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jeudi, 04 juillet 2024

JEAN-SÉB. ...

... L'ÉVEREST.

J'ai déjà raconté ici comment je suis venu à faire très tôt de l'écoute de la musique un aliment auditif aussi indispensable et vital que l'air que je respirais. Cela se passait (j'avais entre 6 et 7 ans) au 39, cours de la Liberté à Lyon, chez le docteur où j'étais en pension provisoire, assortie d'une éphémère inscription à l'école Ozanam, bourrée de soutanes, de "tables vertes" et de pupitres à abattant.

Donc, sur la commode de la chambre de mes grands-parents, le tourne-disques et, dans le grand placard aux portes coulissantes, les 78 tours et 33 tours (on ne disait pas encore vinyles). A tout seigneur tout honneur : sur le Teppaz, l'Etude opus 25 n°11 de Chopin (par Braïlowski ?), avec ses cascades fluides à la main droite virevoltant et dansant autour de la solide armature du thème structurant. Pas loin derrière, l'ouverture de Tannhäuser avec ses deux cors (et une clarinette basse, me semble-t-il). J'ai fait sur ces deux une authentique "fixation".

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Première mesure de l'Etude op.25 n°11 de Chopin (après les quelques mesures de l'introduction).

Sans exagérer, ces deux-là, mes "œuvres princeps" en quelque sorte, je les remettais régulièrement vingt ou trente fois de suite, jusqu'à ce que ma grand-mère, si douce épouse de son médecin de mari, me fasse comprendre courtoisement que ça commençait à bien faire. Ce qui me fascinait, c'était de découvrir qu'on pouvait marier deux lignes mélodiques complètement différentes, sans que l'œuvre perde pour autant un seul gramme de sa force et de son charme. Les savants appellent ça "contrepoint", ou "écriture horizontale", opposée à la verticalité de l' "harmonie".

Dans le même genre il y eut aussi le fabuleux duo des flûtes au début de La Moldau de Smetana, qui mariaient leurs volutes acrobatiques. La septième de Beethoven par Furtwängler, avec le deuxième concerto de Rachmaninov par Leonard Pennario, n'est venue qu'un peu plus tard. Oh, bien sûr, en cherchant un peu, il y eut encore un certain nombre d'autres disques, mais qui ont laissé des traces moins profondes dans mon disque dur.

J'ai encore, néanmoins, dans l'oreille cette chanson gravée sur une cire illustrée en couleur, depuis longtemps perdue corps et bien : « Ah mesdames, voilà du bon fromage, voilà du bon fromage au lait qui vient du pays de celui qui l'a fait ! ». Alors là, on peut dire que voilà du texte !!! Ensuite, de fil en anguille, j'ai embrayé sur les 78 tours récupérés de je ne sais où par mes parents, dans le beau meuble Schaublorenz regroupant la radio stéréo et l'électrophone : « Qu'il fait bon chez vous, maître Pierre ! », « Les filles de Cadix » et quelques autres raretés anciennes.

Et puis les 33 tours du coffret de 10 vinyles classiques de la "Guilde du disque" qui offrait tous les grands tubes de la "grande musique" où il était question de "Mont chauve", de "Polovtsiennes", de "Danse macabre" et d' "Apprenti sorcier". Et puis la curieuse sonorité de la guitare rock d'un nommé Duane Eddy, et puis les Shadows, et puis ... et puis ... Je n'en finirais pas. J'ajoute, pour clore sur cette "entrée en musique", que je n'ai pas tardé à succomber à une autrement grave addiction : la radio. C'étaient les Grandes Ondes, et avant tout Europe N°1, avec tout ce que les variétés françaises ou anglo-saxonnes pouvaient offrir de chanteurs et de groupes yéyés, "Salut les Copains", rock, pop et chansons "à texte". 

