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vendredi, 01 mars 2013

VOLUME DEUX : CANETTI ET SON LIVRE

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BETTY LOU WILLIAMS ET SON "JUMEAU INCOMPLET"

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Le deuxième volume du récit que fait Elias Canetti de ses trente premières années (Le Flambeau dans l’oreille), est consacré à la période médiane, qui couvre dix ans (1921-1931). Madame Canetti, sans doute parce que son fils est heureux dans la pension « villa Yalta » à Zürich, et qu’il a appris contre sa volonté le dialecte suisse de la région, décide qu’il est urgent de déménager. Ce sera Francfort, où ils resteront trois ans. Et ce sera un déchirement : « Le seul événement que j’aie ressenti avec une amertume jamais surmontée fut mon départ de Zurich ».

 

 

Il est significatif que Canetti consacre seulement une cinquantaine de pages à cet épisode qui dure trois ans. Les quatre autres chapitres sont consacrés à l’essentiel : Vienne, si l’on excepte l’escapade de Berlin en 1928. A noter en passant que l’effort de composition autobiographique déployé par Elias Canetti se voit de façon aveuglante dans le découpage.

 

 

Chacun des trois volumes est divisé en cinq chapitres, dont le troisième (le centre de gravité) expose toujours un moment crucial, sans que jamais ce qui pourrait apparaître comme un vulgaire procédé arbitraire ne semble artificiel ou plaqué. Ce ne sont pas des « confessions » ou, pire encore, de l’ « autofiction », comme ce qui pullule aujourd’hui sous l’étiquette « littérature », mais une œuvre littéraire, pleine d’art et de vérité, et appuyée sur une position authentique du narrateur par rapport à ce qu’il raconte. Il ne faut pas chercher ailleurs la force qui s’en dégage.

 

 

La preuve, c’est qu’il croque des portraits formidables, non dépourvus d’ironie, des pensionnaires de la maison « Charlotte », à Francfort, avec leurs manies, leurs travers et, finalement leur pauvreté d’esprit, sans que la plus petite note de mépris soit perceptible. Francfort restera pour lui le lieu de l’hyperinflation qui sévissait alors en Allemagne, de manifestations de masse (encore elle).

 

 

Il découvre ce que sont les sentiments antisémites (Rainer Friedrich), qui lui semblent reposer sur des idées incompréhensibles. Il expose cela sans révolte. De même, de nouveau à Vienne en 1928, il écoute un jeune homme qui lui fait l’éloge d’un certain Adolf Hitler, une éloge qui le laisse perplexe, mais une date intéressante quand on pense à la diffusion des idées du futur tyran. L’anecdote est racontée ici comme en passant, sans insister.

 

 

Les trois gros morceaux du Flambeau dans l’oreille sont : 1 –  la fascination durable que Karl Kraus exerce sur Canetti ; 2 – l’émeute ouvrière du 15 juillet 1927, où le Palais de Justice de Vienne fut incendié ; 3 – l’écriture de son premier roman, Die Blendung. J’ajoute les visites de plus en plus fréquentes qu’il fait à la belle Veza, qui deviendra plus tard Madame Canetti. Le Flambeau dans l’oreille lui est d’ailleurs dédié : « Pour Veza Canetti (1897-1963) ».

 

 

Karl Kraus est un orateur flamboyant, qui rassemble des foules ferventes  et enthousiastes à chacune de ses conférences. Karl Kraus est écrivain, poète, essayiste, mais il reste dans les mémoires comme pamphlétaire. Il fustige les compromissions, se révolte contre les dénis de justice, dénonce la corruption. Canetti est littéralement envoûté. Il dira plus tard qu’il avait un besoin viscéral d’admirer, l’admiration étant dans ce cas une variante du besoin de croire.

