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mercredi, 08 mai 2019

L'EUROPE ET NOS POLITICIENS

Notes sur l'état européen de la nation française.

Les journalistes français, les politiciens français, les politologues et autres politistes français, tous gens de jugement très sûr, nous ont rebattu les oreilles avec un grand mythe fondateur de l’idée d’Europe : « le couple franco-allemand ». Ah ça, on peut dire que tous ces braves gens, forcément bien intentionnés, n'en doutons pas, nous l'ont fait bouffer, le foin du mythe franco-allemand. Mais aujourd’hui, c’est fini. La grande réconciliation, c’était De Gaulle-Adenauer, ensuite nous avons eu la belle entente Giscard-Schmidt, puis le spectacle de la belle entente Mitterrand-Kohl (ah, Mitterrand capturant par surprise la main de Kohl ! était-ce à Douaumont ?).

Depuis, plus rien, ou plutôt plus personne. Visiblement, il y a quelque chose de pourri dans l’étroite union des piliers qui, à eux deux, formaient le socle granitique sur lequel allait s’élever l’astre resplendissant de l’idée européenne : l’Allemagne et la France. Les deux pays ne sont plus sur la même longueur d’onde, le « moteur de la construction européenne », après avoir toussé et hoqueté, s’est arrêté, l’Europe est en panne.

Je ne vais pas me lancer dans une analyse fouillée des raisons politiques, économiques ou idéologiques qui expliquent cette mise au point mort : je laisse aux « spécialistes », « experts » et tous les Diafoirus de profession le soin de développer ce genre de considérations savantes. Je veux juste, en citoyen ordinaire, exposer quelques observations qui me sont venues au fil du temps, en particulier sur la façon dont l’ensemble de la classe politique française considère l’implication de la France dans le processus de construction européenne. Je précise tout de suite que je ne me suis pas trop embarrassé de nuances. Que le lecteur ne soit pas trop scandalisé s'il me trouve quelque peu injuste.

Ma première remarque est pour observer que la construction européenne, et depuis fort longtemps, n'intéresse pas nos politiciens. On peut dire que, pris dans leur globalité, ils ne brillent pas par leurs motivations européennes. L'Europe, ils n'ont pas grand-chose à en faire. Peut-être, après tout, parce qu'ils ne se préoccupent guère du fait que la France ait ou non un destin. "D'accord pour envoyer à Bruxelles des sous-fifres ou des "seconds couteaux", mais ces raisins sont trop verts pour moi, tout juste bons pour agacer mes dents de grand fauve : je laisse la besogne à plus humble que moi." Qu'on se le dise, le politicien français considère la construction européenne de tout le haut de sa hauteur.

Si les politiciens français avaient pris au sérieux la construction européenne, il y aurait eu depuis fort longtemps un ministre d'Etat aux affaires européennes, et un ministre inamovible quelles que soient les alternances, et non pas de vagues secrétaires d'Etat obscurs et interchangeables. Il y aurait eu des luttes féroces et des rivalités épiques entre les ambitieux "cadors" de la politique française pour occuper cette place prestigieuse. Et les "ténors" de notre classe politique n'auraient pas eu la politesse exquise de laisser la place aux pauvres diables obligés de s'y coller en leur disant : "Après vous s'il en reste".

Accessoirement, les électeurs ne bouderaient peut-être pas autant les urnes s'il y avait eu dès le début des listes internationales de candidats pris dans tous les pays. Le fait que les listes de candidats soient nationales pour l'essentiel n'a pu qu'ajouter de la distance entre les populations et la nouvelle institution.

Il me semble que la raison de ce désintérêt des politiques est assez simple : ils ne trouvent aucun intérêt à s'engager dans un travail qu'ils considèrent avant tout comme fastidieux, et surtout où ils ne voient aucun moyen de faire carrière. Au contraire, en réduisant leur activité à l'hexagone, même sans parler de cursus fulgurant, juste en rendant le plus de services possible à des gens bien placés, après avoir bien usé leurs genoux dans les prosternations devant les puissants réels ou pressentis, ils gardaient l'espoir que ceux-ci auraient l'honnêteté de leur "renvoyer l'ascenseur" en leur procurant une sinécure confortable : Conseil d'Etat, Cour des Comptes, CSA, Conseil Economique et Social, jetons de présence dans des conseils d'administration, une direction à l'Institut du Monde Arabe (cas de Jack Lang : à qui cet ami de tout le monde n'a-t-il pas rendu de "petits services" ?), etc. : il n'y a pas que les parachutes qui soient dorés, il y a aussi beaucoup de pantoufles. Non, l'Europe n'intéresse nos politiciens en aucune manière, sinon à l'approche d'échéances électorales.

