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mardi, 27 octobre 2020

PHILIPPE SANDS : LA FILIÈRE

histoire,deuxième guerre mondiale,extermination des juifs,shoah,philippe sands la filière,philippe sands retour à lemberg,otto wächter,génocide,crime contre l'humanitéImpressions de lecture.

Je viens de lire La Filière de Philippe Sands (Albin Michel, 2020). J’imagine qu’au cours de l’écriture de son formidable Retour à Lemberg, l'auteur avait accumulé une telle somme de documentation qu’il s’est dit qu’il serait regrettable de ne pas faire un sort à tout ce qu’il n’avait pas utilisé dans ce génial ouvrage. Cela ne l’a pas empêché d’aller encore pêcher une foule d’informations nouvelles à toutes sortes de sources.

Retour à Lemberg (voir ici, 19 et 20 juillet 2018) tissait admirablement la grande Histoire (comment deux juifs de Lemberg devenus d'éminents juristes, Lemkin et Lauterpacht, allaient inventer les concepts de « génocide » et de « crime contre l’humanité » avant le procès de Nuremberg) et l’histoire personnelle de la propre famille de l’auteur, entre les silences du grand-père, les non-dits des parents et la masse des membres disparus dans l’extermination des juifs de Galicie.

Dans La Filière, Philippe Sands s’attache au seul destin du haut dignitaire nazi (et fidèle exécutant) qui s’est rendu responsable de la disparition de la population juive de cette région désormais rattachée à l’Ukraine. A combien se monte le nombre des victimes du zèle d’Otto Wächter ?

A cet égard, je note un curieux flottement de la part de l’auteur : on lit ainsi à la page 120 : « Le district de Galicie comptait alors plus d’un million d’individus, répartis à peu près également entre Polonais, Ukrainiens et Juifs » ; alors que la page 131 nous dit ceci : « un des rares survivants du territoire contrôlé par Otto où plus d’un million d’êtres humains ont péri ». Est-ce à dire qu’Otto Wächter ne gouvernait qu’une partie de la Galicie ? Ou qu’il a fait exécuter la totalité de la population ? Inutile de dire que la deuxième hypothèse est fantaisiste.

Quoi qu’il en soit, il est sûr qu’il avait, pour le compte du Führer, la main sur un vaste territoire et qu’il s’est soucié d’exécuter consciencieusement les ordres reçus de Berlin aussi longtemps qu’il a été en fonction. Heinrich Himmler est d’ailleurs venu à plusieurs reprises inspecter – à sa plus grande satisfaction, faut-il le dire – le « travail » d’Otto Wächter, qui a pris plusieurs fois du galon pour l’excellence des résultats obtenus. 

Philippe Sands retrace dans La Filière la trajectoire suivie par le couple Wächter. Car il faut dire que Charlotte, l’infatigable et inquiète compagne, ne correspond pas exactement à l’image de l’épouse effacée : ambitieuse et souvent jalouse (à tort, mais aussi à raison, semble-t-il), elle admire Otto, elle aime en lui l’homme et le chef, et elle l’aimera jusqu’à la fin.

Elle est morte en 1985, alors qu’Otto meurt à Rome en 1949. De quoi est-il mort ? Là est toute la question à laquelle tente de répondre le livre de Philippe Sands dans ses dernières parties. Je ne vais pas entrer dans le détail de la traque à laquelle se livre l’auteur pour débusquer la vérité au sujet de cette mort en 1949 dans la salle Baglivi de l’hôpital Santo Spirito. Disons seulement qu’il amène au jour le rôle joué par un cercle finalement assez restreint de gens (l'évêque Hudal – « le monsieur religieux » –, Karl Hass, Thomas Lucid, etc.) qui grenouillent dans le monde de l’espionnage au tout début de la guerre froide.

Ce qui m’a beaucoup surpris en lisant le récit de la fuite d’Otto Wächter par Philippe Sands, c’est le sentiment sinon de sympathie, au moins d’empathie qui m'a pris à l’égard de cet homme traqué qui savait qu’on le recherchait pour les innombrables crimes qui se sont commis sous ses ordres. Entre sa fuite du fait de l’arrivée des Russes à Lemberg et sa propre mort, il n’a cessé d’errer à la recherche d’abris et de soutiens sûrs. Il a fini par en trouver. Mais entre-temps, il a vécu trois ans au-dessus de 2.000 mètres, en compagnie du jeune Burckhardt Rathmann ("Buko"), dans les montagnes séparant l’Autriche et l’Italie.

Je n’ai pas cherché à analyser les causes de cette sorte de sympathie qui se dégage du récit, mais selon toute probabilité, elle est due à la façon même dont l’auteur conduit celui-ci : effet tout à fait paradoxal. Je veux bien que l’avocat (profession de Philippe Sands) cultive une absolue neutralité dans le traitement des informations qu’il recueille, mais cela reste troublant.

La même parfaite neutralité guide toutes ses relations avec Horst Wächter, le fils du bourreau de Galicie, qui se refuse à admettre la culpabilité de son père, et qui va jusqu’à voir, lors d’un voyage commun entrepris à Lemberg avec l’auteur, un acquittement de tous les chefs d’accusation dans les témoignages d’Ukrainiens qui ne cessent de tresser autour du père des couronnes de louanges.

Reste enfin le personnage de Charlotte, l’épouse du criminel qui, tenant assidûment son journal, n’y a jamais fait figurer quelque allusion que ce soit aux crimes de son époux. Elle était une nazie convaincue. Et pourtant c’est elle qui a conservé méticuleusement les archives (excepté un certain nombre qu’elle a brûlées à la demande d’Otto), y compris l’abondante correspondance conjugale, et qui les a transmises à son fils Horst dont il s’est fait lui-même le fidèle dépositaire. 

C’est dans ces archives que Philippe Sands a trouvé l’essentiel de la matière de son livre. Autant que de la conservation de documents compromettants par l'épouse du criminel, on peut d’ailleurs s’étonner de l’attitude du fils qui, tout en tenant mordicus à l’idée que son père était un « homme bon », a laissé libéralement l’avocat inventorier, analyser et utiliser ces archives copieuses contenant assez généralement les éléments de preuve de la culpabilité.

Otto, contrairement à ce que son fils Horst persiste à croire, persuadé qu'il a été assassiné (sa mère Charlotte a vu le cadavre d'Otto : il était tout noir), est probablement mort d’une leptospirose, elle-même probablement contractée lors d’un de ses bains dans le Tibre (il adorait nager), véritable égout (j’exagère) à ciel ouvert, dans une Rome où pullulaient les rats.

Au total, La Filière est un livre à la forme parfaitement maîtrisée et conduit avec une méthode et une clarté irréprochables. J’ajouterai cependant, en pensant à l’admirable Retour à Lemberg, que, l’objectif se limitant à tenter de reconstituer la trajectoire d’un homme et d’élucider les conditions exactes de sa mort dans un hôpital romain, l’envergure disons morale et humaine de l’ouvrage s’en trouve rétrécie.

Le précédent débouchait d’une part sur la trajectoire reconstituée des membres de la famille de l’auteur, mais d’autre part sur l’élaboration de deux concepts juridiques (génocide et crime contre l'humanité) qui touchent à l’universel et qui marquent aujourd’hui encore l’humanité et les relations entre nations.

