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lundi, 10 avril 2017

OÙ EST PASSÉE L'HISTOIRE DE FR ... ?

Pourquoi n’est-il plus possible d’évoquer, ne serait-ce qu’en passant, l’effondrement de l’enseignement de l’histoire en France, dans les écoles, les collèges et les lycées, et en particulier de ce qu’on appela « Histoire de France » dans les autrefois, sans passer aussitôt pour le pire des dinosaures ou pour un fieffé réactionnaire ?

Alain Finkielkraut, dans son émission Répliques, n’hésite pas à endosser les deux costumes. Après avoir dézingué – à bon droit – le modernisme historicisant qui règne chez les "historiens français", acquis jusqu'au fond de l'âme à la mondialisation (Le Figaro de je ne sais plus quand), pour cause de dissolution de l’entité France dans un Grand Tout mondialisé, il invite l'historien Patrice Guénifey, qui a l'audace d'évoquer « deux héros français » (c'est quasiment une provocation, le mot "héros" étant tabou chez les historiens "modernistes"), à l’occasion de la sortie de son livre sur Napoléon et De Gaulle.

J.-F. Sirinelli était là pour lui donner la réplique. Guénifey ne cache pas son irritation face à la « haine de soi » (typique, selon lui, des historiens français actuels) manifestée par les (pourtant) Français Boucheron, Jeanneney et toute la cohorte de leurs suiveurs, une cohorte qui domine presque sans concurrence le marché actuel des historiens, comme les économistes ultralibéraux règnent sur l'enseignement de l'économie à l'université. Les "Nouveaux Historiens" sans doute, comme il y eut, en son temps, les "Nouveaux Philosophes".

Le débat fait rage. Les uns ne veulent plus du tout, et à aucun prix, du « roman national », dit aussi « grand récit national » (voir ici même les 15 et 16 février). C’est le clan des historiens « scientifiques » et « modernes ». Dernièrement, ce furent Patrick Boucheron avec ses 122 historiens qui ont pondu une Histoire mondiale de la France, puis Jean-Noël Jeanneney, avec Le Récit national, une querelle française (qu’Eric Zemmour, toujours dans Le Figaro, allonge pour le compte, comme on peut l’imaginer, bien qu'en cette matière il n'y ait pas de K.O.).

Face à eux, les tenants d’une « vieille école », surannée, périmée et forcément hors-circuit, parce qu'il sont soucieux de préserver les quelques bribes d’un patrimoine national que la mondialisation n’a pas encore tout à fait jeté aux poubelles de l’histoire, et qui s’appela longtemps « Histoire de France ». Mais je pose la question : quand la III° République a fondé l’école républicaine, laïque et obligatoire, pourquoi a-t-on inscrit au programme l’histoire de France ?

La réponse me semble assez simple : pour donner à tous les élèves le sentiment d’appartenance au corps unique d’un même pays, et pour ancrer dans leur esprit l’idée que ce dernier, dans lequel ils naissaient, était un « cher et vieux pays » (comme disait de Gaulle en 1960), qui plongeait ses racines jusque dans le monde antique. De plus, cette méthode chronologique, étagée de la plus petite classe à la terminale, avait l’avantage de fixer des points de repère dans le temps (importance de la frise historique affichée dans les classes : 1214, 1360, 1415, etc.) et de donner à comprendre comment tel événement produisait plus ou moins logiquement les événements suivants. 

La visée finale des concepteurs de ce programme n’était donc pas seulement de fonder les connaissances historiques des élèves sur des critères « scientifiques », bien qu’il y eût eu des historiens au 19ème siècle (A. Thierry, A. Thiers, J. Michelet, F. Lavisse, etc.), qui étaient renommés pour leur rigueur et la richesse de leur science. Leur visée finale était éminemment politique, au sens le plus élevé du terme. Il s'agissait de bâtir une conscience nationale. L’ambition était d’une grande noblesse, puisqu’à long terme, il s’agissait de fonder l’unité de toute la population par la plus grande homogénéité possible des connaissances acquises.

Personne n’aurait eu l’idée saugrenue dans ces conditions de parler de « retisser du lien social » ou de favoriser le « vivre-ensemble » par des moyens artificiels ou par l’appel aux émotions et aux bons sentiments : l’école s’en chargeait, du lien social et du vivre ensemble. Il est vrai que la médaille avait un revers : on sortait de l’école pour faire son apprentissage militaire, pour être prêt, au cas où, à « servir la nation ». Il est vrai aussi que 14-18 a montré toute l’horreur qui pouvait découler de ce service. Mais foin de militarisme ou d’antimilitarisme, personne ne peut nier le caractère profondément unitaire induit par le sentiment d’appartenance à une seule et même entité : la France. Et je tiens que ce sentiment d'appartenance ne peut être acquis nulle part ailleurs que sur les bancs de l'école, par un apprentissage lent et constant, sur la durée entière de la scolarité.

Je ne sais pas quelle lubie a saisi les responsables des programmes de l’Instruction Publique, devenue Education Nationale, d’introduire dans les enseignements disciplinaires les derniers acquis « scientifiques » des recherches universitaires, sous prétexte d’améliorer les fondements des connaissances. On a ainsi vu la linguistique générale immiscer son vocabulaire savant dans l’enseignement de la grammaire, au motif que celle qu’on avait enseignée jusque-là était « normative » (sous-entendu : facho). Il ne fallut plus parler de Sujet-Verbe-Complément d'Objet Direct, mais de Sujet-Prédicat. L'homme ordinaire sent bien que ça change tout et que c'est de là que viendra le Salut : il sent souffler le vent du Progrès et de l'Histoire.

En mathématiques, topo identique : maths modernes et théorie des ensembles. Je me rappelle le vieux Mattera, au lycée Ampère (vous savez, celui qui écrasait de son pouce déjà noirci ses mégots sur le mur au-dessous du tableau : eh oui, en ce temps-là les professeurs – ceux qui fumaient – avaient le droit de noircir les poumons des élèves, je pense aussi à l’épaisse fumée de « tabac gris » qui sortait de la pipe de Zilliox, le professeur d'allemand) : « On me demande de vous enseigner les mathématiques modernes, alors je vous enseigne les mathématiques modernes. Notez : a étoile b. – M’sieur, qu’est-ce que ça veut dire, a étoile b ? – J’veux pas le savoir ! » (accent du sud et r roulés). Inutile de dire le dégât qu’un tel enseignement pouvait faire dans les apprentissages. 

Les profs d’histoire ont été embarqués dans le même bateau « scientifique ». C’est toute l’école qui est devenue le réceptacle des progrès dans les connaissances en sciences humaines. On a décidé, pour faire "moderne", d'enseigner la Vérité historique, une Vérité forcément en "progrès", forcément "moderne", forcément "englobante". On a craché sur le "Grand Récit", et plus encore sur le "Roman National".

Autant je comprends une telle démarche quand il s’agit de physique, de chimie ou de « sciences naturelles », autant me semble ahurissante et dommageable la transformation permanente de l’école en champ d’expérimentations diverses, au rythme des « découvertes » des spécialistes de sciences humaines et au gré de directeurs des programmes soucieux d'inscrire les enseignements dans le mouvement même des avancées « scientifiques ». On a accompli ce prodige : plus personne n'est en mesure de s'asseoir à une table afin de se mettre d'accord avec les autres sur ce que recouvre l'expression "socle commun de connaissances". La "négociation" est reine des débats. Ce qui en sort est forcément une cotte mal taillée.

