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mardi, 24 juin 2014

CHOPIN CONTRE LE COMMUNISME 3/3

Résumé : pourquoi Chopin ? Parce que Chopin, quand il invente sa musique, cherche sa propre vie. Et cette vie est âpre. Comme celle des personnage du livre.

 

GROZNI 1 NICOLAI.jpgKonstantin, narrateur et personnage principal de Wunderkind, de Nikolai Grozni, est un « enfant prodige », un pianiste virtuose promis, comme quelques autres, à un brillant avenir de soliste. C’est la raison pour laquelle le « Parti », confit dans le culte du « Père de la Nation », lui a fait intégrer le « Conservatoire pour Enfants prodiges ».

 

Malheureusement pour lui, Konstantin a la rage. Il est en guerre contre le communisme et les communistes. C'est un bloc de refus. Plus grave, il est en guerre avec le monde : il déteste ses parents, qui ont eu le tort de s’adapter au moule du système. Et ses parents ne l'aiment guère. Pour le coup, à peu près asocial, aimé par personne et n'aimant personne (croit-il), c’est un authentique révolté, qui ne supporte pas le règne de la bêtise la plus abjecte, surtout jointe à la médiocrité la plus criante, qui exercent un pouvoir sans partage sur les êtres et les choses. Son seul exutoire est dans le piano de Frédéric Chopin. Une condition de survie.

 

Il le dit : « S’il y avait une raison de rester en vie, de supporter le torrent diurne de la bêtise, de la détresse, de l’insulte et de la bassesse, c’était bien ces moments de ravissement où je respirais au même rythme que Chopin, où le code secret du divin s’inscrivait dans les airs. Il me suffisait de promener les doigts sur le clavier pour y accéder, pour que les portes s’ouvrent toutes grandes ». Sa relation à la musique a quelque chose de névrotique, de pathologique même. Je le sais : je souffre d'un syndrome clinique voisin, sauf que je ne suis pas pianiste, à plus forte raison virtuose. Je suis obligé de me contenter de.

 

Mais pour lui, c’était ça ou mourir. Le système en effet est tel que si l’on veut espérer survivre, il faut être cinglé. Les seuls personnages vivants, dans Wunderkind, ont tous un grain. Un gros grain. La belle Irina, dont Konstantin se rend compte trop tard qu’il est amoureux, finira d’ailleurs à l’asile, à dix-sept ans, ayant déjà avorté deux fois, capable de déclarer, prémonitoire : « J’ai peur de ne pas atteindre mon vingtième anniversaire. J’ai tout expérimenté, j’ai goûté à tout. Je suis vieille et fatiguée. […]

Ici, le temps ne passe pas à la même vitesse, une année paraît une décennie, voire plus. Mon enfance a pris fin le jour de mes neuf ans. A quatorze ans, j’en avais terminé avec la puberté. Je me suis mariée, j’ai eu des enfants, j’ai voyagé … en quelque sorte. J’ai déjà perdu chacun de ceux qui m’étaient chers. Et tout cela pendant que je jouais de ce foutu violon. Je ne m’en suis même pas rendu compte ». Elle se suicidera. Et le grand Vadim devient militaire, après avoir été chassé de ce « paradis ». Et le superbe Igor le Cygne, un personnage flamboyant, est destitué de son poste.

 

Tous ces adolescents baisent sans amour, se saoulent à  n’importe quoi, fument dès qu’ils le peuvent. La vie les a brutalisés, ils sont vieux avant l’heure. Seule la musique. La musique seule. Comme Irina, Vadim, pianiste prodigieux que Konstantin juge tellement supérieur à lui, est fou à sa façon. L’un des personnages les plus incroyables de tout le livre est professeur de violon. C'est lui qu'on appelle Igor le Cygne. Foutraquement poète, on se demande comment il a fait pour échapper aux camps de travail communistes.

