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mercredi, 27 janvier 2021

LES POÈTES DE MA VIE (10)

TRISTAN TZARA

*

Homme approximatif comme moi comme toi lecteur et comme les autres
Amas de chairs bruyantes et d’échos de conscience
Complet dans le seul morceau de volonté ton nom
Transportable et assimilable poli par les dociles inflexions des femmes
Divers incompris te mouvant dans les à-peu-près du destin
Avec un cœur comme valise et une valse en guise de tête
Buée sur la froide glace tu t’empêches toi-même de te voir
Grand et insignifiant parmi les bijoux de verglas du paysage
Cependant les hommes chantent en rond sous les ponts
Du froid la bouche bleue contractée plus loin que le rien
Homme approximatif ou magnifique ou misérable
Dans le brouillard des chastes âges
Habitation à bon marché les yeux ambassadeurs de feu
Que chacun interroge et soigne dans la fourrure de caresses de ses idées
Yeux qui rajeunissent les violences des dieux souples
Bondissant aux déclenchements des ressorts dentaires du rire
Homme approximatif comme moi comme toi lecteur
Tu tiens entre tes mains comme pour jeter une boule
Chiffre lumineux ta tête pleine de poésie

* 

TRISTAN TZARA

L’Homme approximatif.

samedi, 09 mai 2015

L'HOMME EST APPROXIMATIF

poésie,littérature,tristan tzara,dada,surréalisme,dadaïsme

Est-ce ainsi que Pierre Reverdy envisageait ses "Flaques de verre" ?

A moins que ce ne soit qu'un grain de café presque transparent.

(Murakami Ryu a écrit l'allumé halluciné Bleu presque transparent.)

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Je n’ai jamais pu me dépêtrer de L’Homme approximatif. Cette œuvre de Tristan Tzara (qui a bien connu Pierre Reverdy), qui n'a pas arrêté de me courir après depuis des millénaires, m’a convaincu que, quand on est poète, on ne saurait se résumer au croupion d'un quelconque Mouvement Dada, ou au squelette d'une vulgaire Révolution Surréaliste. Et qu'il y a de la chair, et de la bonne, sur les os de cette volaille : c'est du corpulent.

Que l’homme ne sait jamais ce dont il est porteur quand il fait. Qu’il n’est jamais ce qu’il croit être. Qu'il est une flèche lancée par l'arc d'il ne saura jamais qui. Que la trajectoire humaine n'est jamais une ligne droite. Que ce qu’il est dépasse (je n’ose pas dire "transcende") de loin l’image qu'il s'est faite de ce qu'il doit être. Quand le poète est en état de produire cet effet, il dégage un puissant souffle de vérité. Ici, il me dépasse.

TZARA L'HOMME APPROXIMATIF.jpg

 

 L’Homme approximatif me colle à la peau. Tenez ce petit fragment :

 

« frileux avenir – lent à venir

un écumant sursaut m’a mis sur ta trace de regard là-haut où tout n’est que pierre et nappe de temps voisin des crêtes argileuses où les jamais s’enflent sous robe d’allusion

je chante l’incalculable aumône d’amertume

qu’un ciel de pierre nous jette – nourriture de honte et de râle –

en nous rit l’abîme

que nulle mesure n’entame

que nulle voix ne s’aventure à éclairer

insaisissable se tend son réseau de risque et d’orgueil

là où l’on n’en peut plus

où se perd le règne du silence plat pulsation de la nuit ainsi se rangent les jours au nombre des désinvoltures et les sommeils qui vivent aux crochets du jour sous leur joug

jour après jour se rongent la queue et dansent autour et là-haut là-haut tout n’est que pierre et danse autour »

 

Rien que le titre du livre est un chef d’œuvre. 

Voilà ce que je dis, moi. 

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Babioles :

Elections législatives en Grande-Bretagne.

Une fois de plus, prosternons-nous devant l'infaillibilité Royale et Scientifique de leurs Majestés et de leurs Excellences les Sondages d'Opinion.

jeudi, 30 avril 2015

L'ETAT FOUT LE CAMP ...

... MAIS LE POLICIER PROSPÈRE.

3/3 

Je ne veux voir qu’une tête. Je ne veux entendre qu’une parole. Jusqu’à récemment, prononcer l’expression « génocide des Arméniens » conduisait un Turc direct au tribunal et en prison. Il paraît que ce n’est plus le cas, grâce à l’écrivain Ohran Pamuk. C'est encore mal vu, mais ce n'est plus un crime. La justice turque n’a rien compris apparemment au mouvement actuel de l’histoire : elle fait tout à l’envers. Elle n’a pas compris qu’il faut réprimer la parole en amont, à coups de lois transformant opinions et mots en délits ou crimes, et promettant prison et amendes à tous les nouveaux déviants. En espérant que ça empêchera les gens de penser "mal". 