Retour à Lemberg était un chef d'œuvre. La Filière est un bon livre. 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 20 juillet 2018

RETOUR A LEMBERG 2/2

SANDS PHILIPPE RETOUR A LEMBERG.jpgPHILIPPE SANDS : RETOUR A LEMBERG;

(Editions Albin Michel, 2017)

Deuxième épisode : la trajectoire des individus.

Résumé : Philippe Sands, dans Retour à Lemberg, dresse l'historique de l'inscription dans le droit international de deux concepts désormais familiers : le "crime contre l'humanité" et le "génocide", qui servirent de base à l'accusation lors du procès de Nuremberg. Ce procès en quelque sorte fondateur, inaugure un nouveau modèle d'instance judiciaire internationale. C'est à Nuremberg que fut admis le principe qu'un Etat ne peut pas traiter n'importe comment ses citoyens : l'Etat reste souverain, mais il ne peut pas faire n'importe quoi. On voit tous les jours ce qu'il en est de la réalité de tels grands principes en suivant jour après jour ce qui se passe dans la Syrie de Bachar el Assad.

L'auteur montre d'ailleurs que ce problème s'est posé dès 1919 : on assiste en effet en Pologne à des massacres de juifs. Les vainqueurs tentèrent d'imposer au nouvel Etat polonais un traité l'obligeant à un minimum d'humanité dans le sort qu'il réservait à ses minorités, juives en particulier mais pas que. L'efficacité de ce traité fut éphémère, la Pologne considérant cette ingérence extérieure dans ses affaires comme une inadmissible mise sous tutelle, et affirmant sa pleine souveraineté sur toute l'étendue de son territoire et sur les gens qui l'habitaient.   

Face à ces considérations à caractère juridique qui occupent plutôt la deuxième moitié du livre, Philippe Sands se livre pour commencer à une enquête quasi-policière pour comprendre quelles furent les trajectoires d'un certain nombre d'individus, ce qui l'amène à parcourir un certain nombre de pays. Il tient à voir les lieux de ses yeux, à rencontrer les acteurs encore vivants (voir par exemple le chapitre "La fille qui avait choisi de ne pas se souvenir"), à s'imprégner dans la mesure du possible des conditions qui leur furent faites en leur temps. Il s'efforce aussi de recueillir les témoignages de leurs enfants (Eli Lauterpacht, Niklas Frank, Horst von Wächter).

Il est lancé sur la piste de plusieurs personnes : outre les deux juristes que sont Lauterpacht et Lemkin (à chacun desquels ils consacre un chapitre copieux, voir hier), il s'attache à retracer d'abord la trajectoire exacte suivie par son grand-père, Leon Buchholz, depuis sa Galicie natale jusqu'à Paris, en passant par Vienne, au moment même de la montée du nazisme et de l'annexion de l'Autriche (Anschluss). 

Une question, en particulier, préoccupe Philippe Sands : comment se fait-il que ce grand-père, quand il a quitté Vienne (l'Autriche étant sous régime nazi) pour Paris en janvier 1939, n'ait pas emmené avec lui sa femme Rita et sa fille Ruth (la propre mère de l'auteur) ? Plus tard, en juillet de la même année, la petite fille le rejoint, accompagnée par celle qui sera présentée comme étant "Miss Tilney de Norwich". Pourquoi la mère n'est-elle pas montée dans le train ? Elle est juive, et elle sait ce qu'elle risque en tant que telle dans un pays largement "nazifié". Pourtant, ce n'est qu'en 1942 qu'elle rejoint sa petite famille à Paris.

Est-elle restée pour veiller sur sa mère ? Peut-être. L'hypothèse de l'auteur est liée à "l'homme au nœud papillon", auquel il consacre un chapitre. Une photo (p.256) montre celui-ci en "lederhosen" (la typique culotte de cuir tyrolienne) et grandes chaussettes blanches, signe, selon Sands, d'une adhésion au nazisme. Cette hypothèse oblige à faire de cet homme (que de patientes recherches permettront d'identifier comme étant Emil Lindenfeld) l'amant de Rita, grâce auquel celle-ci, se sentant protégée, peut résider sans crainte à Vienne, jusqu'à son départ pour Paris, trois ans après. Après tout, elle est mère. Les disputes entre Leon et Rita sont-elles dues aux infidélités de cette dernière ? Voilà pour l'histoire familiale (très simplifiée).

Quant à "Miss Tilney de Norwich", le détective Philippe Sands parviendra après de longs efforts à reconstituer le parcours de cette femme, morte en 1974, reconnue plus tard « juste parmi les nations ». Ce n’est pas simple, parce que la dame a beaucoup voyagé, de l’Angleterre à l’Afrique du sud et de la France à l’Autriche, avant de prendre sa retraite quelque part en Floride. C’est logique, puisqu’elle se considère comme une « missionnaire », dont l’unique but dans l’existence est de « sauver les juifs » pour accomplir le message du Christ. Elle est chrétienne jusqu’au fond de l’âme. Son rôle dans l'histoire de la famille est central, tout en restant farouchement anonyme. Il y a là de l'héroïsme.

Une autre question mobilise l’attention de l’auteur : pourquoi les parents de Lauterpacht n’ont-ils pas rejoints leur fils à Londres ? Quoi qu’il en soit, le sort de ceux qui sont restés en Galicie ne fera aucun doute : ils ont disparu quelque part entre Belzec, Majdanek et Treblinka, à moins qu’ils n’aient été massacrés dans la ville même qu’ils habitaient ("die grosse Aktion"). Quant à Leon, Philippe Sands le verra toujours taciturne et muet : il ne dira jamais un mot des soixante-dix parents plus ou moins directs qui ont disparu dans le génocide.

Le cas de Hans Frank comporte son lot d’étrangetés : tout au long de son gouvernorat de la Pologne, il a rédigé très méthodiquement, jour après jour, un « Journal » où il note les événements, les décisions et les actions de l’armée allemande qu’il a sous ses ordres. Et ce qui est incroyable, c’est que, quand il a vu la défaite arriver, il s’est simplement replié chez lui en Allemagne, en emportant les milliers de pages de ce « Journal », et que le lieutenant Walter Stein de la VII° armée américaine venu l’arrêter n’a eu qu’à placer les volumes sur le siège avant de la Jeep. Frank livrait ainsi aux procureurs du futur tribunal tous les motifs possibles de le condamner à être pendu. Autre curiosité : Hans Frank, en prison, s’est converti au catholicisme et a, malgré des biais et des rétractations, admis une part de responsabilité dans la « destruction des juifs d’Europe », s’attirant le mépris de Göring.

Le hasard de l'histoire fait que le petit-fils de Leon Buchholz, au cours de ses études de droit, aura pour professeur Eli Lauterpacht (né en 1939), le propre fils de Hersch, l'inventeur du "crime contre l'humanité". Eli a de vagues souvenirs de ses grands-parents, venus rendre visite à Londres en 1935, « lorsque son père "les supplia de rester"». En vain. On ne les reverra jamais. En 1937, Hersch Lauterpacht est « élu à la prestigieuse chaire de droit international de Cambridge » (p.128). L'auteur se demande brièvement quel était l'état des relations entre le fils et ses parents. Peut-être distantes. En tout cas Eli ne l'a jamais entendu s'exprimer au sujet de sa famille restée au pays. On préfère ne pas imaginer qu'il a préféré privilégier sa carrière, au détriment de sa famille, mais le soupçon n'est pas tu.