On ne dira jamais assez la dévastation opérée par l’utilisation, sous prétexte de « modernisation », des sciences humaines dans la conception sans cesse renouvelée des programmes. Les responsables, en voulant arrimer les contenus de l’enseignement aux « progrès » dans les « sciences », ont tourné le dos à la mission première de l’école : façonner longuement les esprits des élèves de façon à en faire des citoyens.

En abandonnant cette conception essentiellement politique de la mission finale de l’école, ils ont participé (il va de soi que d’autres facteurs entrent en jeu dans le processus) à la progressive fragmentation de la société en une collection d’individus (c’était la conception thatchérienne, ultralibérale, de la société).

A présent qu'ils ont méthodiquement brisé le vase de la Société, ils peuvent toujours faire semblant d'essayer d'en recoller les morceaux dans des discours farcis de « liens sociaux à retisser », de grands appels pathétiques au « vivre-ensemble » et aux grands sentiments, expressions qui, on l’aura compris, me sortent par les naseaux, tant ils sont des dénégations de la réalité de la situation : sous nos yeux, depuis des dizaines d’années, la réalité de la société se défait chaque jour un peu plus.

Quel homme politique aujourd’hui oserait se faire, à la suite d'un De Gaulle, « une certaine idée de la France », puisque toute idée de la France est par avance noyée dans un océan de mondialite aiguë ? Si la France, en tant qu'entité nationale d'histoire longue, n'existe plus dans l'esprit de la jeunesse, a-t-elle une chance de survivre comme entité politique autonome effective ? Pour qu'une telle chance existe, il faudrait au moins que survivent au sein de son système éducatif, des occasions pour les jeunes générations d'apprendre à croire en cette nation qui a nom France. Mais non, aux yeux des "Nouveaux Historiens", le territoire français est devenu un bac à sable, digne des ébats de bambins définitivement immatures.

L’histoire telle qu’elle se fabrique dans les universités et telle qu’elle s’enseigne dans les collèges et lycées n’est sûrement qu’un facteur parmi beaucoup d’autres de la déliquescence de l'unité nationale, mais il est indéniable qu’elle a participé au processus, en envoyant à la casse le moteur de conscience nationale qu’alimentait un carburant nommé « Enseignement de l’Histoire de France ».

On reste confondu devant la prétention de "sciences" humaines à une "neutralité" de laboratoire. J'ai déjà dit, à la suite de bien d'autres (Bernard Maris, Paul Jorion, ...), quelque chose de l'imposture que constitue celle des économistes à ériger leur discipline en science exacte, alors qu'ils ne sont que des politiciens qui ont revêtu la peau du scientifique pour mieux ravager la bergerie. On a beau se prétendre "simple chercheur", on n'en a pas moins l'ambition de devenir un acteur dans la sphère publique.

C'est la même chose en histoire : à leur manière, sous couvert de neutralité, les historiens modernes, modernistes et modernisateurs, et les professeurs de la discipline, embarqués par force, ne font rien d'autre que de diffuser une vision éminemment idéologique du monde, en même temps qu'ils voudraient imposer une image soigneusement révisionniste de la France (l'un des interlocuteurs de Finkielkraut a même prononcé le mot "négationnisme"). Une vision qui efface la France comme nation particulière.

A leur manière, ces pseudo-sciences dégagent l'odeur nauséabonde d'un fanatisme de basse intensité : tout douceur au dehors, intraitable sur le fond du discours. Patrice Guénifey a bien raison de dénoncer chez eux une sorte de négation de soi et, en définitive, de haine de la France.

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 25 août 2016

BAUDELAIRE À LYON

Les amateurs des Fleurs du Mal, les spécialistes de la question, les professeurs de Lettres le savent : Baudelaire est passé par Lyon. Il y a même demeuré de 1833 à 1836 : le lieutenant-colonel Aupick, qui a épousé sa mère restée veuve, est en poste dans la ville. En 1834-1835, Charles est élève en classe de troisième, interne au Collège Royal de Lyon (aujourd’hui lycée Ampère). S’il ne brille pas parmi les « premiers-de-la-classe », il n’est pas mauvais élève. La preuve, c'est qu'à la fin de l’année scolaire, il obtient quelques récompenses (qui ne l'empêcheront pas de redoubler sa troisième l'année suivante à Paris, au collège Louis-le-Grand).

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A cette époque d' "obscurantisme moyenâgeux", le romantisme dévoyé d'un Prévert n'avait pas encore élevé le cancre à la dignité de héros moderne et de modèle à suivre. A cette époque d' "arrogance élitiste", un égalitarisme intégriste et fanatisé n’avait pas encore causé les ravages auxquels on assiste depuis quatre décennies, et qui ont ruiné le système éducatif républicain. A cette époque "bourrée de stéréotypes archaïques", on craignait si peu de reconnaître les mérites scolaires des meilleurs élèves que ceux-ci étaient célébrés en fin d’année au cours de la cérémonie dite « Distribution des Prix », cette vieillerie que mai 68 a jetée à la poubelle, en même temps que les insupportables « chaires » et autres estrades, qui soulignaient par trop l'imméritée supériorité du maître sur l'élève. Le Collège Royal de Lyon avait même si peu honte qu'il faisait imprimer la liste de ceux qui méritaient le plus d’être distingués. C’était l’imprimeur Boursy, rue de la Poulaillerie (où se situe aujourd’hui le musée de l’imprimerie), qui était chargé de la fabrication de ce "tableau d'honneur".

C’est ainsi que le nom de Charles Baudelaire, en ce jour solennel du 28 août 1835, fut prononcé à six reprises, dans autant de disciplines :

« Thème »,

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« Version latine »,

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« Vers latins »,

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« Version grecque »,

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« Arithmétique »

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et « Dessin » (spécialité « Figures », les deux autres étant « D'après nature » et « Académies »).

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Certaines paraîtront aller de soi, d’autres sembleront plus surprenantes. Quant au dessin, il sera une évidence aux familiers de cette partie de son œuvre où le poète se livre à la critique artistique.

Ce n’est qu’un document, à peine une anecdote ; c'est, si l'on veut, de l'histoire littéraire abordée par son tout petit côté. Pourtant cela me fait quelque chose de voir imprimé noir sur blanc le nom de Charles Baudelaire adolescent (il a 14 ans), dans ce mince volume que je tiens dans la main,

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où ont été reliés (demi-basane rouge) les tableaux d'honneur de 1835 et 1836 d'un grand lycée de province. Il ne me semble pas indifférent de pouvoir toucher du doigt un témoignage, si modeste soit-il, du passage d’un tel génie dans notre ville (il n'engloba pas celle-ci dans la même aversion que celle dont le nom d'Aupick était pour lui l'objet. On raconte qu'il criait, sur les barricades de 1848 : « Fusillez le général Aupick ! »). J'ai l'impression de parvenir à lui par une voie facile et proche (si j'ai obtenu un premier prix de version latine [au royaume des aveugles ...], j'ai toujours été infoutu de composer des vers latins), mais inconnue du plus grand nombre.

C'est un privilège.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : j'aurais pu faire figurer dans ce billet les noms des trois élèves de cette classe de troisième (« Professeur, M. Carrol ») qui jouent les Usain Bolt pour truster les médailles. Je les mentionne pour mémoire : Benjamin Marcouire, de Montpellier, élève interne, vainqueur toutes catégories, qui revient à sept reprises, dont cinq sur la plus haute marche du podium (« Excellence »,« Thème », « Version », «Vers latins » et « Histoire ») ; Nestor de Songeon, de Bourgoin, élève interne, huit fois cité, mais plus souvent en position de Poulidor ; Jean-Jacques Hardouin, de Lyon, élève interne, excellent "troisième couteau", dont le nom apparaît cinq fois. On trouve encore les noms d'Auguste Blanc, Marius Ginoyer, Eugène Turin, Jean-Baptiste Gérentet, Victor Boisset, Décius Giamarchi (de Vescovato, Corse).

