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dimanche, 05 mars 2017

DÉLICE DE VIALATTE

VIALATTE RESUMONS NOUS.jpgVient de paraître Résumons-nous, (éditions Robert Laffont,VIALATTE ALMANACH.jpgVIALATTE KÖNIGSBERG.jpg collection Bouquins) volume de 1300 et quelques pages des chroniques écrites par Alexandre Vialatte à destination de plusieurs supports. Je connaissais évidemment Bananes de Königsberg (1985, préface de Ferny Besson) et Almanach des quatre saisons (1981, préface de Jean Dutourd), réédités ici et publiés en leur temps par les soins et la diligence de la grande amie Ferny Besson (éditions Julliard). Quand les deux gros volumes des Chroniques de La Montagne avaient paru chez Bouquins / Laffont, j'avais littéralement sauté dessus, au point d'en faire ma seule exclusive compagnie lors d'une expédition lointaine. J'ai cependant conservé pieusement les Julliard.

J’ai commencé par me plonger dans le recueil des articles parus dans Le Spectacle du monde entre 1962 et 1971 (mes parents furent un de ces temps abonnés à la revue, mais je confesse que j'étais alors passé complètement à côté de ces articles : je devais être un peu trop vert pour saisir la méthode et la subtilité de la langue de Vialatte, même si je n'ai pas trop tardé à m'y mettre).

Dire combien je me régale depuis quelques dizaines d’années avec la prose de Vialatte relèverait du pléonasme, voire de la simple balourdise. Hommage à un grand homme de la langue française. Ce plaisir n’a pas pris une ride. Mieux : il se bonifie et s’intensifie avec le temps. Je recommande les références savantes à Phorcypeute l'Enumérateur, Hermogène le Guttural, Phyte l'Environnaire, et même le vicomte Amable de Vieuval. Elles valent les trouvailles des "proverbes bantous" et de l'uzvarèche.

« La femme remonte à la plus haute antiquité. Phorcypeute l’Enumérateur la cite déjà dans ses ouvrages. Le vicomte Amable de Vieuval fait mention d’elle avec vivacité dans son Tableau des chemins de fer suisses, suivi d’un Eloge du printemps et Casanova la raconte avec la plus grande affection. Elle a su provoquer le lyrisme d’Hermogène le Guttural et de Phyte l’Environnaire. Horace la vante et Pétrarque l’exalte, le Dr Gaucher l’étudie. C’est l’effet de sa grande importance, car elle joue un rôle capital dans la suite des générations et le déroulement même de l’histoire.

Faut-il rappeler Marguerite de Bourgogne, Hélène de Troie, Emilienne d’Alençon ? Citer Mme Steinheil ou la belle Otéro ? Leurs noms sont dans toutes les mémoires. On montre encore dans les sous-sols du musée Grévin la petite baignoire-sabot en zinc, munie d’un couvercle à charnières, dans laquelle Charlotte Corday immola le cruel Marat. Mme Roland faisait les discours de son mari. La femme de Poetus montrait à son époux comment il faut s’ouvrir les veines. Mme Tolstoï exhortait le sien à écrire d’excellents romans plutôt que de faire de mauvaises bottes [historique].

Sans la femme, l’enfant serait sans mère, le père sans fille, le beau-frère sans belle-sœur, l’oncle sans nièce, l’époux sans veuve. Supprimez-la, l’opéra perd son charme, l’écran ses bustes les plus beaux. Sans elle, au Grand Café il n’y aurait plus de caissière, même à l’heure de l’apéritif, entre deux pots de sansevieria de valeur moyenne. L’homme vivrait comme un orphelin. Recueilli par charité dans d’immenses internats par les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ou les Frères des écoles chrétiennes, il mènerait dans de grandes casernes une existence d’enfant trouvé, sans autre distraction que la promenade du jeudi, sous l’œil indifférent d’un gardien en casquette, dont les réprimandes salariées ne sauraient remplacer les discussions de famille. De longs troupeaux de quinquagénaires rasés sans soin et brossés sans vigueur se traîneraient sur les routes nationales, rêvant vainement de retrouver aux grandes vacances, pour jouer au croquet et boire du chocolat, des cousines en jupe à plis plats, dans de vieux jardins ornés d’ocubas et de tilleuls. Le soir ramènerait l’homme à son orphelinat. Il y jouerait aux cartes, il fumerait du tabac, il parierait aux courses, il boirait du vin rouge, il sombrerait dans des plaisirs grossiers. Les droits de la femme ne seraient plus défendus. Les travaux de George Sand perdraient toute importance. Des chauves barbus devraient remplacer au pied levé le jury du prix Femina, et manger des petits-fours en buvant du thé tiède. Avec la femme, au contraire, tout s’anime, tout se passionne, la vie reprend ses droits. Elle se marie, elle divorce, elle enfante, elle trompe le boulanger avec le pharmacien ; elle renverse les ministères, elle jette ses enfants par la fenêtre, elle tricote des layettes bleu-pâle sur la ligne Italie-Nation. Enveloppée d’un manteau de vison, elle porte en tête des cortèges politiques une pancarte d’un mètre-carré, qui proclame : « Nous voulons du pain ». Elle tape le courrier de l’homme, elle le porte à signer, il signe, elle l’embrasse, elle l’épouse ; de temps en temps elle le vitriole. L’homme assiste impuissant, l’œil vide, à toutes ces manifestations. Elle lui dispute le bureau et l’usine, elle lui a chipé son pantalon. De conquête en conquête, elle en est arrivée à avoir le droit de travailler quatre-vingt-dix heures par semaine.