Philippe Sands tient aussi à rencontrer le fils de Hans Frank (né en 1939 lui aussi), le bourreau de la Pologne, pendu à Nuremberg. On peut dire que Niklas Frank ne pardonne rien à son père. Il est journaliste au Stern. Il a publié Der Vater [le père], où il règle ses comptes et dont une très insatisfaisante traduction abrégée a été publiée sous le titre In the Shadow of the Reich. Sands en fait un portrait sympathique : « c'était un homme généreux, doté d'un solide sens de l'humour, et qui n'avait pas sa langue dans sa poche » (p.279). En réalité, il était sans doute le fils de Karl Lasch, ami de son père, gouverneur de Galicie et amant de sa mère, qui sera tué ou se donnera la mort. De toute façon, la personnalité de Hans Frank ne sort pas grandie du livre de l'auteur : peut-être était-il un homosexuel refoulé. Il avait en tout cas une crainte souveraine de Brigitte, son épouse, et apparaît comme un homme plein de contradictions et de faiblesses.

Horst von Wächter, le fils d'Otto, le gouverneur du district de Galicie après Karl Lasch et le subordonné de Frank, n'a toujours pas honte de son père quand Philippe Sands le rencontre dans son « imposant château du XVII° siècle situé à une heure environ au nord de Vienne » (p.297). Il est même très fier de lui montrer la bibliothèque qu'il a héritée de lui, et qui n'est rien d'autre que « le "département national-socialiste" de l'histoire familiale » (ibid.). L'auteur ouvre au hasard un ouvrage dédicacé au père par Himmler en personne. L'étonnant est que le fils du nazi ne rougit pas de honte, bien au contraire, en montrant ses "trésors", et qu'il ne cache pas son plaisir lorsque Sands déniche un exemplaire de Mein Kampf : « Je ne savais pas qu'il était ici » (ibid.). Horst voudrait "réhabiliter" son père : « Mon père était un homme bon, un libéral qui a fait de son mieux » (p.300). De quoi tomber de sa chaise. 

Voilà pour le volet "histoires individuelles" de Retour à Lemberg, ce livre remarquable.

En conclusion, qu'il s'agisse du versant juridique ou du versant narratif, l'ensemble fait de Retour à Lemberg un impressionnant livre d’histoire, qui fourmille de détails qu'il est impossible de rapporter, et où rien, au long des 450 pages, n’est inutile : Philippe Sands ne bavarde pas, il est lui aussi un juriste international, et en tant que tel, il sait que l’essentiel se suffit à lui-même. Ce qui m’impressionne en particulier, c’est l’art avec lequel il tient constamment – sans pathos, il faut le souligner – deux fils narratifs :  celui des trajectoires individuelles des fourmis humaines aux prises avec les circonstances et celui du chaudron du diable qu'est la grande et terrible Histoire du XX° siècle.

Voilà ce que je dis, moi.

Ajouté le 24 juillet : je ne voulais pas entrer dans certains détails figurant dans le livre de Philippe Sands, et puis je me dis qu'il n'y a pas de raison de ne pas montrer bien concrètement les raisons bien concrètes pour lesquelles on a pourchassé les nazis après la guerre. Car si l'auteur ne cite pas tous les témoins intervenus au tribunal de Nuremberg, il rapporte au moins le témoignage de Samuel Rajzman, qui vaut pour tous les autres. En voici une partie : « Rajzman poursuivit d'une voix monocorde. Une femme âgée avait été amenée au "Lazarett", avec sa fille enceinte dont le travail avait commencé ; on avait couché la fille sur l'herbe. Les gardes l'avaient regardée pendant qu'elle accouchait. Mentz avait demandé à la grand-mère qui elle préférait que l'on tue d'abord. La vieille femme avait supplié d'être la première.

                 "Ils ont bien sûr fait le contraire", dit Rajzman à la salle, parlant très doucement. "Le nouveau-né fut tué en premier, puis la mère de l'enfant, enfin la grand-mère" ».

Pas de commentaire.

jeudi, 19 juillet 2018

RETOUR A LEMBERG 1/2

SANDS PHILIPPE RETOUR A LEMBERG.jpgPHILIPPE SANDS : RETOUR A LEMBERG;

1 (Editions Albin Michel, 2017)

Voilà un livre remarquable en tout point. Si j’ai lu un nombre certain d’ouvrages traitant de la deuxième guerre mondiale et du programme d’extermination des juifs, des tziganes, des Polonais et des Slovènes (et autres) élaboré par Hitler et ses sbires, je n’avais jamais lu ce qu’un juif d’aujourd’hui, juriste de son état, pouvait avoir à dire d’un grand-père qui avait échappé à la mort et de la laborieuse mise en place du tribunal de Nuremberg : le rapport n'est pas évident. L’incroyable de ce livre, c’est qu’il marie parfaitement la reconstitution patiente du destin de plusieurs individus nettement  identifiés, et l'implacable « Solution finale » : l’extermination des juifs d’Europe en tant que groupe (mais avec les tziganes, ils n’étaient pas les seuls au programme d’Hitler : la défaite ne lui a pas laissé le temps).

Philippe Sands conçoit son livre en ouvrier tisseur impeccable : il ne lâche jamais le fil des destins individuels, tout en ourdissant la trame méticuleuse d’un destin collectif. La question centrale qu’il pose est de savoir s’il faut (s'il fallait), à Nuremberg, juger les crimes nazis au nom des droits inaliénables des individus ou de la défense de groupes nationaux (Slovènes, Polonais, …), ethniques ou religieux (juifs, tziganes, …).

Autrement dit, ce qui prime, est-ce le droit des individus ou le droit des groupes ? Question qui n'a l'air de rien a priori, mais une question ardue. Pour y répondre, il s’appuie, en juriste consommé, sur le conflit entre deux concepts juridiques entièrement nouveaux proposés par deux brillants juristes juifs dont les familles ont à peu près entièrement disparu – Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin –, même s’ils ignorent encore tout de la terrible réalité au moment de leur travail.

Lauterpacht proposait l’inscription du « crime contre l’humanité » dans le droit international, alors que pour Lemkin, le terme de « génocide » devrait s’imposer en priorité. Le premier considère que la fin ultime du droit est l'individu, alors que le second se donne pour objectif la défense des groupes, c'est-à-dire des individus en tant qu'ils appartiennent à une entité collective (ethnique, religieuse, ...). Les deux hommes sont originaires d’un territoire, la Galicie, tour à tour polonais ou ukrainien et placé sous l’autorité successive de la Pologne, de l’Allemagne et de l’Union Soviétique, avec des allers-retours. Le livre oscille avec obstination entre Žołkiew et Lemberg (alias Lwów, alias Lviv, suivant les annexions successives).

SANDS.jpg

Philippe Sands relate en détail la longue et laborieuse trajectoire des deux concepts, depuis les deux cerveaux qui en ont eu l’idée jusqu’à leur gravure dans le marbre du nouveau droit international : vu les horreurs absolument inouïes que l’on découvre à la Libération – dans les usines à tuer imaginées par les nazis, mais pas seulement – il est nécessaire d’enrichir la panoplie des armes juridiques à même de les prévenir ou de les châtier.

A cet égard, Hersch Lauterpacht a plus de chance que Raphael Lemkin : le concept de « crime contre l’humanité » fait quasiment l’unanimité au sein de la communauté des juristes impliqués dans le futur procès. Il faut dire que son auteur a l'opportunité, avant même la fin de la guerre, de capter l'attention d’un haut responsable américain du futur tribunal, alors que Lemkin, de son côté, indispose ses interlocuteurs par son caractère passionné, jugé incompatible avec l’impassibilité supposée du juriste. D’autant que le concept de génocide gêne un certain nombre de gens, à commencer par les Américains, qui craignent un jour d’en être la cible, à cause du sort qu'ils ont réservés à toutes les ethnies amérindiennes lors de la "conquête de l'ouest", les survivants étant condamnés à vivre parqués dans des réserves.