Tous ces préliminaires étaient peut-être nécessaires pour en arriver à mon entrée dans le bureau du Grand Patron, le "Saint des saints" de toute la musique européenne : tout le monde a compris, j'espère, pourquoi j'ai intitulé le présent billet "Jean-Séb.". Or, on n'entre pas dans cette cathédrale comme dans un moulin. Il faut trouver un intermédiaire qui accepte de vous introduire. L'ambassadeur qui m'apporta la convocation s'appela, je n'ai pas honte de le dire, Jacques Loussier

Comment ce "Play Bach n°1" s'est-il retrouvé à inaugurer ma collection ? J'ai oublié. J'avais 16 ans, mes parents, qui voulaient sans doute favoriser mon goût visible, audible et prononcé pour la musique, m'avaient offert un imposant électrophone stéréo Philips, dont le couvercle était constitué par deux hauts-parleurs à brancher et à disposer de telle et telle manière.

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Quand j'ai entendu pour la première fois le pianiste jouer le "Prélude n°1", et surtout quand il attaque le tempo accéléré où, avec ses complices Garros et Michelot, il métamorphose l'imperturbable régularité en un morceau diablement syncopé, comme le font les jazzmen dans leurs improvisations, je me suis dit aussitôt qu'un monde s'ouvrait à ma curiosité. Qu'est-ce que c'était que cette musique qui autorisait qu'une telle modernité pût impunément s'en servir sans dénaturer pour autant les bases harmoniques et mélodiques de sa composition ? Il y avait là, pour mes oreilles, quelque chose d'énorme et de profond qui s'ouvrait. C'était Jean-Sébastien !

Je me suis procuré, au fur et à mesure de leur parution, les cinq albums de "Play Bach" du trio Loussier-Garros-Michelot. Le plus étonnant, c'est qu'après six décennies, ils figurent toujours dans ma discothèque, alors que d'autres cires estimables se sont perdues en route. Oh, certes pas dans l'état neuf où je les avais trouvés, mais encore assez nets pour passer sans trop de désagréments sur la platine vinyle. Et si je ne les écoute plus aujourd'hui avec l'émerveillement de la découverte, j'y prends encore un plaisir extrême.

PLAY BACH.jpg

Les cinq disques qui ont ouvert mes oreilles aux fondamentaux universels de la musique européenne.

Pour être franc et complet, il faut que j'ajoute l'autre clé artistement ouvragée qui ouvre sur le monde jean-sébastianesque : le groupe dirigé par Ward Swingle, grand connaisseur et grand "passeur" des œuvres du Grand Maître. J'ai nommé "Les Swingle Singers". En leur sein, on comptait Christiane Legrand, la propre sœur de Michel, ainsi que d'autres anciens membres du groupe de jazz vocal Les Double Six (dont Swingle lui-même). Le titre de leur disque : Jazz Sébastien Bach. 

PLAY J.S. BACH SWINGLE SINGERS.jpg

Quoi qu'il en soit et qu'il s'agisse du trio Loussier ou des Swingle, cette époque fut comme une rampe de lancement. Je me suis mis à guetter toutes les apparitions de Jean-Sébastien dans le paysage. Ce furent alors les "Cycles Bach" organisés dans diverses salles et églises de Lyon, auxquels j'assistais en compagnie d'Alain, un vieux pote. Nous eûmes droit, par exemple, à de grandioses Brandebourgeois dans le transept de Saint Pothin et à une grandiose Passacaille et fugue à Saint Bonaventure. Alain et moi fûmes fidèles à Bach pendant quelques années, jusqu'à ce que nos trajectoires divergeassent (oui oui, l'imparfait du subj.).

Et puis il y eut les disques. Le premier de ma centaine de vinyles "Jean-Séb." fut celui des Sonates et Partitas pour violon seul, déniché dans les bacs de La Clinique du tourne-disques, magasin de la rue Joseph-Serlin, jouées par un certain Jean Champeil.

CHAMPEIL CHACONNE.jpg

Je dois dire que cette galette m'a percuté de plein fouet, à cause d'un morceau que tous les amateurs connaissent comme "l'Everest" du violon pour les instrumentistes : la "Chaconne", le feu d'artifice de 14 juillet qui clôt la 2ème Partita. Champeil était violon solo chez Lamoureux et soliste à l'Opéra de Paris. Certes pas le plus grand violon de tous les temps, mais c'est quand même ce deuxième ou troisième "couteau" qui m'a apporté la révélation de cet incontournable et absolu chef d'œuvre. Merci monsieur. Et puis cerise sur le gâteau : un gros cahier imprimé sur papier bible avec la partition, dont la version originale de la Ciaccona, de la main même de Bach !!!