C’est un progrès considérable et apprécié.

D’où vient la femme ? Du même jardin que l’homme. Louis XIV avait chargé l’évêque de Beauvais, si j’ai bonne mémoire, d’en retrouver l’emplacement exact. L’évêque le situa à peu près au confluent du Tigre et de l’Euphrate. C’est de là que la femme s’est répandue partout. Sous toutes ses formes. Elles sont nombreuses. Jean Dubuffet, qui aime les contours tremblés, lui donne souvent la figure du Danemark, dont la silhouette l’avait frappé dans son enfance sur les cartes géographiques. Mais l’époque en impose bien d’autres, telles que la ligne haricot vert, la ligne diabolo, la ligne corde à nœuds (la ligne saucisson est innée). Autant en emporte la mode. Bref, la femme est épisodique.

Le Dr Garnier, dans son ttraité du mariage légal, la définit par son opposition à l’homme. « L’homme, lit-il [sic], est altier, pileux, dominateur ; sa texture fibreuse et compacte ; ses cheveux raides, sa barbe noire et bien fournie ; sa poitrine fortement velue exhale le feu qui l’embrase. » La femme a « la figure plus courte et le caractère plus timide, les genoux plus gros, la graisse plus blanche, et le foie plus volumineux ». On voit par là que le Dr Garnier a pris l’homme pour Garibaldi. Sa description de la femme en perd en vraisemblance, ou au moins en portée générale.

Il paraîtra plus équitable de constater que la femme, au moins au XX° siècle, se compose d’une âme immortelle et d’un manteau de renard en chèvre façon loup. Le "drapé en vrille" et "l’ourlet explosif" lui donnent une silhouette étonnante ; sa bouche enduite de Top Secret "va du beige rosé au rouge vibrant". Des substituts de beauté la frottent, la "désincrustent", la hachent, la raclent, la flagellent, la pincent, la rabotent, la triturent, la battent en neige, la roulent dans la farine, et la déroulent sans un faux-pli. Puis la font sécher sur une corde.

(…) ».

Sans commentaire.

Merci, monsieur Vialatte.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : les publicitaires n'ont honte de rien. Un ramassis de tâcherons de je sais plus quelle basse extraction avaient piqué sans vergogne à Vialatte le "truc" des deux dernières phrases, comme on le voit ci-dessous :

littérature,littérature française,alexandre vialatte,résumons-nous,chroniques de la montagne vialatte,proverbe bantou,uzvarèche,phorcypeute l'énumérateur

Je me souviens que le réjouissant dans l'affaire avait été les hauts cris poussés par les féministes qui, n'ayant honte de rien non plus, prétendent parler "au nom de toutes les femmes", et qui étaient à cette occasion montées à l'assaut de cette publicité, au motif qu'elle "portait atteinte à la dignité des femmes", alors qu'on sait que toute publicité est, par essence et par nature, une atteinte à la dignité humaine en général. Mais on sait malheureusement qu'un militant, quelle que soit la cause qu'il brandit, a pour métier de tirer toute la couverture à lui. Une revue « bête et méchante » aujourd'hui disparue avait même fait du thème un slogan : « La publicité nous prend pour des cons, la publicité nous rend cons ».

dimanche, 04 novembre 2012

LE DROIT DE MENTIR DANS LA DIGNITE ?

Pensée du jour : « Si tout le monde était de mon avis, tout serait plus commode ».

