue : c’est un récit chimiquement pur (sauf « Jamais plus »). Effort de recherche sur les adjectifs, jusqu’à l’agacement. Puissance pourtant évocatoire du langage, des images, des progressions de cette histoire entièrement livrée à l’imaginaire. Tout y est déréalisé et en même temps pleinement sensuel.

 

 

Les personnages sont toujours dans l’étude de soi, comme sur une scène de théâtre. Les règles de ce jeu mystérieux nous échappent. Paradoxe : grande présence réelle et grande abstraction. Argol, le cimetière, Heide, Herminien, le bain, chapelles des Abîmes, la forêt, l’allée, la chambre, la mort. Exercice de style surréaliste. Pour excuser l'auteur, c'est, me semble-t-il, son premier livre publié. Ce n'est qu'ensuite que viendront Un Balcon en forêt, Le Rivage des Syrtes, et tout le toutim.

 

 

Cent ans de solitude, de GABRIEL GARCIA MARQUEZ

 

La ville de Macondo. Des personnages baroques : José Arcadio Buendia : imaginatif, impulsif, entreprenant, il devient fou, vit sous un châtaignier, meurt dans son lit, parce que le temps s’est arrêté un lundi de mars. Ursula : vit à peu près 140 ans, pour elle le temps ne passe pas, mais tourne en rond. José Arcadio : a fait un enfant à Pilar Ternera, une fugue avec les gitans, vécu avec Rébecca, comme une bête de somme, meurt d’un épanchement de sang à l’oreille, dont la traînée traverse la ville jusqu’à sa mère.

 

 

Auréliano, le colonel, 32 guerres perdues, 17 fils tués par leur croix de cendre, fabrique des poissons d’or, meurt en pissant debout contre le châtaignier. Amaranta, amoureuse toute sa vie, elle meurt vierge à plus de 100 ans, après avoir tissé son linceul et tué ses amants. L’enfant né avec une queue d’animal, que le père tranchera un jour sur la table de cuisine. Bref, une pléiade bigarrée, exceptionnelle, de personnages improbables. Un livre-monde.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.


 

vendredi, 10 février 2012

PÊLE-MÊLE D'UN CARNET DE LECTURE

L’Automne du patriarche, GABRIEL GARCIA MARQUEZ.

 

Livre foisonnant autour de la fausse grandeur et de la vraie décadence d’un dictateur sans âge. Sans âge, dans l’esprit de l’auteur, voulant dire « à valeur d’exemplarité ». Torrent verbal très puissant, qui montre cruellement tous les ratages, tous les ridicules d’un homme pas plus grand que les autres, mais dont certains perpétuent le mythe dans un but mercantile, politique, à des fins en tout cas personnelles.

 

Une baudruche sans aucun pouvoir réel, mais qui maintient vivace un folklore, parce que son image est présente dans le peuple. Dérision de la vérité, car quand elle ne s’affirme pas, on la transforme. Le monarque change la réalité selon ses caprices de différents moments. Cette maison civile, dans laquelle on trouve de tout, du lépreux à la bouse de vache, que le dictateur enflamme rituellement le soir pour faire fuir les moustiques.

 

Livre fort de la force interne des fantasmes, liés d’une part à la décomposition, à la déchéance, à la merde, à la dérision, et d’autre part à la puissance individuelle, à la magie personnelle présente dans ce dictateur, qui détient le pouvoir sans rien gouverner. La véritable puissance de ce livre émane de l’absence d’ancrage dans une réalité identifiable, du peu de réalité directe qu’il offre, de son exagération même, qui prétend, non pas raconter une dictature précise, mais signifier toute dictature, hors des circonstances liées à l’espace et au temps.

 

Certains délires sont puissamment évocateurs, plus qu’un simple compte-rendu qui serait un simple reflet, un reportage de la réalité. Ce livre ne se contente pas de refléter le réel, il veut donner un sens à la réalité. Un livre du fantasme baroque, bien plus efficace qu’un manifeste théorique.