Eliminer les nuisibles, fabriquer l'homme nouveau : je crois vaguement me souvenir que c’était le rêve de quelques délicieux « Führer » qui ont ébloui le 20ème siècle des splendeurs de leurs exploits. Façonner ceux qui restent de façon qu’ils soient exempts de tout apport exogène, de toute excentricité allogène, en somme une race certifiée « 100 % pur porc ». Et puis surtout placer les militants du Bien aux postes névralgiques : les postes de commande.

Mais qu’il s’agisse des négateurs de « l'Empire du Bien » (Philippe Muray) ou de Michel Houellebecq, le problème ne cesse pas de se porter sur le « rapport à l’autre que moi ». Celui qui pense déviant, c'est toujours l'autre que moi, à condition que "moi" soit au pouvoir. Sauf qu'aujourd'hui, c'est Michel Foucault qui est au pouvoir. Enfin, pas lui : ses adeptes confits en dévotion anti-étatique et anti-normative. Ce sont eux qui tiennent les rênes de la loi : la tolérance aux déviances sera totale. De même que l'intolérance aux subversifs qui osent encore poser le mot « déviance » sur certains comportements.

Les « philosophes de la déconstruction » (Foucault, Derrida, Deleuze, pour faire vite) sont les penseurs de la déconstruction de la société en tant tant qu'ensemble structuré. Poussés par l'idéologie, ils n'ont rien compris à l'essence de la socialité : accepter des limites aux droits de l'individu.

A force de soutenir qu'on n'est déviant (Foucault et les fous, Foucault et les prisonniers, Foucault et les anormaux, ...) qu'à cause de l'arbitraire de l'ordre établi, on constate qu'il suffit d'arriver au pouvoir pour inverser la nature de la déviance. Si Michel Foucault, grand militant de la réhabilitation de la déviance dans sa dignité pleine et entière, n'était pas mort du sida trop tôt, nul doute qu'il aurait été ministre pour instaurer la dénonciation de la nouvelle déviance comme moyen de gouvernement.

Mais ce n'était que partie remise : ses descendants ont accompli la chose. Et ce sont ceux qui soutiennent qu'il existe des déviances dans les comportements qui sont alors eux-mêmes considérés comme déviants. Dans le fond, tout dépend si on est au pouvoir ou pas.

Les nouveaux déviants, les indésirables d'aujourd'hui, les nuisibles qui persistent à voir du Mal dans le nouvel « Empire du Bien », ne sont plus dans le même camp : il est tacitement convenu qu'il faut être « progressiste ». Il faut être, comme Laurent Joffrin, du côté de ceux à qui les « conservateurs » et autres « Nouveaux réactionnaires » donnent envie de vomir.  Le seul moyen d'y voir clair, c'est de se demander qui, à un moment donné, est détenteur du pouvoir. Je veux dire : qui est en mesure de décréter urbi et orbi ce qui est le seul Bien, le seul « Vrai Bien » admissible. Rétrospectivement, c'est instructif.

L’homme social a besoin de normes, c’est incontestable, je le dis à l'encontre de l’air du temps. Le problème, c'est que, dès qu'il y a "norme", il y a "écart" par rapport à la norme. C'est forcé. La déviance n'est jamais loin. D'où l'exécration générale de la notion de norme (ah, ces quatre doigts qui font les "guillemets" quand on ose, à l'oral, prononcer le mot !). Pourtant, je dirai que la socialité consiste essentiellement dans l'établissement d'une norme.

Les normes, après tout, ne sont rien d’autre que des limites chargées de contenir le moi des individus, dont les propensions totalitaires ne sont jamais à exclure. L'enfant tout-puissant n'est jamais complètement enfoui sous l'adulte d'apparence modeste. La norme est un régulateur social. Un frein à la folie. Il est invraisemblable que la notion de norme soit aujourd'hui à ce point la pestiférée de l'esprit.

Quand la norme se dissout (quand elle prolifère comme un cancer), la société suit aussitôt le mouvement de dissolution. Jean-Pierre Le Goff le dit : « déliaison ». L’appel à la « tolérance », l’interdiction de « l’intolérance » ne sont que des jambes de bois qui n’empêcheront jamais l’humanité de boiter (si possible « des deux pieds », comme dit Tonton Georges). Quel que soit le régime politique. L'humanité boite dans son essence. Tristan Tzara le résume magnifiquement dans son titre L'Homme approximatif.