Mais si Lauterpacht a fait entrer comme dans du beurre le « crime contre l’humanité » dans le droit international, Lemkin a dû batailler jusqu’à la fin pour qu’il en soit de même pour le « génocide ». Beaucoup, au sein du consortium de juristes internationaux, jugeaient le concept indésirable, et l'homme déséquilibré, caractériel.

Le mot a cependant fini par s’imposer (de justesse), mais par malheur avec un effet pervers que Philippe Sands souligne : « … élevant la protection des groupes au-dessus de celle des individus. La puissance du terme forgé par Lemkin l’explique peut-être, mais, comme l’avait craint Lauterpacht, sa réception a entraîné une bataille entre victimes, une concurrence, où le crime contre l’humanité a été perçu comme le moindre des deux maux » (p.445).

On n’a pas fini de mesurer les effets indésirables entraînés par cette concurrence victimaire, qui interdit en principe d’établir une hiérarchie des malheurs collectifs, donc qui ouvre la porte, sans distinction de gravité, à toutes sortes de victimisations extensives, voire abusives. Je suis effaré, par exemple, du nombre des gens qui se sont portés parties civiles au procès d'Abdelkader Merah (plus de 200, selon son défenseur Me Dupond-Moretti). Que dire des parties civiles du futur procès de Salah Abdeslam (environ 2000 pour l'instant) ? Je ne savais pas que les attentats de novembre 2015 avaient fait tant de victimes collatérales. Après tout, moi aussi, comme la France entière, j'ai reçu en plein cœur la tragédie du Bataclan. On pourrait se demander si la motivation de certains n'est pas, tout simplement, l'espoir d'un dédommagement bien concret. J'ai peut-être tort, mais je n'aime vraiment pas cette prolifération vertigineuse des victimes, avec en perspective le fonds d'indemnisation.

L'effet pervers souligné par Philippe Sands agit comme une bombe à retardement : « C'est un défi sérieux pour notre système de droit international confronté à une tension tangible : d'une part, les gens se font tuer parce qu'ils appartiennent à un groupe ; d'autre part, en insistant sur le sentiment d'identité collective, la reconnaissance de cette appartenance par le droit rend le conflit entre groupes plus probable. Leopold Kohr ["un individu remarquable", p. 235] avait peut-être raison de noter, dans la lettre personnelle et puissante qu'il avait adressée à son ami Lemkin, que le génocide finirait par susciter les situations mêmes qu'il cherchait à corriger » (p.446). 

Je ne suis pas juriste : je n'ai pas compris la raison pour laquelle le tribunal de Nuremberg s'est déclaré incompétent en ce qui concerne les atrocités commises par les nazis avant l'ouverture officielle des hostilités (juste à cause d'une virgule dans le texte, d'après l'auteur). De toute façon, je n'ai jamais éprouvé d'attirance pour le droit : je crois que la réalité de la vie déborde constamment le droit. On peut s'en féliciter (qui peut avoir pour but de vivre en restreignant son existence à l'observance scrupuleuse de tous les articles d'un code ?). On peut aussi le regretter (combien de crimes – personnels ou internationaux – restent impunis ?). Il reste que le droit est, selon moi, une construction plus ou moins abstraite dont la validité et la légitimité dépendent du bon vouloir des vivants. Et on ne peut pas dire que les vivants d'aujourd'hui (je parle surtout des hauts dirigeants) en aient beaucoup, de bon vouloir.

Philippe Sands dresse d'ailleurs une liste de procès intentés à de grands criminels par la CPI depuis sa formation en 1998 (Rwanda, Pinochet, Milosevic, Omar al Bashir, Charles Taylor, et sans doute quelques autres : l'auteur ne cite pas Pol Pot, c'était avant). Il le dit : « Les procès se succèdent, comme les crimes eux-mêmes. Aujourd'hui, je travaille sur des cas impliquant le génocide ou les crimes contre l'humanité en Serbie, en Croatie, en Libye, aux Etats-Unis, au Rwanda, en Argentine, au Chili, en Israël et en Palestine, en Grande-Bretagne, en Arabie Saoudite et au Yémen, en Iran, en Irak et en Syrie » (p.444). Il en oublie probablement (rien sur la Chine de Xi Jin Ping ? Rien sur les Philippines du président Duterte ?).

Le seul fait qu'une telle liste puisse être dressée est décourageant, car elle éclaire l'impuissance du droit à prévenir et empêcher les grands crimes. Si le droit se réduit à courir après les coupables pour les châtier une fois les crimes commis, je me dis, à tort ou à raison, que le Mal n'a pas grand-chose à craindre du Code Pénal des démocraties, et que c'est vain et désespérant : il a fallu quelques mois pour que disparaissent des centaines de milliers de Rwandais (surtout Tutsis, mais aussi Hutus). Et combien d'années pour traîner quelques responsables devant le tribunal ? 

Faire justice après coup est indispensable, évidemment, mais je crois que l'humanité serait plus efficace et mieux inspirée dans la lutte contre le Mal en agissant effectivement (et en amont) contre les inégalités et les injustices : faire en sorte que chaque être humain puisse se trouver justement rétribué pour ses efforts, je veux dire tarir la source des tensions (économiques, sociales, ethniques, etc.), est la meilleure façon de prévenir les aigreurs et les haines. Mais là, tout le monde va dire que je suis un doux rêveur. Parti comme c'est, le dernier génocide et le dernier crime contre l'humanité ne sont pas pour demain, et l'on n'en a pas fini avec ce genre de procès. Mais bon, ça donne un gagne-pain de longue durée – et une raison de vivre – aux juristes spécialisés. Il faut voir le bon côté des choses, non ?

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 15 août 2014

LE LIEVRE DE PATAGONIE 4/4

LANZMANN 1 CLAUDE.jpgLe titre du livre, pour finir. L’auteur tente d’expliquer l’incongru de la formule avant de poser le point final. J’avoue que j’ai beau écarquiller les yeux, je n’arrive pas à discerner les contours des raisons de ce choix. Et pourtant j'essaie.

 

Claude Lanzmann est un « passionné » congénital. Il a un impérieux besoin de se sentir en parfaite adéquation avec ce qu’il fait. Il a un impérieux besoin de ressentir, d’éprouver intimement le « vrai » de la situation où il se trouve. Un « vrai » capable de justifier pleinement sa présence en ce lieu à ce moment. Et tant qu’un certain déclic ne s’est pas produit, il a l’impression d’avancer en aveugle dans sa vie. De ne pas "y être" complètement.

 

Je suis d'accord avec ce besoin d'authenticité, mais je dirai qu'après tout, ça le regarde : ce lièvre patagon-là exprime l'émoi particulier de l'auteur dans une circonstance qui lui appartient. Il n'apporte rien de significatif au lecteur parce qu'au fond c'est un lièvre gratuit. Un cheveu sur la soupe si vous voulez.

