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jeudi, 04 juillet 2024

JEAN-SÉB. ...

... L'ÉVEREST.

J'ai déjà raconté ici comment je suis venu à faire très tôt de l'écoute de la musique un aliment auditif aussi indispensable et vital que l'air que je respirais. Cela se passait (j'avais entre 6 et 7 ans) au 39, cours de la Liberté à Lyon, chez le docteur où j'étais en pension provisoire, assortie d'une éphémère inscription à l'école Ozanam, bourrée de soutanes, de "tables vertes" et de pupitres à abattant.

Donc, sur la commode de la chambre de mes grands-parents, le tourne-disques et, dans le grand placard aux portes coulissantes, les 78 tours et 33 tours (on ne disait pas encore vinyles). A tout seigneur tout honneur : sur le Teppaz, l'Etude opus 25 n°11 de Chopin (par Braïlowski ?), avec ses cascades fluides à la main droite virevoltant et dansant autour de la solide armature du thème structurant. Pas loin derrière, l'ouverture de Tannhäuser avec ses deux cors (et une clarinette basse, me semble-t-il). J'ai fait sur ces deux une authentique "fixation".

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Première mesure de l'Etude op.25 n°11 de Chopin (après les quelques mesures de l'introduction).

Sans exagérer, ces deux-là, mes "œuvres princeps" en quelque sorte, je les remettais régulièrement vingt ou trente fois de suite, jusqu'à ce que ma grand-mère, si douce épouse de son médecin de mari, me fasse comprendre courtoisement que ça commençait à bien faire. Ce qui me fascinait, c'était de découvrir qu'on pouvait marier deux lignes mélodiques complètement différentes, sans que l'œuvre perde pour autant un seul gramme de sa force et de son charme. Les savants appellent ça "contrepoint", ou "écriture horizontale", opposée à la verticalité de l' "harmonie".

Dans le même genre il y eut aussi le fabuleux duo des flûtes au début de La Moldau de Smetana, qui mariaient leurs volutes acrobatiques. La septième de Beethoven par Furtwängler, avec le deuxième concerto de Rachmaninov par Leonard Pennario, n'est venue qu'un peu plus tard. Oh, bien sûr, en cherchant un peu, il y eut encore un certain nombre d'autres disques, mais qui ont laissé des traces moins profondes dans mon disque dur.

J'ai encore, néanmoins, dans l'oreille cette chanson gravée sur une cire illustrée en couleur, depuis longtemps perdue corps et bien : « Ah mesdames, voilà du bon fromage, voilà du bon fromage au lait qui vient du pays de celui qui l'a fait ! ». Alors là, on peut dire que voilà du texte !!! Ensuite, de fil en anguille, j'ai embrayé sur les 78 tours récupérés de je ne sais où par mes parents, dans le beau meuble Schaublorenz regroupant la radio stéréo et l'électrophone : « Qu'il fait bon chez vous, maître Pierre ! », « Les filles de Cadix » et quelques autres raretés anciennes.

Et puis les 33 tours du coffret de 10 vinyles classiques de la "Guilde du disque" qui offrait tous les grands tubes de la "grande musique" où il était question de "Mont chauve", de "Polovtsiennes", de "Danse macabre" et d' "Apprenti sorcier". Et puis la curieuse sonorité de la guitare rock d'un nommé Duane Eddy, et puis les Shadows, et puis ... et puis ... Je n'en finirais pas. J'ajoute, pour clore sur cette "entrée en musique", que je n'ai pas tardé à succomber à une autrement grave addiction : la radio. C'étaient les Grandes Ondes, et avant tout Europe N°1, avec tout ce que les variétés françaises ou anglo-saxonnes pouvaient offrir de chanteurs et de groupes yéyés, "Salut les Copains", rock, pop et chansons "à texte". 

Tous ces préliminaires étaient peut-être nécessaires pour en arriver à mon entrée dans le bureau du Grand Patron, le "Saint des saints" de toute la musique européenne : tout le monde a compris, j'espère, pourquoi j'ai intitulé le présent billet "Jean-Séb.". Or, on n'entre pas dans cette cathédrale comme dans un moulin. Il faut trouver un intermédiaire qui accepte de vous introduire. L'ambassadeur qui m'apporta la convocation s'appela, je n'ai pas honte de le dire, Jacques Loussier

Comment ce "Play Bach n°1" s'est-il retrouvé à inaugurer ma collection ? J'ai oublié. J'avais 16 ans, mes parents, qui voulaient sans doute favoriser mon goût visible, audible et prononcé pour la musique, m'avaient offert un imposant électrophone stéréo Philips, dont le couvercle était constitué par deux hauts-parleurs à brancher et à disposer de telle et telle manière.

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Quand j'ai entendu pour la première fois le pianiste jouer le "Prélude n°1", et surtout quand il attaque le tempo accéléré où, avec ses complices Garros et Michelot, il métamorphose l'imperturbable régularité en un morceau diablement syncopé, comme le font les jazzmen dans leurs improvisations, je me suis dit aussitôt qu'un monde s'ouvrait à ma curiosité. Qu'est-ce que c'était que cette musique qui autorisait qu'une telle modernité pût impunément s'en servir sans dénaturer pour autant les bases harmoniques et mélodiques de sa composition ? Il y avait là, pour mes oreilles, quelque chose d'énorme et de profond qui s'ouvrait. C'était Jean-Sébastien !

Je me suis procuré, au fur et à mesure de leur parution, les cinq albums de "Play Bach" du trio Loussier-Garros-Michelot. Le plus étonnant, c'est qu'après six décennies, ils figurent toujours dans ma discothèque, alors que d'autres cires estimables se sont perdues en route. Oh, certes pas dans l'état neuf où je les avais trouvés, mais encore assez nets pour passer sans trop de désagréments sur la platine vinyle. Et si je ne les écoute plus aujourd'hui avec l'émerveillement de la découverte, j'y prends encore un plaisir extrême.