 

 

Karl Kraus est connu pour la revue qu’il a fait paraître, pendant quarante ans : Die Fackel (la torche, le flambeau, qui donne son titre au volume), dont il est à peu près le seul rédacteur. Il faut lire la description que fait Canetti des conférences qu’il donne devant une foule conquise. Mais il finira mal, en choisissant la mauvaise voie dans les mauvaises années, et qu’il déclarera : « Mir fällt zu Hitler nichts ein » (« Je n’ai pas d’opinion au sujet d’Hitler »). Au point qu’en 1936, Canetti refusera d’aller à son enterrement, alors qu’il avait occupé dans son esprit une place centrale.

 

 

Le 15 juillet 1927, il faut le noter, est la seule date précise qui figure dans tous ces écrits autobiographiques. C’est qu’il tient à souligner combien elle fut décisive pour toute sa vie future. Il boit son café en lisant un journal. « Je sens encore l’indignation qui m’envahit », dit-il : les meurtriers d’ouvriers du Burgenland (une province) ont été acquittés, et le journal gouvernemental titre : « Un verdict justifié ». Son sang ne fait qu’un tour.

 

 

J’ai évoqué la scène il y a deux jours, mais je reprends cette phrase : « Je devins une partie de la masse : je m’absorbais totalement en elle, je ne ressentais pas la moindre réticence face à sa volonté ». Il s’étonne que, dans cet état d’abolition de sa volonté et de son moi, ou plutôt de leur fusion dans une volonté et un moi en quelque sortes transcendants, il ait pu mémoriser ce greffier indifférent aux ouvriers morts par balle mais qui se lamente, en levant les bras au ciel : « Les dossiers brûlent ! Tous les dossiers ! ».

 

 

C’est à ce moment qu’il dit : « Mon idolâtrie, ma vénération pour lui [il s’agit de Karl Kraus] atteignirent alors leur apogée ». C’est que, seule personnalité publique, il avait eu le courage de placarder dans Vienne des affiches intimant l’ordre au préfet de police l’ordre de démissionner. Je retiens encore ceci : « Il se peut que toute la substance du 15 juillet soit entièrement passée dans Masse et puissance ».

 

 

Il voit une femme tomber, sans avoir été touchée : « Je ne suis pas allé vers cette femme étendue par terre. Je courus avec les autres. Je sentais que je devais courir avec eux ». Certains détails frisent l’hallucination (il écrit plus de cinquante ans après) : « C’était peut-être la chose la plus inquiétante : voir et entendre des gens écartant les autres autour d’eux d’un grand geste et tout d’un coup disparaître de la surface de la terre ». « Je n’avais pas le sentiment de marcher avec mes propres jambes ». Une journée fondatrice.

 

 

Le livre, à présent. C’est le dernier chapitre, intitulé « Le fruit du feu » (on pense évidemment au 15 juillet). Son premier roman, Die Blendung (L’Aveuglement, devenu L’Auto-da-fé en français), dormira quatre ans dans un tiroir. Ce qui est intéressant, c’est qu’il raconte ici comment le roman s’est peu à peu formé dans son esprit, à partir de la vague idée de quelques personnages qu’il nomme par leur initiale : V. est l’homme de la vérité, F. le fanatique religieux, L. l’homme des livres, etc.

 

 

Il expose la lente maturation du livre, la décantation, la structuration progressive. Parti d’un projet intitulé « Comédie humaine de la folie », travailla sa matière jusqu’à focaliser son attention sur l’homme des livres, qu’il appelle Brand (incendie), puis Kant. Le titre du livre devait être à l’origine étrange et douloureux : Kant prend feu. Puis Kant devient Kien, parce que celui-là lui semble trop douloureux. Puis vient le titre définitif.

 

 

Canetti déclare : « A l’automne 1931, Kant mit le feu à sa bibliothèque et brûla avec ses livres. Sa fin me toucha comme si c’eût été la mienne. C’est avec ce livre que commença ma propre vision et mon expérience du monde ». Maintenant on va pouvoir y aller, les choses sérieuses commencent. Au tout début du troisième volume (Jeux de regard), il déclare : « Kant prend feu - tel était alors le titre de mon roman - m'avait proprement dévasté. Cet autodafé de livres était une chose que je ne pouvais me pardonner ». Ecrire par nécessité, voilà. Si tous les "écrivains" actuels pouvaient en dire autant !

