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mardi, 20 novembre 2012

L'EFFRAYABLE - ANDREAS BECKER

Pensée du jour :

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"IDEOGRAMME PIETON" N°12

« L'année tire sur sa fin, pourquoi ne pas le reconnaître ? Il serait injuste de ne pas le dire, elle a été mauvaise, mais elle tire sur sa fin ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Ce n’est pas pour me vanter, mais j’ai lu un premier roman. Parfaitement ! C'est vrai que ça n'arrive pas souvent. Et je ne le regrette pas. Je ne l’aurais sans doute pas lu si je n’avais pas fait la rencontre de l'auteur. A une terrasse de café, bien sûr. Le bonhomme est original et intéressant, je dirai peut-être en quoi, mais éventuellement, ça ne presse pas. Je ne dirai pas la page où je crois l’avoir vu dessiner son autoportrait. En attendant, ne parlons que du livre. Il ressemble à son auteur : original et intéressant.

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Le titre, d’abord : L’Effrayable (sic !), éditions de la Différence. L’auteur : ANDREAS BECKER. J’ai d’ailleurs été surpris de constater l’absence du mot dans une édition tout à fait récente du Grand Robert.

 

 

Mais le mot figure comme de juste dans le Nouveau Larousse Illustré de 1897-1904 (en 7 volumes), assorti de la définition suivante : « Qui est susceptible d’être effrayé, qui s’effraye aisément :"Certaines femmes affectent d’être plus EFFRAYABLES qu’elles ne le sont réellement" ». L’exemple retenu n’est-il pas délicieux ? Finalement, ANDREAS BECKER (né à Hambourg), ressuscite un terme parfaitement conforme à la belle morphologie de notre langue. Saluons. Et saluons les éditions de La Différence, grand éditeur de poésie devant l'éternel.

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Si je dis que je suis arrivé au bout du livre, je sens que ça va faire mauvaise impression. C’est pourtant la vérité, mais dans un sens positif. Je veux dire qu’ANDREAS BECKER ne donne pas, c’est le moins qu’on puisse dire, dans l’espèce de fluide lavasse et fadasse, qui coule tout seul, que des flagorneurs au goût émoussé ou dépravé, ou tout simplement stipendiés ou lâches, qualifient de « style », et qui sert de moyen d’expression à tant de nos écrivains actuels.

 

 

Pour les noms des crétins ou des margoulins qui se font prendre pour des écrivains, je renvoie à l’excellent et salutaire vitriol publié par  PIERRE JOURDE & ERIC NAULLEAU, Ed. Mots & Cie, en 2004, réédité chez Mango en 2008.

 

 

Le livre d'ANDREAS BECKER se mérite. Comme on dit dans le Guide Michelin : « Il est intéressant, (*), il mérite un détour (**) et il vaut le voyage (***) ». Simultanément et à la fois. C’est sûr que, quand on referme le bouquin, on se dit qu’il s’est passé quelque chose. Quelque chose de très fort. Quoi ? Pas facile à dire. Et pour être franc, ce n’est pas facile de parler de ce livre. Disons les choses franchement et simplement : pour commencer, l’obstacle du langage.

 

 

Car l’auteur passe son temps à triturer le vocabulaire (presque pas la syntaxe, si ça peut rassurer et encourager) en pratiquant ce qu’on appelle en bon français le procédé de la « resuffixation », bien connu des praticiens et connaisseurs de l’argot (« cinoche » pour « cinéma »).

 

 

Tenez, vous voulez un exemple ? Prenez les deux premières phrases : « Dans les temps j’ai eu-t-été une petite fille, une toute petite fillasse.

         Je m’appelassais Angélique ».

L’auteur joue carte sur table et annonce la couleur : ce sera comme ça et pas autrement, et ce sera comme ça tout le long.

 

 

Et ce n’est pas une promesse d’ivrogne : il tient parole ! Rien que sur la première page, ce n’est que : « m’inscrissais, jurassé-crachoté, je m’en fichassais, foutassais, faisassais, j’aimassais, je n’avassais jamaissu ce que cela voulait dire : aimasser ». J’arrête, sinon, ça va vous dégoûter. Et ça, je ne voudrais pas. Mais vraiment pas. Parce que, en vérité, je vous le dis : ce livre contient une matière très forte (comme on parle de certaines boissons fermentées, vous savez).