 

Lanzmann évoque le déclic qui s'est produit sur la « piazza del Duomo » de Milan, où il s’est mis à réciter à voix haute le début de La Chartreuse de Parme. Il évoque le même déclic, de façon beaucoup plus forte, par la façon dont lui est venue l’idée des images de Treblinka pour Shoah : « Il y a eu, à Treblinka, l’ébranlement hallucinant, aux conséquences sans fin, déclenché par la rencontre d’un nom et d’un lieu, la découverte d’un nom maudit sur les panneaux ordinaires des routes et de la gare, comme si rien, là-bas, ne s’était passé ». Que vient donc faire le lièvre, face à un tel choc ?

 

Certes, on croise des lièvres, au cours du récit. Son pare-chocs n’en tue que trois au cours d’un voyage nocturne (Serbie ?), sur les dizaines qui traversent les faisceaux de ses phares (à la différence du lièvre qui bondit en travers, le lapin, lui, quand il voit les phares, se met à courir le long de la route). Il observe les animaux qui franchissent en toute insouciance les barbelés de Birkenau. Mais son choix se porte sur ce lièvre aperçu, là encore de nuit, non loin d’El Calafate, dont il parle à la page 192.

 

Il affirme, dans la conclusion du livre : « …me poignardant littéralement le cœur de l’évidence que j’étais en Patagonie, qu’à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble. C’est cela, l’incarnation » (p. 546, antépénultième et pénultième phrases du livre). Bon, moi je veux bien, ce lièvre qui poignarde le cœur. J'espère, je veux bien croire que l’éditeur n’est pour rien dans le choix de la Patagonie, parce que : « C’est un titre qui pète, ça, coco ! ». Car ce lièvre n’occupe dans la réalité du livre et de la vie (racontée) de Claude Lanzmann qu’une toute petite lucarne à peine visible. Disons que ce sont des "hors-champ". Mais pourquoi pas ?

 

Le titre du film, c'est autre chose. L'auteur raconte à la fin du Lièvre de Patagonie (pp. 525-526) comment et pourquoi il a choisi ce mot de la langue hébraïque : « Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie "catastrophe", "destruction", "anéantissement", il peut s'agir d'un déluge, d'un tremblement de terre, d'un ouragan. Des rabbins ont arbitrairement décrété après la guerre qu'il désignerait "la Chose". Pour moi, "Shoah" était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable. Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l'organisation de la première du film, voulant faire imprimer les bristols d'invitation, me demanda quel était son titre, je répondis : "Shoah". - Qu'est-ce que cela veut dire ? - Je ne sais pas, cela veut dire "Shoah". - Mais il faut traduire, personne ne comprendra. - C'est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne ». On me dira ce qu'on voudra, cette intention est proprement géniale.

 

Je veux dire qu'elle se place à la hauteur du crime : l'extermination d'une race, aucun mot humain ne peut la signifier. Même si le mot est aujourd'hui devenu un nom propre, passé tel quel dans le langage (pour Lanzmann, le film en est de toute évidence à l'origine), mais plus ou moins galvaudé, utilisé par les uns et les autres, tour à tour, comme bouclier, comme étendard, comme arme, voire comme image de marque.  

 

Ce que je ne comprends pas, pour achever le parcours, complexe parce que contrasté, dans ce livre généreux, d’une richesse bourrée jusqu’à la gueule, c’est la raison pour laquelle le film a été refusé par beaucoup de Juifs. Lanzmann raconte ça : c’est comme si le film se heurtait à un tabou. Et pour moi, c'est un mystère. Et c'est l'étonnement de l'auteur.

COFFRET DVD 1.jpg

Simon Srebnik rejoue à 47 ans, pour Claude Lanzmann, la scène de ses treize ans. Il chante la même chanson (un petite maison blanche). Il dit, en parcourant paisiblement le site de Chelmno, où fut expérimentée l'extermination des Juifs par le gaz : « C'était aussi paisible à l'époque qu'aujourd'hui ».

Car chez beaucoup de Juifs, d'après Lanzmann, le refus est total et spontané. Si absolu que beaucoup d’entre eux n’ont même pas pu envisager de visionner Shoah. Comme si un mur sacré s’était tenu devant eux pour leur en interdire l’accès. Même que le cardinal Lustiger, grand Catholique mais Juif à l’origine, a joué devant l’auteur la comédie : « Je l’ai vu ! », avant d’avouer lamentablement que cela ne lui était vraiment pas possible.

 

Il y a là quelque chose qui me reste en point d’interrogation : que se passe-t-il, là, précisément ? Peut-être est-ce, tout simplement, insoutenable.

 

Ce qui me vient alors, c'est une scène au début du film. C'est vrai qu'on est frappé par le visage obstinément souriant de Michael Podchlebnik, comme s'il l'avait figé en y appliquant un masque. Il s'est comme cuirassé dans son sourire, ouvert sur ses dents impeccables. Mais Claude Lanzmann est impitoyable : « Pourquoi souriez-vous toujours ? – Si on est vivant, il vaut mieux sourire ». Mais il poursuit, cruel : « Quand vous étiez dans le Sonderkommando, quelle a été votre réaction ? – Un jour, j’ai reconnu le cadavre de ma femme et de mes enfants, et là … ».

 

La tête, soudain, de Michael Podchlebnik, quarante ans après !

 

La décomposition du sourire de Michael Podchlebnik !

 

Les sanglots de Michael Podchlebnik, ! …

PODCHLEBNIK.png

Je comprends que ce ne soit pas possible, là où ma raison s’arrête.

 

Vous voulez que je vous dise ? Le film Shoah, de Claude Lanzmann, est la version contemporaine du Mur des Lamentations : le vestige d’un Temple détruit. Et c'est Claude Lanzmann et nul autre qui l'a édifié, ce vestige. 

 

Et Le Lièvre de Patagonie, en racontant concrètement comment le cinéaste est finalement parvenu, après douze ans de démarches de toutes sortes, à bâtir ce monument, en donne une idée d'une force irrésistible. Toute cette partie du livre est parcourue d'une profonde et puissante vibration, imposant un sentiment d'oubli de soi, d'urgence et de nécessité impérieuse. Tout cela emporte le lecteur.

 

De ces « Mémoires » de Claude Lanzmann, c'est décidément ce que je retiendrai, loin devant tout le reste.

 

Voilà ce que je dis, moi.  

 

jeudi, 14 août 2014

LE LIEVRE DE PATAGONIE 3/4

LANZMANN 1 CLAUDE.jpgMais le plat de résistance et le point culminant de tout le livre est certainement le récit des innombrables tribulations, péripéties, émotions et souffrances qui ont jalonné la conception puis la réalisation de ce que Claude Lanzmann considère (à juste titre selon moi) comme l’œuvre de sa vie : Shoah.

 

En 1985, Jean Daniel (Le Nouvel Observateur) lui dit, le soir après la première projection du film (« film sans cadavre, sans aventure individuelle ») enfin achevé après cinq ans de montage : « Cela justifie une vie ». Je ne suis pas loin d'être d'accord.

 

Au fond, tout le livre est écrit pour aboutir à ce moment décisif (un moment qui a quand même duré douze ans) : un film de neuf heures dix minutes fait de tous les souvenirs des derniers témoins oculaires de l'extermination des Juifs, membres des Sonderkommandos, survivants, SS gardiens des camps ou ayant appartenu aux Einsatzgruppen (auteurs de ce qu'on appelle - improprement selon Lanzmann - la "Shoah par balles"). Une entreprise colossale que Claude Lanzmann a menée à bien contre vents et marée. Si les collaborateurs et techniciens divers sont nombreux, sa volonté à lui est absolument centrale : il s'est fixé cet objectif, il s'y tiendra. Il s'y est tenu.