CHACONNE.jpg

Ci-dessus les quatre premières mesures de la "Ciaccona".

On dira sans doute que je suis entré dans l'univers Bach par la petite porte, presque la "porte de service", comme on disait à Paris autrefois. Je le reconnais sans problème et sans honte. Mais franchement, Jacques Loussier, Christian Garros et Pierre Michelot comme Grands Chambellans chargés de vous introduire dans le Salon d'Honneur en clamant votre nom, il y a pire. Bon, c'est vrai que, étant allé entendre un concert donné par le trio à la salle Molière, j'avais trouvé glaçante l'ambiance dans laquelle il s'était déroulé : tous trois dans le contrôle, très sérieux et très guindés dans leur costard noir, chemise blanche et nœud pap., pour moi qui passais régulièrement des soirées dans la cave joyeuse et enfumée du Hot Club de Lyon, ça la fichait plutôt mal.

Reste cependant la raison d'être de ce billet : le monument Jean-Sébastien, avec les innombrables ouvriers  qui se chargent de l'entretenir et de le faire briller. Je pense par exemple à madame Corinne Schneider, grâce à qui le culte de cette musique perdure sur France Musique tous les dimanches matins, perpétuant pour les vieux fidèles comme moi l'action d'un Jacques Merlet, d'auguste mémoire. C'est un drôle de monument, ce « vieux Bach », comme l'appelait avec un immense respect l'empereur Frédéric II : nul jusqu'à ce jour n'a réussi à en accomplir un tour complet ni à en épuiser la substance. 

Mais Jean-Sébastien Bach n'a pas besoin de l'éloge du minuscule quidam qui se permet ici de célébrer ce géant. 

mardi, 24 juin 2014

CHOPIN CONTRE LE COMMUNISME 3/3

Résumé : pourquoi Chopin ? Parce que Chopin, quand il invente sa musique, cherche sa propre vie. Et cette vie est âpre. Comme celle des personnage du livre.

 

GROZNI 1 NICOLAI.jpgKonstantin, narrateur et personnage principal de Wunderkind, de Nikolai Grozni, est un « enfant prodige », un pianiste virtuose promis, comme quelques autres, à un brillant avenir de soliste. C’est la raison pour laquelle le « Parti », confit dans le culte du « Père de la Nation », lui a fait intégrer le « Conservatoire pour Enfants prodiges ».

 

Malheureusement pour lui, Konstantin a la rage. Il est en guerre contre le communisme et les communistes. C'est un bloc de refus. Plus grave, il est en guerre avec le monde : il déteste ses parents, qui ont eu le tort de s’adapter au moule du système. Et ses parents ne l'aiment guère. Pour le coup, à peu près asocial, aimé par personne et n'aimant personne (croit-il), c’est un authentique révolté, qui ne supporte pas le règne de la bêtise la plus abjecte, surtout jointe à la médiocrité la plus criante, qui exercent un pouvoir sans partage sur les êtres et les choses. Son seul exutoire est dans le piano de Frédéric Chopin. Une condition de survie.

 

Il le dit : « S’il y avait une raison de rester en vie, de supporter le torrent diurne de la bêtise, de la détresse, de l’insulte et de la bassesse, c’était bien ces moments de ravissement où je respirais au même rythme que Chopin, où le code secret du divin s’inscrivait dans les airs. Il me suffisait de promener les doigts sur le clavier pour y accéder, pour que les portes s’ouvrent toutes grandes ». Sa relation à la musique a quelque chose de névrotique, de pathologique même. Je le sais : je souffre d'un syndrome clinique voisin, sauf que je ne suis pas pianiste, à plus forte raison virtuose. Je suis obligé de me contenter de.