Cette façon de voir et de faire, dont je crois que le caractère principal est la médiocrité  insigne, n’est pas pour rien, à mon avis, dans l’éviction progressive de la France des instances de décision dont procède l’orientation que doit prendre la construction collective. Car si la France pèse si peu aujourd’hui dans l’Union européenne, ce n'est pas seulement parce que celle-ci est passée de 6 à 28, c’est aussi parce que, à quelques notables exceptions près (Delors, Barnier, Moscovici, …), l’immense majorité de nos politiciens professionnels considèrent depuis très longtemps d’éventuelles responsabilités à Bruxelles ou Strasbourg au mieux comme des exils provisoires ou des punitions imméritées, au pire comme des oubliettes, en tout cas comme une tache sur leur CV de professionnels de la politique. Et ce n'est pas le choix de têtes de listes comme Loiseau ou Bellamy qui va pouvoir convaincre du contraire.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que la réputation globale des députés français au Parlement européen n’est pas bonne, beaucoup d'entre eux n'ayant pour seul souci que de revenir à Paris au bout d'un seul mandat. Au point que leurs collègues des autres pays (en particulier les Allemands) sont tout étonnés d’en revoir certains après l’élection suivante, et c’est seulement alors (et à la longue) que quelques-uns finissent par être pris au sérieux par les autres députés. La plupart, n’ayant aucune considération pour le travail d’édification des règles communes, sont tenus pour des jean-foutre (pour autant que je puisse m'en faire une idée).

Pour une majorité de politiciens français, en effet, être élu aux européennes signifie cinq ans de purgatoire, et cinq ans pour lesquels je serais curieux de consulter la feuille de présence aux assemblées et aux commissions. On se rappelle quelle avait été la rage de Rachida Dati quand Nicolas Sarkozy, pour je ne sais quelle raison profonde, l’avait bombardée tête de liste pour les Européennes de je ne sais plus quelle année (ça doit être facile à retrouver). Je signale en passant que la dame, en course pour la Mairie de Paris, touche toujours son indemnité européenne (j'imagine qu'elle est toujours une élue, bien qu'elle se garde d'en faire état). Je n'ai pas vérifié son taux d'absentéisme aux assemblées et réunions de Bruxelles ou Strasbourg (c'est que le 7ème arrondissement de Paris est si vaste !).

Combien sont-ils, ceux qui ne se représenteront pas le 26 mai après vingt ans de bons et loyaux services (quatre mandats, s'il vous plaît) dans les rangs de l’Assemblée européenne ? C’est le cas, paraît-il, de Pervenche Bérès et Alain Lamassoure, sûrement quelques autres : belle performance. J’ai bien l’impression que ces rares individus somme toute hors du commun font exception, dans un ensemble de personnes qui se jugent sûrement trop importantes sur le territoire national pour aller perdre leur temps et gâcher une belle carrière potentielle en allant s’enterrer à Bruxelles.

L’impression étrange que produit cette situation particulière, c’est d'abord l'incroyable confinement hexagonal de l'esprit qui habite l'ensemble de la classe politique française, mais c'est aussi la remarquable ambivalence qu'elle manifeste à l’égard de l’Europe. Car c’est une double unanimité chez les hauts responsables et autres personnels politiques : d’une main (souverainiste), quand le besoin (électoral) s’en fait sentir, ils dénoncent la bureaucratie tatillonne de Bruxelles, ses réglementations ridicules et ses décisions juridiques qui s’imposent au droit français (la Commission vient de mettre en demeure la France de privatiser tous ses barrages pour les mettre en concurrence) ; de l’autre main, ils ont tous, et à l’unanimité (le plus souvent sans le crier sur les toits), signé et fait ratifier les traités successifs qui engagent la France dans toujours plus de perte de souveraineté. Et la seule fois où ils ont demandé aux Français ce qu’ils en pensaient, ils se sont assis sur l’expression du vote populaire (2005). Je me trompe : il y a eu le "oui" à Maastricht (en 1992 ?). 