 

Quand il fait répéter quelque sonate de Bach à Irina son élève et à Konstantin (BWV 1014, 1017 et 1018), les envolées lyriques échevelées dans lesquelles il se lance à deux ou trois reprises sont de vrais morceaux de bravoure : « Les démons de la joie ! Le concierge se fait sucer au moment où je vous parle, c’est de la folie. Je n’en peux plus. Voilà longtemps que j’aurais dû m’inscrire dans une chorale d’eunuques. Peut-être que vous devriez tout bonnement vous mettre nus sous le piano à queue pour baiser, Irina et toi, presto, un menuet, peut-être même une sarabande, et je regarderai de loin … Discrètement ! Je ne dirai pas un mot. C’est une proposition à prendre ou à laisser, je vous mettrai à tous les deux un Très Bien. Une affaire à saisir ! Vous ne savez même pas jouer d’un instrument, de toute façon … Petits merdeux ! De mon temps, on répétait dix heures, quatorze heures par jour, on jouait jusqu’à l’aube, on jouait pour rester en vie ». Comme ça sur des pages.

 

Seuls quelques-uns sont en vie, tous les autres sont morts ou ressemblent au « Père de la Nation », à la momie duquel la classe entière est allée rendre visite et hommage : « Tu trouves ça drôle Peppy ? Dis à tes camarades ce que tu as appris. – Qu’on est obligé de remplir le ventre du Père de la Nation de barbe à papa pour l’empêcher de puer ». Ce serait hilarant si ce n'était pas terrible. Le surnom de Peppy est « le Voleur ». Et il ne se fait jamais prendre, même quand il vole des kalachnikovs dans les sous-sols du Conservatoire. Lui aussi fait partie des vivants : il connaît par cœur le manuel de survie en milieu hostile.

 

Et ils sont peu nombreux, les vivants : Igor le Cygne, Irina, Vadim, Peppy, Konstantin, Alexander à la rigueur, bien qu’il sache qu’il peut se permettre d’être insolent, puisque son père est quelqu’un dans le Parti. Il y a aussi « la Coccinelle », le professeur de piano qui considère Konstantin comme le plus doué de ses élèves, et qui finira par émigrer, ayant épousé un Américain.

 

N’oublions pas de nommer le dédicataire du livre : Ilya. Cet oncle du narrateur a passé quasiment toute sa vie à Lovech puis dans l’île de Parsin à casser des cailloux comme « espion des impérialistes ». Apparition d'une ombre fantomatique surgie du fond des âges totalitaires, qui raconte à son neveu l’horreur du camp de travail, où le kapo Gazdov décide, selon son humeur, de la mort de tel prisonnier, dont le cadavre ira engraisser les cochons, dans l'enclos réservé.

 

Le prononcé de la sentence se fait par l’entremise du petit miroir où l’officier invite le condamné à se regarder une dernière fois. C’est ainsi, crânement, que finit l’admirable violoniste appelé « le Maestro » : d’un seul coup de club de golf à l’arrière du crâne, après avoir roulé les pointes de sa moustache, en souriant.

 

Voilà pour le noyau dur des vivants. Tout ce qui les entoure donne l'impression minérale, pétrifiée de la haine (la Hyène, la Chouette, ...). Et la seule « preuve de vie » que les vivants peuvent se donner est la musique qu’ils font, non pas pour « réussir dans la vie », mais parce qu’elle est leur seule manière de donner et de recevoir de l’amour dans ce monde totalement déshumanisé : « Notre corps est la première chose qui disparaît lorsque nous faisons de la musique ». Comme dit Igor, ils font de la musique pour rester en vie. La musique seule.

 

L’urgence, l’absence, l’impossibilité de l’amour, dans cette existence concentrationnaire, est au centre du livre. Toutes les machines humaines qui gravitent autour du noyau des vivants sont des robots, qui se sont résignés à ne pas exister par eux-mêmes, se contentant de fonctionner docilement. Et de se montrer assez cruels avec ceux qu'ils ont sous leurs ordres pour les contraindre à faire de même. Deux issues pour ceux qui veulent rester vivants : le suicide ou la musique.

 

Quel tableau terrible, mes amis !

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Note : je ne sais pas si Wunderkind, de Nikolai Grozni, est un grand (voire même un bon) livre de littérature. Ce qui me reste de sa lecture, c'est le choc reçu au spectacle de l'affrontement meurtrier de deux mondes : d'un côté celui de la musique des grands (Bach, Beethoven, Chopin) et des rares qui se mettent au service de cette expression sublime de la vie à l'état pur (appelons ça l'amour de l'art) ; de l'autre celui d'un système où la musique n'est qu'une brique de prestige parmi d'autres, dans la muraille à l'abri de laquelle s'édifie l'avenir radieux du paradis socialiste, et qui à ce titre constitue la négation même de la vie.