Le Mal est inarrachable. J'ai fini par m'en convaincre : Jean-Jacques Rousseau a dangereusement tort. L'homme n'est pas "né bon". Il n'est pas non plus "né mauvais". L'homme devient ce qu'en fait la civilisation. Quand il naît, il n'est pas encore. Il deviendra, complexe assemblage de Bien et de Mal.

Jésus le dit dans la « Parabole du bon grain et de l'ivraie » : « Laissez croître ensemble l'un et l'autre jusqu'à la moisson ». Je ne suis pas théologien, mais je vois dans cette parabole un éloge de la fonction civilisatrice de la société. Aucun homme n'est mauvais d'avance, tout simplement parce que le Mal en lui est indétectable jusqu'à ce qu'il ait mûri. Voilà pourquoi Sarkozy est un imbécile, à vouloir détecter dès trois ans la dangerosité potentielle du futur adulte : « Il n'y a rien à faire, le mal naît en même temps que nous » (Roberto Saviano, Extra pure, 2013). 

Les guignols politiques, assis sur le couvercle de la marmite où le Mal bouillonne et prospère, interdisent le Mal par décret, pour complaire à leurs clients électoraux. Ou plutôt, ce n'est pas le Mal qu'ils visent en soi (sur lequel ils sont impuissants), c'est la parole de ceux qui le voient, l'analysent, en parlent. La police et les tribunaux contre les paroles, plutôt que l'action sur les choses.

Ce qui se passe ? Comme l’Etat s’est coupé les mains pour surtout ne pas agir sur la réalité économique, comme il est de plus en plus incapable de parer à la débâcle concrète qui détruit le travail productif et la production de richesses, il a orienté son action sur ceux qui ne peuvent pas contester sa légitimité. Il a rabattu ses crocs, avec férocité, sur la sphère sociétale, les symboles, les « représentations » et les révolutions morales et idéologiques à tout va.

Puisque le politique est désormais impuissant à changer le monde concret, il a entrepris de changer les esprits, en leur injectant de force, dès le berceau, les « éléments de langage » qui leur feront voir la réalité de façon conforme à la grille de lecture officielle, à la ligne du parti unique, le parti bien-pensant. 

Puisque la réalité économique lui échappe et part en quenouille, l’Etat se rabat sur les mœurs et les opinions. Le formatage des êtres à la nouvelle doxa, au moyen d'un propagande massive. Il ne faut pas lutter contre le désastre concret et de plus en plus certain auquel les transnationales, industriels, traders, financiers vouent la planète : il faut lutter contre le racisme et l’intolérance, il faut lutter contre le Front National. Cherchez l’erreur. Le mensonge s'est installé à demeure au pouvoir. 

Car ceux qui font semblant de parler de cette réalité concrète, et qui noient le poisson et l’asphyxient en le plongeant dans toutes sortes de fumées qui font diversion et détournent l’attention de l’essentiel, sont seulement des MENTEURS. 

Je serais à la place du législateur ou du punisseur, qu’il s’appelle Caroline Fourest, Laurent Joffrin ou Edwy Plenel, je commencerais par me demander de quel côté elle est, la HAINE. Et de quel côté les PHOBIES. Proclamer sa haine de la haine, en même temps que ça évite de s’occuper concrètement des problèmes (désindustrialisation, travail, logement, …), n’est pas sans effets. 

La haine de certaines haines désignées comme telles (prenez un mot désignant une minorité, et faites-en une "phobie", vous aurez un motif passible de la correctionnelle), travaille sans le savoir à instaurer, sous une surveillance policière de plus en plus méticuleuse, la haine comme norme suprême de la relation sociale (inséparable de l’appel au « vivre-ensemble » et à la « tolérance », pendant obligé de sa double injonction paradoxale). 

Quand le législateur se confond avec le justicier érigé en chevalier blanc, le pauvre monde a du mouron à se faire. A plus forte raison quand l’Etat, avec la complicité active de ses « serviteurs », se défile et s’écrase, pour mieux s'effacer et donner le pouvoir aux groupes de pression (filières professionnelles, entreprises, lobbies, compartiments étanches multiples appelés « minorités », …).

Disons-le, quand il devient le jouet, le pantin, la marionnette de toutes sortes de groupes influents qui grenouillent autour de tous ceux qui décident et ont la signature, qui obtiennent le vote de lois destinées à satisfaire leurs « justes revendications ». 

La privatisation de tout ce qui était encore il y a peu le « Bien Commun » et le « Service Public », ajoutée au devenir policier du « Vivre ensemble », voilà un modèle de société auquel n’avaient pensé ni les humanistes de la Renaissance, ni les philosophes des Lumières. 

C’est curieux, les paradoxes de l’histoire : je ne sais plus si c’est Marx ou Lénine qui assignait pour but ultime au communisme l’extinction de l’Etat. L’Etat ? Il est en train de s’éteindre, ou plutôt de crever, mais sous les coups de l’ennemi juré du communisme, depuis les débuts de celui-ci. J’ai nommé le Capitalisme. 