 

 

Je n’ai pas encore lu Die Blendung. Cela ne saurait tarder.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

jeudi, 28 février 2013

ELIAS CANETTI ET SA MERE

 

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JOSEPH MERRICK, DIT "ELEPHANT MAN"

 

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Le premier volume du récit de vie entrepris sur le tard par Elias Canetti relate les seize premières années du garçon. Né en Bulgarie, à Roustchouk, ville moyenne située sur le Danube, il raconte le cercle de famille Canetti, dominé par l’intraitable personnalité du grand-père, qui impose à ses enfants une carrière commerciale propre à faire prospérer ses affaires, au mépris de leurs vocations éventuelles. 

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La famille de la mère (du nom d’Arditti) habite la même ville. La mère éprouve un grand orgueil de caste, du fait qu’elle est d’origine « sépharade espagnole », orgueil qui a failli empêcher son mariage avec un Canetti. On parle le « ladino », langue des juifs espagnols. Le grand-père Arditti est un épouvantable pingre, jaloux de son rival Canetti parce que tous ses petits-enfants le préfèrent à lui, et pour cause. Tout ce petit monde fait partie des juifs plus ou moins croyants ou pratiquants. En tout cas, Elias Canetti fait très rarement état de son appartenance en termes religieux.

 

 

Le père de l’auteur décide de se libérer de l’emprise paternelle et de s’installer à Manchester pour travailler dans l’entreprise d’un cousin que l’enfant désignera toujours sous le nom de l’ « ogre », tant il a de haine pour le commerce. La mère, de santé fragile, séjourne dans un sanatorium, où un médecin se met à la courtiser. Elle ne lui cédera jamais, mais elle raconte tout à son mari, qui en est terriblement blessé. Un matin, au moment du petit déjeuner, il s’effondre, mort, d’un arrêt cardiaque. Elias n’aura même pas le droit de suivre le convoi.

 

 

Les circonstances entourant cet événement connaîtront dans la bouche de la mère une grande variété de versions successives. Il faut attendre la page 864 pour connaître la vérité : Elias comprend que si sa mère n’a jamais commis l’adultère, elle a trahi son père par tout le reste, à commencer par le fait d’échanger avec le médecin en allemand, langue jusqu’alors sacrée, parce que réservée au couple légitime, quand il voulait laisser les enfants en dehors. C'était la langue qu'ils avaient employée quand ils se sont connus à Vienne.

 

 

La mort du père met le fils et la mère face à face, un face à face qui va les éloigner l’un de l’autre, parfois jusqu’à la haine de la part de cette dernière. Leurs relations sont d’une force inimaginable, mais terribles en même temps. La période qui suit la mort du mari la voit toutes les nuits pleurer ou avoir des tentations suicidaires. Elias ne dort que d’un œil et passe des heures à l’entourer de ses bras.

 

 

La mère, de santé fragile (elle meurt à la cinquantaine), possède en revanche un caractère indomptable, d’une dureté féroce quand elle s’est fixé un objectif. Avant de retourner à Vienne pour s’installer, elle fait par exemple ingurgiter de force la langue allemande à son fils Elias, en lui faisant répéter par cœur jusqu’à la nausée des phrases qu’il ne comprend pas, et en l’humiliant férocement quand il échoue.

 

 

Le supplice (vécu à Lausanne) dure deux mois, mais se montrera très efficace à l’usage. Ce n’est pas pour rien que ce premier volume s’intitule La Langue sauvée, puisque Canetti décidera assez tôt que c’est en allemand qu’il écrira. Il note quelque part : « Nous ne parlions que quatre langues à la maison ». On fait ce qu’on peut.