PLAY BACH.jpg

Les cinq disques qui ont ouvert mes oreilles aux fondamentaux universels de la musique européenne.

Pour être franc et complet, il faut que j'ajoute l'autre clé artistement ouvragée qui ouvre sur le monde jean-sébastianesque : le groupe dirigé par Ward Swingle, grand connaisseur et grand "passeur" des œuvres du Grand Maître. J'ai nommé "Les Swingle Singers". En leur sein, on comptait Christiane Legrand, la propre sœur de Michel, ainsi que d'autres anciens membres du groupe de jazz vocal Les Double Six (dont Swingle lui-même). Le titre de leur disque : Jazz Sébastien Bach. 

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Quoi qu'il en soit et qu'il s'agisse du trio Loussier ou des Swingle, cette époque fut comme une rampe de lancement. Je me suis mis à guetter toutes les apparitions de Jean-Sébastien dans le paysage. Ce furent alors les "Cycles Bach" organisés dans diverses salles et églises de Lyon, auxquels j'assistais en compagnie d'Alain, un vieux pote. Nous eûmes droit, par exemple, à de grandioses Brandebourgeois dans le transept de Saint Pothin et à une grandiose Passacaille et fugue à Saint Bonaventure. Alain et moi fûmes fidèles à Bach pendant quelques années, jusqu'à ce que nos trajectoires divergeassent (oui oui, l'imparfait du subj.).

Et puis il y eut les disques. Le premier de ma centaine de vinyles "Jean-Séb." fut celui des Sonates et Partitas pour violon seul, déniché dans les bacs de La Clinique du tourne-disques, magasin de la rue Joseph-Serlin, jouées par un certain Jean Champeil.

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Je dois dire que cette galette m'a percuté de plein fouet, à cause d'un morceau que tous les amateurs connaissent comme "l'Everest" du violon pour les instrumentistes : la "Chaconne", le feu d'artifice de 14 juillet qui clôt la 2ème Partita. Champeil était violon solo chez Lamoureux et soliste à l'Opéra de Paris. Certes pas le plus grand violon de tous les temps, mais c'est quand même ce deuxième ou troisième "couteau" qui m'a apporté la révélation de cet incontournable et absolu chef d'œuvre. Merci monsieur. Et puis cerise sur le gâteau : un gros cahier imprimé sur papier bible avec la partition, dont la version originale de la Ciaccona, de la main même de Bach !!!

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Ci-dessus les quatre premières mesures de la "Ciaccona".

On dira sans doute que je suis entré dans l'univers Bach par la petite porte, presque la "porte de service", comme on disait à Paris autrefois. Je le reconnais sans problème et sans honte. Mais franchement, Jacques Loussier, Christian Garros et Pierre Michelot comme Grands Chambellans chargés de vous introduire dans le Salon d'Honneur en clamant votre nom, il y a pire. Bon, c'est vrai que, étant allé entendre un concert donné par le trio à la salle Molière, j'avais trouvé glaçante l'ambiance dans laquelle il s'était déroulé : tous trois dans le contrôle, très sérieux et très guindés dans leur costard noir, chemise blanche et nœud pap., pour moi qui passais régulièrement des soirées dans la cave joyeuse et enfumée du Hot Club de Lyon, ça la fichait plutôt mal.

Reste cependant la raison d'être de ce billet : le monument Jean-Sébastien, avec les innombrables ouvriers  qui se chargent de l'entretenir et de le faire briller. Je pense par exemple à madame Corinne Schneider, grâce à qui le culte de cette musique perdure sur France Musique tous les dimanches matins, perpétuant pour les vieux fidèles comme moi l'action d'un Jacques Merlet, d'auguste mémoire. C'est un drôle de monument, ce « vieux Bach », comme l'appelait avec un immense respect l'empereur Frédéric II : nul jusqu'à ce jour n'a réussi à en accomplir un tour complet ni à en épuiser la substance. 

Mais Jean-Sébastien Bach n'a pas besoin de l'éloge du minuscule quidam qui se permet ici de célébrer ce géant. 

dimanche, 09 septembre 2018

JOURNAL DE FRÉDÉRIC BEUTTER

UN VOYAGE EN RUSSIE EN 1863.

Le texte transcrit ci-dessous est un extrait du Journal de Frédéric Beutter (1827-1909), le grand père de mon grand père Paliard. Frédéric Beutter, né à Constance, épousa en 1861 Sophie Paliard, fille de Jules Paliard, fabricant d'armes à Saint-Etienne, et de Hortense du Colombier. F. et S. eurent pour premier enfant une fille qu'ils appelèrent Hortense qui, plus tard, épousa Pierre Félix Elisé [sic] Paliard, son cousin et mon arrière-grand-père.

PALIARD VIALLETTON FUSIL.jpg

 Fusil de chasse à canons juxtaposés

sorti des ateliers Paliard et Vialetton.

Ce texte relate le voyage commercial que Frédéric Beutter fit en 1863 en Russie, pour le compte de la maison Appold et Schulthess, de Lyon. 

Ne disposant pas du manuscrit original, je donne ici le texte tel que le livre une version dactylographiée sur une vieille machine à écrire, en je ne sais pas quelle année et dans des circonstances que j'ignore, par une personne qui n'avait apparemment pas d'affinités avec l'orthographe des noms propres, surtout allemands (fluctuante et le plus souvent invérifiable). J'imagine que l'écriture manuscrite de l'auteur (d'origine germanique) y est pour quelque chose.

Cette version étant parfois à la limite de la lisibilité (deuxième ou troisième carbone, pour ceux qui savent encore ce que ce fut), je me suis résolu à en retranscrire intégralement les 198 pages, augmentées des 7 pages du « Carnet Spécial » consacré par Frédéric Beutter à la relation plus détaillée de son voyage de noces. Voici quelques-unes de ces pages. Je tâche d'éclaircir quelques points par des références entre crochets. Les indications en rose indiquent les numéros des pages du tapuscrit. Je corrige les fautes d'orthographe manifestes. La ponctuation est laissée telle quelle.