Figure aussi un certain Dominique Barnola (« de Lyon, pension Champavert ») qui me rappelle les monstrueux chahuts que, élèves de 2de dans les antiques bâtiments de ce même lycée Ampère, nous avions fait subir au nouveau professeur de physique-chimie, qui portait ce patronyme, pour étrenner sa première année d'enseignement (dévissage intégral des plateaux - en bois - et des pieds - en fonte - des tables, entre autres, avec les conséquences qu'on peut imaginer). Nous retrouvant à la rentrée suivante, il s'était cruellement vengé, en crucifiant dans les trois premières minutes du premier cours notre camarade Pons, beaucoup moins méchant que nous autres, mais pas assez "discret" (ce qu'on appelle "faire un exemple"). Cette année-là, il fut tranquille. Comme quoi ...

samedi, 08 août 2015

LYON EN 1956

« Les vrais bons gones sont ceux qu'ont des défauts que ne font tort qu'à eux. » 

La Plaisante sagesse lyonnaise

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LA BOURSE, LE RHÔNE ET, ENTRE LES DEUX, LE LYCÉE AMPÈRE ET LES ANCIENNES HALLES

Au fond, les défunts ponts Vaïsse et de la Boucle. Notez que le pont Morand ne se ressemble plus du tout non plus, depuis que le métro passe dedans.

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Les anciennes halles genre Baltard ont été rationnellement converties en un magnifique parking, de la (presque) même hauteur que les immeubles qui l'entourent, que le monde entier nous envie. Quant au fameux restaurant Farge (qu'on distingue ci-dessus, à gauche des halles), il a été avantageusement remplacé par une banque (si ce n'est pas ça, c'est du même genre).

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mardi, 07 août 2012

TINTINOPHILE OU TINTINOLOGUE ?

Météo des Jeux : bonne nouvelle, USAIN BOLT et quelques autres sont enfin parvenus à parcourir 100 mètres. Certains en doutaient. Les voilà rassurés. Ils s'en félicitent. Moi je dis : peut mieux faire. J'espère qu'ils pourront aller un peu plus loin, parce que, franchement, quand tu as fait 100 mètres, tu n'as rien fait, ou si peu que rien. Ils n'ont plus qu'à persévérer s'il veulent arriver au bout.

 

 

Prêts pour une Grande Digression Symphonique, en forme d’entrée en matière ?

 

 

« Tintinophile », qu’est-ce que ça veut dire ? D’abord et déjà, je ne sais pas si tout le monde sait ce qu’est un « colombophile ». Si vous pensez que c’est un fan de l’acteur PETER FALK (lieutenant Columbo), tintin,les aventures de tintin et milou,jeux olympiques,usain bolt,digression,colombophilie,pigeons,christophe colomb,peter falkun continuateur de la mémoire de CHRISTOPHE COLOMB, un habitant de Saint-Colomban (c’est en Loire-Atlantique) ou un amateur de voyages en Colombie, vous avez tout faux. C’est quelqu’un qui aime les pigeons, en particulier les pigeons voyageurs. N’en tirez aucun jugement péremptoire.

 

 

Le colombophile fait travailler les pigeons pour lui, pour son compte, pour son seul plaisir, gratuitement. C'est une sorte de maquereau, quoi. Sauf que ses putes lui rapportent nib de nib. Disons qu'il s'est fait souteneur pour soutenir la cause. C'est du dévouement, je me tue à vous le dire. La preuve ? Il offre gratuitement le gîte et le couvert à ses gagneuses et à ses gagneurs. C'est bien le moins, vous avouerez.

 

 

Pour ce qui est du gîte, certains colombophiles fanatiques, voire enragés, n’hésitent devant aucune folie dispendieuse, comme en témoigne cette photo d’un authentique pigeonnier, digne d'être  homologué hôtel cinq étoiles (quoique sans ascenseur ni salle de bains), quelque part dans le nord-est de la France. On peut dire que R. n’a reculé devant aucun sacrifice pour offrir à ses oiseaux le luxe le plus tapageur et le plus extrême.

 

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DANS UN PAREIL 5 ETOILES, TRES PEU DE PIGEONS SE PLAIGNENT DE LEUR SORT

(ET LES ROUCOULEMENTS DE MASSE, IL PARAÎT QU'ON S'Y HABITUE)

 

Mais en contrepartie, disons carrément que R. exploite honteusement la capacité innée que ces volatiles ont de retrouver leur nid après en avoir été honteusement éloignés à dessein. Au top départ, toutes les cases du camion collecteur s’ouvrent brusquement, dans la région de Narbonne, libérant les pauvres bêtes, dès lors obligées de se creuser la cervelle (sans carte et sans boussole, s’il vous plaît !) et de se rapatrier par leurs propres moyens vers les brumes du nord-est. Le taux de réussite est généralement bon, mais l'aventure connaît parfois quelques ratés, on est obligé de le reconnaître.

 

 

Il m’est en effet arrivé de convoyer jusqu’à son point d’origine (enfin, disons pas loin) un de ces malheureux oiseaux qui s’était égaré pas trop loin de chez moi (à 600 km de chez lui, quand même !), pour le restituer (gratuitement, s’il vous plaît, mais combien volontiers !) à son propriétaire. Il lui manquait beaucoup, paraît-il. Pourtant, les 399 autres qu’il possède (authentique, évidemment) devaient l’occuper largement. Que voulez-vous, aurait dit LAMARTINE, « un seul pigeon vous manque, et tout est dépeuplé », n’est-ce pas, R. ?

 

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LUI, C'EST "RED CHAMPION"

(c'est un vrai de vrai, bien sûr)

 

Le colombophile, c’est donc celui qui aime les volatiles de course (y compris à table, farcis, à condition qu’ils soient jeunes, et là, à table, je me suis aperçu que moi aussi, j'avais des tendances colombophiles), qui gagne des trophées à la sueur de leur front (qu’ils ont fort étroit, par bonheur), qui les laisse régulièrement se dégourdir les ailes pour s’entraîner, en priant cependant le dieu des pigeons qu’aucun autour des palombes, qu’aucun faucon pèlerin ou autre nuisible ne rôde par là ou ne s’est mis à l’affût dans le coin. En un mot, c’est quelqu’un qui ne compte ni son temps, ni son argent, ni son énergie pour perpétuer une espèce qui, par bonheur et pour cette raison, n’est pas en voie de disparition.

 

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EN PLUS, ILS SONT BEAUX, NON, LES CHAMPIONS ?

CE N'EST PAS DU PIGEON DE VULGUM PECUS !

 

Bon, pour un préambule, ça commence à faire très long. Je me suis encore laissé entraîner, ma parole. Aucune rigueur, tout dans les « arabesques ». Vous pourriez me le signaler, quand ça se produit ! M'arrêter ! Pourtant, je vous jure, j’essaie de me refréner. Mais à chaque fois, ça y est, le démon me reprend, la digression me tend les bras, et je m’y jette avec emportement. Il ne faudrait pas, avec ça, que l’envie me prenne, un de ces jours prochains, d’enseigner ou de devenir professeur. Vous voyez d’ici la catastrophe ?

 

 

Imaginez-moi en professeur qui commencerait sur « Mignonne allons voir … » et qui déboucherait sur le burnous trop vaste de RENÉ CAILLÉ, premier blanc arrivé à Tombouctou. C’était le 20 avril 1828. Il profitait de ses larges manches pour griffonner des notes au crayon sur son petit carnet. Là-dessus, vous avez bien compris que je pourrais embrayer sur les djihadistes actuels d'AQMI qui détruisent des mausolées musulmans. Décidément, l'Islam est de plus en plus énigmatique. Mais ici, comme vous le constatez, je résiste à la digression.