Et ce n'est pas drôle.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : tout cela est long, lourd, touffu, j'en conviens. Indigeste. La faute aux relectures successives, aux ajouts et retouches opérés, et à la flemme d'y mettre de l'ordre.

mercredi, 18 mars 2015

OMBRES TRÈS CHINOISES

 

photographie,poésie

« Chaque ombre à son âme reconnaît la lumière. » 

Tristan Tzara

photographie,poésie

« L'ombre de cette fleur vermeille

Et celle de ces joncs pendants,

Paraissent être là dedans

Les songes de l'eau qui sommeille. »

Tristan L'Hermite

lundi, 02 mars 2015

MORT DE LA MÉLODIE

3

 

Dans le domaine de la musique, le cataclysme a été particulièrement brutal. J’ai tellement (de mon point de vue) abordé la question que j’ai l’impression de me répéter. Tant pis. Que s’est-il passé, dans la musique, par exemple avec le trio de l’école de Vienne (Schönberg, Berg, Webern) ?

 

Sans vouloir faire mon pédant, je pense à la frénésie d’innovation qui a touché la peinture, la musique et la poésie dans la deuxième moitié du 19ème siècle : la mélodie continue de Richard Wagner, le divisionnisme des couleurs de Claude Monet, le vers libre de Jules Laforgue.

 

Aujourd'hui, on appelle ça, de façon fort anodine, de "nouveaux moyens d'expression". A l'époque, c'était tout à fait déstabilisant. On s'est rendu compte qu'en fait, ça ne l'était pas plus que l'avènement de la civilisation industrielle dans son ensemble. Et cette révolution-là est sans doute la seule à avoir réussi, triomphé, à s'être imposée comme nouvel ordre mondial.

 

Tout le monde semble avoir admis, dans les milieux « informés », que ceux qui viennent après les prédécesseurs ont de ce fait le devoir de faire quelque chose de différent. D'oublier ce qui leur a été laissé par eux. D'ajouter par force quelque chose à l'héritage, dans un geste non dénué de rejet et de négation. On ne veut surtout pas imiter : il faut être soi-même !

 

L'évolution innovante était jusque-là une conséquence des activités humaines. L'innovation est devenue un but en soi, un objectif obsessionnel, le seul principe. Dans la grande compétition mondiale, l'innovation est une condition de la survie. « Développement personnel », c'est un impératif. « Deviens ce que tu es » est désormais un Graal. Quelle farce, quand on y pense, et quand on pèse la valeur d'un individu dans l'économie marchande.

 

Le schéma qui s’est imposé dans tous les esprits et dans tous les domaines de la civilisation est celui du Progrès, de l’évolution, du changement permanent : aller de l’avant. On ne sait pas vers quoi, mais allons-y, marchons. C’est le mot d’ordre, en fin de compte, dicté par le 20ème siècle. On en a vu les cataclysmes ailleurs que dans les guerres, la Bombe, les camps : la peinture abstraite, la poésie dadaïste, la musique sérielle. Table rase.

 

Conséquence dans les arts en général, et dans la musique en particulier : ce qui était le simple seuil d’un lieu où l’on entrait quand on acceptait de se faire initier (ou qu’on recevait l’éducation pour) est devenu un fossé qui n’a cessé de se creuser entre les faiseurs et le public. Les premiers ont cessé de produire en pensant que ce qu’ils faisaient était destiné à être ensuite vu, lu ou entendu par le second.

 

L’atelier du peintre, du poète et du compositeur sont devenus des laboratoires, où ils ont expérimenté des formules jusqu’alors inconnues. Orgueilleusement retirés derrière les parois de leurs vases clos, ils ont cessé de respirer le même air que le public, ils se sont alors considérés comme des inventeurs, des savants, touillant dans leurs cornues et autres athanors des alliages inédits de substances, pour voir ce qui en sortait. Avec l’espoir de pouvoir observer un jour, au fond de leur creuset, on ne sait quel or.

 

Dans le domaine musical, on a commencé par réduire en poussière la tonalité, l’agencement hiérarchique des intervalles, bref, tout ce qui avait fait de la musique, pendant quelques siècles, un bien commun aux musiciens et au public. Première manifestation de dadaïsme musical, comparable à la méthode de composition poétique de Tristan Tzara, qu’Henri Bosco tournait en dérision dans Pierre Lampédouze.

POEME LAMPEDOUZE.jpg

Bosco se paie la tête de Tzara, mais aussi du pape du surréalisme, André Breton : la dernière ligne est un classique "cadavre exquis".