A tort ou à raison, je considère un tel document comme exceptionnel et sa détention comme un privilège. Malgré le fait que Frédéric Beutter ne soit pas un écrivain (on s'en aperçoit vite), j'ai jugé bon d'inscrire ce billet dans la catégorie "Littérature". 

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Frédéric Jacques Félicien Beutter (1827-1909).

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Henriette Sophie Beutter, née Paliard (1839-1922).

On est en 1863.

VOYAGE EN RUSSIE

01 25 : Aujourd’hui Dimanche, après avoir depuis quinze jours travaillé énormément pour préparer mes affaires, nous mangeons pour la dernière fois aux Gauds [lieu où habite sa belle-famille] ; après dîner j’arrange mes bagages, le soir nos amis Fiedmann [Friedmann ?] soupent avec nous et je vais à 10 heures un moment chez Fraisse & Merley faire un trio avec Mlle Marie et Truarts [Frédéric Beutter joue assez bien de l'alto].

01 26 : A 8 heures du matin, je prends congé de ma chère femme et de mon enfant et accompagné par l’ami Fiedmann jusqu’à la gare, je pars à 8 heures par un temps magnifique. Arrivé à Lyon, je suis très bien reçu pas ces Messieurs [Appold et Schulthess, toujours ainsi nommés] qui me remettent des colis de Lyon et Fr 1.000 espèces. Je pars de Lyon à 8 heures du soir et fais le trajet à Paris très agréablement avec Mr Ferdinand Balaÿ.

01 27 : Je descends au Grand-Hôtel, et je fais une visite à Holop, Gonon et Julien ; au café on me parle de la révolution en POLOGNE, ce qui m’inquiète un peu. Je déjeune avec Holop, dîne avec Julien, et lance une dépêche à ma chère fille Hortense, le soir je vais au Gymnase entendre Les Ganaches [pièce de Victorien Sardou].

01 28 : Je pars de PARIS par LIEGE et COLOGNE pour LIEPZIG [sic] où j’arrive le lendemain à 10 heures du matin.

01 29 : Je vais voir Kettenbeit, et ne réussis pas à arranger à l’amiable son différend avec la maison ; je dîne chez lui et le soir, j’assiste à un très beau concert au Gewonndhaus [sic, pour Gewandhaus].

01 30 : A 7 heures du matin je pars pour Berlin où j’arrive à 11 heures, je me fais promener en ville et au Thiergarden [sic], je suis enchanté de tous ces beaux monuments, rues, palais. Le soir j’assiste à un superbe ballet : « Elestra » [Electra oder die Sterne, musique de Peter Ludwig Hertel] où je vois danser Mr Faglioni [Taglioni] et je suis ravi de ces beaux décors et de ce superbe théâtre. Après le théâtre, je soupe à mon hôtel (de Rome) et je pars ensuite en prenant un billet jusqu’à EYDTKUHNEN [aujourd'hui Tchernychevskoïe, du côté de Kaliningrad]. [13]

01 31 : Je fais le trajet par la Prusse, très agréablement et admire en passant le beau pont de DIRSOHAU [Dirschau] où il faut quatre minutes de chemin de fer pour passer, nous arrivons très gaiement jusqu’à HALLOPUNEN quand le chef de Station prie tous les voyageurs pour la RUSSIE de descendre car la route de POLOGNE était coupée par les insurgés et qu’il était impossible d’aller plus loin vu que EYDTKUHENE était rempli de réfugiés, je lance une dépêche à Lyon et retourne à KONISBERG où je descends à l’hôtel Janssouri [Sanssouci].

02 01 : Comme je suis déjà allé plus de dix fois à la gare, pour savoir des nouvelles, et que personne ne peut ou ne veut … rien me dire j’écris une lettre désolée à la maison et à ma chère femme et suis au désespoir de ne pouvoir atteindre le but de mon voyage. Je jette les deux lettres à la boîte et j’apprends que demain on va de nouveau essayer de passer. Je reprends donc à ma grande joie mes deux lettres, grâce à l’obligeance de l’employé de poste, et je pars à nouveau à 3 heures pour EYDTKUNEN où j’arrive à 7 heures du soir, en route je fais connaissance avec notre expéditeur Mr Rosa, qui me présente à tous ses amis et nous passons la soirée très gaiement en chantant et buvant du champagne jusqu’à minuit.

02 02 : Nous partons d’EYDTKUHNEN à 10 heures du matin et passons la frontière RUSSE, drôle d’impression en voyant pour la première fois un « Cosaque ». Mr Rosa m’accompagne à WISBALLEN, me fait changer mon argent, fait visiter mes bagages et m’installe dans un beau wagon de 1ère classe, nous passons par la POLOGNE très inquiets, sommes souvent arrêtés pour laisser passer des convois de troupes, et arrivons sans obstacle sérieux à Saint-PETERSBOURG, rencontre d’un vieux bonhomme qui nous demande des nouvelles de la route et en échange nous conduit à l’hôtel Klée où je demande de suite s’il n’y a pas quelqu’un de Lyon, car je suis presque au fond de ma bourse. J’y trouve Mr Deger de PARIS qui m’accueille très bien et me dit qu’il part avec moi le lendemain pour MOSCOU.

02 04 : Nous partons à midi et faisons le trajet très agréablement en causant du passé et en nous racontant nos biographies ; le temps n’est pas très froid et ce n’est que depuis WILNA que j’ai trouvé de la neige ; nous arrivons le lendemain matin à 10 heures à Moscou où à ma grande joie je trouve l’ami Revel à la gare, qui m’emmène dans son traîneau. Après avoir été très gracieusement accueilli par Mme Revel, je lance une dépêche à ma chère femme pour lui annoncer mon heureuse arrivée.