 

Mais pour lui, c’était ça ou mourir. Le système en effet est tel que si l’on veut espérer survivre, il faut être cinglé. Les seuls personnages vivants, dans Wunderkind, ont tous un grain. Un gros grain. La belle Irina, dont Konstantin se rend compte trop tard qu’il est amoureux, finira d’ailleurs à l’asile, à dix-sept ans, ayant déjà avorté deux fois, capable de déclarer, prémonitoire : « J’ai peur de ne pas atteindre mon vingtième anniversaire. J’ai tout expérimenté, j’ai goûté à tout. Je suis vieille et fatiguée. […]

Ici, le temps ne passe pas à la même vitesse, une année paraît une décennie, voire plus. Mon enfance a pris fin le jour de mes neuf ans. A quatorze ans, j’en avais terminé avec la puberté. Je me suis mariée, j’ai eu des enfants, j’ai voyagé … en quelque sorte. J’ai déjà perdu chacun de ceux qui m’étaient chers. Et tout cela pendant que je jouais de ce foutu violon. Je ne m’en suis même pas rendu compte ». Elle se suicidera. Et le grand Vadim devient militaire, après avoir été chassé de ce « paradis ». Et le superbe Igor le Cygne, un personnage flamboyant, est destitué de son poste.

 

Tous ces adolescents baisent sans amour, se saoulent à  n’importe quoi, fument dès qu’ils le peuvent. La vie les a brutalisés, ils sont vieux avant l’heure. Seule la musique. La musique seule. Comme Irina, Vadim, pianiste prodigieux que Konstantin juge tellement supérieur à lui, est fou à sa façon. L’un des personnages les plus incroyables de tout le livre est professeur de violon. C'est lui qu'on appelle Igor le Cygne. Foutraquement poète, on se demande comment il a fait pour échapper aux camps de travail communistes.

 

Quand il fait répéter quelque sonate de Bach à Irina son élève et à Konstantin (BWV 1014, 1017 et 1018), les envolées lyriques échevelées dans lesquelles il se lance à deux ou trois reprises sont de vrais morceaux de bravoure : « Les démons de la joie ! Le concierge se fait sucer au moment où je vous parle, c’est de la folie. Je n’en peux plus. Voilà longtemps que j’aurais dû m’inscrire dans une chorale d’eunuques. Peut-être que vous devriez tout bonnement vous mettre nus sous le piano à queue pour baiser, Irina et toi, presto, un menuet, peut-être même une sarabande, et je regarderai de loin … Discrètement ! Je ne dirai pas un mot. C’est une proposition à prendre ou à laisser, je vous mettrai à tous les deux un Très Bien. Une affaire à saisir ! Vous ne savez même pas jouer d’un instrument, de toute façon … Petits merdeux ! De mon temps, on répétait dix heures, quatorze heures par jour, on jouait jusqu’à l’aube, on jouait pour rester en vie ». Comme ça sur des pages.

 

Seuls quelques-uns sont en vie, tous les autres sont morts ou ressemblent au « Père de la Nation », à la momie duquel la classe entière est allée rendre visite et hommage : « Tu trouves ça drôle Peppy ? Dis à tes camarades ce que tu as appris. – Qu’on est obligé de remplir le ventre du Père de la Nation de barbe à papa pour l’empêcher de puer ». Ce serait hilarant si ce n'était pas terrible. Le surnom de Peppy est « le Voleur ». Et il ne se fait jamais prendre, même quand il vole des kalachnikovs dans les sous-sols du Conservatoire. Lui aussi fait partie des vivants : il connaît par cœur le manuel de survie en milieu hostile.

 

Et ils sont peu nombreux, les vivants : Igor le Cygne, Irina, Vadim, Peppy, Konstantin, Alexander à la rigueur, bien qu’il sache qu’il peut se permettre d’être insolent, puisque son père est quelqu’un dans le Parti. Il y a aussi « la Coccinelle », le professeur de piano qui considère Konstantin comme le plus doué de ses élèves, et qui finira par émigrer, ayant épousé un Américain.

 

N’oublions pas de nommer le dédicataire du livre : Ilya. Cet oncle du narrateur a passé quasiment toute sa vie à Lovech puis dans l’île de Parsin à casser des cailloux comme « espion des impérialistes ». Apparition d'une ombre fantomatique surgie du fond des âges totalitaires, qui raconte à son neveu l’horreur du camp de travail, où le kapo Gazdov décide, selon son humeur, de la mort de tel prisonnier, dont le cadavre ira engraisser les cochons, dans l'enclos réservé.