Edgard Varèse poussa le bouchon un peu plus loin, dont on est prié de considérer le Désert de 1954 comme une œuvre musicale à part entière. Le langage musical a continué à « s’élargir », faisant feu de tout bois : l’électronique a permis à Martenot ou Theremine d’inventer vraiment de nouveaux sons, mais c’étaient d’abord des ingénieurs. Je me demande s’il n’y a pas un peu de sérendipité dans la mise au départ de leurs appareils. Les synthétiseurs de sons (Moog, Korg, Roland, …) sont des extensions de la chose.

 

Le dernier pas à franchir le fut par Pierre Schaeffer, qui a résumé son programme dans son Traité des objets musicaux. Rien que le titre indique assez l’intention du monsieur. Selon lui, dans la musicon (autre branche de l’arbre qui a donné l’arcon), tout est bon, à commencer par les sons possibles, que le magnétophone permettait d’enregistrer ce qu’on entendait dans la nature, dans la rue, dans les usines, etc.

 

On ne peut rien contre l’évolution, on n’a pas le droit de s’opposer au Progrès, à l’innovation, au perpétuel besoin humain d’inventer du nouveau. C’est ce qui se dit. Eh bien je dis non. Je refuse de faire mon colocataire du cataclysme artistique érigé en principe. Je refuse d’habiter dans des sons qui prennent mon oreille à rebrousse-poil.

 

Plus généralement, je tiens pour peu de chose tous les petits messieurs du monde de l’art qui, sous couleur de « création » et d’ « innovation », se font un métier de produire des œuvres, des spectacles « dérangeants » pour le destinataire, tous ces gens de théâtre aussi (opéra compris) qui croiraient déchoir s’ils n’imposaient pas au spectateur les multiples formes d’agression qui leur passent par l’esprit.

 

Leur arrogance est grande.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Note : désolé, il y aura un supplément.

 

jeudi, 30 octobre 2014

UN « CRÉTIN » PARLE AUX « CRÉTINS » (fin)

Finalement, qu’est-ce qui m’oblige à réagir à l’insulte lancée par un éditorial du journal Le Monde à tous ceux qui n’aiment pas qu’on leur fasse prendre la lanterne rouge d’un minable peloton exsangue pour la vessie natatoire d’un superbe esturgeon de quatre-vingts ans bien tassés, bourré de caviar ? Rien. Mais rien du tout. La gratuité de l’effort ainsi produit, si elle n’échappera à personne, révèle son inanité en se manifestant. A peine une irisation à la surface de l’onde fait que le passant attentif se dit qu’un poisson est venu chercher un peu d’air avant de s’en retourner aux profondeurs obscures.

CRETINS MARDI 21 OCT 2014.jpg

Ce qui m’étonne et, finalement, ne passe pas du tout, c’est cette alliance étonnante qui s’est nouée  entre les artistes les plus rebelles, les contestataires les plus virulents et négatifs,  autrefois les « maudits » que toutes les institutions et tous les puissants vouaient aux gémonies et à l'Enfer des musées et des bibliothèques, et les catégories de population les plus favorisées par le sort, celles qui tiennent les leviers de commande, pour résumer : Puissants, Riches et Décideurs.

 

Quelle baguette magique a transformé les bannis de l’Art en Archevêques richement dotés ? Et qui a fait des bourgeois incultes, aveugles aux innovations artistiques, obtus, moqués par les milieux avancés, des exemples incontournables des goûts les plus raffinés et les plus avancés en matière d’Art ? Des parangons de discernement esthétique ?

 

Comment se fait-il que l’Ordre Etabli ait ouvert un Boulevard à toutes les forces artistiques qui se consacraient naguère tout entières à sa destruction ? Qui ne juraient, comme Dada (Zürich, 1916, Cabaret Voltaire, Ball, Tzara, Arp, Huelsenbeck, Taueber, ...) que par l'anéantissement de la Poésie et de la Peinture, enfin de tout ce qui pouvait évoquer le Bourgeois ? Voilà qui ne laisse pas que de m’interloquer la déglutition et de me trapézer l’amygdale du milieu, suscitant tapotements de menton, grattements de tempe et perplexités nocturnes.

 

Que s’est-il donc passé, quel tremblement de terre a eu lieu pour que l’Ordre Etabli en personne brandisse le drapeau noir de l’Anarchie, allant parfois jusqu'à enfourcher le cheval dadaïste ? Que Bernard Arnaud, François Pinault et les joailliers de la place Vendôme se dressent sur de nouvelles barricades (palazzo Grassi, Fondation Vuitton, Paul McCarthy), le couteau de la Révolution entre les dents ? Qu’est-ce qui leur a pris ?