 

PROVERBE BANTOU

 

 

Franchement, je ne sais pas quel est au juste le degré de parenté de madame SYLVIE KERVIEL avec un certain JERÔME du même nom, et dont le patronyme et le petit nom ont couru les gazettes dans tous les sens pour une bête histoire de porte-monnaie de vieille dame évaporé dans la nature. Enfin, un porte-monnaie de cinq milliards quand même. Mais on ne choisit pas sa famille, n’est-ce pas ?

 

 

On ne choisit pas son nom de famille, c’est certain. Tenez, il existe sûrement quelque part quelqu’un qui s’appelle HITLER. Peut-être même son prénom est-il ADOLF. On appelle ça de l’homonymie. Je me dis que ça doit être assez lourd à porter. Je parlais il n’y a pas longtemps de MOHAMED MERAH. Eh bien j’ai lu quelque part qu’un autre malheureux MERAH, lui aussi prénommé MOHAMED, ne cessait de rencontrer, au quotidien, dans son travail, dans son quartier, des tracasseries diverses. J’espère pour lui qu’il y a mis fin.

 

 

La revue Lire avait publié dans le temps un dossier recensant quelques individus qui portaient le nom et le prénom d’écrivains célèbres. Je me souviens d’un garagiste francilien qui s’appelait JEAN-JACQUES ROUSSEAU. Dans la liste, il devait y avoir un MARCEL PROUST, quelques autres, parmi lesquels un poinçonneur du métro parisien. Le dossier, je dois dire, était assez drôle.

 

 

Sans même parler d’homonymie, j’admets que certains noms soient plus difficiles que d’autres à porter. Il y avait autrefois dans mon quartier une madame COURTECUISSE. J’ai croisé un PEUDEPIECE, un PIEDEVACHE. Rien à voir pourtant avec monsieur BORDEL, qui est parvenu à modifier son nom, moyennant une procédure, je crois, assez longue et tortueuse.

 

 

Car la loi française prévoit les cas où la vie de la personne est rendue invivable, du seul fait de son patronyme, jugé vexatoire, humiliant, et tout simplement impossible à porter. Je ne vous dirai pas à quelles sauces de plus ou moins mauvais goût mon propre nom a été mis tout le temps de la primaire et du lycée.

 

 

Mais enfin, venons-en à madame SYLVIE KERVIEL, journaliste au Monde. Comme tous les journalistes, elle écrit des articles. Etonnant, non (un coucou à La Minute nécessaire de Monsieur Cyclopède, du regretté PIERRE DESPROGES) ? Le cas de madame SYLVIE KERVIEL, il faut que je l’avoue, m’a interpellé (non, vous ne me ferez pas ajouter « quelque part au niveau du vrai cul »).

 

 

Je n’ai rien à dire du sous-titre de son article : « Les mensonges des petits les aident à grandir ». C’est percutant de vérité massive. Je n’en dirai pas autant – mais alors pas du tout – du titre lui-même. Pensez, l’article figure en page 19, mais est « appelé » en Une par son titre et un court texte de présentation. Tenez-vous bien, madame KERVIEL intitule son laïus : « Accorder aux enfants le droit de mentir ».

UNE MONDE.jpg 

 

Je ne sais pas vous, mais moi, je trouve ça extraordinaire. Ce titre me semble en effet très révélateur d’une grande tendance de l’époque qui ne cesse de « faire bouger les lignes », en un mot, ne cesse de bouleverser les points de repère dans nos esprits livrés à la confusion des mots et des notions.  

 

 

Donc, il faut ACCORDER AUX ENFANTS LE DROIT DE MENTIR (je signale que le « il faut » est sous-entendu par le verbe à l’infinitif). Qu’est-ce qui est aberrant dans la proposition ? Mais le simple fait de transformer une réalité en droit. Tout bêtement. Tiens, par exemple : qui n’a jamais volé ? Je veux dire volé quelque chose à quelqu’un ? Le vol est une REALITÉ. Un fait qui se produit tous les jours. Connaissez-vous pour autant une loi qui fasse du vol un DROIT ? Evidemment non.

 

 

Et voici, dans la très longue liste des « droits » nouvellement éclos (c'est nouveau, ça vient de sortir), un nouveau « droit » : celui de mentir. Et pas n’importe comment : le mensonge entre en effet dans l’arsenal des moyens éducatifs. Je reste un peu baba d’étonnement devant cette proposition audacieuse. Car jusqu’à nouvel ordre, mentir reste une infraction. Pas à la loi, non. Je ne crois pas qu’un tel délit figure au Code Pénal. Mais enfin une infraction aux règles morales de la vie en société.