 

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Vous voyez ? Une digression, c’est si vite fait. Presque pas le temps de s’en apercevoir. Je tâcherai donc de m’orienter, pour gagner mon pain, dans une autre branche professionnelle que l’Education Nationale. Cela vaudra mieux pour tout le monde. Si Dieu et le Conseiller d’Orientation n'en décident pas autrement.

 

 

Cela donnerait aux rabat-joie de l’anti-France (quand reviendras-tu, Super Dupont ?) une occasion nouvelle de crier au déclin des valeurs, des brosses à dents et du confit de canard. J’éviterai par conséquent de prêter le flanc. De toute façon, je ne suis guère prêteur. Surtout du flanc. Ah si, pourtant : je ne sais plus à quel ami j’ai prêté mon coffret Catalogue d’oiseaux d’OLIVIER MESSIAEN, auquel je tiens tant. Si vous l’apercevez, merci de me tenir au courant.

 

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En revanche, j’ai retrouvé (par hasard) la personne à laquelle j’avais prêté Antiquité du grand chosier d’ALEXANDRE VIALATTE. Et si à ce jour je n’ai pas recouvré mon livre, j’ai du moins retrouvé le sommeil. Conclusion ? J’admire les gens qui, contre vents et marées, savent résister à la digression. Quelle fermeté d’âme est la leur ! Vous avez ci-dessus un compendium de ce qu'il ne faut pas faire, quand on prétend avoir de la fermeté dans l'âme.

 

 

Remarquez, je me rappelle les cours du vendredi à 14 heures, avec Monsieur DELMAS, alias Le Baron. C’était, au moins sur le papier, de l’histoire-géographie. Mais c’était une matière qui pouvait aller du montant d’un salaire à consacrer au loyer par un jeune ménage aux souvenirs bretons de vacances de rêve remontant à l’été dernier, en passant par l’immense intérêt qu’il y a pour la jeunesse à apprendre les langues étrangères. Le vendredi à 14 heures, Monsieur DELMAS était le roi de l’ « arabesque » ainsi entendue.

 

 

Car, contrairement aux cours qui avaient lieu tôt le matin, la figure de Monsieur DELMAS, à ce moment de la journée, arborait une teinte qui variait, suivant les semaines, et selon les menus et les quantités absorbés au restaurant voisin en compagnie de quelques collègues, du rubescent à peine marqué, au cramoisi le mieux venu, en passant par toutes sortes d’enluminures cuivrées, de pourpres congestifs et de flammes incarnates. Il n’y a pas à en douter, le gras double, le tablier de sapeur et le Chiroubles du patron de « La Meunière », rue Neuve, à deux pas du lycée Ampère, avaient le don d’inciter Monsieur DELMAS à l’arabesque.

 

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LES SALLES D'HISTEGEO ETAIENT AU DERNIER ETAGE, DROIT DEVANT

 

Promis, après cette « mise en bouche », dès demain, j’en arrive à Tintin.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

vendredi, 18 mai 2012

ELOGE DE MAÎTRE RABELAIS

Comme promis (« Compromis, chose due », disait COLUCHE en parlant des femmes), aujourd’hui, j’attaque Maître FRANÇOIS, alias ALCOFRIBAS NASIER. Bien sûr, que c’est RABELAIS. Que puis-je dire, au sujet de RABELAIS ? Si je disais que j’ai l’impression que j’ai du rabelais qui me coule dans les veines, je ne serais pas très loin de la vérité, mais ce ne serait sans doute pas très bon pour ma réputation (quoique …).

 

Pourquoi ? Mais à cause de la réputation de grand buveur devant l’éternel, qu’il traîne depuis toujours, pas complètement à tort, probablement. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas sa lecture qui vous empêchera de passer à l’éthylomètre avant de prendre le volant. Tout ça pour dire que parmi les auteurs français que ma prédilection m’a amené à cultiver de préférence aux autres, je l'avoue aujourd'hui, c’est RABELAIS qui vient en tête.

 

En confidence et par parenthèse, je peux vous dire aussi que celui qui vient en queue s’appelle PIERRE CORNEILLE, mais ça, c’est dû à la longue malédiction qui a poursuivi ce malheureux génie depuis un épouvantable Cinna étudié en classe de 5ème, sous la férule de Monsieur LAMBOLLET, au lycée Ampère. J’imagine que c’était au programme. Je vous jure, Cinna à douze ans, il y a de quoi être dégoûté des mathématiques. Euh, j’ai dit une bêtise ?

 

« Prends un siège, Cinna, et assieds-toi par terre, Et si tu veux parler, commence par te taire ». Non, je déconne, ce n’est pas Auguste qui dit ça à Cinna, c’est nos esprits mal tournés d’élèves mal élevés qui brodaient. Forcément, c’est ça qui m’est resté. Mais ça doit être du genre de la « pince à linge » des Quatre Barbus et de la 5ème symphonie de BEETHOVEN.

 

Si, j’ai quand même retenu « Je suis maître de moi comme de l’univers », parce que je vous parle d’un temps où l’on apprenait par cœur. Je crois bien que c’est dans la bouche d’Auguste. Mais CORNEILLE m’a collé à la semelle gauche (il paraît que ça porte bonheur !), parce que plus tard, j’ai dû me farcir Sertorius, et puis Suréna, et ce traumatisme, franchement, je ne le souhaite à personne. Et je n’ai rien dit d’Agésilas et d’Attila : « Après l’Agésilas, hélas, mais après l’Attila, holà ! ». Même que ce n’est pas moi qui le dis, c’est BOILEAU, alors.

 

Résultat des courses, il m’est resté un automatisme : de même que Gaston Lagaffe éternue dès qu’on prononce le mot « effort », de même, dès que j’entends le nom de CORNEILLE, je bâille. Bon je sais, la blague est un peu facile, mais avouez qu’il fallait la faire, celle-là, et c’est d’autant plus vrai que ce n’est pas faux. Et puis si, par-dessus le marché, ça désopile la rate, on a rien que du bon.

 

Mais foin des aversions recuites – et injustes comme sont toutes les vendettas, et je ne vais pas passer ma vie à assassiner CORNEILLE qui, après tout, ne m’a jamais empêché de vivre, malgré des dommages monumentaux à mon égard, pour lesquels je n’ai jamais reçu d’intérêts –, revenons à RABELAIS. 

 

Le portrait ci-dessus est donné pour celui de RABELAIS en 1537. Il tranche avec tout ce qu'on connaît, et l'on est pris de doute. Pourtant, je me rappelle la collection de portraits accrochés dans un des bâtiments de La Devinière, la maison natale : beaucoup ressemblaient à l'officiel, de plus ou moins loin, il est vrai. Mais quelques-uns étaient de la plus haute fantaisie, faisant parfois de l'auteur une sorte de nègre.

 

Je ne vais pas refaire mon chapitre sur Lagarde et Michard, avec leur damnée tendance à tout tirer vers le sérieux, le pontifiant et l'asexué, bref, le SCOLAIRE (« ce qu’il faut savoir »), mais il est sûr que si on veut jouir de RABELAIS, c’est dans le texte qu’il faut aller. Et pour y aller, j’espère qu’on m’excusera, il faut avoir envie de jouir. C’est un aveu. Tant pis. J’espère qu’à mon âge, il ne me coûtera pas trop cher.