 

L’Astragale, ALBERTINE SARRAZIN.

 

Anne, la narratrice, s’évade de la prison-école où elle est enfermée, mais se brise la cheville. Rolande, sa petite amie de taule, est libérée depuis peu. Elle rampe jusqu’à la route, elle souffre. Un routier s’arrête, mais, par prudence, se contente de héler un automobiliste qui, après l’avoir dissimulée, s’en va, pour revenir bientôt à moto. C’est Julien. Il amène Anne chez sa mère, où elle ressent une impression de sécurité, au milieu de Ginette, Eddie, les deux enfants.

 

Julien est un « monte-en-l'air », il devient son amant. Elle lui raconte toute sa vie avec confiance. Pour éviter de causer des ennuis à sa mère, il lui trouve une nouvelle planque, chez Pierre et Nini, deux hôteliers louches et peu sympathiques. Ils la cachent par appât du gain. Les repas sont pénibles, Anne ressent ennui et solitude dans cette atmosphère lourde. Elle boit, et passe son temps à attendre Julien, qu’elle commence à aimer. Une chute dans l’escalier l’envoie à l’hôpital : mauvaise fracture de l’astragale.

 

Nini passe pour sa sœur et Julien pour son fiancé. A l’hôpital, elle retrouve bizarrement les réflexes de la taule. Après l’opération, Julien est là. Elle se sent bien. Il lui conseille la prudence quand elle parle. Anne s’inquiète pour sa jambe. Malgré l’extension, elle va devoir subir une autre opération. Elle consulte son dossier en cachette. Après trois opérations, elle sort finalement de l’hôpital, angoissée à l’idée de garder une infirmité. Julien la ramène chez Pierre et Nini. Malgré les bains de soleil, elle s’impatiente, tant de sa jambe que de l’attitude de Pierre.

 

Elle passe les dimanches en tête-à-tête avec la vieille mère, inerte. Pedro, un « ami » de Julien, un cambrioleur beau gosse, vient se planquer à son tour dans l’hôtel, ne tardant pas à coucher avec Nini. Il fait des « expéditions » nocturnes avec Julien, qui le juge néanmoins dangereux. Anne se réfugie dans la boisson. Puis elle change de planque : elle va chez Annie, ancienne prostituée, qui a une fille, Nounouche, et qui confectionne des cravates.

 

Nounouche n’a pas l’air facile. Anne fabrique quelques cravates, s’entend assez bien avec Annie, qui rend visite à son mari, en prison pour longtemps, et s’occupe d’arrondir les fins de mois. Le beau-frère d’Annie est répugnant. Anne pense à Rolande, dont le souvenir s’effiloche, et finit par s’avouer son amour pour Julien. On lui ôte bientôt son dernier plâtre, elle rejoint souvent Julien au café. Annie se plaint du manque d’argent, et Anne, après hésitation, renoue avec la prostitution.

 

Mais l’ambiance se gâte. La rupture intervient après le 20ème anniversaire d’Anne, où elle et Julien se sont avoué leur amour. Anne vit de ses charmes, dans des hôtels, dans une certaine aisance, mais très prudente. Elle revoit d’anciennes « collègues ». A la demande de Julien, elle se rapproche d’Annie, et revoit Suzy. Elle est jalouse de l’ « autre » femme, qui tient Julien. Un client du nom de Jean semble tenir à elle. Julien ne donne pas signe de vie.

 

Mais la mère de celui-ci dit qu’il est en prison. Alors, par compensation, elle réalise un cambriolage très astucieux, laissant l’argent en dépôt chez Annie. Installée chez Jean, elle fait une escapade à Nice, mais malgré les hommes de rencontre, elle ne pense qu’à Julien. Annie affirme à Anne avoir été dévalisée d’une partie de l’argent : sans doute un mensonge. Elle rentre chez Jean, à qui elle se confesse. Il la prend en charge. Elle accepte cette vie maritale, bien qu’elle ne l’aime pas, et qu’il le sache.