 

Hypothèse : un anticommunisme viscéral et militant. Voulant couper l’herbe sous le pied des révolutionnaires marxistes (soi-disant, mais admettons), les intelligents du camp capitaliste ont simplement chipé la notion d’avant-garde et tout ce qui va avec. Le raisonnement est finalement assez simple : « Puisque c’est à nous qu’ils en ont et au système que nous incarnons, devenons nous-mêmes les plus pointues des avant-gardes, faisons mine de prendre la tête des mouvements qui marchent en tête. Ainsi n’auront-ils plus rien à se mettre sous la dent ». Devenons nous-mêmes forces de destruction. Les anciens stratèges appelaient ça la politique de la terre brûlée.

 

C’est ainsi que Puissants et Décideurs, bardés de leur Autorité, de leurs coffres et de leurs signatures, appuyés sur une maîtrise intégrale de la Légalité, sont devenus le fer de lance des avant-gardes révolutionnaires, les seules labellisées AOC par l’Etat. Désormais, pour faire la Révolution, il faut être détenteur du diplôme officiel qui donne droit à mener la carrière de Contestataire reconnu d’Utilité Publique. Le Ver de la Subversion agit à l’intérieur du fruit avec la bénédiction des Institutions. Finalement, les dites Institutions ont jugé que c’était un moyen beaucoup plus efficace pour gouverner les souveraines masses.

 

Rendez-vous compte : si Bernard Arnaud et François Pinault sont la crème du bolchévisme capitaliste, nul Gramsci, nul Lénine, nul Staline même ne sera en mesure de théoriser le paradoxe. Pensez, les élites au pouvoir ont convoqué à leur service ce qui se fait de mieux en matière de négation de tout pouvoir : les avant-gardes ! Et elles sont passées maîtresses dans l'art d'ériger des monuments à la Destruction. L'aliment et le carburant qui nourrissent et font avancer un tel Système, dont l'entropie est le principe, s'appellent Désagrégation, Ruine. Le Trou Noir s'est métamorphosé en planète luxuriante où surabonde cette force paradoxale de Vie.

 

Visez le filon, il est inépuisable : faisant de l’idée même de Révolution un caniche prêt à leur faire la fête, quand elles rentrent à la maison après une éprouvante journée de gagne-brioche, les élites ont trouvé le moyen de se légitimer définitivement, en tant que pouvoir, en donnant l’impression qu’elles SONT le mouvement porteur du futur, et les masses un troupeau passéiste, définitivement pris dans les glaces de l’immobilisme, de l'archaïsme et des avantages acquis.

 

Avis à la population : les élites au pouvoir sont le mouvement pur, l’élan en personne. Elles ont épousé officiellement le Progrès, en justes noces, en annexant au passage l’innovation extrême, celle qu’on trouve sur les murs des Musées d’Art Contemporain, sur les scènes des théâtres, des Maisons de la Danse, des Opéras, des salles de concerts dédiées aux musiques contemporaines. Mais aussi tous les objets qu'on trouve accrochés aux mains, aux yeux et aux oreilles de tous les passants dans les rues de toutes les villes.

 

Je note juste en passant que les élites évitent de se faire photographier en compagnie d’artistes comme Orlan (dont l’atelier est un bloc opératoire, et les œuvres, les transformations chirurgicales de son propre corps) ou comme les diverses écoles pratiquant le cisaillage d’épiderme et autres techniques de « mise en question du corps humain ». J’en conclus qu’il reste des inassimilables et des intolérables. Disons : des limites.

 

Tout le reste est bel et bien domestiqué, coucouche-panier-papatte-en-rond : l'urinoir de Marcel Duchamp est devenu une œuvre ! Véridique ! Enfin, c'est une des quatorze répliques qui est exposée, elle appartient à un musée en toute propriété. Pas touche. C'est ce que Pierre Pinoncelli a appris à ses dépens quand il s'en est pris à l'objet à coups de marteau. On expose des bites (Ed Fornieles, Biennale Lyon, 2013) et des vagins (Chhiba Reshma, Afrique du Sud, 2013). Tout est permis !

 

Tout cela démontre à suffisance que le peuple simple, le simple peuple, le peuple des simples est congénitalement inapte à se mettre au diapason du mouvement. Le peuple, en particulier celui qui se reconnaissait dans une nation, est profondément, viscéralement, radicalement passéiste. Le simple peuple est dans l’erreur de ne pas adhérer spontanément aux Révolutions Présentes qui promettent à l’humanité, d’ores et déjà, un avenir radieux.

