Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 28 février 2013

ELIAS CANETTI ET SA MERE

 

EL MAN 2.jpg

JOSEPH MERRICK, DIT "ELEPHANT MAN"

 

***

 

Le premier volume du récit de vie entrepris sur le tard par Elias Canetti relate les seize premières années du garçon. Né en Bulgarie, à Roustchouk, ville moyenne située sur le Danube, il raconte le cercle de famille Canetti, dominé par l’intraitable personnalité du grand-père, qui impose à ses enfants une carrière commerciale propre à faire prospérer ses affaires, au mépris de leurs vocations éventuelles. 

ROUSTCHOUK 1.jpg

La famille de la mère (du nom d’Arditti) habite la même ville. La mère éprouve un grand orgueil de caste, du fait qu’elle est d’origine « sépharade espagnole », orgueil qui a failli empêcher son mariage avec un Canetti. On parle le « ladino », langue des juifs espagnols. Le grand-père Arditti est un épouvantable pingre, jaloux de son rival Canetti parce que tous ses petits-enfants le préfèrent à lui, et pour cause. Tout ce petit monde fait partie des juifs plus ou moins croyants ou pratiquants. En tout cas, Elias Canetti fait très rarement état de son appartenance en termes religieux.

 

 

Le père de l’auteur décide de se libérer de l’emprise paternelle et de s’installer à Manchester pour travailler dans l’entreprise d’un cousin que l’enfant désignera toujours sous le nom de l’ « ogre », tant il a de haine pour le commerce. La mère, de santé fragile, séjourne dans un sanatorium, où un médecin se met à la courtiser. Elle ne lui cédera jamais, mais elle raconte tout à son mari, qui en est terriblement blessé. Un matin, au moment du petit déjeuner, il s’effondre, mort, d’un arrêt cardiaque. Elias n’aura même pas le droit de suivre le convoi.

 

 

Les circonstances entourant cet événement connaîtront dans la bouche de la mère une grande variété de versions successives. Il faut attendre la page 864 pour connaître la vérité : Elias comprend que si sa mère n’a jamais commis l’adultère, elle a trahi son père par tout le reste, à commencer par le fait d’échanger avec le médecin en allemand, langue jusqu’alors sacrée, parce que réservée au couple légitime, quand il voulait laisser les enfants en dehors. C'était la langue qu'ils avaient employée quand ils se sont connus à Vienne.

 

 

La mort du père met le fils et la mère face à face, un face à face qui va les éloigner l’un de l’autre, parfois jusqu’à la haine de la part de cette dernière. Leurs relations sont d’une force inimaginable, mais terribles en même temps. La période qui suit la mort du mari la voit toutes les nuits pleurer ou avoir des tentations suicidaires. Elias ne dort que d’un œil et passe des heures à l’entourer de ses bras.

 

 

La mère, de santé fragile (elle meurt à la cinquantaine), possède en revanche un caractère indomptable, d’une dureté féroce quand elle s’est fixé un objectif. Avant de retourner à Vienne pour s’installer, elle fait par exemple ingurgiter de force la langue allemande à son fils Elias, en lui faisant répéter par cœur jusqu’à la nausée des phrases qu’il ne comprend pas, et en l’humiliant férocement quand il échoue.

 

 

Le supplice (vécu à Lausanne) dure deux mois, mais se montrera très efficace à l’usage. Ce n’est pas pour rien que ce premier volume s’intitule La Langue sauvée, puisque Canetti décidera assez tôt que c’est en allemand qu’il écrira. Il note quelque part : « Nous ne parlions que quatre langues à la maison ». On fait ce qu’on peut.

 

 

Madame Canetti s’est fait de l’avenir de son fils aîné une idée tout à fait arrêtée. A ses yeux, il faut à un homme une profession virile, pourquoi pas dans le commerce, alors qu’Elias éprouve une véritable haine pour cette activité. Elle condamne sans appel son goût immodéré pour les livres (dont il a appris bon nombre par cœur) et pour l’art, que pour un peu, elle jugerait efféminé. Elle ne trouve pas de mots assez méchants pour l’en détourner. Peine perdue : Elias, pour ce qui est de la volonté, ne le cède en rien à sa mère.

 

 

La fonction (si le mot n’est pas impropre) de ce premier volume est donc de raconter, bien entendu, les débuts de l’auteur dans la vie, mais aussi et surtout de camper des personnages aux contours nets, et même accusés, presque excessifs. La mère, en particulier, acquiert au fil des chapitres une stature digne d’un personnage de roman, tant elle est excessive. On me dira : « C’est une mère juive ». Peut-être, et alors ? C’est un personnage spécifique, bien avant d’être un « type » général.

 

 

Le fils n’a pas un caractère moins trempé, mais il se raconte davantage en filigrane, comme en creux. On a l’impression, au cours de la narration, que sa décision de faire sa vie parmi les livres a été prise très tôt, et qu’elle est définitive. C’est peut-être aussi pour lui une façon d’être fidèle à la mémoire de son père, car c’est lui qui lui procurait régulièrement des livres (des « incontournables » littéraires mis à la portée des enfants, j’imagine), qu’il lisait et relisait jusqu’à les connaître par cœur. Son père, dont cette femme, très indirectement, a été une cause de la mort.

 

 

Finalement, est-ce que l’éloignement inexorable de la mère et du fils n’est pas déjà inscrit dans cet événement ? Elias avait alors six ans.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.