L’Europe est mal foutue, c’est sûr. Elle n’est pas démocratique : on élit les députés, mais le Parlement a des pouvoirs limités : c’est la Commission (avec ses 34.000 fonctionnaires – c'est-à-dire non élus – grassement payés) qui a l’initiative des propositions. Elle se réduit à un simple espace de libre-échange économique dominé par une logique ultra-libérale implacable, où prospèrent impunément quantité de lobbies financièrement surpuissants au service de toutes sortes de firmes privées, mais aussi quelques paradis fiscaux qu'aucune discipline collective ne tracasse. De plus, la sacro-sainte règle de la « concurrence libre et non faussée », terrible aberration, outre qu’elle incite chaque pays à entrer en concurrence avec tous les autres, interdit au continent européen de devenir une véritable puissance capable de se doter elle-même de tous les attributs de la puissance.

Mais l’Europe que nous avons, cette Europe qui révolte le bon sens, ne serait peut-être pas ce n’importe quoi vaguement monstrueux, si les hommes politiques français avaient consenti à se donner un peu de mal pour édifier une autre Europe, plus conforme aux aspirations spécifiques et à l'histoire particulière des Français. Mais il aurait fallu pour cela qu'ils soient motivés et qu'ils se battent, il aurait fallu qu’ils travaillent, qu'ils se donnent de la peine, qu'ils déploient des efforts, enfin qu'ils acceptent de faire quelque chose pour leur pays. Qu'ils soient animés par le désir de le servir.

Là n’est peut-être pas la seule raison de la dilution, et même de la dissolution de la France dans le gloubi-boulga informe et ingouvernable que l'Europe est devenue. Mais il y a fort à parier que si les hommes politiques français avaient considéré la construction européenne comme une ouverture sur de belles et prometteuses perspectives et comme le champ de réalisation pour des projets enthousiasmants pour le pays et non comme un lieu de relégation pour politiciens ratés, le pays pèserait (et aurait pesé) davantage dans la définition des objectifs à atteindre et dans les orientations collectives. Et les électeurs français auraient des raisons de se rendre en masse aux urnes (on peut rêver), pour célébrer une Europe qui leur ressemblerait alors un peu plus.

Au lieu de ça, nous avons vu des pléiades de velléitaires sans caractère et sans énergie aller à Bruxelles à reculons et faute de mieux. Il aurait fallu que toutes les élites politiques du pays se mobilisent, se saisissent vigoureusement de la nécessité d’aller à Bruxelles pour conserver à la France la place éminente qu’elle occupait en Europe, de même que De Gaulle, après la guerre, avait conquis de haute lutte (grâce aussi à la mort de Roosevelt) le siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU qu’elle occupe encore (beaucoup se demandent comment ça se fait).  

Dépourvus du minimum de fierté nationale et de combativité, ils ont été incapables de convaincre leurs partenaires que, en dehors du « modèle allemand », du « modèle suédois » et autres rengaines journalistiques complaisantes, il y avait peut-être une place pour le « modèle français ». L’incroyable répugnance préalable, le défaitisme objectif qui a guidé la classe politique française est sans doute pour quelque chose dans la destruction méticuleuse et longuement programmée de tout ce qui ressemblait à un « service public à la française ». Prompte à célébrer l'héroïsme de ses "Résistants" de la Guerre mondiale (1% de la population ?), la France, s'agissant de l'Europe, s'est mise à plat-ventre et a accepté sans combattre de se dissoudre, de renoncer à ce qui la rendait unique dans "le concert des nations", avant même d'avoir eu l'idée de lutter pour défendre son identité (allons, j'ose le mot).

La question qui me vient est de savoir à quel mystérieux facteur les Français doivent l'abyssale médiocrité de leur classe politique. Des administrateurs compétents, des gestionnaires habiles, des comptables scrupuleux, mais pas d'hommes d'Etat : voilà en résumé la composition du personnel qui gouverne le pays. Comme Diogène en d'autres temps, la France cherche en vain un homme qui sache vraiment ce que ça veut dire, la Politique (au sens noble du terme). Un homme qui serait en mesure de "se faire une certaine idée de la France". Et qui ne serait pas obsédé par les opportunités personnelles et par le "calcul de ce qui est possible" (petites ambitions médiocres de sous-chefs de bureau), mais habité par une véritable volonté de faire quelque chose de plus grand que soi (au hasard : la France).