02 06 : Le lendemain Mr Revel nous propose de nous tutoyauter [sic] ce que j’accepte de grand cœur. Il m’accompagne et me présente chez tous nos clients : Mrs Klein, Hadt, Schmahlmann, Schlesinger Frère, et grâce à lui, je suis reçu partout comme un vieil ami ; le soir après la besogne finie, il m’emmène au théâtre où je vois des ballets magnifiques (Mlle Debideff) dans un théâtre superbe, immense, d’où j’entends des Opéras très beaux et très bien exécutés ; après le théâtre nous allons d’habitude chez Mme Miller où nous faisons une promenade magnifique en Droike [sic] à KRILNER, en passant devant l’ancienne résidence de Napoléon 1er en 1812. [14]

02 08 : Aujourd’hui Dimanche à 10 heures Revel m’emmène au Kremlin, nous rentrons par la porte sacrée où tout le monde se découvre en passant, je suis très vivement affecté par l’aspect de ce vénérable Kremlin, avec ses murs crénelés, ses églises dorées ou bariolées, ses palais grandioses, son cachet oriental, et nous avons une vue magnifique sur toute l’immense ville de MOSCOU par un temps magnifique malgré le – 28° de froid. Aujourd’hui arrivent chez Revel ses deux belles-sœurs de NISOOHNI [probablement Nijni Novgorod] Mmes Mariokin et Poeteren avec lesquelles je deviens bientôt très intime, elles me brodent un bonnet et me remettent leurs photographies avant de partir. Je fais d’assez bonnes affaires malgré l’état calme de la vente, je m’amuse beaucoup et passe mon temps agréablement ; j’ai beaucoup de succès par mes chansonnettes et suis bien vu partout ; l’ami Revel me montre chaque jour quelque chose de nouveau, me mène prendre des bains Russes et me traite absolument comme si j’étais son fils ; pendant mon séjour je visite le Kremlin et les églises, où je suis étonné par les immenses richesses enfouies sur [sic] les vêtements sacerdotaux : perles, diamants, rubis, etc. J’assiste aussi une fois à un office religieux et je suis ravi par le parfait chant (quatre voix d’homme) qui résonne comme un orgue. Revel ne me laisse pas dépenser un centime, je loge chez lui comme si j’étais de la famille et il me fournit même des cigares excellents (50) ; après avoir passé trois semaines bien agréables et fait des affaires très satisfaisantes, je commence mes préparatifs de départ et reçois le 28 février de l’ami Paul Revel pour cadeau de noces un superbe manchon et collier en marthre [sic] pour Sophie ; ce magnifique cadeau après tant de bienfaits de sa part m’a ému jusqu’aux larmes et jamais je ne pourrai remercier assez ce brave ami de tout ce qu’il a fait pour moi.

3 01 : Après avoir laissé mes photographies à mes divers amis, clients et après avoir fait mes adieux partout, je pars de MOSCOU à midi par un temps magnifique accompagné à la gare  par Mr et Mme Revel  et Messieurs Blimberg et Edmhoff ; quoique je sois excessivement content de recommencer mon voyage pour rejoindre ma chère femme et Hortense et mes amis, mais la séparation de ces bons amis de MOSCOU m’attriste beaucoup et je dois leur promettre de revenir sans faute l’année prochaine ; j’arrive à Saint-PETERSBOURG le lendemain matin, et à mon grand plaisir j’entraîne une affaire pour Lyon, avec une très bonne maison, qui m’avait été indiquée par Revel ; dans l’après dîner je fais une magnifique promenade sur la rue magnifique de Newoky, aux îles Petrowsky, Elgina, etc. en passant la Newa en traîneau attelé de quatre rennes. Je passe devant le superbe palais impérial avec l’arc de triomphe en face, je visite la citadelle où je vois le tombeau de Nicolas, la maison de Pierre le Grand, et les statues de Pierre le Grand et Nicolas, je visite les superbes églises de Isaac Casansky, avec leurs magnifiques sculptures, riches autels, superbe colonnes en marbre vert Casankry et construits d’après le modèle de Saint-Pierre de Rome, j’y suis douloureusement affecté en y voyant des drapeaux Français pris en 1810-12 étalés sur les murs.

03 03 : Après avoir fait mes affaires et recommencé ma promenade dans la ville, que je trouve excessivement intéressante, j’assiste le soir à un très beau concert dirigé par Richard Wagner ; 130 excellents musiciens exécutent la Symphonie Héroïque de Ludwig van Beethoven et quelques très [15] beaux fragments de Tamhausur [sic, tout le monde devine] à la perfection, je suis enthousiasmé autant par le concert que la belle assemblée et la superbe salle ; j’y rencontre un capitaine qui connaît Saint-Etienne.

03 04 : Aujourd’hui veille du jour de ma fête par un temps splendide je pars de PETERSBOURG à Midi, nous passons WILNA, KOWNO, et toute la POLOGNE sans aucun obstacle grâce au déploiement formidable de troupes Russes, nous arrivons le lendemain soir en bonne santé à Wirballen et après à EYDTKUHNEN où je retrouve mes amis qui sont tous contents de me revoir. : le soir même j’arrive encore à KONISBERG au même hôtel Sanssouci  seulement cette fois très content et très heureux de mon beau voyage en RUSSIE.

lundi, 02 mars 2015

MORT DE LA MÉLODIE

3

 

Dans le domaine de la musique, le cataclysme a été particulièrement brutal. J’ai tellement (de mon point de vue) abordé la question que j’ai l’impression de me répéter. Tant pis. Que s’est-il passé, dans la musique, par exemple avec le trio de l’école de Vienne (Schönberg, Berg, Webern) ?