 

Le pays totalitaire, ici, est pris dans une contradiction, un double impératif contradictoire : produire des musiciens qui permettent à la Bulgarie de rayonner dans le monde, mais tout faire, dans le même mouvement, pour qu'aucune tête ne dépasse.

 

Rien que pour l'exactitude radicale dans la peinture de cette bataille  de fin du monde, merci monsieur Nikolai Grozni !

 

 

dimanche, 22 juin 2014

CHOPIN CONTRE LE COMMUNISME 1/3

Nikolai Grozni, Wunderkind, Plon, « Feux croisés », 2013

 

 

GROZNI 2.jpg

Je ne comprends vraiment pas l'expression de Patti Smith, "prose miroitante", posée bien en évidence sur le guéridon de l'entrée du volume.

 

 

Je le dis sans ambages : Wunderkind, du Bulgare Nikolai Grozni, n’est pas un livre à mettre entre toutes les mains. Peut-être même n’est-il que pour quelques-uns (comme La Chartreuse de Parme, dont le point final s'écrit « to the happy few »). Ce que je ne souhaite pas à l’auteur. Car c’est un livre admirable. Mais Grozni n’a pas choisi la facilité, c’est le moins qu’on puisse dire.

 

Moi, il m’est rentré dans le chou direct et frontal. Je dirais comme Lino Ventura : « C’est du brutal ». Sauf que là, de la première à la dernière page, personne ne rit, ni les personnages, ni le lecteur. C’est un livre qui vous fait prendre un bain de granit : « Le ciel de Sofia est en granit ». C’est la première phrase. Or nager dans le granit, ce n’est pas évident. Un bain dans un passé sinistre pas si lointain : l’action commence à Sofia, Bulgarie, le 3 novembre 1987 et finit deux ans plus tard, au moment de la chute du mur de Berlin.

 

On passe trois cents pages enfermé dans l’étroite cellule qu’était un pays communiste où, quand on n’a pas à faire à un mouchard, c’est que c’est un bureaucrate ou un « agent en civil ». Parfois un militaire chargé d'enseigner l'éducation physique, armé de son Makarov 9 mm. En tout cas un médiocre qui peut à tout moment vous menacer de son pouvoir. L’effet est poignant. Comme le narrateur, le lecteur se sent à l'étroit, en permanence traqué par les yeux malveillants au service du « Parti ». Et les yeux sont partout, et ils cognent à l’occasion.

 

Car ce livre met le lecteur à l’épreuve. Comment fait l’auteur pour lui donner l’impression de passer par les épreuves où lui-même est passé ? Mystère. Ce qui est sûr c’est que c’est violent. Et d’autant plus violent qu’il raconte une guerre impitoyable. Cette guerre de destruction voit s’affronter deux ennemis : Frédéric Chopin et le Communisme (avec tout le système soviétique en prime). Et je peux vous dire qui a gagné : c’est Chopin. Mais à quel épouvantable prix !

 

Je dois dire, pour être honnête, que, comme lecteur, je suis dans une position singulière, qui ne fait pas de moi un élément statistique décisif. Car moi, Chopin, j’avais huit ans. J'étais vacant, donc disponible, il m’est tombé dessus. Pendant des jours et des jours, j’ai passé et repassé sur le Teppaz du 39 Cours de la Liberté la face du 78 tours où je n’ai jamais su quel pianiste (Braïlovski ?) avait gravé l’étude opus 25 n°11.

 

Combien de fois l’ai-je fait tourner, pour que le chant implacable et volontaire de la main gauche et les cataractes étincelantes de la droite soient définitivement imprimés, fondus ensemble dans les battements d’un cœur gros comme l’univers, au plus profond de mes profondeurs ? Quarante ? Cinquante ? Cent ? En tout cas, Grand-mère n’en pouvait plus et demandait grâce. J’étais impitoyable. J'avais une excuse : Chopin m’avait révélé la vraie vie.