Si les Français n'aiment guère l'Europe, c'est sûrement parce qu'ils ont compris que ce gros machin compliqué, administratif, inaccessible et incompréhensible a été fabriqué en dehors d'eux, loin d'eux, au-dessus de leurs têtes, malgré eux et de façon à bouleverser ou détruire leurs traditions les plus ancrées et leurs manières de voir, mais c'est aussi à cause de l'attitude craintive, équivoque et finalement décourageante d'une classe politique française, à qui l’Europe apparaissait sans doute comme une nécessité souhaitable, mais surtout comme un épouvantail qui ne méritait pas qu'on y investisse un maximum d'énergie et d'intelligence. 

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 07 mai 2017

HISTOIRE DE LA BELLE IMPERIA

Où il est traité des "pets" d'une Italienne. 

Un autre épisode aujourd’hui tiré du Moyen de parvenir, ce réservoir inépuisable de gai savoir. Ce n’est pas par hasard que son auteur, Béroalde de Verville, ce bon vivant et savant homme, le place sous le haut patronage d’un maître illustrissime : « Pour le prouver, j’ai le père Rabelais, le docte, qui fut médecin de monsieur le cardinal du Bellay ».

Cette révérence lui donne l’occasion de raconter comment Rabelais s’y prend pour ridiculiser un collège de savants Diafoirus médicastres, dont il prend au pied de la lettre le conseil de donner au cardinal une médecine qui soit apéritive, c’est-à-dire, au sens propre, destinée à ouvrir (l’appétit). Or, selon lui, rien n’est plus à même d’ouvrir qu’une clé. Pour ce motif, il rassemble une ample collection de clés qu'il met à bouillir dans une marmite en touillant cérémonieusement avec un bâton "jusqu'à la cuisson". On sait combien Rabelais aimait jouer sur et avec les mots. Que l'anecdote soit authentique ou non, elle donne un aperçu de l’esprit qui gouverne cette littérature : bien savoir ne va pas sans bien vivre, et se comporter avec sérieux ne veut pas dire se prendre au sérieux, qui confine parfois au crétinisme de l'intelligence. La vraie science est certes rationnelle, mais aussi et d'abord conviviale. On dit aussi "humaniste".

Le présent extrait, inutile de dire qu’on ne le trouve pas dans les Lagarde-et-Michard anciens ou nouveaux. C’est dommage : ce serait peut-être un moyen d’amener les adolescents à mettre le nez (voir ci-dessous !) dans la haute littérature. On m’excusera j'espère d’avoir cru préférable de moderniser le vocabulaire propre à l’époque ("embouche", "bagonisier", "momentaire", etc. : le livre fut publié en 1616) pour le rendre directement intelligible.

« Et, afin que je vous en informe, je vous mets devant le nez cette belle fleur, la couronne impériale, qui naquit d’une vesse que fit une grand-dame, étant fille et belle : après avoir mangé des confitures musquées, elle fit un cabriole qui causa ce bel accident. L’original en est sorti du cabinet de notre Ambroise Paré.

Je le vous prouverai par le sieur de Lierne, gentilhomme français, lequel étant couché avec une courtisane à Rome, y fut pris. Elle, comme les chastes courtisanes le savent pratiquer, avait amassé de petites pellicules, légère comme celle des poules, fines et délicates, les avait emplies de vent musqué selon l’artifice des parfumeurs. La belle Impéria ayant quantité de telles ballottes, tenant le gentilhomme entre ses bras, se laissait aimer. Ainsi que ces deux amants temporels pigeonnaient la mignotise d’amour, affilant le bandage, la dame, détournant sa main, mit une petite vessie en état et, d’un coup de fesse, la fit éclater, de sorte que la petite ballotte se résolut en la figure auditive d’un pet. Le gentilhomme, l’ayant ouï, voulut retirer son nez du lit pour lui donner air. "Ce n’est pas ce que vous pensez, dit-elle : il faut savoir avant que craindre". A cette persuasion, il reçut une odeur agréable et contraire à celle qu’il présumait : ainsi, il reçut ce parfum avec délectation. Ce qu’ayant reçu d’abondant plusieurs fois, il s’enquit de la dame si tels vent procédaient d’elle, qui sentaient si bon, vu que celui qui glissait des parties inférieures des dames françaises était assez puant et abominable. A quoi elle répondit, avec un frétillement philosophique, que le naturel du pays et de la nourriture aromatique faisait que les dames italiennes – qui usent de délices odoriférantes – en rendaient la quintessence par le cul, ainsi que par le bec d’une cornue. "Vraiment, répondit-il, nos dames ont bien un autre naturel de pets !". Il vint qu’après quelques musquetades [jeu de mots sur "mousquet" et "musqué"], par circonstance de vent trop enfermé, Impéria fit un pet au naturel – non seulement, mais vrai et substantiel. Le Français accoutumé par le nez à la chasse des pets – de là vient le proverbe "mené par le nez" –, oyant ce corps sensuel et momentané, jeta en diligence le nez sous le linceul afin d’appréhender la benoîte odeur, pour laquelle envahir il eût voulu être tout de nez. Mais il fut trompé : il en recueillit avec le nez plus que vous n’en feriez avec quatorze pelles de bois telles qu’on mesure le blé à Orléans. Et quoi ? une odeur tant infecte, venue du plus fin endroit de l’établissement de la merde, que vesse ne fut jamais si puante : "Ô Dame, qu’avez-vous fait ? ". Encore, en ouvrant la bouche, il y entra une halenée humide qui lui parfuma merdeusement tout le palais. Elle répondit : "Seigneur, c’est une petite galantise pour vous remettre en goût de votre pays" ».