 

Sans vouloir faire mon pédant, je pense à la frénésie d’innovation qui a touché la peinture, la musique et la poésie dans la deuxième moitié du 19ème siècle : la mélodie continue de Richard Wagner, le divisionnisme des couleurs de Claude Monet, le vers libre de Jules Laforgue.

 

Aujourd'hui, on appelle ça, de façon fort anodine, de "nouveaux moyens d'expression". A l'époque, c'était tout à fait déstabilisant. On s'est rendu compte qu'en fait, ça ne l'était pas plus que l'avènement de la civilisation industrielle dans son ensemble. Et cette révolution-là est sans doute la seule à avoir réussi, triomphé, à s'être imposée comme nouvel ordre mondial.

 

Tout le monde semble avoir admis, dans les milieux « informés », que ceux qui viennent après les prédécesseurs ont de ce fait le devoir de faire quelque chose de différent. D'oublier ce qui leur a été laissé par eux. D'ajouter par force quelque chose à l'héritage, dans un geste non dénué de rejet et de négation. On ne veut surtout pas imiter : il faut être soi-même !

 

L'évolution innovante était jusque-là une conséquence des activités humaines. L'innovation est devenue un but en soi, un objectif obsessionnel, le seul principe. Dans la grande compétition mondiale, l'innovation est une condition de la survie. « Développement personnel », c'est un impératif. « Deviens ce que tu es » est désormais un Graal. Quelle farce, quand on y pense, et quand on pèse la valeur d'un individu dans l'économie marchande.

 

Le schéma qui s’est imposé dans tous les esprits et dans tous les domaines de la civilisation est celui du Progrès, de l’évolution, du changement permanent : aller de l’avant. On ne sait pas vers quoi, mais allons-y, marchons. C’est le mot d’ordre, en fin de compte, dicté par le 20ème siècle. On en a vu les cataclysmes ailleurs que dans les guerres, la Bombe, les camps : la peinture abstraite, la poésie dadaïste, la musique sérielle. Table rase.

 

Conséquence dans les arts en général, et dans la musique en particulier : ce qui était le simple seuil d’un lieu où l’on entrait quand on acceptait de se faire initier (ou qu’on recevait l’éducation pour) est devenu un fossé qui n’a cessé de se creuser entre les faiseurs et le public. Les premiers ont cessé de produire en pensant que ce qu’ils faisaient était destiné à être ensuite vu, lu ou entendu par le second.

 

L’atelier du peintre, du poète et du compositeur sont devenus des laboratoires, où ils ont expérimenté des formules jusqu’alors inconnues. Orgueilleusement retirés derrière les parois de leurs vases clos, ils ont cessé de respirer le même air que le public, ils se sont alors considérés comme des inventeurs, des savants, touillant dans leurs cornues et autres athanors des alliages inédits de substances, pour voir ce qui en sortait. Avec l’espoir de pouvoir observer un jour, au fond de leur creuset, on ne sait quel or.

 

Dans le domaine musical, on a commencé par réduire en poussière la tonalité, l’agencement hiérarchique des intervalles, bref, tout ce qui avait fait de la musique, pendant quelques siècles, un bien commun aux musiciens et au public. Première manifestation de dadaïsme musical, comparable à la méthode de composition poétique de Tristan Tzara, qu’Henri Bosco tournait en dérision dans Pierre Lampédouze.

POEME LAMPEDOUZE.jpg

Bosco se paie la tête de Tzara, mais aussi du pape du surréalisme, André Breton : la dernière ligne est un classique "cadavre exquis".

Edgard Varèse poussa le bouchon un peu plus loin, dont on est prié de considérer le Désert de 1954 comme une œuvre musicale à part entière. Le langage musical a continué à « s’élargir », faisant feu de tout bois : l’électronique a permis à Martenot ou Theremine d’inventer vraiment de nouveaux sons, mais c’étaient d’abord des ingénieurs. Je me demande s’il n’y a pas un peu de sérendipité dans la mise au départ de leurs appareils. Les synthétiseurs de sons (Moog, Korg, Roland, …) sont des extensions de la chose.

 

Le dernier pas à franchir le fut par Pierre Schaeffer, qui a résumé son programme dans son Traité des objets musicaux. Rien que le titre indique assez l’intention du monsieur. Selon lui, dans la musicon (autre branche de l’arbre qui a donné l’arcon), tout est bon, à commencer par les sons possibles, que le magnétophone permettait d’enregistrer ce qu’on entendait dans la nature, dans la rue, dans les usines, etc.

 

On ne peut rien contre l’évolution, on n’a pas le droit de s’opposer au Progrès, à l’innovation, au perpétuel besoin humain d’inventer du nouveau. C’est ce qui se dit. Eh bien je dis non. Je refuse de faire mon colocataire du cataclysme artistique érigé en principe. Je refuse d’habiter dans des sons qui prennent mon oreille à rebrousse-poil.

 

Plus généralement, je tiens pour peu de chose tous les petits messieurs du monde de l’art qui, sous couleur de « création » et d’ « innovation », se font un métier de produire des œuvres, des spectacles « dérangeants » pour le destinataire, tous ces gens de théâtre aussi (opéra compris) qui croiraient déchoir s’ils n’imposaient pas au spectateur les multiples formes d’agression qui leur passent par l’esprit.

 

Leur arrogance est grande.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Note : désolé, il y aura un supplément.

 

mardi, 24 janvier 2012

AU FIL DE "LA RECHERCHE" (5)

Résumé : La façon dont PROUST conduit « Un amour de Swann » est donc un chef d’œuvre par sa progressivité.

 

 

***

 

 

On admire que tout se passe indépendamment de la volonté de Swann. Odette ne lui plaît pas. C’est elle qui a décidé de se placer dans son champ de vision, d’y cultiver la rémanence de son image. C’est par effraction que le sentiment amoureux s’introduit en lui. Et il entre dans l’amour à reculons. Il en jouit naïvement, tout en se permettant de courir toujours la cuisinière et la couturière. La leçon est claire : l’amour rend bête. Il dit le plus grand bien des Verdurin, l’idiot.