 

Mais laissez faire les élites, enfin ! De quoi avez-vous peur ? Elles savent mieux que vous ce qui est bon pour vous. Le classement du joli mot de « conservatisme » au nombre des vocables radicalement proscrits (analogue au fer rouge qui marquait à vie le galérien sous l’Ancien Régime) par les Nouvelles Saintes Ecritures nous apprend qu’il est dès maintenant peu probable qu’un nouveau Conseil National de la Résistance se mette en place dans les temps prochains et rédige le programme d’une future organisation sociale ouverte, humaine et pas trop injuste.

 

Restons optimistes : c’est bardés de joie que nous marcherons à l’abîme !

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

mercredi, 13 août 2014

LE LIEVRE DE PATAGONIE 2/4

LANZMANN 1 CLAUDE.jpgJ’ai eu un peu de mal à suivre le récit des premiers temps, quand Claude et Jacques Lanzmann (le bégayeur qui écrivait des livres pour dire qu'il traversait les déserts à pieds, en espadrilles, accessoirement parolier de Dutronc) sont baladés dans divers lieux au moment de l’invasion allemande et pendant la durée de la guerre : Brioude, Paris, Clermont-Ferrand, Saugues finissent par se mélanger. Cela n’a guère d’importance. Je retiens que le père et le fils s’affilient à peu près en même temps à des réseaux de résistance différents et qu’un jour, marchant sur une route, ils s’en font la révélation et la surprise mutuelles. L’instant, qui ne manque pas de cocasserie en même temps que de gravité, est rendu à merveille.

 

Je passe sur les divers événements auxquels l’auteur est confronté. Ce qui est sûr, c’est que le père, juif, a remarquablement organisé la vie et la survie de sa famille pendant toute la période, puisqu’elle en est sortie entière et bien vivante. Cela passe par exemple par les exercices minutés auxquels le père oblige ses enfants pour échapper à une éventuelle rafle en se réfugiant, dans le plus grand silence et le plus vite possible, dans la cache qu’il a aménagée au fond du jardin, à n'importe quelle heure de la nuit. Le père sait. Curieusement, la suite et la fin du bouquin l'escamotent : qu'est-il devenu ?

 

On apprendra que la mère a pris le père en haine au moment même de la nuit de noce. En juive orthodoxe et sourcilleuse, elle n’a pas supporté que son époux la sodomise, précisément cette nuit-là. Les enfants reverront leur mère (flamboyante quoique bégayante, sauf quand elle est en colère), qui vit désormais avec un certain Monny, juif fils d’un banquier bulgare ou serbe, à l’esprit brillantissime, à l’entregent époustouflant.

 

Il savait convaincre un Eluard et quelques autres de la bande de manuscrire leurs poèmes à tire-larigot pour les vendre sans cesse aux amateurs d'autographes (mais les surréalistes, Tzara en tête, avaient déjà pillé les collections nègres du Musée de l'Homme). Quelques figures vraiment intéressantes parsèment ainsi le récit. Lanzmann sait à merveille raconter, tirer le portrait, ne retenir que l'essentiel. Pour tout dire : Lanzmann sait ce qu'écrire veut dire.

 

Passons très vite sur toutes les parties de ce gros ouvrage (546 pages !) où Lanzmann raconte ses relations avec Jean-Paul Sartre, personnage qui me rebute radicalement. Passons sur la puissante relation amoureuse qu’il entretint avec Simone de Beauvoir, ce soleil de la « condition féminine » (un soleil qui me glace), avec laquelle il vécut sept ans, aventure dont il raconte quelques épisodes, en particulier dans les montagnes suisses. Passons sur l’activité de l’auteur au sein de la célèbre revue Les Temps modernes, fondée par Sartre. Je passe finalement sur beaucoup de choses, qui m’ont moyennement intéressé.

 

Je m’arrête un instant sur la première cohorte de visiteurs occidentaux en Corée du Nord, dont il fait partie, et sur ce qui la sépare de la seconde vingt ans plus tard. Vingt ans qui permettent à Lanzmann, stupéfait, de voir à l’œuvre le processus de glaciation et de régression de la société nord-coréenne.

 

Autant la première fois cela grouillait de monde et il avait pu, malgré l’espionnite aiguë qui sévissait déjà, ébaucher une histoire d’amour avec la belle Kim Kum-Sun, qu’il n’oubliera plus par la suite, autant la seconde fois il atterrit dans un désert humain où il se sent carrément ligoté. L'étrange comédie des scènes de piqûres de vitamine par la belle infirmière sous le regard omniprésent de six ou sept « casquettes », est à ne louper sous aucun prétexte. Vingt ans après, c'est devenu absolument sinistre.