lundi, 28 mars 2016

LE DERNIER PAUL JORION

JORION LE DERNIER.jpg1 

Je viens de refermer le dernier livre de Paul Jorion, Le Dernier qui s’en va éteint la lumière, qui vient de paraître (Fayard). J’ai beaucoup de respect pour cet anthropologue qui a un temps travaillé dans la finance, un des très rares « spécialistes » (avec, entre autres, Nouriel Roubini) à avoir, avant le krach, jugé délirant le fonctionnement du système des prêts à taux variables aux Etats-Unis (mais aussi de la titrisation de la dette et autres innovations innovantes), et prévu que tout ça ne pouvait que mal finir - ce qui n'a pas manqué d'arriver, prouvant ainsi qu'un tout petit nombre d'économistes examine les faits de façon assez méthodique pour les comprendre et voir où ils nous mènent, alors que le grand troupeau des professionnels de l'économie sont dans l'idéologie régnante la plus exubérante, la plus frivole et la plus péremptoire.  

Ce contre quoi se bat Paul Jorion (feu Bernard Maris était du même avis), c’est la prétention d’une pléiade d’économistes (Pierre Cahuc est le dernier Trissotin - ah l'inénarrable et comminatoire : « Lisez les revues académiques, jeune homme ! » -, et Philippe Aghion le dernier Diafoirus - ah, la « destruction créatrice » de Hayek, servie sur un plateau - que j’ai entendus dégoiser leurs gandoises et leurs gognandises [comme on disait à Lyon] dans mes oreilles) à s’affirmer détenteurs d’une « science » qu’ils s’efforcent de présenter comme « exacte », à égalité avec des sciences "dures" comme la chimie ou l'astrophysique. Il faut les traiter pour ce qu’ils sont : de gros menteurs.  

Les théories visant à présenter l’économie comme exclusivement constituée de techniques et de mécanismes objectifs sont des fumisteries, des filouteries : la grande truanderie. Bien sûr qu'il y a des mécanismes, des techniques, mais il n’y a pas d’économie sans politique, pour la simple raison qu’il n’existe pas de rapports économiques qui ne soient, en même temps, et par le fait même, des rapports de force. Le mensonge commence aussitôt que l'on présente l'économie comme une machine : non, l'économie n'est pas une machine, et ceux qui en promeuvent la modélisation mathématique sont des salopards. 

Le pire, c’est que ce sont eux qui règnent sans partage sur l'esprit des gouvernants et sur l’enseignement de l’économie, que ce sont eux qui endoctrinent les étudiants des filières économiques, futurs banquiers et décideurs, qu’ils trustent les « prix simili-Nobel » (en réalité : « prix de la Banque de Suède », créé dans les années 1960, puisqu’il n’y a que cinq authentiques « prix Nobel »), bref : c’est eux qui détiennent le pouvoir. 

Paul Jorion fait ce qu’il peut pour s’opposer à ce pouvoir. A ses dépens, comme le montre sa récente éviction du poste d’enseignement qu’il occupait à la Frije Universiteit Brussel. Les adeptes de l’économie « scientifique » surveillent leurs plates-bandes comme le lait sur le feu. Ils n’aiment pas voir de petits pillandres (à Lyon, c’est ainsi qu’on désignait les vauriens, dans les autrefois) venir les piétiner.  

J’attendais beaucoup de la lecture de Le Dernier qui s’en va éteint la lumière. A cause, entre autres, de son sous-titre : « Essai sur l’extinction de l’humanité ». Je suis désolé de dire que j’ai dû déchanter. Remarquez que si j’avais commencé par lire la table des matières, ça m’aurait mis la puce à l’oreille.  