 

Le plus étonnant : j’ignorais le nom du compositeur, seule la musique, pendant de longues années, est remontée régulièrement de tout au fond vers la surface, inoubliée et pour ainsi dire originaire, comme un événement fondateur, mais aussi comme un point aveugle. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir cherché : quel enchanteur pouvait avoir écrit cette musique prodigieuse ? Je n’ai plus entendu ce morceau par la suite. Il vivait quelque part, comme un point d’interrogation obstiné.

 

C’est le hasard d’une programmation de France-Musique entendue sur un mauvais transistor, quelque part au fin fond de la Haute-Loire, qui m’a valu, beaucoup plus tard, de pouvoir enfin nommer l’œuvre et attribuer sa paternité au grand Polonais de France. Je le dis sans fioritures : une commotion ! Un ébranlement vertébral ! A l’instant même, je retrouvais le paradis perdu, pas moins. Je n’y peux rien : c’est comme ça que ça s’est passé.

 

Ensuite, mon carquois s'est garni d'autres flèches. Le Nocturne opus 48 n°1, par exemple, avec cet extraordinaire changement de tonalité qui suit l'exposé du thème, pour annoncer la brutale mutation de l'humeur, avant le retour à une sorte de paix, mais crépusculaire. Ou bien le Scherzo n°3 (op. 39), avec ses contrastes complexes qui déboulent (« presto con fuoco ») dans une sorte de folie furieuse. Mais l'Etude opus 25 n°11 gardera toujours pour moi le même ineffaçable aspect inaugural que « la première fille qu'on a tenue dans ses bras » (comme dit Tonton Georges).

 

Devenu le profond sillon dans lequel cette œuvre s’est déposée, je m’autorise à voir dans l’auteur de Wunderkind une sorte de frère éloigné dans l’espace et dans le temps, qui m’apporte soudain sur un plateau les mots et les phrases qui collent exactement à l’idée, jamais formulée, que je me faisais de la musique de Frédéric Chopin.

 

Là où il est très fort, c’est qu’il m’a fait découvrir des choses que je savais déjà.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

jeudi, 28 février 2013

ELIAS CANETTI ET SA MERE

 

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JOSEPH MERRICK, DIT "ELEPHANT MAN"

 

***

 

Le premier volume du récit de vie entrepris sur le tard par Elias Canetti relate les seize premières années du garçon. Né en Bulgarie, à Roustchouk, ville moyenne située sur le Danube, il raconte le cercle de famille Canetti, dominé par l’intraitable personnalité du grand-père, qui impose à ses enfants une carrière commerciale propre à faire prospérer ses affaires, au mépris de leurs vocations éventuelles. 

ROUSTCHOUK 1.jpg

La famille de la mère (du nom d’Arditti) habite la même ville. La mère éprouve un grand orgueil de caste, du fait qu’elle est d’origine « sépharade espagnole », orgueil qui a failli empêcher son mariage avec un Canetti. On parle le « ladino », langue des juifs espagnols. Le grand-père Arditti est un épouvantable pingre, jaloux de son rival Canetti parce que tous ses petits-enfants le préfèrent à lui, et pour cause. Tout ce petit monde fait partie des juifs plus ou moins croyants ou pratiquants. En tout cas, Elias Canetti fait très rarement état de son appartenance en termes religieux.

 

 

Le père de l’auteur décide de se libérer de l’emprise paternelle et de s’installer à Manchester pour travailler dans l’entreprise d’un cousin que l’enfant désignera toujours sous le nom de l’ « ogre », tant il a de haine pour le commerce. La mère, de santé fragile, séjourne dans un sanatorium, où un médecin se met à la courtiser. Elle ne lui cédera jamais, mais elle raconte tout à son mari, qui en est terriblement blessé. Un matin, au moment du petit déjeuner, il s’effondre, mort, d’un arrêt cardiaque. Elias n’aura même pas le droit de suivre le convoi.

 

 

Les circonstances entourant cet événement connaîtront dans la bouche de la mère une grande variété de versions successives. Il faut attendre la page 864 pour connaître la vérité : Elias comprend que si sa mère n’a jamais commis l’adultère, elle a trahi son père par tout le reste, à commencer par le fait d’échanger avec le médecin en allemand, langue jusqu’alors sacrée, parce que réservée au couple légitime, quand il voulait laisser les enfants en dehors. C'était la langue qu'ils avaient employée quand ils se sont connus à Vienne.