 

 

Madame Canetti s’est fait de l’avenir de son fils aîné une idée tout à fait arrêtée. A ses yeux, il faut à un homme une profession virile, pourquoi pas dans le commerce, alors qu’Elias éprouve une véritable haine pour cette activité. Elle condamne sans appel son goût immodéré pour les livres (dont il a appris bon nombre par cœur) et pour l’art, que pour un peu, elle jugerait efféminé. Elle ne trouve pas de mots assez méchants pour l’en détourner. Peine perdue : Elias, pour ce qui est de la volonté, ne le cède en rien à sa mère.

 

 

La fonction (si le mot n’est pas impropre) de ce premier volume est donc de raconter, bien entendu, les débuts de l’auteur dans la vie, mais aussi et surtout de camper des personnages aux contours nets, et même accusés, presque excessifs. La mère, en particulier, acquiert au fil des chapitres une stature digne d’un personnage de roman, tant elle est excessive. On me dira : « C’est une mère juive ». Peut-être, et alors ? C’est un personnage spécifique, bien avant d’être un « type » général.

 

 

Le fils n’a pas un caractère moins trempé, mais il se raconte davantage en filigrane, comme en creux. On a l’impression, au cours de la narration, que sa décision de faire sa vie parmi les livres a été prise très tôt, et qu’elle est définitive. C’est peut-être aussi pour lui une façon d’être fidèle à la mémoire de son père, car c’est lui qui lui procurait régulièrement des livres (des « incontournables » littéraires mis à la portée des enfants, j’imagine), qu’il lisait et relisait jusqu’à les connaître par cœur. Son père, dont cette femme, très indirectement, a été une cause de la mort.

 

 

Finalement, est-ce que l’éloignement inexorable de la mère et du fils n’est pas déjà inscrit dans cet événement ? Elias avait alors six ans.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mercredi, 27 février 2013

ELIAS CANETTI ET LA MASSE

 

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L'EXTRATÊTE DE PASCUAL PINON

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Je viens d’achever la lecture des écrits autobiographiques d’Elias Canetti (Pochothèque). Je tiens à dire, avant toute autre considération, qu’au fur et à mesure que j’avançais, je suis passé de l’état de lecteur intéressé à celui de lecteur captivé, pour finir dans une jubilation intense, qui confine, il faut bien le dire, à de l’enthousiasme. C'est au moins, depuis la lecture (très récente) de Moby Dick, que je n'avais ressenti euphorie de lecture aussi puissante.

 

 

Ces trois temps correspondent rigoureusement aux trois volumes qui composent ce récit d’une vie : La Langue sauvée (1905-1921), publié en 1971, Le Flambeau dans l’oreille (1921-1931), paru en 1980, Jeux de regards (1931-1937), paru en 1985. Cette histoire va donc de la naissance de l’auteur à l’année de ses trente-deux ans. Il est mort en 1994, à l’âge de 89 ans.

 

 

Cette "Histoire d'une vie", tout d'abord, n'est certes pas une accumulation de faits et de souvenirs alignés dans l'ordre chronologique. Il y a bien de la chronologie dans l'ensemble, mais l'oeuvre, dans ses trois parties frappe d'abord par son aspect mûrement composé : par exemple, ce n'est pas pour rien que la journée du 15 juillet 1927 est située comme un pivot, comme une détermination centrale, au centre de symétrie des volumes : le milieu du deuxième.

 

 

J’avais lu, du même auteur, Masse et puissance (1960), ouvrage d’un poids de connaissances inouï, mais qui m’avait laissé perplexe : je n’arrivais pas à comprendre où Canetti voulait en venir. Mais les allusions au thème central de la « masse » sont constantes dans les volumes autobiographiques. On apprend que cette préoccupation tout à fait majeure trouve son origine dans un « traumatisme » (désolé d’utiliser ce terme galvaudé) vécu dans l'enfance. Au sujet de l'origine, rien n'est plus éclairant que ce qu'il raconte dans le premier volume, même si le thème de la masse affleure constamment, sous la plume de Canetti.