 

RABELAIS ? C’est ma respiration. C’est mon espace vital. C’est comme un socle. Je n’y peux rien, ça s’est fait malgré moi, comme ça, sans que j’y prête la main, c’est certain. RABELAIS m’a appris une chose : la JOIE est le centre nerveux, le cœur et le muscle de l’existence. Tout le reste est résolument secondaire, accessoire, décoratif, facultatif, marginal, subsidiaire, superfétatoire et, disons le mot, superflu. Ce que je trouve chez RABELAIS me ramène toujours à la JOIE.

 

Il serait d’ailleurs peut-être plus exact de dire que j’ai satisfait dans RABELAIS ce besoin d’éprouver la JOIE. C’est ce même genre de besoin vital qui m’a rendu récemment jubilatoire, proprement et absolument, la lecture de Moby Dick. Mais c’est vrai, je ne sais pas encore tout, et je ne suis pas sûr d’en savoir plus « quand fatale [sonnera] l’heure De prendre un linceul pour costume » (Le Grand Pan, GEORGES BRASSENS). 

 

C’est sûr, MONTAIGNE me touche, mais c’est un homme qui s’écoute. Beaucoup de passages plaisants, c’est sûr (je me suis efforcé d’en indiquer à plusieurs reprises ici même), mais il y a à mon goût trop de gravité chez MICHEL EYQUEM, petit châtelain de Montaigne. En comparaison, RABELAIS, je vous jure, existe concrètement, jovial et fraternel. Dès qu’il vous aperçoit, il vous invite à sa table. C’est une tout autre vision de l’humanité.

 

Une humanité qui converse gaiement autour d’une table couverte de plats ventrus et de flacons vermeils. Une humanité qui parle de la vraie vie, poétique et réelle, qui est forcément celle de tout homme. Poétique, parce que tout homme rêve et que tout rêve est poétique. Réelle, parce que lire les livres de RABELAIS est une excellente recette pour apprendre à renoncer sans regret à devenir maître du monde. Il y a tout ça, dans l’œuvre de FRANÇOIS RABELAIS.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Et ce n'est pas fini.

mercredi, 28 décembre 2011

LA GRANDE MUSIQUE ET LES TOUT PETITS

La Grande musique et les tout petits est un titre. Celui d’un petit manuel de format 16 x 24 d’initiation musicale à couverture bleue, ornée d'un dessin édifiant : un monsieur en costume sévère et à calvitie respectable est assis à un piano à queue ouvert. Il est entouré de quatre petits enfants assis, un petite fille est debout.

 

Ils le fixent avec un attention dévote. Le sous-titre ? "Commentaire sur les grandes oeuvres de musique classique et moderne enregistrées sur disque." L'ouvrage, agrafé dans l'épaisseur, est édité aux "Editions du cep beaujolais", ce qui n'est pas un mince clin d'œil.

 

Une main enfantine l'a par ailleurs constellé d'exécrables dessins à l'encre lorsqu'elle avait l'âge du préadolescent normal que j'étais, pas tout à fait pubère, mais modèle accompli du crétin clinique, souillant de droites et de courbes médiocres les divers supports de papier que lui offrait le matériel scolaire à sa disposition. Vous avez évidemment compris que j'étais ce crétin.

 

Les têtes humaines de profil ressemblent furieusement à des casseroles, auquelles le nez tiendrait lieu de manche. Allusion subtile, sans doute, à la matière musicale qu'enseignait l’auteur du manuel et professeur, monsieur Hurter (tout le monde connaît la « Sonnette pour casserole et violon sale » de Ladislas Hégésippe Adhémar Loutrel. Il (Hurter) fut mon professeur de musique de la sixième à la troisième. Il faisait acheter son bouquin par tous les élèves, ce qui lui assurait une sorte de rente (modeste).

 

J’ai beaucoup plaint son fils, qui était dans notre classe, rien qu’à cause de la façon coupante dont il appelait le nom : « Hurter », pour le faire venir au tableau : « Viens me réciter ta leçon ! ». Personne n’aurait osé broncher, bavarder ou péter pendant son cours. pas comme les veinards qui avaient monsieur Zaëh. Alors là, c’était la fête ! Cela ne gênait personne, car déjà à cette époque, les salles de musique tendaient à être confinées dans les derniers étages des établissements scolaires. A cause du bruit, j'imagine.

 

Il faut cependant tresser un couronne de laurier à monsieur Hurter. Car c’est chez lui que j’ai découvert que j’avais l’oreille musicale : j’avais presque toujours 20 / 20 aux dictées de notes. Pourquoi n’ai-je pas insisté ? Pourquoi ne suis-je pas devenu musicien ? Vous vous en foutez ? Eh bien je vais vous le dire quand même. Franchement, je me demande si la musique aurait tenu dans ma vie la place qu’elle a tenue – une place finalement impressionnante et inexplicable – si j’en avais fait ma profession.

 

Et puis on me dira ce qu’on voudra, mais le solfège, ça m’est toujours resté rédhibitoire. La définition de "rédhibitoire" ? « Arête de poisson virtuelle restée en travers de la gorge » (définition proposée à l'Académie, qui n'en a pas voulu, allez savoir pourquoi). Méthode lourde ou méthode « ludique », le solfège reste lourd. Même lourdingue. Ou alors c’est moi qui ne le suis pas assez pour lui, je ne sais pas. Au fond, ce qui me chagrine dans le solfège, c’est peut-être ce qui me chagrine dans tout ce qui se présente comme théorie : précisément la théorie.

 

Comme je ne suis pas devenu musicien, je me suis contenté du titre de mélomane. Encore aujourd’hui, ça me frustre, comme bien vous pensez, mais que voulez-vous ? L’avantage que j’y ai trouvé, c’est que je suis né dans un temps où une foule d’objets techniques se sont mis à pleuvoir sur le monde, pour satisfaire les « besoins » des « consommateurs ». Je veux parler de la radio et de l’électrophone. Oui, j'avoue : je suis un enfant des débuts de la consommation musicale régnante.

 

J’ai déjà parlé du supplice que, vers l’âge de huit ans, je faisais subir à ma grand-mère – qui le supportait stoïquement – quand je passais des dizaines de fois sur le vieux Teppaz rouge et blanc, enfin une certaine sorte de « blanc », l’ouverture de Tannhäuser, de Richard Wagner, et l’Etude opus 25 n° 11 de Frédéric Chopin.

 

Le Teppaz logeait dans le placard à portes coulissantes du couloir à gauche au fond, en face du « coffre à papier », au 39, cours de la Liberté, au troisième étage, l’entrée juste à droite de la pâtisserie Bonnat, aux sublimissimes cônes en chocolat et aux superbes sphinx familiaux.

 

L’entrée a gardé jusqu’à sa récente rénovation la plaque devenue noirâtre où était gravé « sonnette de nuit », avec un bouton pour les urgences adressées au médecin, au même étage que l’électrophone. Je n’ai jamais su si le docteur Frédéric Paliard avait été souvent dérangé par cette sonnette. Et quand j’ai voulu dévisser la plaque, en souvenir, il était trop tard : elle avait disparu sous les coups de la rénovation.

 

Le téléphone du 39, cours de la Liberté était « Moncey 17 25 », pour vous dire quelle époque c’était. Chaque quartier avait son central téléphonique. Là, il était rue Moncey (MO, sur le cadran, ça faisait 60). Il y en avait un autre rue Burdeau (BU = 28). Il fut un temps où c’était même un progrès par rapport à l'époque précédente, quasiment paléontologique.

 

Pensez donc, au Mont-Joly, grande maison des Echarmeaux, une boîte en bois verni était fixée au mur. Sur le côté droit, une toute petite manivelle. A gauche, un drôle de cornet noir pendu à un crochet. En façade, une sorte d’entonnoir noir (ben oui !) vissé à la boîte.