 

Il nous fait entrer dans les coulisses, nous décrit les obstacles, nous dresse des portraits remarquables, tels que ceux d’Abraham Bomba, de Simon Srebnik, de Henrik Gawkowski et d’autres. Je regretterai tout de même que l’auteur n’essaie pas d’exposer davantage les liens de causalité entre Shoah et le reste de sa vie, qui n’a pas forcément préparé le lecteur à cette épreuve finale.

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Henrik Gawkowski remonte dans la machine à vapeur qu'il conduisait quarante ans avant, et refait le même chemin vers le camp de Treblinka (600.000 Juifs). Henrik Gawkowski ne supportait de faire alors ce qu'il faisait que grâce aux doses massives de vodka qu'il s'envoyait.

J’avoue que cette partie – la plus intense – m’a définitivement conquis, même si l’auteur n’explique rien à proprement parler. Mais il fait mieux que ça : il montre. Et ça, je le dis, il sait faire. Chapeau bas, monsieur Lanzmann. Il amène le lecteur au cœur de son sujet, dans un récit dont le suspense n'est pas absent.

 

Il nous montre toutes les ruses qu’il lui a fallu déployer pour approcher, amadouer et apprivoiser ceux qui pouvaient et devaient lui servir de témoins dans son œuvre sur l'extermination. La Destruction des juifs d’Europe est le titre exact du monumental livre-phare de Raul Hilberg. Il a servi de Nord à la boussole que Lanzmann a posée sur sa carte de travail cinématographique, quand il a eu l’idée inouïe de faire un film avec les gens de l’époque même où les faits s’étaient déroulés. Les derniers témoins oculaires.

 

Il raconte surtout – et c’est l’essentiel – ce qui se passe au fond de ces hommes, en particulier ceux qui faisaient partie des « Sonderkommandos » (qui devaient extraire les cadavres des chambres à gaz), à partir du moment où ils sont conduits à évoquer l’inévocable, à dire l’indicible : l’horreur. Très fort ! Ces témoins se mettent à exister, puissants de vérité, au moment où l'innommable surgit de leur mémoire, formulé par leur bouche : quelque chose en eux, soudain, se brise. 

 

Il raconte comment il a amené Abraham Bomba, l’ancien coiffeur revenu des camps, à faire semblant de couper les cheveux à un copain dans un vrai salon de coiffure, en Israël, pendant qu’il se confiait à la caméra. Il raconte comment il a amené Simon Srebnik, qui avait treize ans à l’époque, à lui chanter la chanson qu’il chantait pour le SS dans la barque à fond plat qu’il poussait sur les eaux de la Ner, aux abords de Chelmno, le camp où fut expérimentée l’extermination par le gaz (400.000 juifs, je reprends les chiffres de l'auteur).

 

Il raconte aussi l’imposture : pour intégrer à son film le témoignage d’anciens SS, comme il n’arrivait à rien en y allant sincèrement et de bonne foi, il décide d’utiliser une caméra cachée (la « paluche », reliée sans fil à une régie installée dans un minibus banalisé), ce qui lui permet de recueillir les confidences de quelques-uns (Franz Suchomel).

 

Cette ruse manque de lui causer les pires ennuis avec la justice allemande, sans compter le cassage de gueule qu’il a subi, à cause de ses amis qui, du fait de la chaleur, avaient ouvert la porte du minibus : les propos enregistrés clandestinement s’entendaient dans la rue, ce qui avait alerté les voisins et la famille ! Tant pis pour le témoignage de cet ancien chef des Einsatzgruppen !

 

Je ne reviens pas sur le mal que j’ai dit des récits de vie. J'insiste : il n’y a pas de vies exemplaires, chacun devant se démerder avec ce qui lui a été donné. Le Lièvre de Patagonie comporte des parts non négligeables d’autobiographie. Je m’en serais passé sans problème. Encore une fois, que m’importent les amours d’un monsieur avec une dame, s’appelât-elle Simone de Beauvoir ? Que m’importent les louanges que les uns et les autres ont adressées à monsieur Lanzmann pour ce qu’il écrivait (sur le curé d’Uruffe, par exemple) ?

 

La preuve, c’est que, visitant le cimetière du Montparnasse, je me suis bien volontiers incliné sur la tombe d’Honoré Champion, je me suis récité avec dévotion « Le Mort joyeux » sur la tombe de Baudelaire (« Dans une terre grasse et pleine d’escargots, Je veux creuser moi-même une fosse profonde… »), mais je n’aurais pour rien au monde fait le plus petit détour par la tombe de ce couple infernal, dont le nom divinisé continue de nous brasser et empuantir l’air du temps : la tombe de « SartretBeauvoir », symbole - paraît-il - de la « Modernité ».

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Je regrette vivement que les deux soient omniprésents dans le livre, comme le montre l'index des noms (ci-dessus) qui complète le récit.

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Un saint patron pour les libraires et les éditeurs.

Le Lièvre de Patagonie a donc été conçu et voulu pour être un récit de vie. J’y vois pourtant quelque chose de plus et de mieux qu’une vie particulière : une forme, à mes yeux, d’incarnation de l’Histoire (grand H). Le Lièvre de Patagonie est un livre où s’incarne jusque dans la chair rouge et vivante de l’homme la volonté de la vie de vaincre l’Histoire. C’est-à-dire la Mort.

 

Je veux dire que, pour Claude Lanzmann (enfin, comme je l’ai compris), l’humanité peut se rendre maîtresse de son destin. Personnellement, j’en suis beaucoup moins sûr : c’est une forme d’idéalisme. Et d’idéalisation de la liberté. Mettons que je ne suis pas du tout sartrien. Encore moins « sartretbeauvoirien ».

 

Voilà ce que je dis, moi. 

mercredi, 13 août 2014

LE LIEVRE DE PATAGONIE 2/4

LANZMANN 1 CLAUDE.jpgJ’ai eu un peu de mal à suivre le récit des premiers temps, quand Claude et Jacques Lanzmann (le bégayeur qui écrivait des livres pour dire qu'il traversait les déserts à pieds, en espadrilles, accessoirement parolier de Dutronc) sont baladés dans divers lieux au moment de l’invasion allemande et pendant la durée de la guerre : Brioude, Paris, Clermont-Ferrand, Saugues finissent par se mélanger. Cela n’a guère d’importance. Je retiens que le père et le fils s’affilient à peu près en même temps à des réseaux de résistance différents et qu’un jour, marchant sur une route, ils s’en font la révélation et la surprise mutuelles. L’instant, qui ne manque pas de cocasserie en même temps que de gravité, est rendu à merveille.

 

Je passe sur les divers événements auxquels l’auteur est confronté. Ce qui est sûr, c’est que le père, juif, a remarquablement organisé la vie et la survie de sa famille pendant toute la période, puisqu’elle en est sortie entière et bien vivante. Cela passe par exemple par les exercices minutés auxquels le père oblige ses enfants pour échapper à une éventuelle rafle en se réfugiant, dans le plus grand silence et le plus vite possible, dans la cache qu’il a aménagée au fond du jardin, à n'importe quelle heure de la nuit. Le père sait. Curieusement, la suite et la fin du bouquin l'escamotent : qu'est-il devenu ?

 

On apprendra que la mère a pris le père en haine au moment même de la nuit de noce. En juive orthodoxe et sourcilleuse, elle n’a pas supporté que son époux la sodomise, précisément cette nuit-là. Les enfants reverront leur mère (flamboyante quoique bégayante, sauf quand elle est en colère), qui vit désormais avec un certain Monny, juif fils d’un banquier bulgare ou serbe, à l’esprit brillantissime, à l’entregent époustouflant.