 

 

L’histoire commence à devenir drôle quand Odette s’éloigne de Swann. PROUST se débrouille qu’on n’ait pas plus que ça de sympathie pour ce presque « grand seigneur » juif, ami des princesses et du boulevard Saint-Germain, qui se dévoie avec des parvenus et des nouveaux riches. L’auteur détaille minutieusement les soupçons qui commencent à se glisser dans son esprit, les efforts et démarches qu’il fait pour rester dans les bonnes grâces d’Odette.

 

 

 

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Il narre par le menu les allées et venues qu’il fait dans sa voiture, conduite par Lorédan (ainsi nommé parce que dans l’esprit de Swann, il ressemble au doge de Venise peint par BELLINI), puis par un remplaçant, quand Odette lui dit qu’elle ne supporte plus celui-ci. Il raconte cette soirée où, bourré de soupçons sur des infidélités qu’elle lui fait avec Forcheville, il va toquer au carreau qu’il croit être de sa fenêtre, et où ce sont deux vieux très surpris qui ouvrent, à sa grande confusion.

 

 

Bref, il se ridiculise. L’épisode amoureux dure (sans que ce soit nettement précisé) quand même quelques années. Il se termine ainsi : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pôur une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! ».

 

 

EPISODE 3 : NOMS DE PAYS : LE NOM

 

 

Ce « chapitre » clôt le livre sur la juxtaposition de trois thèmes : la rêverie du garçon sur les noms, les rencontres avec Gilberte Swann aux Champs Elysées, et le Bois des femmes, autrement dit le Bois de Boulogne.

 

 

Pour lui, le nom de Balbec, d’après ce que Legrandin et Swann lui en ont dit : l’un en parle comme de la partie terminale de la civilisation, à moitié sauvage, habitée par des pêcheurs, des brouillards et des tempêtes ; l’autre parle de la petite église de Balbec, « le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière ! on dirait de l’art persan ». Du coup, la rêverie « mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec celui d’une tempête sur la mer ».

 

 

L’indicateur des chemins de fer soutient sa rêverie du nom de toutes les gares de Bretagne dont les sonorités se parent de couleurs particulières (MESSIAEN affirmait voir un bleu outremer dans telle harmonie, etc.). On apprend aussi que les chambres de Combray sont « saupoudrées d’une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote ». Cette liste est extraordinaire, ne trouvez-vous pas ?

 

 

Un des intérêts de ce « chapitre » est que le narrateur parle de ce qu’il est « avide de connaître » : « ce que je croyais plus vrai que moi-même ». Il y revient plusieurs fois.

 

 

Il imagine ensuite Venise et Florence (« le Ponte Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses et d’anémones » : le pauvre, s’il y allait aujourd’hui, il y verrait surtout les fabricants d’objets en or). Il imagine les peintres dont il a vu des reproductions.

 

 

 

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CANALETTO

 

 

 

On assiste ensuite à ses rencontres avec mademoiselle Swann aux Champs Elysées, son amour pour elle, et les tourments qu’il éprouve quand il sait qu’elle sera absente tel jour. Chacun de ces gamins est doté d’une bonne. C’est là qu’on retrouve Françoise, d’ailleurs. Les enfants « jouent aux barres ».

 

 

J’ai eu la très curieuse impression de revoir les affres amoureuses de Swann pensant à Odette. Il s’ingénie à analyser ce qui se passe en lui. Son œil est aiguisé, et appuie sur le contraste irréductible entre l’image intérieure qu’on se fait d’une personne et la réalité objective de cette personne.

 

 

On lit dans ce passage une phrase assez ahurissante. Swann vient parfois attendre et chercher sa fille, sans toutefois daigner saluer le narrateur, avec la famille duquel une brouille s’est installée depuis le mariage avec Odette.

 

 

Gilberte et lui vont jusqu’à une baraque où une dame vend des friandises. Elle est particulièrement aimable avec eux « – car c’était chez elle que M. Swann faisait acheter son pain d’épice, et par hygiène, il en consommait beaucoup, souffrant d’un eczéma ethnique et de la constipation des Prophètes – ». J’avoue que la phrase me laisse sur le cul (pardon pour l’élégance). « Eczéma ethnique », « constipation des Prophètes » ? C’est du brutal.

 

 

Il pousse parfois ses promenades avec Françoise jusqu’au Bois de Boulogne, où des gens distingués se croisent, et où surtout Mme Swann se promène, parfois en voiture, parfois à pied, « dans une polonaise de drap, sur la tête un petit toquet agrémenté d’une aile de lophophore, un bouquet de violettes au corsage ».

 

 

Odette, de sa voiture, envoie aux messieurs qui la saluent au passage des sourires, dont l’un veut dire : « Je me rappelle très bien, c’était exquis ! », l’autre : « Comme j’aurais aimé ! ç’a été la mauvaise chance », le suivant : « Mais si vous voulez ! Je vais suivre encore un moment la file et dès que je pourrai, je couperai ». Non, Odette ne se refait pas.

 

 

La fin est consacrée à l’aspect artificiel et composé du Bois de Boulogne, qui : « répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres ». On trouve répété de page en page le mot « factice ». En fait, l’essence du Bois est de servir de cadre aux évolutions des belles promeneuses.

 

 

Quelques phrases à relever, quand il considère le passage du temps et la disparition de la beauté dans le passé : « Quelle horreur ! me disais-je : peut-on trouver ces automobiles élégantes comme étaient les anciens attelages ? Je suis sans doute déjà trop vieux, mais je ne suis pas fait pour un monde où les femmes s’entravent dans des robes qui ne sont même pas en étoffe ». « Quelle horreur ! Ma consolation, c’est de penser aux femmes que j’ai connues, aujourd’hui qu’il n’y a plus d’élégance ».