 

Tout au moins jusqu’au moment où il révèle à ses interlocuteurs qu’en fait ce n'est pas la première fois, et qu'il est venu vingt ans auparavant et qu'il a même partagé à trois reprises le repas de leur « Grand Leader », l’immense Kim Il-Sung, père fondateur de la patrie. Alors là, coup de théâtre et changement à vue : c'est comme si Dieu en personne apparaissait ! Tout d'un coup c'est courbette, sourire et tapis rouge. La gloire, quoi.

 

Je passe sur les activités de l’auteur pendant la guerre d’Algérie, sauf que je tiens à signaler l’excellente analyse qu’il fait de la situation. On exalte en effet la « guerre d’indépendance » des Algériens contre l’infâme puissance coloniale (c'est nous, la France), mais on oublie en général qu’il y eut une lutte féroce pour la conquête du pouvoir, lutte impitoyable et fratricide entre Algériens, suivant qu'ils étaient « de l’intérieur » ou « de l’extérieur », ceux-ci réfugiés en Tunisie. Qui s’achève sur la victoire totale de ces derniers, menés par un Ben Bella sans pitié. 

 

Une authentique guerre civile meurtrière entre Algériens, qui explique pourquoi l’Algérie n’est pas encore une démocratie : la guerre civile rougeoie encore sous la cendre. Un semblable accaparement de l'Etat par un seul clan explique selon moi le chaos meurtrier qui s'est instauré après la mort de Tito en Yougoslavie, de Khadafi en Libye, de Saddam Hussein en Irak, en attendant le Bachar de Syrie et quelques autres : quand le chat despotique n'est pas là, les souris carnassières se déchaînent les unes contre les autres, et ça, ça fout vraiment la merde. Regardez les effets de l'obstination de Nouri Al Maliki à s'approprier l'exclusivité du pouvoir à Bagdad.

 

Je passerais aussi sur la complexité des relations entre Claude Lanzmann et l’Etat d’Israël, si elles n’étaient pas déterminantes pour toute la dernière partie du livre. L’auteur ne cache pas que l’Etat d’Israël repose sur un mensonge, comme il le constate au spectacle des milliers de tentes du camp de réfugiés où les Israéliens ont fourgué tous les juifs séfarades accourus en Israël parce qu’on leur y promettait un sort enviable. Les Falachas d'Ethiopie ne connaîtront pas un sort plus enviable à partir du milieu des années 1970.

 

Le mensonge encore : « Comme le dirait vingt ans plus tard dans mon film Pourquoi Israël Léon Rouach, conservateur du musée de Dimona : "Mentir, ce n'est pas bien, mais le pays, qui venait lui-même de naître, était gravement menacé. Pour le construire, il fallait le remplir et pour le remplir, il fallait mentir !"» (pp. 224-225). Déjà cette puissante et imperturbable volonté de conquête. Et déjà cette négation, totale et inentamable, de la légitimité historique de la présence arabe en Palestine : c'est comme si l'Arabe n'existait pas.

 

Et puis le meurtre : « Ben Gourion était impressionnant, comme Begin, mais le premier était le vainqueur de l'autre puisqu'il n'avait pas hésité à faire tirer sur l'Altalena, le navire qui, l'Indépendance à peine prononcée, amena sur les côtes d'Israël, outre des passagers, des armes pour l'Irgoun. Ben Gourion ne pouvait tolérer un double pouvoir et s'étaient résolu à ce que des Juifs en tuent d'autres, acte fondateur de la naissance d'un Etat véritable» (p. 237).

 

Il y a du Lénine (celui qui fusille les marins de Cronstadt en 1921) chez Ben Gourion (et le Ben Bella de l'indépendance algérienne n'a rien à lui envier). Et la fondation de l’Etat d’Israël est issue entre autres des actes terroristes et des assassinats commis par l’Irgoun dès avant la 2ème guerre mondiale. Terrorisme israélien contre terrorisme arabe : ça n'a pas changé depuis 1937 (bien avant la décision de l'ONU).

 

Quelques remarques qui permettent de comprendre que la situation au Proche-Orient et le conflit entre Arabes et Israéliens ont encore l'éternité devant eux pour que la paix - à laquelle tout le monde dit aspirer - n'arrive jamais.

 

Je note que l'état de guerre remonte à l'époque où des Juifs se sont persuadés que leur "Terre" était là, depuis des temps à les attendre, "Promise" par on ne sait qui. Ils s'appelaient les sionistes, qui obéissaient à la logique : « Pousse-toi d'là que j'm'y mette ! ». Le sionisme  seul est à l'origine de la guerre en Palestine. Il se trouve que tous les sionistes se trouvaient être des Juifs. C'est encore le cas.

 

En décidant, avec le consentement de presque toutes les nations (ONU), de constituer un Etat en Palestine, les Juifs sionistes ont déclaré aux Arabes une guerre qui ne peut pas connaître de fin.

 

Voilà ce que je dis, moi.