 

J’étais si intrigué que je fis comme j’avais vu faire d’autres : je décrochai le cornet de gauche, je plaçai ma bouche devant l’entonnoir noir, puis je tournai la manivelle. Ô merveille, ô stupeur, ô frayeur, une voix (la voix de celles qu'on appelait les opératrices, c'est de l'archéologie) se fit entendre dans le cornet. Inutile de dire que je le reposai dans l’instant.

 

On comprend par cette anecdote qu’une blague qui fit hurler de rire les foules des années 1950, « Le 22 à Asnières », de Fernand Raynaud, a aussi peu de chances d’être comprise des générations actuelles qu’elle l’aurait été de celles de 1870.

 

Je reviens à mes moutons. Nous eûmes longtemps à la maison un électrophone gris (la Guilde) avec un bras blanc large et lourd qui a dû massacrer les dizaines de pauvres disques que nous avons posés dessus. Comme tous les appareils de l’époque, celui-ci accueillait diverses vitesses de déroulement, 78, 45 ou 33 1/3 tours par minute.

 

Je me souviens même d’un engin qui comportait la vitesse de 16 tours / mn, sur lequel j’ai vu tourner un disque et un seul (qu’est-ce que c’était ?). C’était encore au 39, cours de la Liberté, sur la table de la cuisine. Si le format 16 tours a rapidement disparu corps et biens, j’imagine que les fabricants y avaient vu le meilleur moyen de perdre le maximum d’argent à cause du déséquilibre « investissement / bénéfice » induite par la durée excessive de musique dont il aurait fallu doter chaque face du microsillon. 

 

Une pile de lourdes galettes noires 78 tours a atterri un jour à la maison. Elles étaient  à peine protégées par une pochette en papier, découpée au centre pour permettre d’en lire l’étiquette. J’ai encore dans l’oreille quelques titres, parmi lesquels La Belle de Cadix, par Luis Mariano, mais celle-ci est trop célèbre. 

 

Une chanson bien moins connue reste en effet gravée dans mon disque dur : Qu’il fait bon, chez vous, maître Pierre, peut-être chantée par Fernand Gignac. Une chanson populaire exaltant la vie des classes populaires, il y a longtemps. Un peu la même époque, tiens, que Les Grands boulevards, d’Yves Montand (« Je suis tourneur chez Citroën. J'peux pas m'payer des distractions tous les jours de la s'maine »). 

 

L'histoire de "maître Pierre" ? Un gars de douze ans entre comme apprenti chez un meunier, il est heureux de son métier, tombe amoureux de la fille du patron, l’épouse, et pour finir, le meunier meurt, regretté, mais heureux que le moulin soit en de bonnes mains pour continuer à tourner « du Nord à la Bretagne ». Le tableau sans ombre d’une vie limpide et simple comme on n’en fait plus : 

Hardi ! Hardi petit gars !

Bonnet sur l’œil, sourire aux lèvres !

Hardi ! Quand il a deux bras,

Un bon meunier ne s’arrête pas !

 

Je ne suis pas sûr que les bonnes gens qui considèrent ce genre de "variétés" comme désuètes aient bien compris le sens de l'évolution des choses depuis ce temps. Pour lequel je précise tout de suite que je n'éprouve aucune espèce de nostalgie.

 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 16 décembre 2011

ALORS, DESSIN OU ARTS PLASTIQUES ?

Je vous préviens : surtout ne dites jamais à CHANTAL F. qu’elle enseigne le dessin. Elle va vous voler dans les plumes, vous vous en souviendrez, juré, craché. D’abord, comme petit boulot, quand elle était étudiante, elle bossait dans un abattoir, où elle était fracasseuse de crânes de cochons. Voilà, je vous ai prévenus, vous ne viendrez pas vous plaindre. Qu’on se le dise : elle enseigne les « Arts plastiques ».  Appellation d’origine contrôlée. C’est comme si on m’accusait d’enseigner les « Lettres ». Je n’ai jamais enseigné les « Lettres ». C’est vrai que ça me frustre.

 

 

Ce qui me frustre, aussi, c’est que je ne suis pas peintre. Croyez bien que je le regrette, mais c’est comme ça. Infoutu de manier les couleurs. C’est une infirmité. Peut-être de naissance. J’étais nul, que ce fût avec M. ROCHE, M. LAMBERT, M. POITEVIN ou M. MASSON (autrement dit, dans le désordre, de la sixième à la troisième, où les cours de dessin (ben oui, CHANTAL, on ne disait pas encore « arts plastiques ») étaient obligatoires).

 

 

C’était plus fort que moi, dès que je commençais à marier les gouaches

qui sortaient des tubes Lefranc & Bourgeois, j’obtenais invariablement (et désespérément) des teintes qui allaient, selon les jours, et pour être gentil, du caca « terre de sienne brûlée » à la merde « terre d’ombre naturelle ». Je n’ai pas insisté, et j’ai préféré laisser d’autres se salir les doigts dans ces matières-là.

 

 

Qu’est-ce que j’ai retenu de mes cours de dessin ? Eh bien, finalement, plus que je ne pensais. J’ai retenu un cours de M. LAMBERT, qui tâchait de m’apprendre à remplir au crayon une surface donnée. Il fallait m’efforcer de rendre invisibles les coups de mon crayon. Pour cela, je devais tenir l’instrument couché, pour que le trait suivant, de toute la hauteur de la mine, recouvrît en partie le trait précédent.

 

 

Pour faire comprendre ça, il nous avait raconté une petite histoire : un club de football pauvre, pour empêcher tout resquillage, avait eu l’idée de disposer autour du terrain, une palissade de planches se recouvrant les unes les autres partiellement. Voilà le trait de génie de M. LAMBERT : le club de football. Il n’y a pas meilleure pédagogie, la preuve, c’est que je m’en souviens encore. En plus, j’ai gardé une préférence pour le trait, au détriment de la surface. Purement véridique, évidemment.

 

 

M. POITEVIN, lui, a imaginé qu’il était en mesure de m’imposer (en pure perte, je précise tout de suite) une parfaite maîtrise du dégradé de couleurs. Ah, le dégradé de couleurs, comme c’est beau ! Pour arriver à ses fins, il accordait une confiance inébranlable et absolue au ROBOT. C’était un androïde bien carré aux angles, segmenté en une dizaine de parties de la « tête » aux « pieds », dont il fallait remplir les segments, du plus clair au plus foncé.

 

 

Inutile de dire que je rentrais tous les soirs avec un robot supplémentaire à remplir, vu l’état lamentable de mes travaux. Ce furent, pendant quelque temps, les punitions du soir de mon père, qui avait certes beaucoup plus que moi « la main ». Merci papa. M. POITEVIN se fatigua plus vite que lui. Moi, je n’en parle même pas.

 

 

M. MASSON fut le premier à espérer nous rendre sensibles à l’art. Je me souviens qu’il nous mit en présence d’un tableau du grand PIERO DELLA FRANCESCA, La Visite de la reine de Saba, en particulier du détail montrant un visage de face et un profil, qu’il s’agissait, si je me souviens bien, de reproduire plus ou moins fidèlement.

 

 

C’est aussi dans sa classe qu’il m’a fallu pour la première fois réaliser un dessin d’après nature, un volume quelconque, posé sur une sellette et éclairé par la lumière du jour, qui venait de côté. Mais je l’ai dit, je n’étais pas doué. Je n’ai jamais cherché à identifier à quelle essence M. MASSON se parfumait, ni à approfondir certaines rumeurs courant sur sa propension à corriger le travail d’un élève en laissant traîner la main sur son épaule. Je n’étais visiblement pas assez doué pour l’intéresser, Dieu merci.