 

 

La mort du père met le fils et la mère face à face, un face à face qui va les éloigner l’un de l’autre, parfois jusqu’à la haine de la part de cette dernière. Leurs relations sont d’une force inimaginable, mais terribles en même temps. La période qui suit la mort du mari la voit toutes les nuits pleurer ou avoir des tentations suicidaires. Elias ne dort que d’un œil et passe des heures à l’entourer de ses bras.

 

 

La mère, de santé fragile (elle meurt à la cinquantaine), possède en revanche un caractère indomptable, d’une dureté féroce quand elle s’est fixé un objectif. Avant de retourner à Vienne pour s’installer, elle fait par exemple ingurgiter de force la langue allemande à son fils Elias, en lui faisant répéter par cœur jusqu’à la nausée des phrases qu’il ne comprend pas, et en l’humiliant férocement quand il échoue.

 

 

Le supplice (vécu à Lausanne) dure deux mois, mais se montrera très efficace à l’usage. Ce n’est pas pour rien que ce premier volume s’intitule La Langue sauvée, puisque Canetti décidera assez tôt que c’est en allemand qu’il écrira. Il note quelque part : « Nous ne parlions que quatre langues à la maison ». On fait ce qu’on peut.

 

 

Madame Canetti s’est fait de l’avenir de son fils aîné une idée tout à fait arrêtée. A ses yeux, il faut à un homme une profession virile, pourquoi pas dans le commerce, alors qu’Elias éprouve une véritable haine pour cette activité. Elle condamne sans appel son goût immodéré pour les livres (dont il a appris bon nombre par cœur) et pour l’art, que pour un peu, elle jugerait efféminé. Elle ne trouve pas de mots assez méchants pour l’en détourner. Peine perdue : Elias, pour ce qui est de la volonté, ne le cède en rien à sa mère.

 

 

La fonction (si le mot n’est pas impropre) de ce premier volume est donc de raconter, bien entendu, les débuts de l’auteur dans la vie, mais aussi et surtout de camper des personnages aux contours nets, et même accusés, presque excessifs. La mère, en particulier, acquiert au fil des chapitres une stature digne d’un personnage de roman, tant elle est excessive. On me dira : « C’est une mère juive ». Peut-être, et alors ? C’est un personnage spécifique, bien avant d’être un « type » général.

 

 

Le fils n’a pas un caractère moins trempé, mais il se raconte davantage en filigrane, comme en creux. On a l’impression, au cours de la narration, que sa décision de faire sa vie parmi les livres a été prise très tôt, et qu’elle est définitive. C’est peut-être aussi pour lui une façon d’être fidèle à la mémoire de son père, car c’est lui qui lui procurait régulièrement des livres (des « incontournables » littéraires mis à la portée des enfants, j’imagine), qu’il lisait et relisait jusqu’à les connaître par cœur. Son père, dont cette femme, très indirectement, a été une cause de la mort.

 

 

Finalement, est-ce que l’éloignement inexorable de la mère et du fils n’est pas déjà inscrit dans cet événement ? Elias avait alors six ans.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

samedi, 12 mai 2012

LA TURQUIE N'EST PAS EN EUROPE

La Turquie fait-elle partie de l’Europe ? Regardez juste la carte : l’ongle du petit orteil qu’elle a sur la rive européenne du Bosphore correspond exactement à 3 % de sa surface totale. La réponse à la question ne vous paraît-elle pas évidente ? C’est NON.

 

 

La Turquie n’est pas en Europe, mais en Asie. Même si c’est l’Asie Mineure. Certes, les Turcs ont longuement empoisonné l’histoire de l’Europe, ne serait-ce qu’en occupant longuement des portions importantes de son territoire (Bulgarie, Grèce, Albanie …), et jusqu’à assiéger Vienne à deux reprises (1529 et 1683), à l’époque où on l’appelait l’empire ottoman.

 

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GILLES VEINSTEIN, professeur au Collège de France, raconte par le menu que le souverain de La Porte (parfois qualifiée de « sublime »), lançait avec gourmandise ses soldats dans des raids sur les terres chrétiennes, avec mission de ramener dans leurs filets le plus possible de très jeunes mâles, adolescents chrétiens (grecs, bulgares, serbes, russes) dont les plus costauds et les plus capables étaient destinés à être intégrés dans le prestigieux corps d’élite des « Janissaires », et dont certains pouvaient finir leur carrière à des postes éminents et enviables.