 

 

Comme si l’auteur avait voulu nous mettre, en travers de la vue, un arbre assez gros pour cacher toute une forêt. Mais c’en est au point que je me demande s’il n’a pas fait cette forêt lexicale, extrêmement visible et envahissante, qu’on a l’impression qu’il n’y a que ça à voir, pour cacher un seul arbre. De quelle essence, l’arbre ? C’est une autre paire de manches.

 

 

Toujours est-il qu’en usant et abusant de ses suffixes proliférants, l’auteur a ses raisons. Si je peux me permettre d’en avancer une : sans être le seul suffixe ajouté, le « -asse » est largement majoritaire, pour ne pas dire carrément obsessionnel. Or, en français, on le trouve dans « connasse,pétasse, grognasse, pouffiasse, radasse, chiasse, vinasse, blondasse, fadasse, bécasse, … ». J’arrête. On a compris. Il y aurait un peu de misogynie sous-jacente dans cette dévalorisation, je n’en serais pas autrement surpris.

 

 

Ce qui est sûr, c'est que, d’un bout à l’autre du livre, c’est une obsession du dégoût, de la saleté, de la laideur, de la déchéance et de la déréliction qui court. Le visqueux a une place de choix. Pour dire l’ambiance, la couleur des murs crades. Une ambiance parfaitement concertée et voulue, évidemment. L’auteur veut à tout prix que le lecteur se mette au boulot. Il est certain que, sur le fond, il n’a pas tort, tant l’écrivain français d’aujourd’hui flatte la paresse et le narcissisme du lecteur, dans le satanique esprit de lucre induit et produit par l’époque.

 

 

Mais passons sur le suffixe, qui n’est, tout compte fait, qu’un procédé. Et venons-en au sujet. C’est vrai, ça : de quoi il parle, ce bouquin ? Eh bien pour tout dire, sincèrement, je ne sais pas exactement. Si, bien sûr, je sais qu’on est dans l’Allemagne hitlérienne, avant la guerre et jusqu’à la fin de la guerre, mais aussi après, et même jusqu’à aujourd’hui. Et puis qu’on est aussi parfois en France.

 

 

Le livre s'ouvre sur une cellule : est-ce une prison ? Un asile ? La cave de WOLFGANG PRIKLOPIL, où fut détenue pendant 8 ans NATASCHA KAMPUSCH ? Une personne est enfermée là : est-ce un garçon ou une fille ? Quoi qu'il en soit, son corps sert de déversoir aux appétits d'une autorité (le « dicteur », véritable trouvaille), ou alors Karminol, ou alors un troisième larron. On ne sait pas. Et c'est comme ça jusqu'à la fin. Par ailleurs, la personne enfermée est enchaînée à l'écriture : mais là encore, qui écrit ? On ne sait pas.

 

 

Et je crois qu’il est là, le nerf du livre : l’action se passe partout, à toutes les époques, et tout le monde y passe. Je veux dire que tout le monde dit "JE". Et je crois que ce que veut exprimer ANDREAS BECKER (je ne suis pas dans sa tête), c’est une certaine permanence désespérée de l’existence humaine. Si "JE" est n'importe qui, c'est le chaos. Il n'y a plus de sujets parlants, il n'y a plus que des objets dont on se sert, et des calculs.

 

 

 

Si ANDREAS BECKER a voulu décrire l'état d'une humanité d'avant la civilisation (ou d'après, ce qui n'est pas tout à fait pareil), il a gagné son pari. On est évidemment (entre autres) dans une Allemagne marquée de façon indélébile par l'expérience nazie, par la brutalité inouïe des "libérateurs" russes, puis par la normalisation imposée par la marchandisation de tout. Pour dire (peut-être) que l'horreur nazie est l'aboutissement logique d'un système, et que s'être débarrassé de l'une laisse l'autre (le système qui est le nôtre) totalement intact.

 

 

Si les suffixes posent un problème à la lecture, c’est une autre chose qui pose un problème de compréhension de l’ouvrage. TOUT le livre se déroule sous la présidence du JE. Mais qui est JE ? Impossible de répondre. Je préviens le lecteur : le JE passe par TOUS les personnages, successivement et sans prévenir. C’est un gros travail à fournir, de la part du lecteur qui, à la limite, serait en droit de réclamer une commission sur les droits d’auteur.