 

Le prononcé de la sentence se fait par l’entremise du petit miroir où l’officier invite le condamné à se regarder une dernière fois. C’est ainsi, crânement, que finit l’admirable violoniste appelé « le Maestro » : d’un seul coup de club de golf à l’arrière du crâne, après avoir roulé les pointes de sa moustache, en souriant.

 

Voilà pour le noyau dur des vivants. Tout ce qui les entoure donne l'impression minérale, pétrifiée de la haine (la Hyène, la Chouette, ...). Et la seule « preuve de vie » que les vivants peuvent se donner est la musique qu’ils font, non pas pour « réussir dans la vie », mais parce qu’elle est leur seule manière de donner et de recevoir de l’amour dans ce monde totalement déshumanisé : « Notre corps est la première chose qui disparaît lorsque nous faisons de la musique ». Comme dit Igor, ils font de la musique pour rester en vie. La musique seule.

 

L’urgence, l’absence, l’impossibilité de l’amour, dans cette existence concentrationnaire, est au centre du livre. Toutes les machines humaines qui gravitent autour du noyau des vivants sont des robots, qui se sont résignés à ne pas exister par eux-mêmes, se contentant de fonctionner docilement. Et de se montrer assez cruels avec ceux qu'ils ont sous leurs ordres pour les contraindre à faire de même. Deux issues pour ceux qui veulent rester vivants : le suicide ou la musique.

 

Quel tableau terrible, mes amis !

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Note : je ne sais pas si Wunderkind, de Nikolai Grozni, est un grand (voire même un bon) livre de littérature. Ce qui me reste de sa lecture, c'est le choc reçu au spectacle de l'affrontement meurtrier de deux mondes : d'un côté celui de la musique des grands (Bach, Beethoven, Chopin) et des rares qui se mettent au service de cette expression sublime de la vie à l'état pur (appelons ça l'amour de l'art) ; de l'autre celui d'un système où la musique n'est qu'une brique de prestige parmi d'autres, dans la muraille à l'abri de laquelle s'édifie l'avenir radieux du paradis socialiste, et qui à ce titre constitue la négation même de la vie.

 

Le pays totalitaire, ici, est pris dans une contradiction, un double impératif contradictoire : produire des musiciens qui permettent à la Bulgarie de rayonner dans le monde, mais tout faire, dans le même mouvement, pour qu'aucune tête ne dépasse.

 

Rien que pour l'exactitude radicale dans la peinture de cette bataille  de fin du monde, merci monsieur Nikolai Grozni !

 

 

lundi, 02 septembre 2013

MEANDRES AVEC HENRI BOSCO

L’intéressant, quand on lit en rafale les livres d’un auteur, c’est qu’on perçoit rapidement, en quelques clics de regards successifs, ses tics et formalismes d’écriture, ses obsessions thématiques et ses petites manies. J’avais fait ça – plonger en immersion de longue durée –, il n’y a pas si longtemps, avec les Rougon-Macquart de Zola. Cela m’avait d’ailleurs éloigné de lui. Cette lecture m'avait fait osciller de la gourmandise la plus primaire à l'horripilation la plus stridente.

 

Zola a écrit, dans sa série soi-disant « scientifique », un certain nombre d’ouvrages insupportables (Le Docteur Pascal, La Faute de l’abbé Mouret, …), quelques-uns convenables (Son Excellence Eugène Rougon, …), et quelques autres rigolos (Nana, Pot-Bouille, …). J'en oublie sûrement. Pour moi, le Zola absolument rédhibitoire et pestilentiel réside presque tout entier dans l’infernal effort de démonstration. Tant qu'il se comporte en artiste-peintre, tout va bien. Je marche, parce que ça, vraiment, il connaît, il sait faire, il est très bon.