 

 

Quant à M. ROCHE, dont la salle (n° 700, dans mon souvenir) était perchée au septième étage du Lycée Ampère, ce qui était déjà toute une aventure, je lui dois d’avoir brillé une fois, la  seule et unique fois où j’eus, non seulement, la moyenne, mais une note frisant le maximum. Il avait fallu reproduire, selon la méthode du quadrillage, le dessin d’une espèce de dindon égyptien ou aztèque, sur une plaque carrée de linoléum.

 

 

Si je dis que c’était toute une aventure, de monter en salle 700, c’est qu’on quittait l’itinéraire rebattu du grand escalier : il fallait emprunter un mystérieux couloir menant aux appartements privés du personnel, puis passer par une porte « secrète » percée dans un mur épais comme une forteresse, puis grimper encore trois ou quatre étages, pour arriver enfin à cette salle vraiment panoramique, la plus haute du lycée et des environs immédiats. Un vrai donjon. Toujours visible.

 

 

J’avais été parfait dans le maniement de la gouge, paraît-il. M. ROCHE m’avait fait l’insigne honneur et privilège de me désigner imprimeur. J’avais donc rejoint à la presse, à cette occasion, THIERRY D., l’abonné des meilleures notes en la matière, pour encrer et imprimer sur du Canson les travaux de tous nos camarades. Ce succès claironna  l’Austerlitz de mes aventures picturales. Mais en même temps, s’il en marqua le point culminant, c’en fut aussi le point final.

 

 

Je ne serai jamais un peintre. Ainsi va la vie. « Il faut subir ce qu’on ne peut empêcher » (je ne sais plus si c’est un proverbe bantou ou une citation de JORGE LUIS BORGÈS). Je tâcherai de me faire une raison. Je me dis malgré tout qu’il m’en est resté, des souvenirs, vous ne trouvez pas ? Disons que chaque prof semble s’être débrouillé pour m’en laisser au moins un. Et finalement d’une précision honnête.

 

 

Notez que je n’incrimine en aucune façon le corps enseignant. Je sais bien que les cours de musique et de dessin, euh non, « d’arts plastiques », pardon CHANTAL, sont souvent considérés par les morveux comme des récrés, et que ça ne facilite pas le travail, c’est le moins qu’on puisse dire. A quoi c’est dû, je me garderai d’avancer une quelconque hypothèse.

 

 

Je constate les dégâts, c’est tout. Dit pompeusement : l’état de la sensibilité esthétique d’une population dépend étroitement de la façon dont elle est transmise, n’est-il pas vrai ? Ah, la transmission, comme c’est beau ! Si ce n’est pas vrai, je veux bien qu’on me les coupe, les cheveux. Vu qu’il m’en reste trois, ça ne me fera même pas défaut l’hiver prochain.

 

 

Si le cours de dessin, plutôt que de préparer pour la fin de l’année une exposition des travaux des élèves, qui laisse en général ceux-ci  sceptiques et leurs parents compatissants, perplexes et déprimés, pouvait déjà, modestement, leur apprendre à regarder les œuvres, je dis que ce ne serait pas si mal. Qu’est-ce qu’un trait, une surface, une couleur, une lumière, une proportion, enfin bref, des éléments qui leur donneraient un regard analytique ? Quelques bases, quoi.

 

 

Car je constate que la sensibilité esthétique des Français est, en moyenne, aujourd’hui, en dessous de la ligne de flottaison. Qui est-ce qui sait regarder ? Je sais bien que le professeur est supposé « donner le goût » à ses élèves, mais pour cela, il faut, soit être un excellent acteur, soit avoir une existence personnelle très riche et être très généreux. Car le « goût » dont je parle, il doit « émaner » de la personne qui est censé le « donner ». J'espère que ce n'est pas une matière de savoir à inculquer. Le ministre est-il en droit de l’exiger ?

 

 

Tout ça n’empêche pas les gens de regarder des tableaux et d’avoir un  avis bien arrêté. Ce n’est pas pour rien qu’on dépose des livres d’or aux sorties des expositions, pour que les gens puissent se soulager, s’agissant d’art contemporain, avec des remarques du genre : « Mon chien en ferait autant ». Sans vouloir dénigrer la gent canine, car j’aime beaucoup les chiens, comme je l’ai déjà dit ici, je me permets d’affirmer qu’une telle profération me semble soit présomptueuse, soit injurieuse, peut-être les deux.

 

 

Et tout ça n’empêche pas les gens de rester stupides comme des blocs de matière brute devant Allégorie sacrée de GIOVANNI BELLINI ou La Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne, de LEONARD. Même sans aller

de cet extrême au précédent, et sans vouloir radoter, qui est-ce qui sait regarder, de nos jours ? Je dis bien "regarder" et non laisser les yeux réciter ce qu’ils ont appris.  

 

 

Comme le dit un bien connu proverbe bantou : « Le touriste ne voit que ce qu’il sait ». Ils ont bien raison, les Bantous.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

 

 

 

lundi, 28 novembre 2011

HANNAH ARENDT ET MONSIEUR BERNARD

Hannah Arendt est une philosophe magnifique. Et magnifique à tout point de vue. Regardez donc la photo que Gallimard a choisie pour orner le dos de son volume « Quarto »  : je craque, j'attends qu'on me la présente. Elle est belle. Une jeune femme superbe, au regard ardent, au visage ovale de madone.

 

On comprend que Martin Heidegger ait succombé, même si c'est Günther Anders qui l'eut le premier, comme premier mari de la dame, lui-même un gusse de première, avec L’Obsolescence de l’homme, que je recommande chaudement.

 

J’ai lu, il y a quelques années, Les Origines du totalitarisme, le gros  maître-livre de Hannah Arendt, le livre d’une vie, même si l’ouvrage est loin d’épuiser l’œuvre de la philosophe. Sa lecture constitue néanmoins une grande aventure, dont mes modestes moyens sont bien loin de pouvoir prétendre dénouer tous les fils.

 

Je dois dire ici que la lecture des Origines du totalitarisme restera pour moi un moment de basculement. Ce livre, avec quelques autres de la même que j’ai lus, sinon assimilés, a modifié en profondeur ma façon d’être au monde. Peu de livres peuvent se vanter de cet exploit. L’une des premières raisons, c’est probablement l’énormité de la matière brassée et l’impression de maîtrise qui s’en dégage.

 

Mine de rien et à part ça, je suis épastrouillé du nombre et de la diversité des gens qui se réfèrent à ses travaux, fût-ce pour en critiquer tel aspect. En particulier, les critiques se concentrent sur Eichmann à Jérusalem, que j’avais lu dans la foulée. Il est vrai qu’elle a assisté au procès en tant que journaliste envoyée par le New Yorker, mais qu’elle en est partie avant la fin. Sa thèse sur la « banalité du Mal » est connue, souvent mal comprise.

 

Mais ce qui lui est surtout reproché, c’est d’avoir minimisé le rôle d’Eichmann dans l’exécution de la « solution finale », en en faisant un exécutant de bas étage, ce qu’elle aurait évité en assistant à la fin du procès, où la véritable personnalité de l’accusé est alors, semble-t-il, apparue en pleine lumière.

 

Pour ne rien arranger, Hannah Arendt ne porte visiblement pas dans son cœur le président du tribunal, qu’elle trouve, si je me souviens bien, d’une partialité assez marquée. On comprend que ça la chiffonne, malgré tout, d’assister au procès du bourreau par les coreligionnaires de ses victimes : il y a quelque chose de bizarre dans le tableau. Sans parler de l’enlèvement du bourreau (en Argentine, je crois).