 

 

Le "JE" est en effet systématique, mais renvoie systématiquement à un narrateur différent, qu’il faut identifier si l’on veut reconstituer la cohérence de l’action. J’avoue que je n’ai pas tenté de tout reconstituer. C'est un "JE" « éparpillé façon puzzle » (Tontons flingueurs). Qui parle ? Est-ce Angélique ? Ange ? Paul Antoine ? Joachim ? Karminol ? Marie-Mi ? Grospère ? Joju ? José ? Tout le monde est dans tout le monde. Le chaos, je vous dis.

 

 

 

Le roman d’ANDREAS BECKER diffuse et dilue le « moi ». Tout le monde est promu narrateur du monde. Et c’est exactement pour ça que plus personne ne comprend rien au monde tel qu’il est, dans la réalité qui est la nôtre. En cela, ce livre colle à la réalité actuelle du monde (« éparpillé façon puzzle », lui aussi) d'une façon capable de nous en faire saisir le caractère irréductiblement incompréhensible.

 

 

En plus, où se situe l’action ? « Partout » serait évidemment faux. Il y a Palebourg, Siegershaven, d’autres lieux. C’est sûr, le lieu change en fonction du narrateur, mais comme le narrateur change sans arrêt, difficile de s’y retrouver. Ce qui passe, c’est une sorte d’état de sidération, qui est celui de l’enfant confronté à l’horreur innommable et qui, survivant à cette horreur, conserve intact cet état de sidération, qui devient une composante à part entière de sa personnalité. Il y a du psychotique dans la fragmentation universelle qui est à l'oeuvre ici. Je le dis comme je le sens : parvenir à réaliser ce programme est un véritable TOUR DE FORCE littéraire.

 

 

Enfin, l’action. Que dire de l’action ? Et sait-on, à l’arrivée, ce qui s’est passé ? Moi je vais vous dire : au moment de mourir, chacun d’entre nous sait-il ce qui s’est passé ? Non. Cela signifie qu’on ne sait pas exactement la nature et la portée de notre propre existence. Ici c'est la même chose.

 

 

Il y a du viol, de l’écriture (souvent compulsive ou frénétique), de la guerre, du sang et du sperme, de l’enfermement, des portes qui s’ouvrent (un peu) et restent fermées (beaucoup), des orifices qui s’ouvrent dans les deux sens (subir l’intrusion, faire sortir, ingérer, excréter). Il y a de la souffrance qui n’est même pas vécue comme souffrance, mais comme un fait brut devant lequel l'être reste ahuri, abasourdi. C’est vrai ça, pourquoi en rajouter ?

 

 

Pour résumer, il y a des horreurs, des horreurs et des horreurs. On n’en sort pas. C’est tout juste si le lecteur capte le dernier mot du livre : « survivant », pourtant tellement juste. Et pour dire ça, je vais vous dire, il y a un SOUFFLE qui transporte le lecteur : lisez, pour vous en convaincre, le chapitre extraordinaire qui commence à la page 197.

 

 

Ce n’est plus liquide : c’est une sorte de lave croûteuse et brûlante qui pousse devant soi le sens de ce qu’elle déplace et véhicule, et qui dans le même temps le crée et le détruit. Comme une alternative à l'écroulement heurté et rocailleux des mots passés par la chirurgie esthétique, qui marque le récit, partout ailleurs.

 

 

La dilution des JE, l’osmose des OÙ, le chaos des QUOI, l’interchangeabilité des COMMENT et des QUI, tout ça nous pose en fin de compte l’infernale question du POURQUOI. Vous savez, ce sont les catégories pour école de journalisme : « QUIS ? QUID ?UBI ? QUIBUS AUXILIIS ? CUR ? QUOMODO ?  QUANDO ? ». Et à la question du pourquoi, le livre semble (je suis prudent) répondre : « Pour rien ».

 

 

J’arrête là. J'ai été long. Mais je le maintiens : s’il n’y avait pas le suffixe, comme procédé inflationniste et exagérément artificiel, comme « ultima ratio », comme obsession, j’oserais dire que L’Effrayable, d’ANDREAS BECKER, est un GRAND LIVRE. Et le remarquable hommage rendu par un Allemand à notre langue française. Merci, monsieur.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.