 

Il savait convaincre un Eluard et quelques autres de la bande de manuscrire leurs poèmes à tire-larigot pour les vendre sans cesse aux amateurs d'autographes (mais les surréalistes, Tzara en tête, avaient déjà pillé les collections nègres du Musée de l'Homme). Quelques figures vraiment intéressantes parsèment ainsi le récit. Lanzmann sait à merveille raconter, tirer le portrait, ne retenir que l'essentiel. Pour tout dire : Lanzmann sait ce qu'écrire veut dire.

 

Passons très vite sur toutes les parties de ce gros ouvrage (546 pages !) où Lanzmann raconte ses relations avec Jean-Paul Sartre, personnage qui me rebute radicalement. Passons sur la puissante relation amoureuse qu’il entretint avec Simone de Beauvoir, ce soleil de la « condition féminine » (un soleil qui me glace), avec laquelle il vécut sept ans, aventure dont il raconte quelques épisodes, en particulier dans les montagnes suisses. Passons sur l’activité de l’auteur au sein de la célèbre revue Les Temps modernes, fondée par Sartre. Je passe finalement sur beaucoup de choses, qui m’ont moyennement intéressé.

 

Je m’arrête un instant sur la première cohorte de visiteurs occidentaux en Corée du Nord, dont il fait partie, et sur ce qui la sépare de la seconde vingt ans plus tard. Vingt ans qui permettent à Lanzmann, stupéfait, de voir à l’œuvre le processus de glaciation et de régression de la société nord-coréenne.

 

Autant la première fois cela grouillait de monde et il avait pu, malgré l’espionnite aiguë qui sévissait déjà, ébaucher une histoire d’amour avec la belle Kim Kum-Sun, qu’il n’oubliera plus par la suite, autant la seconde fois il atterrit dans un désert humain où il se sent carrément ligoté. L'étrange comédie des scènes de piqûres de vitamine par la belle infirmière sous le regard omniprésent de six ou sept « casquettes », est à ne louper sous aucun prétexte. Vingt ans après, c'est devenu absolument sinistre.

 

Tout au moins jusqu’au moment où il révèle à ses interlocuteurs qu’en fait ce n'est pas la première fois, et qu'il est venu vingt ans auparavant et qu'il a même partagé à trois reprises le repas de leur « Grand Leader », l’immense Kim Il-Sung, père fondateur de la patrie. Alors là, coup de théâtre et changement à vue : c'est comme si Dieu en personne apparaissait ! Tout d'un coup c'est courbette, sourire et tapis rouge. La gloire, quoi.

 

Je passe sur les activités de l’auteur pendant la guerre d’Algérie, sauf que je tiens à signaler l’excellente analyse qu’il fait de la situation. On exalte en effet la « guerre d’indépendance » des Algériens contre l’infâme puissance coloniale (c'est nous, la France), mais on oublie en général qu’il y eut une lutte féroce pour la conquête du pouvoir, lutte impitoyable et fratricide entre Algériens, suivant qu'ils étaient « de l’intérieur » ou « de l’extérieur », ceux-ci réfugiés en Tunisie. Qui s’achève sur la victoire totale de ces derniers, menés par un Ben Bella sans pitié. 

 

Une authentique guerre civile meurtrière entre Algériens, qui explique pourquoi l’Algérie n’est pas encore une démocratie : la guerre civile rougeoie encore sous la cendre. Un semblable accaparement de l'Etat par un seul clan explique selon moi le chaos meurtrier qui s'est instauré après la mort de Tito en Yougoslavie, de Khadafi en Libye, de Saddam Hussein en Irak, en attendant le Bachar de Syrie et quelques autres : quand le chat despotique n'est pas là, les souris carnassières se déchaînent les unes contre les autres, et ça, ça fout vraiment la merde. Regardez les effets de l'obstination de Nouri Al Maliki à s'approprier l'exclusivité du pouvoir à Bagdad.

 

Je passerais aussi sur la complexité des relations entre Claude Lanzmann et l’Etat d’Israël, si elles n’étaient pas déterminantes pour toute la dernière partie du livre. L’auteur ne cache pas que l’Etat d’Israël repose sur un mensonge, comme il le constate au spectacle des milliers de tentes du camp de réfugiés où les Israéliens ont fourgué tous les juifs séfarades accourus en Israël parce qu’on leur y promettait un sort enviable. Les Falachas d'Ethiopie ne connaîtront pas un sort plus enviable à partir du milieu des années 1970.

 

Le mensonge encore : « Comme le dirait vingt ans plus tard dans mon film Pourquoi Israël Léon Rouach, conservateur du musée de Dimona : "Mentir, ce n'est pas bien, mais le pays, qui venait lui-même de naître, était gravement menacé. Pour le construire, il fallait le remplir et pour le remplir, il fallait mentir !"» (pp. 224-225). Déjà cette puissante et imperturbable volonté de conquête. Et déjà cette négation, totale et inentamable, de la légitimité historique de la présence arabe en Palestine : c'est comme si l'Arabe n'existait pas.

 

Et puis le meurtre : « Ben Gourion était impressionnant, comme Begin, mais le premier était le vainqueur de l'autre puisqu'il n'avait pas hésité à faire tirer sur l'Altalena, le navire qui, l'Indépendance à peine prononcée, amena sur les côtes d'Israël, outre des passagers, des armes pour l'Irgoun. Ben Gourion ne pouvait tolérer un double pouvoir et s'étaient résolu à ce que des Juifs en tuent d'autres, acte fondateur de la naissance d'un Etat véritable» (p. 237).

 

Il y a du Lénine (celui qui fusille les marins de Cronstadt en 1921) chez Ben Gourion (et le Ben Bella de l'indépendance algérienne n'a rien à lui envier). Et la fondation de l’Etat d’Israël est issue entre autres des actes terroristes et des assassinats commis par l’Irgoun dès avant la 2ème guerre mondiale. Terrorisme israélien contre terrorisme arabe : ça n'a pas changé depuis 1937 (bien avant la décision de l'ONU).

 

Quelques remarques qui permettent de comprendre que la situation au Proche-Orient et le conflit entre Arabes et Israéliens ont encore l'éternité devant eux pour que la paix - à laquelle tout le monde dit aspirer - n'arrive jamais.

 

Je note que l'état de guerre remonte à l'époque où des Juifs se sont persuadés que leur "Terre" était là, depuis des temps à les attendre, "Promise" par on ne sait qui. Ils s'appelaient les sionistes, qui obéissaient à la logique : « Pousse-toi d'là que j'm'y mette ! ». Le sionisme  seul est à l'origine de la guerre en Palestine. Il se trouve que tous les sionistes se trouvaient être des Juifs. C'est encore le cas.

 

En décidant, avec le consentement de presque toutes les nations (ONU), de constituer un Etat en Palestine, les Juifs sionistes ont déclaré aux Arabes une guerre qui ne peut pas connaître de fin.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

lundi, 21 janvier 2013

ELIAS CANETTI ET LA GUERRE DE 14

Pensée du jour :

 

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C'EST LE JOUR D'OUVRIR LE KIL DE ROUGE ET D'ENTAMER LE SAUCISSON (DE LYON)

 

« Un professeur, d’une façon générale, ne devrait épouser que ses meilleurs élèves. Après le bachot ; et non avant. Pour créer une émulation ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Je viens de lire un passage, à propos, encore et toujours, je n'y peux rien, de la guerre de 1914-1918, passage qu’il faut absolument que je partage séance tenante. Il se trouve que je suis plongé dans les Ecrits autobiographiques d’un monsieur qui a reçu le prix Nobel. L’auteur s’appelle ELIAS CANETTI. Le livre est publié à la « Pochothèque ». 