Commençons par reconnaître la parfaite pertinence de tout ce que l’auteur reprend des idées qu’il défend mordicus depuis des années, selon lesquelles les dérives pathologiques du capitalisme, et en particulier de la finance, mènent le monde – alors là on a le choix : dans le mur, dans une impasse, vers le précipice, à l’abîme, etc. Les habitués du blog de Paul Jorion se retrouveront en pays connu, tout au moins jusqu’à la fin du surdimensionné deuxième chapitre (un tiers du total), intitulé « Pourquoi nous ne réagissons pas ». C’est ensuite que ça se gâte. 

Le livre démarre de façon curieuse. L’auteur affirme en effet ceci : « Mon objectif, ici, n’est pas de convaincre que le genre humain est menacé d’extinction : je considère la chose comme acquise » (p.47). Personnellement, j’aurais aimé un minimum de précisions sur la chose. Ayant construit son raisonnement sur cette base, il clôt son livre au cinquième et dernier chapitre, sur une interrogation : « Faire le deuil du genre humain ? ». Mais ce ne sont ni le point de départ ni le point d’arrivée qui me chiffonnent. Ce sont les considérations qui accompagnent le cheminement de l’auteur, dont je me demande ce qu’elles viennent faire ici.  

Autant je suis prêt à suivre Paul Jorion dans tout ce qu’il dit de l’économie, de la finance folle, et du sombre avenir qui, par leur action destructrice, attend l’humanité, autant sa visite dans les arrière-boutiques intellectuelles de notre civilisation me semble taper à côté de la cible. Je me trompe peut-être du tout au tout. Je n'y peux rien, c'est le sentiment que j'ai éprouvé à la lecture. Je me disais : ma parole, dans quelle galère s'embarque-t-il ? 

Je suis d’accord pour dénoncer le règne actuel de l’économie toute-puissante, ainsi que l’infernale compétition qu’elle entraîne entre les nations (pour la domination ou la simple survie ou, comme la France, contre le déclassement). D’accord aussi pour voir là une forme de dictature, voire quelque chose de totalitaire. Il me semble avoir entendu Paul Jorion lui-même prononcer l’expression « fascisme de l’économie ».  

« Fascisme de l’économie » ne me semble pas une formule exagérée. 

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 01 août 2015

UN ZESTE DE VIALATTE

Il arrive à Alexandre Vialatte de se payer la tête des gens qui font profession de sérieux, ceux qui intellectualisent, ceux qui se paient de mots pour y faire entrer, croient-ils, la réalité ordinaire du monde, ceux qui n’abordent celle-ci que sassée à travers le filtre de concepts dûment érigés par leurs soins, en termes si possible abscons, abstrus, voire aporétiques. Aujourd’hui (La Montagne, 12 juin 1957), grâce au livre de Jean-François Revel (Pourquoi des philosophes ?), il passe les philosophes (et autres phraseurs, savantasses et abstracteurs de quinte essence) par sa moulinette à restituer le bon sens. 

« "Pourquoi des philosophes ?", demande M. Revel. Pour fabriquer du poétique ! En transformant une chose commune en chose savante du seul fait qu’ils se penchent sur elle ; en élevant la platitude à la hauteur du scientifique par la vertu du charabia, ils la métamorphosent – c’est acte poétique – ils lui confèrent le charme de l’exotique, ils en font une chose inconnue qui fascine par la nouveauté. Ils ont mis au musée la mouche la plus banale, celle qui bourdonne dans le coin du placard de tout le monde autour d’un morceau de chèvreton ; et ensuite ils l’ont dessinée, placée dans des albums avec un numéro, et appelée en latin Musca domestica ; elle est si ressemblante, me dit Adrien Mitton, si scientifiquement ressemblante que le profane ne la reconnaît pas (celle qu’il connaît ne sait pas le latin). Mais c’est une affaire d’habitude. Au bout de peu de temps, constate-t-il, c’est la vraie mouche qui ne se ressemble pas ». 

J’avoue que j’aurais aimé écrire « en élevant la platitude à la hauteur du scientifique par la vertu du charabia ». Je n’aurais pas pu : la place était prise. 

Pas à dire : la racine de Vialatte s'enfonce avec élégance dans la terre paysanne du vieux temps. Qu'ils s'appellent Trissotin ou Diafoirus, les cuistres ne sont pas de sa tribu.

Voilà ce que je dis, moi.