 

Mais chaque fois qu’il a quelque chose à prouver, il se comporte en bourreau : il ligote le lecteur au poteau de tortures, et lui assène, article par article, tous les commandements de la vraie foi, un nouveau Décalogue, en les détaillant, qui plus est, jusqu’à la plus infime virgule. Souvent caricatural à cause de ça. En un mot, Zola m'emmerde plus souvent qu'il ne m'intéresse. Je crois que le problème de Zola, c'est qu'il veut assener des vérités.

 

Son addition est lourde, consistant à alterner des énumérations dignes de la généalogie de Pantagruel et des raisonnements de commissaire du peuple à Moscou en 1937 : Emile Zola est alors digne du kouign-amann breton, pourtant encore à peu près digeste, même s’il est déjà relativement étouffe-chrétien, et, mieux encore, de l’authentique Christmas-pudding, dont les Britanniques eux-mêmes ne viennent à bout qu’après un usage énergique du burin. C’est d’ailleurs probablement d’une confrontation immémoriale avec le Christmas-pudding que les marins de Sa Majesté tiennent leur visage buriné. Pardon.

 

Sans en subir quelque séquelle que ce fût, j’avais auparavant pratiqué l’immersion de longue durée dans diverses étendues littéraires diversement profondes qui avaient nom Rabelais (immersion permanente), Montaigne (immersion récente) ou Balzac (immersion ancienne). J’avais aussi effectué des plongées de reconnaissance dans certains grands lacs américains nommés Steinbeck, Faulkner, Caldwell et quelques autres. Et ailleurs. Le retour à la surface s’était toujours déroulé sans dommage particulier. J’en avais conclu que Zola est un cas, mais alors un cas vraiment à part, un cas d’école peut-être. En clair : tout ce qu'il ne faut pas faire. En tout état de cause, on ne m’y reprendra plus.

 

L'immersion dans les eaux provençales des livres de Henri Bosco, pour parler franchement, je n’avais pas prévu. J’avais laissé au placard le masque, les bouteilles et les palmes. J’y suis donc allé d’abord en apnée, à faible profondeur. Et puis, je ne sais pas, peut-être que même là on risque l’ivresse ? Allez savoir. Ce qui est sûr, c’est que l’immersion s’est imposée d’elle-même. Il m’en est peut-être venu des branchies, après tout, à force de respirer sous l’eau. Allez savoir. Je garde en mémoire les vrais instants d'une vraie jubilation littéraire.

 

Ce n’est pas le coup de foudre, attention, on n’en est pas là. D’abord, on a passé l’âge. L’emballement de l’homme mûr, j’ai tendance à considérer ça comme un argument marketing développé par des cabinets d’avocats spécialisés dans le divorce, la garde des enfants, la récupération de grosses pensions alimentaires et autres prestations compensatoires, capturées au vol sur les cadavres consentants des maris infidèles et autres quinquagénaires en mal de peau lisse d’adolescentes attardées, celles qui sont à la recherche, tout à la fois, d’une épaule mâle et paternelle, d’un bel intérieur et d’un avenir matériel assuré.

 

Je n’ai aucune envie d'apparaître aux yeux du monde et de ses commérages comme le grand-père de mes enfants, ceux que pourrait soutirer de mes restes de fertilité séminale quelqu’une de ces femelles récentes, avides de sécurité de l’emploi, habiles dans le maniement du filet de pêche et passées expertes dans l'exhibition de diverses surfaces de peau  soyeuse et de rondeurs savamment mises en valeur comme autant d'hameçons pour appâter le mâle impatient d'échapper enfin au spectacle du même nez au milieu de la même figure qu'il contemple depuis trop longtemps (cf. Auprès de mon arbre, de Georges Brassens). Moyennant les habituelles contreparties sonnantes.

 

Mais je me calme, je reprends mon souffle, et je reviens aux phrases courtes et à Henri Bosco. Je disais donc que ce n’est pas le grand amour. J’ai dit un mot du pourquoi de la chose mais, au-delà des sujets d’agacement, mes séances de plongée dans les eaux « bosciennes » m’ont permis d’apprécier une littérature française comme plus personne n’est en mesure d’en écrire. Même que c'en est un crève-cœur.