 

 

Je sais bien que nous autres, gens ordinaires, passons notre temps à dissimuler, à omettre, à jouer double-jeu. Et que les hommes politiques ont fait du mensonge un métier (voir FRANÇOIS MITTERRAND face à JACQUES CHIRAC en 1988 : « Dans les yeux, je le conteste »). Mais cela fait-il du mensonge un « DROIT » ? Evidemment non.

 

 

Les enfants mentent, comme tout le monde. C’est un fait. Faut-il, à l’exemple de SYLVIE KERVIEL, se pencher vers eux avec un sourire bienveillant et leur dire : « Oui, c’est bien, continue » ? D’ailleurs, si les enfants mentent, ils ont de qui tenir : c’est du simple mimétisme. Toto voit sa mère décrocher le téléphone et dire : « Ah, ma chère amie, tu ne fais que me précéder, j’allais t’appeler, tu ne peux pas savoir le plaisir que tu me fais ! ». Ce disant, la maman regarde monsieur en se passant le revers des doigts sur la joue, aller et retour. Le gamin n’oubliera pas, soyez-en sûrs.

 

 

Il existe des réalités, dans la société : il y a des prostituées, des voleurs, des meurtriers, des menteurs, des escrocs, et bien d’autres tout aussi blâmables. Beaucoup de ces réalités sont réprimées par la loi, mais même sans cela, rien n’autorise à faire d’une réalité un droit, qu’il s’agisse de faire ou d’adopter des enfants, de se marier, de recourir à la procréation médicalement assistée (PMA).

 

 

On n’a pas DROIT à l’enfant, même si l’envie d’en avoir ne manque pas. Et cela vaut pour la mort (cf. l’ADMD), le mariage, etc. Que deviendrait le statut de la vérité si l’enfant se voyait autorisé à mentir ? S’il ne sentait pas que c’est « mal » ? S’il n’avait pas, quelque part, le sentiment (et le plaisir) d’enfreindre ? La vérité ne serait plus une sorte d'idéal à atteindre dans « le meilleur des mondes possibles » (quand il sera advenu), mais une option parmi d’autres sur les rayons du supermarché des notions morales.

 

 

Madame KERVIEL a perdu une bonne occasion de la fermer. Mais il paraît qu'on est en démocratie : tout le monde a-t-il pour autant le droit de proférer des âneries ? C'est pourtant, dans la réalité, ce  à quoi s'autorisent des légions d'individus à longueur de journées et de journaux. Après tout, c'est peut-être quand même ça, la démocratie : la possibilité de dire n'importe quoi. Mais non, personne ne pourra me convaincre qu’une réalité (ou un désir) ouvre, du seul fait qu’elle existe, sur un DROIT. Il ne faut pas confondre un FAIT avec un BUT.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

lundi, 19 décembre 2011

PETITE HISTOIRE DU DESASTRE (2)

Résumé : je ne vois que ce que je sais, et je ne fais que ce que j’ai appris (proverbe telugu).

 

 

La transparence a disparu lorsque les peintres ont cru dur comme fer saisir le monde « tel qu’il était », au moment où il était. Autrement dit, l’illusionnisme a été à son comble quand il a changé de camp. Avant, les peintres savaient qu’ils étaient des prestidigitateurs, qu’ils étaient capables de faire apparaître la nature dans le salon, sur le mur en face de la cheminée. On les admirait pour ça. On peut appeler ça de l’humilité  (voire de l’orgueil). Ou de la lucidité.

 

 

Et puis les photographes sont arrivés, l’index appuyé sur un bouton, qui ont confisqué la transparence à leur unique profit et usage. Alors, les peintres se sont drapés dans leur dignité, bouffis d’orgueil. Ils sont devenus opaques. Leur personne a commencé à compter. La vitre est devenue un écran. Qu’est-ce que la photo leur laissait ? Du coup, les impressionnistes ont attiré l’attention sur la façon d’appliquer les couleurs, et fait de l’artiste un personnage, au prétexte qu’ils introduisaient sur la toile le MOMENT. Ah, le moment !

 

 

Alors c’est vrai, ils avaient des arguments à faire valoir. Et des arguments techniques, s’il vous plaît. Assumés. Mine de rien, ils ont jeté à la poubelle la ligne, la surface, le modelé, le dégradé. C’est vrai, ça, quand tu regardes Le Bassin d’Argenteuil, de CLAUDE MONET, mais que tu le regardes de vraiment près, tu ne vois plus rien. Rien que des taches de couleur séparées les unes des autres. La peinture a divorcé du dessin.  Pourquoi croyez-vous qu’on les a méprisés, quand on a vu ce qu’ils faisaient ? Pour l’unique raison qu’ils balançaient l’Académie comme un détritus.