 

 

 

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Précisons que le sort de ces garçons était, tout simplement, l’esclavage, assorti d’une conversion immédiate à l’islam. Il semblerait que la « charia » (le Coran comme source unique du droit) spécifie bien qu’un musulman n’a pas le droit de traiter en esclave un autre musulman. Rien de plus « normal », donc, que le Sultan soit allé se servir chez les chrétiens.

 

 

Mais je pose la question : pourquoi, alors, les convertir à l’islam ? Il y a là une curieuse subtilité de raisonnement qui m’échappe. Mais réfléchissons. « Vous imaginez qu'on puisse dire que moi, le Grand Turc, je suis défendu par une armée composée de chrétiens ? Ça la foutrait mal. » 

 

 

Très rares furent ceux qui désertèrent pour revenir en Europe. GILLES VEINSTEIN résume quelque part l’aventure de l’un d’eux, CONSTANTIN MIHAILOVIC, qui gardera pudiquement le silence, dans ses Mémoires d’un janissaire, sur son islamisation forcée. Il y a aussi l’histoire d’un chevalier allemand, dont je n’ai pas réussi à retrouver le nom.

 

 

Le corps d’élite des janissaires, formé en 1329, connaîtra une fin piteuse en 1826, sous le sultan MAHMOUD II, qui les fit massacrer parce que devenus trop encombrants. Dans l’histoire, les Turcs n’ont donc pas fait de bien à l’Europe, c’est le moins qu’on puisse dire. On peut même dire qu’ils lui ont fait beaucoup de mal. Ils l’ont considérée comme une terre de conquête.

 

 

Sur cette volonté de conquête de l’Europe par l’empire ottoman, on peut lire un petit livre écrit par ISMAÏL KADARÉ, Les Tambours de la pluie, où l’on voit le très puissant Turc se heurter contre le mur d’une citadelle albanaise, où l’on voit exploser l’énorme canon fondu « in situ » pour la détruire, et où l’on voit l’armée turque se faire littéralement « avaler » par la ville et disparaître.

 

 

Certes, les temps ont changé, l’empire ottoman a été englouti, les Arméniens ont été massacrés et MUSTAPHA KEMAL ATATÜRK a occidentalisé l’écriture de la langue et jeté les bases de l’Etat turc moderne. Oui, c’est vrai. Et alors ? Est-ce que ça change quoi que ce soit à la carte géographique ?

 

 

Et puis, est-ce que les temps ont autant changé qu’on le croit ? Tenez : connaissez-vous une délicieuse coutume de ce délicieux pays qu’est la Turquie ? Cela s’appelle le « crime d’honneur ». Cela veut dire qu’un crime est commis pour laver l’honneur bafoué de la famille.

 

 

La plupart du temps, c’est évidemment une femme ou une fille qui l’a bafoué, l’honneur de la famille, soit l’épouse adultère, soit la fille fréquentant un garçon interdit (= un chrétien). Il est arrivé qu’une fille de 14 ans, enlevée et violée pendant quatre jours par un garçon de 20 ans, soit étranglée par son père et son frère. Cela s’est passé en 2009.

 

 

En 2010, une fille de 16 ans a été déterrée, retrouvée, en position assise, au fond d’une fosse creusée dans le jardin familial. Elle avait de la terre dans les poumons. Ses proches l’avaient enterrée vivante. Cela se passe même en pays étranger. Tiens, en Allemagne, où vivent des millions de Turcs, une quarantaine de femmes turques auraient (je mets le conditionnel) été victimes de crimes d’honneur. Cela vous donne-t-il envie de laisser entrer la Turquie dans l'Union Européenne ?

 

 

En remontant dans le temps, on trouve dans Les Mémoires d’Outre-Tombe, de CHATEAUBRIAND, quelques passages édifiants sur la Turquie. Aujourd’hui, de tels passages seraient brutalement censurés et/ou traînés en justice pour « incitation à la haine raciale » et « xénophobie », pour le moins.  