 

Si j’avais à caractériser l’univers de Henri Bosco en quelques mots, j’insisterais en tout premier lieu sur son amour incommensurable de la langue française, sur la très haute idée qu'il s'en faisait, sur la très haute exigence avec laquelle il la cultivait. Un amour de la langue française qui l'a amené, fidèlement au fil des ans, à la féconder et à lui faire des enfants magnifiques, écrits dans une prose riche et pleine, en même temps qu'exacte et précise. Qui sait encore écrire ainsi ?  

 

J'insisterais ensuite sur l'aspect double de son univers : étranger et familier, proche et lointain, profond et épidermique, inquiet et serein, lisse et épineux : « Cela m’effraye. Cela aussi me charme ». De même, et de façon plus visible, l’état du narrateur est très souvent un « entre-deux », une hésitation entre la veille et le sommeil, entre le songe (Bosco parle rarement de "rêve") et la réalité, entre l’ombre et la lumière, entre la nuit et le jour. Une littérature du "peut-être", en somme. Une littérature de l'interrogation, voilà.

 

Les quelques livres que j’ai lus ces temps-ci regorgent de ces formules où le narrateur, quand il fait mine d’avancer, se débrouille pour préparer un éventuel recul : « J’entendis ce soupir, je pressentis cette aise, mon cœur s’apaisa.

         Je ne savais que trop ce qu’il contenait de détresse et d’amertume ». Et encore : « Seul, ce cri insistant et d’une sauvagerie si mélancolique … ». Et encore : « … l’extrême lucidité de ma conscience en exaltation … ». Ces quelques formules sont picorées dans L’Antiquaire. Les délices ne sont jamais très loin de la terreur, à croire qu'elles sont réversibles les unes dans l'autre et inversement. Ou qu'on a affaire à deux polarités qui n'existent que se nourrissant l'une de l'autre, indissociables.

 

Il n’est pas jusqu’au narrateur lui-même qui ne se dédouble à l’occasion, et même plus souvent qu’à son tour. Toujours dans L’Antiquaire : « Car, seriez-vous entré (…) si vous n’eussiez porté à votre insu, en vous, un personnage différent de celui que vous êtes d’ordinaire, et qui s’est révélé soudain, grâce à cette rencontre ? » ; « Je perdis le pouvoir de me distinguer de moi-même …». J'avais noté le même dédoublement chez le narrateur d'Un Rameau de la nuit. Je pourrais continuer sur le thème.

 

Sans tomber dans l’étude systématique qui ferait fuir tout le monde, moi le premier, je dirais que Henri Bosco écrit avant tout pour creuser. Le Bosco est un animal fouisseur. Je vois en lui l’écrivain de la profondeur : celle de la nuit, celle de l’être, dont on ne sait combien d’êtres cohabitent au fond de lui, celle du mystère qui rattache l’être au monde, à commencer par la terre agricole, mais aussi le mystère qui lie les êtres entre eux, à commencer par l’homme en face de la femme qu'il aime. Jamais sans réticence. Pas facile de se donner, quand on est un personnage de Bosco.

 

Il y a chez Bosco (c'est une impression) autant de besoin de don de soi que de réticence à se donner. Un obstacle sépare bien souvent le narrateur de la statue resplendissante de la plénitude et de l'accomplissement. On pressent l'idéal, il n'est pas loin, mais on dirait que le réel oppose sans cesse l'opacité de sa matière à l'effort fait pour l'atteindre.

 

Les personnages successifs de narrateur sont des microcosmes qui tendent sans cesse à reconstituer l'univers au-dedans d'eux-mêmes, qui aiment laisser se mouvoir en eux le pressentiment du divin et de l'infini, mais qu'un objet bêtement concret, ou bien une innommable peur empêche d'inscrire ce désir immense dans la réalité. Car le désir est immense, mais il reste intérieur. Henri Bosco nous fait percevoir la limite, qui produit la frustration et la déception, mais aussi l'espoir.

 

Une autre obsession de l'auteur est l'omniprésence du songe. Pas du rêve, mais du songe. Le plus souvent vaste, nocturne, éventuellement dangereux. Le songe, jamais raconté dans son contenu et son déroulement (pourtant raconté en détail dans Le Récif), ouvre à l'esprit du narrateur l'espace infini de tous les possibles, qui vient compléter toutes les insuffisances de la raison et de la réalité concrète.