 

Chez la mère de Julien, elle apprend la prochaine libération, et obtient par Eddie un rendez-vous pour un peu plus tard. Jean apprécie le style des lettres d’Anne à Julien, qu’elle retrouve dans un café, en complète harmonie. Ils vont chez « la Mère », à Paris, où Julien revoit des amis. Anne passe une dernière fois chez Jean. Puis ils arrivent à l’océan. Là, elle lui reproche ses autres relations et lui affirme l’exclusivité de son amour, lui faisant lire ses lettres, qui le bouleversent. Ils retournent à Paris, pour qu’il rompe avec l’Autre. A l’hôtel où il doit venir la chercher, c’est l’inspecteur de police qui la trouve.

 

Le Sanglier, HENRI BOSCO.

 

Monsieur René, pour la rêverie et la peinture, vient passer quelques semaines de vacances dans une maison isolée, à deux kilomètres de Gerbaut, au pied du Luberon. Tout de suite, il « sent » que quelque chose ne va pas. Le comportement de Firmin, de la Titoune est bizarre et inhabituel. Mais ce sont des gens peu bavards, qui laissent tomber de loin en loin quelques paroles laconiques.

 

Toutefois, bien que la Titoune déborde parfois de médisances, elle « sait les choses ». Beaucoup de scènes nocturnes dans ce livre, dont la première campe l’atmosphère, organisée selon un crescendo tragique, aboutissant à une catastrophe. La peur s’installe. Des ennemis sont là. Mais on ne peut les identifier, tant ils sont des parents de l’ombre. René, perdu au milieu d’une âpre lutte à laquelle il est étranger et à laquelle il ne comprend d'abord rien, suscite l’acharnement.

 

Il possède un pistolet Mauser, qui joue presque un rôle de personnage. Il suscite l’amour de deux femmes, dont le seul contact doit provoquer la mort de l’une : Marie-Claire, silencieuse et prête au sacrifice, la victime désignée ; et une furie qui mène le clan des Caraques, et dont le corps, à deux reprises, s'impose à celui de René par sa dureté et sa violence, en même temps que par son parfum de bête sauvage.

 

Firmin veut venger son frère Victor, tué par les Caraques. Il recevra l’aide providentielle et inattendue d’un colosse à demi sauvage et d’un sanglier magnifique, plus ou moins vénéré par les Caraques. Ils sont « à part », comme magiques : Firmin ne tente-t-il pas de les tuer, de même que René tente de tuer Firmin, happé par la folie de la sauvage. La tragédie se refermera avec la mort de Marie-Claire, tuée par la sauvage, dans un four à charbon où elle se brise les reins.

 

Bien des choses restent inexpliquées : comment Firmin a-t-il découvert les Caraques ? Comment a-t-il fait alliance avec le colosse et le sanglier ? Des scènes étonnantes : la Titoune, seule, portant le Titou sur son dos, dans la tombe qu’elle a creusée seule, sous les oliviers ; l’affût de Firmin et René non loin du repos de la bête, et d’une manière générale, toute la 4ème et dernière partie, où se met à souffler un vent de folie hallucinée.

 

René, couché sur son lit, qu’il a déplacé par prudence, toutes portes ouvertes, agressé par l’amour sauvage de la Caraque, qui se colle à lui et l’aspire, sauvé par l’irruption de Marie-Claire, qui déchaîne sur elle la vindicte de cette femme sauvage. Poursuivie par elle, et suivie également de René, affolé et voulant la sauver, elle paie de sa vie son attachement : René, impuissant, la voit projetée avec force dans un « four à charbon ». A son tour projeté dans le trou, il est sauvé par Firmin, grâce au Mauser. Marie-Claire a été déposée dans une cabane. Expédition d’observation chez les Caraques avec Firmin. Puis retour à la cabane. 

 

C'est beau, la lecture.

 

Voilà ce que je dis, moi.