 

La « banalité du Mal », en gros, c’est quand un individu, parce qu’il est pris dans une organisation sociale où il est intégré en se réduisant à un  simple rouage mécanique, en vient à infliger le Mal à d’autres individus au nom du bon fonctionnement de la dite organisation. Un Mal infligé de façon administrative et neutre, en quelque sorte. Je parlerai quelque jour prochain de La Crise de la culture, le livre sans doute le plus diffusé de Hannah Arendt.

 

Aujourd’hui, c’est plutôt de Condition de l’homme moderne que je voudrais parler, un livre fort et dense. Heureusement, il faut attendre la page 280 pour tomber sur une énorme bourde grammaticale, l’impardonnable faute de conjugaison qui déconsidère son auteur : « le moins remarqué certainement fut l’addition d’un certain instrument à l’outillage déjà considérable de l’homme, bien qu’il s’agissât du premier appareil purement scientifique qui eût jamais été inventé ». Même mon correcteur grammatical, qui ne remarque pas grand-chose, l’a souligné en rouge.

 

Le coupable s’appelle Georges Fradier, le traducteur. Faisons-lui : « Hououou, les cornes ! », qu’il paie sa tournée, et passons à autre chose. Le titre lui-même pourrait poser un petit problème : comment passe-t-on de The Human condition à Condition de l’homme moderne ? Je n’ai pas l’explication.

 

Ne cherchons pas à le nier : ce livre m’a demandé quelque effort de contention mentale. Je le conseillerais moins à un ami qui voudrais découvrir Hannah Arendt, que La Crise de la culture, de hautes volée et portée, sans doute, mais beaucoup plus accessible.

 

Attention, déviation. Mesdames et messieurs, nous allons digresser.

 

En général, je n’aime guère me plonger dans les livres de « philosophie philosophique ». Soit dit aussi en général, je n’ai pas grand-chose à faire avec les constructeurs de systèmes (philosophiques, politiques, et tout ça). C’est ce qui m’a vite éloigné d’un auteur comme René Girard, dont je dois bien avouer que La Violence et le sacré m’avait passionné.

 

Pour tout dire, les constructeurs de systèmes sont de deux sortes : soit ce sont des utopistes, et dans ce cas, rien n’empêche de les laisser rêver, quitte à ce que leurs projets fassent semblant de se réaliser (Phalanstère, communauté de la Cecilia, etc.) avant de se casser la gueule sans faire trop de bruit. C’est le cas des « écoles parallèles » suscitées par 1968, dans la foulée de Summerhill et A. S. Neill.

 

Soit ils sont dangereux, comme Lénine, ses sbires et ses suiveurs sinistres, qui ont fait croire qu’ils construisaient la société communiste, alors que ce qui s’est effondré en 1989-1991 n’est rien d’autre qu’un système où régnait un Capitalisme d’Etat (totalitaire, au surplus), simple rival du Capitalisme Libéral (dont je ne suis pas sûr qu’il ne soit pas lui-même totalitaire, à sa manière). Alors là, il faut évidemment les combattre.

 

Pierre Bourdieu est un autre de ces systémistes que je redoute et fuis autant que je peux. Pour vous dire, mon premier contact avec la philosophie, je veux dire en dehors de toute école, ce furent Friedrich Nietzsche, Henri Bergson et Gaston Bachelard. Je mets Platon à part, dont les dialogues ressemblent plutôt à des conversations familières qu'à des manuels de philosophie. Rien de moins scolaire. Rien de plus courtois.

 

J'ai fait, comme tout le monde un tout petit détour du côté d’Alain. Propos sur le bonheur, c'est le livre de la philosophie du gros bon sens ("il faut attendre que le sucre fonde", "cherchez l'épingle", etc.), le livre d'un philosophe qui sent encore la glèbe et le cul des vaches, un livre pour adolescents. Globalement, c'est quand même un détour qui vaut le détour. J’avais seize ou dix-sept ans. Tous ces livres ouverts au hasard, je ne savais pas que c'était ça, la philosophie. C’était avant la classe de philo, les manuels, l'ennui.

 

La Généalogie de la morale, La Naissance de la tragédie, Les Deux sources de la morale et de la religion, Essai sur les données immédiates de la conscience, La Terre et les rêveries du repos, La Terre et les rêveries de la volonté, L’Eau et les rêves, L’Air et les songes. Il est là, mon premier manuel de philosophie, d’avant la classe de philo. Je lisais ça à la façon dont j’ai lu plus tard la poésie. Avec le même sentiment de m’élever et d'explorer.

 

Avec la classe de philo, ce ne fut plus jamais pareil, mais « ce-qu’il-faut-savoir-pour-réussir-l’examen ». Emmanuel Kant m’a fait mal au pied quand Critique de la raison pure m’est tombé des mains à la moitié de la page douze. S’il m’a fallu côtoyer René Descartes, nous nous croisons depuis ce temps, le matin, à la boulangerie, courtoisement, sans toutefois nous serrer la main.

 

J’ai suivi quelques conférences de Jacques Bouveresse exposant les détails de la grande controverse entre Leibniz et Spinoza. Voyez un peu ce qu’il m’en reste : nib de nib. Dans le fond, j’ai gardé précieusement mes affections et fantaisies dénuées d’école. Nietzsche et Bergson me semblent toujours éminemment courtois, parce que lisibles.

 

Car la classe de philo, pour moi, ce ne furent pas les grands philosophes, à l'exception des noms que j'ai cités, plus quelques autres. Ce furent Monsieur Bernard, Monsieur Stora, Monsieur Girerd. Trois professeurs pour le prix d’un. En une seule année. Le premier, on l’a gardé six ou huit semaines, et puis il est mort. C’est dommage, parce que les débuts étaient prometteurs. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous n'étions pour rien dans ce décès, je le jure.

 

Premier cours avec Monsieur Bernard, vous voulez que je vous fasse le dessin ? Il entre dans la salle, il chope une chaise à la volée, il la place au fond de la travée centrale, il s’assied, il commence à parler. Déjà ça, c’est du brutal. Mais quand on sait que son premier cours, c’est Le Cimetière marin de Paul Valéry, ça refroidit le plus audacieux. On dira « élitiste », bien sûr. J’étais émerveillé, tétanisé sur mon siège et ne comprenant que pouic.

 

Souvenir extraordinaire d’un choc, même si je reconnais que la poésie de Paul Valéry me semble aujourd’hui avoir quelque chose de fané, de desséché. Quelque chose du stérile des mécaniques horlogères de haute précision, je ne sais comment dire. Quoi qu’il en soit, ceci reste bien beau :

 

« Ce toit tranquille où marchent les colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes ;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée !

Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux ! »
 

Je suis allé à son enterrement, qui a dû avoir lieu en décembre. Il fumait (pas ce jour-là, qu'est-ce que vous allez me faire dire !) comme trois pompiers (les professeurs fumaient pendant leurs cours ! ah ! la pipe de tabac gris de Monsieur Zilliox !), et ne dédaignait pas « l’annexe », pendant les récréations, avec un agréable Côtes-du-Rhône, en compagnie de Delmas et Wulschleger. Ce fut donc un cours plutôt bref.

 

Je revois encore, dans la cour n°1 (des « grands ») du lycée Ampère, ce grand monsieur Bernard, finir sa cigarette avant d’entrer en cours. Son collègue Chopelin lui parlait fiévreusement, l’asticotait, vibrionnait et semblait monter à l’assaut de la haute stature qui restait de marbre, mais toujours courtois. C'est ça qui compte, non ?

 

A suivre, pour la suite et la fin de la digression, promis.