 

 

Certains ont ensuite appelé ça « divisionnisme ». Je veux bien. Moi, je dirais volontiers que les impressionnistes ont inventé le PIXEL.  L’impressionnisme est l’ancêtre du numérique en image. C’est lui qui a ouvert la voie. Et je ne parle pas de SEURAT : jetez seulement un œil, mais de très près, sur Un Dimanche d’été à la Grande-Jatte ou sur Le Cirque, vous m’en direz des nouvelles. Mais c’est un extrémiste, on a même appelé ça « pointillisme », à force d’être pointilleux.  

 

 

Donc de près, vous ne voyez aucun « sujet ». Pour le distinguer, il faut prendre un peu de recul. C’est là que la transparence se recompose, c’est là qu’on a la Seine, l’ombrelle, la meule, la cathédrale de Rouen. Les impressionnistes, finalement, ils n’ont pas rompu avec la nature. Seulement avec l’Académie. Alors même que c'est une peinture savante, peut-être seulement un peu plus « scientifique ».

 

 

Ça veut dire une chose : les impressionnistes ne cherchent pas à rendre  « la chose, mais l’effet qu’elle produit » (ça c’est MALLARMÉ qui l’a dit, autour de 1860, pour dire que ça remonte). Non la chose, mais l'effet. Elle est là la rupture. Ils intellectualisent, quoi. Ben oui, c’est qu’une peinture comme celle-là, il faut du raisonnement pour y parvenir.

 

 

On est en route vers l’abstraction. Je ne dis pas pour aimer les impressionnistes, puisque tout le monde les aime, mais pour les comprendre, il faut de la pensée. Contrairement à ce qu’on pense, ça demande un effort. Et à l’arrivée, finablement (comme on disait chez moi), ils ne sont pas si épastrouillants qu’on le dit.

 

 

En délaissant le modelé, le dégradé, la ligne, les impressionnistes ont eu l’impression de casser la vitre qui s’interposait encore entre l’œil et la nature. En fait, ils ont posé la première pierre d’un mur de séparation. Celui sur lequel le Capitaine Haddock se casse le nez dans Les 7 boules de cristal.

 

 

L’effet principal de l’impressionnisme sur la manière de peindre est de rompre avec le continu de la nappe de couleur, qui avait prévalu jusqu’à eux. Ce que certains appellent « décomposition lumineuse ». Et dans le fond, ce n’est pas grand-chose. Je sais qu’il y a des précédents, mais ça reste disséminé ici ou là.  Après les  impressionnistes, cette manière  s’impose et se généralise. Irréversible. C’est une vraie catastrophe, qui s’est appelée plus tard « modernité ».

 

 

On peut dire que le peintre impressionniste hésite encore à sauter le pas. Il met un pied dans le sable mouvant de la rupture (le divisionnisme), mais il garde l'autre dans la glèbe grasse de la tradition (la représentation du réel). J'aime bien donner dans la métaphore bien lourde, de temps en temps. C'est rigolo, non ? C'est aussi ce qui fait de tous les amoureux de la peinture impressionniste des aventuriers timorés, des explorateurs en pantoufle, des révolutionnaires conservateurs.

 

 

Aimer la peinture impressionniste, c'est, dans le fond, ne pas s'opposer à la « marche vers la modernité », tant que celle-ci ne fait pas « table rase du passé ». C'est « aller vers l'ombre » sans « lâcher la proie ».

 

 

Car dans la modernité, au diable la transparence et l’illusion. C'est fini. Adieu, veaux, vaches et tout ce qui va avec. Qu’on se le dise : l’artiste devient un homme libre. Il a su « s’affranchir » de la réalité. Même que ANTONI TAPIES a publié un livre intitulé La Réalité comme art.  Il s’est montré capable de « transgresser » le « pacte » de la représentation.

 

 

Il prend sa toile pour ce qu’elle est : une toile, une page blanche, sur laquelle il peut projeter n’importe quoi. C’est là que la peinture devient sa propre fin. L’impasse, quoi. « Une impasse sans issue dont on ne peut sortir, oui, chef ! », déclare l’inspecteur Crouton dans le magnifique Libellule s’évade, BD de MAURICE TILLIEUX. L’artiste est artiste parce qu’il a décidé que c’était comme ça. Il fait ce qu’il veut. Il est libre, Max. La toile est devenue un but en soi, le mur du fond, l’horizon bouché, l’absence d’au-delà. L’artiste y projette sa dimension restreinte.