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En l’ouvrant, je m’attendais à trouver quelqu’un qui raconte sa vie du haut du piédestal où a été édifiée sa statue de son vivant, parce que je garde en mémoire ELIE WIESEL, autre prix Nobel (de la Paix), qui parle sur un ton qui me l’a rendu antipathique. Jusqu’au son de sa voix, son timbre et son élocution m’agacent dès que je l’entends. Le ton de quelqu’un qui s’écoute lui-même quand il parle, et qui s’adresse à lui-même des congratulations pour l’effet qu’il se produit. On dirait qu'il n'arrête pas de se prendre pour un "Prix Nobel".

 

 

Eh bien, ELIAS CANETTI, pas du tout ! Selon toute vraisemblance, ELIAS CANETTI ne s’appelle pas ELIE WIESEL, ce qui est heureux. Il faut se féliciter de ce hasard et remercier le sort qui, finalement, fait bien les choses. Et je pense que l'oeuvre écrite d'ELIAS CANETTI consiste davantage que celle d'ELIE WIESEL.

 

 

WIESEL ELIE.jpgJe ne sais pas vous, mais moi, je ne supporte pas le ton de ce personnage qui se donne un tel air de sérieux quand il ouvre la bouche, puis qui parle sur le ton pontifiant de la componction propre au personnage de Tartufe dans la pièce de Molière, quand celui-ci se met à admonester et à faire la leçon autour de lui. ELIE WIESEL (ci-contre, avec sa façon de pencher la tête), a su intelligemment faire fructifier le petit capital offert par son statut de rescapé des camps de la mort. Je suis sûrement très injuste avec quelqu'un qui est devenu un icône unanimement célébrée.

 

 

J’ai lu La Nuit. C’est son témoignage sur ce qu’il a vécu en déportation. Le malheur veut que je l’aie lu après d’autres ouvrages sur le même sujet. A commencer, évidemment, par Si c’est un homme, de PRIMO LEVI, que j’ai reçu comme un coup à l’estomac. De lui, on connaît moins La Trêve. Eh bien on a tort. Toujours est-il que Si c’est un homme impose le respect. Alors que La Nuit me touche un peu, et m’agace davantage, sans que je sache bien pourquoi. Peut-être à cause de la façon - immodeste selon moi - d'apparaître dans les médias.

 

 

ELIE WIESEL, tout le monde lui doit le respect dû à ceux que le nazisme a voulu faire disparaître de la surface de la planète. Mais personne n’est obligé de se soumettre au magistère du haut duquel il distribue les bons et les mauvais points d’un humanisme révisé par l’Holocauste. 

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DELBO 4.jpgParce que, sur les camps de la mort, j’ai aussi lu CHARLOTTE DELBO. Franchement, si j’avais un choix à faire, c’est devant le souvenir de cette femme admirable que je m’inclinerais, et devant les trois petits livres publiés aux éditions de Minuit sous le titre Auschwitz et après.

 

 

Quand on a refermé le dernier, même Si c’est un homme apparaît un peu « littéraire », c’est vous dire. Je ne peux lire cinq pages d’affilée sans être parcouru de secousses violentes. Il faut lire CHARLOTTE DELBO (1913-1985, collaboratrice de LOUIS JOUVET, avant et après la guerre), dont on fête le centenaire de la naissance.  

 

 

Mais j’en reviens à ELIAS CANETTI, né dans une famille juive sépharade espagnole émigrée en Bulgarie. En fait, j’avais l’intention d’écrire la présente note en réaction à un passage de La Langue sauvée, lu ce matin et, comme d’habitude, je me suis laissé distraire en route.

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ELIAS CANETTI EN 1919

La scène se passe à Zurich, en 1917. Les Français et les Allemands envoient en convalescence en Suisse des officiers plus ou moins gravement blessés, après les avoir échangés contre des prisonniers. Mme CANETTI et son fils marchent dans la rue, quand ils voient s’approcher un groupe d’officiers français, « dans leurs uniformes voyants ». Ils marchent lentement, calquant leur allure sur celle des plus lents. Beaucoup s’appuient sur des béquilles.

 

 

Soudain, un groupe d’officiers allemands, pareillement blessés et béquillants, avance à leur rencontre, tout le monde marche très lentement, se réglant sur les pas des moins valides. Le garçon s’affole et se demande ce qui va se passer. Il sait que la guerre fait rage, et que sa mère rejette passionnément jusqu’à l’idée que des hommes puissent s'entretuer pour des motifs incompréhensibles. Or, avec sa mère, il se trouve au milieu des deux groupes. Que va-t-il se passer ? Vont-ils en venir aux mains ?

 

 

Non, rien ne se passe, et l'adolescent reste stupéfait : « Ils n’étaient pas crispés de haine ou de colère comme je m’y attendais. Les hommes se regardaient tranquillement, amicalement, comme si de rien n’était ; certains se saluaient. Ils avançaient beaucoup plus lentement que les autres gens et le temps qu’ils mirent à se croiser me parut une éternité. L’un des Français se retourna, brandit sa béquille vers le ciel et s’écria : « Salut ! ». Un Allemand qui l’avait entendu l’imita ; il avait lui aussi une béquille qu’il remua au-dessus de sa tête, renvoyant à l’autre son salut en français ». Voilà. C’est tout. Cela aussi, c’est la guerre de 14.

 

 

Quand la scène se termine, le jeune ELIAS voit sa mère, face à la vitrine du magasin, qui tremble et qui pleure. Elle met du temps à se ressaisir, elle si soucieuse d'habitude de ne rien laisser paraître de ses états d’âme. C'est la seule occasion où le garçon verra sa mère verser des pleurs en public. La scène est racontée aux pages 198-199 du volume.

 

 

La grande hantise des chefs militaires des deux camps était de voir leurs hommes FRATERNISER avec l'ennemi. Tout simplement inacceptable. C’est la raison pour laquelle les unités stationnées par exemple au mont Linge (crêtes des Vosges) « tournaient » rapidement : comme les « ennemis » pouvaient quasiment se serrer la main, vu l’ahurissante proximité des deux tranchées, cigarettes et boîtes de conserves ne tardaient jamais à traverser la « ligne ». Très mauvais, dans un contexte belliqueux. Quand on a vu le visage d'un homme, quand on lui a serré la main, on n'a plus envie de lui tirer dessus.

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LA FLEUR AU FUSIL

TROIS FRANÇAIS ONT FRATERNISÉ AVEC UN "BOCHE" : UN SCANDALE !

Je ne sais pas si l'excellent JACQUES TARDI (C’était la guerre des tranchées, Putain de guerre !, Varlot soldat, La Fleur au fusil, La Véritable histoire du soldat inconnu) connaît ce passage d’ELIAS CANETTI. Peut-être qu'il lui ferait plaisir autant qu'il m'a fait. J’imagine que ça ne calmerait pas sa rage, au moins égale à la mienne (voir mes notes dans la catégorie "monumorts"), devant l’indicible absurdité de la catastrophe qui a presque détruit l’Europe.

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LA HONTE ! C'EST UN FRANÇAIS QUI PARLE !

Voilà ce que je dis, moi.