 

 

 

La preuve ? C'est ce qui est arrivé récemment à mon ami R. Il avait eu la mauvaise idée, dans un article destiné à un vague follicule qu'il est inutile de citer, de rendre compte du livre Un Ange noir, de FRANÇOIS BEAUNE, et de citer un passage peu aimable pour les Turcs. Les staliniens de l’équipe ont été unanimes : « A la trappe ! ». Bon, ce n’est certes qu’un obscur comité de salut public militant pour le politiquement correct, mais c’est assez parlant.

 

 

CHATEAUBRIAND, quant à lui, n’y va pas de main morte. Après avoir souhaité que le tsar, qui venait de prendre la ville de Varna aux Turcs, ait assez d’énergie pour basculer ceux-ci dans les eaux du Bosphore et restituer ce bout de territoire à l’Europe chrétienne, voici ce qu’il déclare (Mémoires d’Outre-Tombe, XXX, 12) :

 

 

« Prétendre civiliser la Turquie en lui donnant des bateaux à vapeur et des chemins de fer, en disciplinant ses armées, en lui apprenant à manœuvrer ses flottes, ce n’est pas étendre la civilisation en Orient, c’est introduire la barbarie en Occident [c'est moi qui souligne] : des Ibrahim futurs pourront amener l’avenir au temps de Charles Martel, ou au temps du siège de Vienne, quand l’Europe fut sauvée par cette héroïque Pologne sur laquelle pèse l’ingratitude des rois.

         Je dois remarquer que j’ai été seul, avec Benjamin Constant, à signaler l’imprévoyance des gouvernements chrétiens : un peuple dont l’ordre social est fondé sur l’esclavage et la polygamie est un peuple qu’il faut renvoyer aux steppes des Mongols ».  Il écrit ça autour de 1839, pour relater des faits datant à peu près de 1828. Il est loin, le temps où FRANÇOIS 1er trouvait du bénéfice à faire alliance avec la Sublime Porte.

 

 

Encore une petite remarque, à propos de la Turquie, et de cet ongle du petit orteil qu’elle a réussi à maintenir sur le continent européen. Je ne parle pas des innombrables îles, juste de cette partie continentale qui représente 3 % du territoire turc. Regardez, sur une carte, les frontières orientales de la Grèce et le la Bulgarie : 200 + 200 kilomètres de frontières avec la Turquie.

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C'EST BISMARCK QUI DISAIT QUE

LA SEULE CONSTANTE DE L'HISTOIRE,

C'EST LA GEOGRAPHIE 

 

Et pendant que tous les jolis cœurs de l’humanitaire européen, battant de générosité, dénoncent, non sans raison ce qui se passe sur l’île italienne de Lampedusa (tiens, au fait, qu'est-ce que ça devient ?), qui est-ce qui fait attention à la grande passoire d’immigration illégale, sur fond de filières mafieuses, située au point de contact entre le continent européen et le continent asiatique ? Est-ce en construisant un mur que les Grecs l'empêcheront de rester une passoire ? Et comment cela se passe-t-il à la frontière bulgare ?

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ALORS, QU'EN PENSEZ-VOUS ?

ÇA CREVE LES YEUX, QUE LA TURQUIE EST EN ASIE.

 

Dans son Eloge des frontières, REGIS DEBRAY compare une frontière à la peau qui nous enveloppe, définissant un dedans et un dehors, mais qui passe son temps à respirer au moyen des pores, à faire en quelque sorte communiquer le dedans et le dehors. A cet égard, l’Europe ressemble au Saint Barthélémy du mur du fond de la Chapelle Sixtine, qui tient sa peau à la main, parce qu’il a été condamné à être écorché vif (en laissant la peau en un seul morceau, s'il vous plaît).

 

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IL EN A RECUPERE UNE, MAIS C'EST PARCE QU'IL EST RESSUSCITE 

 

Mais que proposent les supporters de l’ « Espace Schengen » ? Une véritable pompe aspirante pour immigration illégale. Je sens qu’on va me traiter de facho, alors que je me borne à constater un fait : la frontière entre l’Europe (Grèce et Bulgarie) et le morceau européen de la Turquie est juste une porte largement ouverte.

 

 

Et l’on essaiera de me convaincre que l’Europe n’est pas cette espèce d’énorme machin flasque comme un plat de pâtes trop cuites, à l'encéphale spongiforme et bovin, gélatineux au milieu et mou sur les bords. Comment ne pas être écœuré ?

 

 

Voilà ce que je dis, moi.