 

 

Alors, vous avez CEZANNE avec sa Sainte-Victoire découpée en quadrilatères, vous avez DERAIN, qui schématise en couleurs unies un paysage avec sa perspective, mais sans son volume (La Côte d’Azur près d’Agay), vous avez BRAQUE, et les cubes de ses Maisons à l’Estaque. Bref, vous avez toute la MODERNITÉ. Et ça se passe après la rupture et la décomposition impressionnistes.

 

 

Une fois que vous avez « déconstruit » la méthode, que vous l’avez pulvérisée et réduite à ses composantes, les artistes vont pouvoir piocher dans cette sorte de bibliothèque, en extraire un élément, et faire carrément de cet élément un style, qui fait qu’on le reconnaît au premier coup d’œil. Par exemple, FERNAND LEGER parle des lignes, formes et couleurs comme des « trois grandes quantités plastiques ». Eh oui, c’est comme ça qu’on parle.

 

 

Ça peut être la géométrie perpendiculaire (MONDRIAN), la ligne courbe (GEORGES MATHIEU ou CY TWOMBLY, vous savez, celui du tableau « souillé » par le baiser amoureux d’une visiteuse, à Saint-Etienne, il me semble), le dessin (les gribouillons enfantins de DUBUFFET), la surface (par exemple SIMON HANTAÏ), la couleur (MARC ROTHKO, YVES KLEIN), la matière (ANTONI TAPIÈS). On n’en finirait pas.

 

 

KAZIMIR MALEVITCH a pu peindre Carré blanc sur fond blanc. Même qu’il a appelé ça « suprématisme ». PIERRE SOULAGES a pris le contrepied en appliquant du noir sur du noir. Il paraît (on me l’a dit) que c’est très très fort. Si on le dit, ce n’est pas moi qui vais contredire.  

 

 

 

Et ne me parlez pas de PABLO P., l’opportuniste en chef de la peinture moderne, qui payait ses restaurants en signant la nappe pour la plus grande joie du patron. Ce despote cynique gardera toujours à mes yeux les traits et le nom que le même MAURICE TILLIEUX lui a donnés dans Popaïne et vieux tableaux (la suite du précédent) : OBLAP OSSAPIP (très jolie trouvaille). PABLO P. n’est finalement qu’un grossier éjaculateur : de la vitalité à en être malade, mais pas de morale. Exactement comme un certain DSK.

 

 

Et encore heureux êtes-vous si vous êtes épargné par l’œuvre qui exige la participation du spectateur ; ou bien l’œuvre d’ « art brut » (les productions des fous, mais aussi de GASTON CHAISSAC) ; ou encore l’œuvre d’ « art pauvre » (KOUNELLIS, MARIO MERZ, PIERO MANZONI).

 

 

Une mention spéciale pour MANZONI, oui, celui-là même qui a rempli, en 1961, des boîtes de conserve avec sa propre merde, boîte que des « amateurs » ont achetées, même qu’aux dernières nouvelles, 50 ans après, ils ont un souci à cause de l’oxydation du métal, et que je leur souhaite bien du plaisir.

 

 

Je leur suggère de se mettre à table, avec un ouvre-boîte, une tartine de pain, et un couteau pour étaler. Après avoir regardé la date de péremption. On ne sait jamais. La merde peut avoir tourné. Pourvu que la direction des fraudes et l’agence de santé des aliments ne viennent pas y mettre leur nez. D’ici qu’ils les obligent à partager.

 

 

 

Remarquez, je dis du mal, mais c'est une question d'époque. Car c'est en 1962 que BEN (VAUTIER) a exposé un gobelet de son urine. On a fait mieux depuis, avec je ne sais plus qui et sa "machine à déféquer".

 

 

Mentionnons pour mémoire l’œuvre de JOSEPH BEUYS, l’artiste qui  incorpore à ses oeuvres toutes sortes de matériaux organiques (jusqu’aux poils et rognures d’ongles).

 

 

Bref, comme disait GEORGES POMPIDOU : « Passées les bornes, y a plus de limites ».

 

 

Voilà ce que je dis, moi.


 

vendredi, 16 décembre 2011

ALORS, DESSIN OU ARTS PLASTIQUES ?