 

 

La première fois que l’idée lui vient, en 1914, il est à Vienne, l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Au centre du parc où la mère emmène les enfants, un orchestre joue dans un kiosque. Le chef lit l’avis officiel qu’il vient de recevoir, et fait jouer l’hymne autrichien, que la foule entonne, puis l’hymne allemand, dont la musique est la même que pour le « God save the King ».

 

 

Les trois enfants le chantent, mais en anglais, car débarqués de Manchester peu auparavant, ils connaissent mieux cette langue. La foule réagit violemment : « Je vis autour de moi des visages grimaçant de colère puis des bras et des mains s’abattirent sur moi. Mes frères eux-mêmes, le tout petit Georg également, eurent leur part des coups qui me visaient moi, le grand garçon de neuf ans. Avant même que ma mère, repoussée légèrement à l’écart, s’en fût aperçue, on nous tapait dessus à tour de bras. Mais ce qui m’impressionnait le plus, c’étaient les visages déformés par la haine ».

 

 

Cette scène suffit pour qu’Elias Canetti ait passé cinquante années de sa vie à creuser l’idée de « masse », pour aboutir à cet ouvrage devenu un grand classique. On voit que le terme de « traumatisme » n’est pas impropre.

 

 

Plus tard, à Francfort, il assiste à des manifestations d’ouvriers, puis, le 15 juillet 1927, à Vienne, il va vivre au plus près un événement capital : « un événement qui eut la plus profonde influence sur ma vie ultérieure ». La troupe a tiré sur des ouvriers dans la province du Burgenland. Il assiste à l’énorme procession des ouvriers viennois qui convergent de tous les coins de la ville vers le Palais de Justice, auquel ils mettront le feu :

 

« La police donna l’ordre de tirer : il y eut quatre-vingt-dix morts.

Il y a cinquante-trois ans de cela et l’émotion de cette journée est toujours aussi présente pour moi, dans la moelle de mes os. C’est la chose la plus proche de la révolution que j’aie jamais éprouvée personnellement. Je sais très précisément que je n’ai pas besoin de lire une ligne sur la manière dont s’est déroulée la prise de la Bastille. Je devins une partie de la masse ; je m’absorbais totalement en elle, je ne ressentais pas la moindre réticence face à sa volonté, quelle qu’elle fût ».

 

Comme l'appelle Henri Cartier-Bresson, mais c’est à propos de photographie : « l’instant décisif » venait de se produire pour Elias Canetti. Son idée a été d’un accouchement plus lent qu’un escargot, plus laborieux que la journée de l’ouvrier quand elle était à douze heures, plus compliqué que la théorie de la relativité générale d'Einstein. Il a bien essayé d’en parler à des gens qu’il estimait à même de comprendre, mais tout ça les laissait aussi perplexes que moi.

 

 

Même le docteur Sonne, dont il fait un éloge tonitruant dans Jeux de regards (le dernier des trois), à cause de son érudition quasiment universelle jointe à un effacement social total et volontaire, à cause aussi d’une intelligence supérieure qui lui faisait pressentir avec effroi les désastres à venir, même le docteur Sonne lui dira : « Vous avez ouvert une porte. Il vous faudra entrer et explorer ce qu’il y a derrière. En tout état de cause, c’est votre livre ». C’est dire si les prémices exposées par Canetti le laissaient perplexe. Je suis content, en la matière, d'être finalement comme tout le monde.