 

 

Ainsi finit Du Côté de chez Swann. Que me reste-t-il de la lecture ? Pas facile à dire. La première chose qui me frappe, c’est que j’ai lu déjà deux fois A la Recherche du temps perdu, et j’ai l’impression, aujourd’hui, que je n’avais jamais ouvert le livre.

 

 

Il y a bien des éléments qui m’étaient restés, Swann et Odette, la maison de Combray, etc. Mais d’une manière générale, en l’ouvrant pour la troisième fois, c’est comme si c’était la première. Peut-être que c’est toujours la première fois, après tout.

 

 

Ce que je trouve incommensurable et inextricable, c’est l’infinité des détails qui composent le récit, une matière tellement foisonnante, une végétation tellement luxuriante qu’il est impossible à l’observateur de tout saisir, de tout retenir. Impression que MARCEL PROUST a fait le choix de cette  syntaxe hors du commun pour se donner la capacité d’embrasser un vaste univers de sensations, d’aperçus.

 

 

Syntaxe hors du commun : je n’apprends rien à personne. Les phrases de MARCEL PROUST sont construites de manière à ce que le lecteur, quand il arrive au milieu, doit revenir au début pour rétablir mentalement la structure grammaticale. Je comparerais ça à la marche dans une forêt vierge encombrée de lianes : on avance de quelques mètres, on se retourne, et il est impossible de seulement discerner le point où l’on était auparavant. Oui, c’est inextricable.

 

 

PROUST ne s’y prendrait pas autrement, s’il voulait se donner les moyens d’envisager la vie subjective et le monde extérieur dans leur complexité et jusque dans les plus subtiles de leurs interactions. Autant dire que la lecture de ce monument littéraire est par définition et définitivement inépuisable : l’auteur s’est ingénié à entrelacer considérations et données comme des ronces inermes grimpant autour du lecteur, sinon jusqu’à l’étouffer, au moins à l'étourdir. Dans La Recherche, le lecteur est forcément perdu (pardon pour le jeu de mot, trop évident pour que je m’en prive). En réfléchissant un peu, je comprends mieux cette histoire de « première fois ».

 

 

Faut-il aimer la musique de RICHARD WAGNER pour aimer La Recherche du temps perdu ? C'est probable. Songez que pour aller d'un bout à l'autre de la Tétralogie, il ne faut pas moins de quinze heures et quinze minutes, sans compter les trajets, les entractes et les collations. Non, je rigole, mais il y a de ça. Combien d'heures, quand même, pour aller d'un bout à l'autre de La Recherche ?  J'arrête.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

 

 

 

mercredi, 28 décembre 2011

LA GRANDE MUSIQUE ET LES TOUT PETITS

La Grande musique et les tout petits est un titre. Celui d’un petit manuel de format 16 x 24 d’initiation musicale à couverture bleue, ornée d'un dessin édifiant : un monsieur en costume sévère et à calvitie respectable est assis à un piano à queue ouvert. Il est entouré de quatre petits enfants assis, un petite fille est debout.

 

Ils le fixent avec un attention dévote. Le sous-titre ? "Commentaire sur les grandes oeuvres de musique classique et moderne enregistrées sur disque." L'ouvrage, agrafé dans l'épaisseur, est édité aux "Editions du cep beaujolais", ce qui n'est pas un mince clin d'œil.

 

Une main enfantine l'a par ailleurs constellé d'exécrables dessins à l'encre lorsqu'elle avait l'âge du préadolescent normal que j'étais, pas tout à fait pubère, mais modèle accompli du crétin clinique, souillant de droites et de courbes médiocres les divers supports de papier que lui offrait le matériel scolaire à sa disposition. Vous avez évidemment compris que j'étais ce crétin.

 

Les têtes humaines de profil ressemblent furieusement à des casseroles, auquelles le nez tiendrait lieu de manche. Allusion subtile, sans doute, à la matière musicale qu'enseignait l’auteur du manuel et professeur, monsieur Hurter (tout le monde connaît la « Sonnette pour casserole et violon sale » de Ladislas Hégésippe Adhémar Loutrel. Il (Hurter) fut mon professeur de musique de la sixième à la troisième. Il faisait acheter son bouquin par tous les élèves, ce qui lui assurait une sorte de rente (modeste).

 

J’ai beaucoup plaint son fils, qui était dans notre classe, rien qu’à cause de la façon coupante dont il appelait le nom : « Hurter », pour le faire venir au tableau : « Viens me réciter ta leçon ! ». Personne n’aurait osé broncher, bavarder ou péter pendant son cours. pas comme les veinards qui avaient monsieur Zaëh. Alors là, c’était la fête ! Cela ne gênait personne, car déjà à cette époque, les salles de musique tendaient à être confinées dans les derniers étages des établissements scolaires. A cause du bruit, j'imagine.

 

Il faut cependant tresser un couronne de laurier à monsieur Hurter. Car c’est chez lui que j’ai découvert que j’avais l’oreille musicale : j’avais presque toujours 20 / 20 aux dictées de notes. Pourquoi n’ai-je pas insisté ? Pourquoi ne suis-je pas devenu musicien ? Vous vous en foutez ? Eh bien je vais vous le dire quand même. Franchement, je me demande si la musique aurait tenu dans ma vie la place qu’elle a tenue – une place finalement impressionnante et inexplicable – si j’en avais fait ma profession.

 

Et puis on me dira ce qu’on voudra, mais le solfège, ça m’est toujours resté rédhibitoire. La définition de "rédhibitoire" ? « Arête de poisson virtuelle restée en travers de la gorge » (définition proposée à l'Académie, qui n'en a pas voulu, allez savoir pourquoi). Méthode lourde ou méthode « ludique », le solfège reste lourd. Même lourdingue. Ou alors c’est moi qui ne le suis pas assez pour lui, je ne sais pas. Au fond, ce qui me chagrine dans le solfège, c’est peut-être ce qui me chagrine dans tout ce qui se présente comme théorie : précisément la théorie.