Je vous préviens : surtout ne dites jamais à CHANTAL F. qu’elle enseigne le dessin. Elle va vous voler dans les plumes, vous vous en souviendrez, juré, craché. D’abord, comme petit boulot, quand elle était étudiante, elle bossait dans un abattoir, où elle était fracasseuse de crânes de cochons. Voilà, je vous ai prévenus, vous ne viendrez pas vous plaindre. Qu’on se le dise : elle enseigne les « Arts plastiques ».  Appellation d’origine contrôlée. C’est comme si on m’accusait d’enseigner les « Lettres ». Je n’ai jamais enseigné les « Lettres ». C’est vrai que ça me frustre.

 

 

Ce qui me frustre, aussi, c’est que je ne suis pas peintre. Croyez bien que je le regrette, mais c’est comme ça. Infoutu de manier les couleurs. C’est une infirmité. Peut-être de naissance. J’étais nul, que ce fût avec M. ROCHE, M. LAMBERT, M. POITEVIN ou M. MASSON (autrement dit, dans le désordre, de la sixième à la troisième, où les cours de dessin (ben oui, CHANTAL, on ne disait pas encore « arts plastiques ») étaient obligatoires).

 

 

C’était plus fort que moi, dès que je commençais à marier les gouaches

qui sortaient des tubes Lefranc & Bourgeois, j’obtenais invariablement (et désespérément) des teintes qui allaient, selon les jours, et pour être gentil, du caca « terre de sienne brûlée » à la merde « terre d’ombre naturelle ». Je n’ai pas insisté, et j’ai préféré laisser d’autres se salir les doigts dans ces matières-là.

 

 

Qu’est-ce que j’ai retenu de mes cours de dessin ? Eh bien, finalement, plus que je ne pensais. J’ai retenu un cours de M. LAMBERT, qui tâchait de m’apprendre à remplir au crayon une surface donnée. Il fallait m’efforcer de rendre invisibles les coups de mon crayon. Pour cela, je devais tenir l’instrument couché, pour que le trait suivant, de toute la hauteur de la mine, recouvrît en partie le trait précédent.

 

 

Pour faire comprendre ça, il nous avait raconté une petite histoire : un club de football pauvre, pour empêcher tout resquillage, avait eu l’idée de disposer autour du terrain, une palissade de planches se recouvrant les unes les autres partiellement. Voilà le trait de génie de M. LAMBERT : le club de football. Il n’y a pas meilleure pédagogie, la preuve, c’est que je m’en souviens encore. En plus, j’ai gardé une préférence pour le trait, au détriment de la surface. Purement véridique, évidemment.

 

 

M. POITEVIN, lui, a imaginé qu’il était en mesure de m’imposer (en pure perte, je précise tout de suite) une parfaite maîtrise du dégradé de couleurs. Ah, le dégradé de couleurs, comme c’est beau ! Pour arriver à ses fins, il accordait une confiance inébranlable et absolue au ROBOT. C’était un androïde bien carré aux angles, segmenté en une dizaine de parties de la « tête » aux « pieds », dont il fallait remplir les segments, du plus clair au plus foncé.

 

 

Inutile de dire que je rentrais tous les soirs avec un robot supplémentaire à remplir, vu l’état lamentable de mes travaux. Ce furent, pendant quelque temps, les punitions du soir de mon père, qui avait certes beaucoup plus que moi « la main ». Merci papa. M. POITEVIN se fatigua plus vite que lui. Moi, je n’en parle même pas.

 

 

M. MASSON fut le premier à espérer nous rendre sensibles à l’art. Je me souviens qu’il nous mit en présence d’un tableau du grand PIERO DELLA FRANCESCA, La Visite de la reine de Saba, en particulier du détail montrant un visage de face et un profil, qu’il s’agissait, si je me souviens bien, de reproduire plus ou moins fidèlement.

 

 

C’est aussi dans sa classe qu’il m’a fallu pour la première fois réaliser un dessin d’après nature, un volume quelconque, posé sur une sellette et éclairé par la lumière du jour, qui venait de côté. Mais je l’ai dit, je n’étais pas doué. Je n’ai jamais cherché à identifier à quelle essence M. MASSON se parfumait, ni à approfondir certaines rumeurs courant sur sa propension à corriger le travail d’un élève en laissant traîner la main sur son épaule. Je n’étais visiblement pas assez doué pour l’intéresser, Dieu merci.

 

 

Quant à M. ROCHE, dont la salle (n° 700, dans mon souvenir) était perchée au septième étage du Lycée Ampère, ce qui était déjà toute une aventure, je lui dois d’avoir brillé une fois, la  seule et unique fois où j’eus, non seulement, la moyenne, mais une note frisant le maximum. Il avait fallu reproduire, selon la méthode du quadrillage, le dessin d’une espèce de dindon égyptien ou aztèque, sur une plaque carrée de linoléum.