 

Il me semble que le songe, chez Bosco, est à la base d'une familiarité avec les êtres de même nature (ainsi la tante Martine), mais aussi avec les choses, que l'esprit du narrateur dote d'une existence propre, d'une sensibilité. D'une âme, pour ainsi dire. Le monde de Bosco est profondément animiste.

 

Et puis le grand mystère de l’existence. Il ne fait guère de doute que Henri Bosco est catholique. Ah non, il ne prêche pas, c’est certain. Simplement, c’est bien rare si une messe n’est pas dite à un moment ou à un autre, par un prêtre en tenue sacerdotale, devant un auditoire de fidèles plus ou moins fourni (parfois aucun, comme dans L'Epervier). C'est aussi bien rare si le narrateur n'est pas poussé à la prière, à un moment ou à un autre.

 

Même Baroudiel le mécréant, à la fin de L’Antiquaire, assiste en compagnie de son ami François Méjean à une messe : « Tous les gestes étaient de louange et d’extase ». On ne saurait être plus clair. Je le dis nettement : la présence de cette foi dans les livres de Bosco ne me rebute en rien. Et pourtant Dieu lui-même sait que je suis un incrédule endurci ! Païen irrévocable. Remarquez que Bosco lui-même ne serait pas exempt de toute accusation de paganisme, du fait du culte de la Nature qu'il professe. Disons, au moins, préchrétien.

 

Païen irrévocable donc. Et pourtant, ça ne m’empêche pas d’écouter religieusement Vingt regards sur l’enfant Jésus, le chef d’œuvre d’Olivier Messiaen, ou la Passion selon Saint Jean, de JSB. L’absence de foi ne saurait s’offusquer de la foi, cette force qui pousse l'homme à s'élever au-dessus de sa condition, quand l'expression de celle-ci crée des formes (poésie, musique, ...) où le sens supra-terrestre n'est jamais tout à fait explicite.

 

Même un païen peut tomber en arrêt, médusé, devant la merveille du chevet de Saint Austremoine d'Issoire. La traduction concrète de la foi n’est, à tout prendre, que la fumée du brasier de l’angoisse existentielle où se consume le bois sec et craintif de l’esprit humain (depuis l’aube des temps, comme on dit). Le fond du message prime-t-il sur la forme dans laquelle il a été formulé ? Ou l'inverse ?

 

Ce respect radical et immédiat que j'éprouve envers tous les monuments nés de la foi des hommes n'est peut-être, sait-on jamais, qu'une manifestation occulte de je ne sais quelle nostalgie du temps lointain où rien, en moi, ne contestait sa lumière, alors irréfutable ? Qui pourrait dire quel travail s'est fait ensuite ?

 

Pour dire combien ce temps est lointain, je me dois de confesser aujourd’hui avoir, quand j’avais sept ans, jeté la noire panique du néant satanique dans l’âme pure et pieuse de la pauvre « Sœur de Marie Auxiliatrice » qui me faisait le catéchisme, en lui affirmant qu’il était rigoureusement impossible, impensable, inimaginable, bref : déraisonnable d'admettre qu’un homme puisse revivre trois jours après sa mort. Affolée, elle avait repris toute l’affaire de A à Z. Je veux dire qu'elle avait récité fidèlement ce qu'on lui avait appris.

 

Conciliant et bon prince, j’avais écrasé le coup : on n’allait pas y passer le réveillon ! J’avais ma partie de billes en perspective. Guy B. me devait une revanche. Ça motive. Mais je garde encore en mémoire la terreur abyssale qui s'est peinte sur le visage de la nonne quand j'ai posé ma question. Mea culpa, ma sœur.

 

C'est sûr, de ce point de vue, Henri Bosco et moi, nous ne sommes pas de la même famille d'esprit. Mais ça n'empêche pas l'estime, et même l'admiration envers l'art d'écrire manifesté dans ses œuvres, art dont il possède la maîtrise accomplie, et qui a à peu près disparu aujourd'hui du paysage.

 

Voilà ce que je dis, moi.