 

 

Eh bien pour parler franchement, moi qui suis si loin d’être un docteur Sonne, ça m’a fait pareil.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 21 janvier 2013

ELIAS CANETTI ET LA GUERRE DE 14

Pensée du jour :

 

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C'EST LE JOUR D'OUVRIR LE KIL DE ROUGE ET D'ENTAMER LE SAUCISSON (DE LYON)

 

« Un professeur, d’une façon générale, ne devrait épouser que ses meilleurs élèves. Après le bachot ; et non avant. Pour créer une émulation ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Je viens de lire un passage, à propos, encore et toujours, je n'y peux rien, de la guerre de 1914-1918, passage qu’il faut absolument que je partage séance tenante. Il se trouve que je suis plongé dans les Ecrits autobiographiques d’un monsieur qui a reçu le prix Nobel. L’auteur s’appelle ELIAS CANETTI. Le livre est publié à la « Pochothèque ». 

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En l’ouvrant, je m’attendais à trouver quelqu’un qui raconte sa vie du haut du piédestal où a été édifiée sa statue de son vivant, parce que je garde en mémoire ELIE WIESEL, autre prix Nobel (de la Paix), qui parle sur un ton qui me l’a rendu antipathique. Jusqu’au son de sa voix, son timbre et son élocution m’agacent dès que je l’entends. Le ton de quelqu’un qui s’écoute lui-même quand il parle, et qui s’adresse à lui-même des congratulations pour l’effet qu’il se produit. On dirait qu'il n'arrête pas de se prendre pour un "Prix Nobel".

 

 

Eh bien, ELIAS CANETTI, pas du tout ! Selon toute vraisemblance, ELIAS CANETTI ne s’appelle pas ELIE WIESEL, ce qui est heureux. Il faut se féliciter de ce hasard et remercier le sort qui, finalement, fait bien les choses. Et je pense que l'oeuvre écrite d'ELIAS CANETTI consiste davantage que celle d'ELIE WIESEL.

 

 

WIESEL ELIE.jpgJe ne sais pas vous, mais moi, je ne supporte pas le ton de ce personnage qui se donne un tel air de sérieux quand il ouvre la bouche, puis qui parle sur le ton pontifiant de la componction propre au personnage de Tartufe dans la pièce de Molière, quand celui-ci se met à admonester et à faire la leçon autour de lui. ELIE WIESEL (ci-contre, avec sa façon de pencher la tête), a su intelligemment faire fructifier le petit capital offert par son statut de rescapé des camps de la mort. Je suis sûrement très injuste avec quelqu'un qui est devenu un icône unanimement célébrée.

 

 

J’ai lu La Nuit. C’est son témoignage sur ce qu’il a vécu en déportation. Le malheur veut que je l’aie lu après d’autres ouvrages sur le même sujet. A commencer, évidemment, par Si c’est un homme, de PRIMO LEVI, que j’ai reçu comme un coup à l’estomac. De lui, on connaît moins La Trêve. Eh bien on a tort. Toujours est-il que Si c’est un homme impose le respect. Alors que La Nuit me touche un peu, et m’agace davantage, sans que je sache bien pourquoi. Peut-être à cause de la façon - immodeste selon moi - d'apparaître dans les médias.

 

 

ELIE WIESEL, tout le monde lui doit le respect dû à ceux que le nazisme a voulu faire disparaître de la surface de la planète. Mais personne n’est obligé de se soumettre au magistère du haut duquel il distribue les bons et les mauvais points d’un humanisme révisé par l’Holocauste. 

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DELBO 4.jpgParce que, sur les camps de la mort, j’ai aussi lu CHARLOTTE DELBO. Franchement, si j’avais un choix à faire, c’est devant le souvenir de cette femme admirable que je m’inclinerais, et devant les trois petits livres publiés aux éditions de Minuit sous le titre Auschwitz et après.

 

 

Quand on a refermé le dernier, même Si c’est un homme apparaît un peu « littéraire », c’est vous dire. Je ne peux lire cinq pages d’affilée sans être parcouru de secousses violentes. Il faut lire CHARLOTTE DELBO (1913-1985, collaboratrice de LOUIS JOUVET, avant et après la guerre), dont on fête le centenaire de la naissance.  