 

 

Si je dis que c’était toute une aventure, de monter en salle 700, c’est qu’on quittait l’itinéraire rebattu du grand escalier : il fallait emprunter un mystérieux couloir menant aux appartements privés du personnel, puis passer par une porte « secrète » percée dans un mur épais comme une forteresse, puis grimper encore trois ou quatre étages, pour arriver enfin à cette salle vraiment panoramique, la plus haute du lycée et des environs immédiats. Un vrai donjon. Toujours visible.

 

 

J’avais été parfait dans le maniement de la gouge, paraît-il. M. ROCHE m’avait fait l’insigne honneur et privilège de me désigner imprimeur. J’avais donc rejoint à la presse, à cette occasion, THIERRY D., l’abonné des meilleures notes en la matière, pour encrer et imprimer sur du Canson les travaux de tous nos camarades. Ce succès claironna  l’Austerlitz de mes aventures picturales. Mais en même temps, s’il en marqua le point culminant, c’en fut aussi le point final.

 

 

Je ne serai jamais un peintre. Ainsi va la vie. « Il faut subir ce qu’on ne peut empêcher » (je ne sais plus si c’est un proverbe bantou ou une citation de JORGE LUIS BORGÈS). Je tâcherai de me faire une raison. Je me dis malgré tout qu’il m’en est resté, des souvenirs, vous ne trouvez pas ? Disons que chaque prof semble s’être débrouillé pour m’en laisser au moins un. Et finalement d’une précision honnête.

 

 

Notez que je n’incrimine en aucune façon le corps enseignant. Je sais bien que les cours de musique et de dessin, euh non, « d’arts plastiques », pardon CHANTAL, sont souvent considérés par les morveux comme des récrés, et que ça ne facilite pas le travail, c’est le moins qu’on puisse dire. A quoi c’est dû, je me garderai d’avancer une quelconque hypothèse.

 

 

Je constate les dégâts, c’est tout. Dit pompeusement : l’état de la sensibilité esthétique d’une population dépend étroitement de la façon dont elle est transmise, n’est-il pas vrai ? Ah, la transmission, comme c’est beau ! Si ce n’est pas vrai, je veux bien qu’on me les coupe, les cheveux. Vu qu’il m’en reste trois, ça ne me fera même pas défaut l’hiver prochain.

 

 

Si le cours de dessin, plutôt que de préparer pour la fin de l’année une exposition des travaux des élèves, qui laisse en général ceux-ci  sceptiques et leurs parents compatissants, perplexes et déprimés, pouvait déjà, modestement, leur apprendre à regarder les œuvres, je dis que ce ne serait pas si mal. Qu’est-ce qu’un trait, une surface, une couleur, une lumière, une proportion, enfin bref, des éléments qui leur donneraient un regard analytique ? Quelques bases, quoi.

 

 

Car je constate que la sensibilité esthétique des Français est, en moyenne, aujourd’hui, en dessous de la ligne de flottaison. Qui est-ce qui sait regarder ? Je sais bien que le professeur est supposé « donner le goût » à ses élèves, mais pour cela, il faut, soit être un excellent acteur, soit avoir une existence personnelle très riche et être très généreux. Car le « goût » dont je parle, il doit « émaner » de la personne qui est censé le « donner ». J'espère que ce n'est pas une matière de savoir à inculquer. Le ministre est-il en droit de l’exiger ?

 

 

Tout ça n’empêche pas les gens de regarder des tableaux et d’avoir un  avis bien arrêté. Ce n’est pas pour rien qu’on dépose des livres d’or aux sorties des expositions, pour que les gens puissent se soulager, s’agissant d’art contemporain, avec des remarques du genre : « Mon chien en ferait autant ». Sans vouloir dénigrer la gent canine, car j’aime beaucoup les chiens, comme je l’ai déjà dit ici, je me permets d’affirmer qu’une telle profération me semble soit présomptueuse, soit injurieuse, peut-être les deux.

 

 

Et tout ça n’empêche pas les gens de rester stupides comme des blocs de matière brute devant Allégorie sacrée de GIOVANNI BELLINI ou La Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne, de LEONARD. Même sans aller

de cet extrême au précédent, et sans vouloir radoter, qui est-ce qui sait regarder, de nos jours ? Je dis bien "regarder" et non laisser les yeux réciter ce qu’ils ont appris.  

 

 

Comme le dit un bien connu proverbe bantou : « Le touriste ne voit que ce qu’il sait ». Ils ont bien raison, les Bantous.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.