 

Comme je ne suis pas devenu musicien, je me suis contenté du titre de mélomane. Encore aujourd’hui, ça me frustre, comme bien vous pensez, mais que voulez-vous ? L’avantage que j’y ai trouvé, c’est que je suis né dans un temps où une foule d’objets techniques se sont mis à pleuvoir sur le monde, pour satisfaire les « besoins » des « consommateurs ». Je veux parler de la radio et de l’électrophone. Oui, j'avoue : je suis un enfant des débuts de la consommation musicale régnante.

 

J’ai déjà parlé du supplice que, vers l’âge de huit ans, je faisais subir à ma grand-mère – qui le supportait stoïquement – quand je passais des dizaines de fois sur le vieux Teppaz rouge et blanc, enfin une certaine sorte de « blanc », l’ouverture de Tannhäuser, de Richard Wagner, et l’Etude opus 25 n° 11 de Frédéric Chopin.

 

Le Teppaz logeait dans le placard à portes coulissantes du couloir à gauche au fond, en face du « coffre à papier », au 39, cours de la Liberté, au troisième étage, l’entrée juste à droite de la pâtisserie Bonnat, aux sublimissimes cônes en chocolat et aux superbes sphinx familiaux.

 

L’entrée a gardé jusqu’à sa récente rénovation la plaque devenue noirâtre où était gravé « sonnette de nuit », avec un bouton pour les urgences adressées au médecin, au même étage que l’électrophone. Je n’ai jamais su si le docteur Frédéric Paliard avait été souvent dérangé par cette sonnette. Et quand j’ai voulu dévisser la plaque, en souvenir, il était trop tard : elle avait disparu sous les coups de la rénovation.

 

Le téléphone du 39, cours de la Liberté était « Moncey 17 25 », pour vous dire quelle époque c’était. Chaque quartier avait son central téléphonique. Là, il était rue Moncey (MO, sur le cadran, ça faisait 60). Il y en avait un autre rue Burdeau (BU = 28). Il fut un temps où c’était même un progrès par rapport à l'époque précédente, quasiment paléontologique.

 

Pensez donc, au Mont-Joly, grande maison des Echarmeaux, une boîte en bois verni était fixée au mur. Sur le côté droit, une toute petite manivelle. A gauche, un drôle de cornet noir pendu à un crochet. En façade, une sorte d’entonnoir noir (ben oui !) vissé à la boîte.

 

J’étais si intrigué que je fis comme j’avais vu faire d’autres : je décrochai le cornet de gauche, je plaçai ma bouche devant l’entonnoir noir, puis je tournai la manivelle. Ô merveille, ô stupeur, ô frayeur, une voix (la voix de celles qu'on appelait les opératrices, c'est de l'archéologie) se fit entendre dans le cornet. Inutile de dire que je le reposai dans l’instant.

 

On comprend par cette anecdote qu’une blague qui fit hurler de rire les foules des années 1950, « Le 22 à Asnières », de Fernand Raynaud, a aussi peu de chances d’être comprise des générations actuelles qu’elle l’aurait été de celles de 1870.

 

Je reviens à mes moutons. Nous eûmes longtemps à la maison un électrophone gris (la Guilde) avec un bras blanc large et lourd qui a dû massacrer les dizaines de pauvres disques que nous avons posés dessus. Comme tous les appareils de l’époque, celui-ci accueillait diverses vitesses de déroulement, 78, 45 ou 33 1/3 tours par minute.

 

Je me souviens même d’un engin qui comportait la vitesse de 16 tours / mn, sur lequel j’ai vu tourner un disque et un seul (qu’est-ce que c’était ?). C’était encore au 39, cours de la Liberté, sur la table de la cuisine. Si le format 16 tours a rapidement disparu corps et biens, j’imagine que les fabricants y avaient vu le meilleur moyen de perdre le maximum d’argent à cause du déséquilibre « investissement / bénéfice » induite par la durée excessive de musique dont il aurait fallu doter chaque face du microsillon. 

 

Une pile de lourdes galettes noires 78 tours a atterri un jour à la maison. Elles étaient  à peine protégées par une pochette en papier, découpée au centre pour permettre d’en lire l’étiquette. J’ai encore dans l’oreille quelques titres, parmi lesquels La Belle de Cadix, par Luis Mariano, mais celle-ci est trop célèbre. 

 

Une chanson bien moins connue reste en effet gravée dans mon disque dur : Qu’il fait bon, chez vous, maître Pierre, peut-être chantée par Fernand Gignac. Une chanson populaire exaltant la vie des classes populaires, il y a longtemps. Un peu la même époque, tiens, que Les Grands boulevards, d’Yves Montand (« Je suis tourneur chez Citroën. J'peux pas m'payer des distractions tous les jours de la s'maine »). 

 

L'histoire de "maître Pierre" ? Un gars de douze ans entre comme apprenti chez un meunier, il est heureux de son métier, tombe amoureux de la fille du patron, l’épouse, et pour finir, le meunier meurt, regretté, mais heureux que le moulin soit en de bonnes mains pour continuer à tourner « du Nord à la Bretagne ». Le tableau sans ombre d’une vie limpide et simple comme on n’en fait plus : 

Hardi ! Hardi petit gars !

Bonnet sur l’œil, sourire aux lèvres !

Hardi ! Quand il a deux bras,

Un bon meunier ne s’arrête pas !

 

Je ne suis pas sûr que les bonnes gens qui considèrent ce genre de "variétés" comme désuètes aient bien compris le sens de l'évolution des choses depuis ce temps. Pour lequel je précise tout de suite que je n'éprouve aucune espèce de nostalgie.

 

Voilà ce que je dis, moi.