 

 

Mais j’en reviens à ELIAS CANETTI, né dans une famille juive sépharade espagnole émigrée en Bulgarie. En fait, j’avais l’intention d’écrire la présente note en réaction à un passage de La Langue sauvée, lu ce matin et, comme d’habitude, je me suis laissé distraire en route.

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ELIAS CANETTI EN 1919

La scène se passe à Zurich, en 1917. Les Français et les Allemands envoient en convalescence en Suisse des officiers plus ou moins gravement blessés, après les avoir échangés contre des prisonniers. Mme CANETTI et son fils marchent dans la rue, quand ils voient s’approcher un groupe d’officiers français, « dans leurs uniformes voyants ». Ils marchent lentement, calquant leur allure sur celle des plus lents. Beaucoup s’appuient sur des béquilles.

 

 

Soudain, un groupe d’officiers allemands, pareillement blessés et béquillants, avance à leur rencontre, tout le monde marche très lentement, se réglant sur les pas des moins valides. Le garçon s’affole et se demande ce qui va se passer. Il sait que la guerre fait rage, et que sa mère rejette passionnément jusqu’à l’idée que des hommes puissent s'entretuer pour des motifs incompréhensibles. Or, avec sa mère, il se trouve au milieu des deux groupes. Que va-t-il se passer ? Vont-ils en venir aux mains ?

 

 

Non, rien ne se passe, et l'adolescent reste stupéfait : « Ils n’étaient pas crispés de haine ou de colère comme je m’y attendais. Les hommes se regardaient tranquillement, amicalement, comme si de rien n’était ; certains se saluaient. Ils avançaient beaucoup plus lentement que les autres gens et le temps qu’ils mirent à se croiser me parut une éternité. L’un des Français se retourna, brandit sa béquille vers le ciel et s’écria : « Salut ! ». Un Allemand qui l’avait entendu l’imita ; il avait lui aussi une béquille qu’il remua au-dessus de sa tête, renvoyant à l’autre son salut en français ». Voilà. C’est tout. Cela aussi, c’est la guerre de 14.

 

 

Quand la scène se termine, le jeune ELIAS voit sa mère, face à la vitrine du magasin, qui tremble et qui pleure. Elle met du temps à se ressaisir, elle si soucieuse d'habitude de ne rien laisser paraître de ses états d’âme. C'est la seule occasion où le garçon verra sa mère verser des pleurs en public. La scène est racontée aux pages 198-199 du volume.

 

 

La grande hantise des chefs militaires des deux camps était de voir leurs hommes FRATERNISER avec l'ennemi. Tout simplement inacceptable. C’est la raison pour laquelle les unités stationnées par exemple au mont Linge (crêtes des Vosges) « tournaient » rapidement : comme les « ennemis » pouvaient quasiment se serrer la main, vu l’ahurissante proximité des deux tranchées, cigarettes et boîtes de conserves ne tardaient jamais à traverser la « ligne ». Très mauvais, dans un contexte belliqueux. Quand on a vu le visage d'un homme, quand on lui a serré la main, on n'a plus envie de lui tirer dessus.

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LA FLEUR AU FUSIL

TROIS FRANÇAIS ONT FRATERNISÉ AVEC UN "BOCHE" : UN SCANDALE !

Je ne sais pas si l'excellent JACQUES TARDI (C’était la guerre des tranchées, Putain de guerre !, Varlot soldat, La Fleur au fusil, La Véritable histoire du soldat inconnu) connaît ce passage d’ELIAS CANETTI. Peut-être qu'il lui ferait plaisir autant qu'il m'a fait. J’imagine que ça ne calmerait pas sa rage, au moins égale à la mienne (voir mes notes dans la catégorie "monumorts"), devant l’indicible absurdité de la catastrophe qui a presque détruit l’Europe.

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LA HONTE ! C'EST UN FRANÇAIS QUI PARLE !

Voilà ce que je dis, moi.