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mercredi, 30 mai 2012

PROUST ECRIVAIN

Proust, je vais vous dire, j’ai été intéressé par Du côté de chez Swann, intrigué par A l’ombre des jeunes filles en fleur, interloqué par Le Côté de Guermantes, éberlué par Sodome et Gomorrhe, horripilé par La Prisonnière, agacé par La Fugitive, enthousiasmé par Le Temps Retrouvé. Vous voyez, il y en a pour tous les goûts. 

 

Mais je me demande, à l’arrivée, s’il n’est pas nécessaire d’en être passé par tous ces états, d’avoir lu les six premiers épisodes, et d’éprouver les sentiments successifs, pour que le septième et dernier livre fasse son effet avec la plénitude dont l’auteur l’a chargé. Cependant, il faut dire que, tout au long du livre – et c’est même très curieux : y compris dans les passages de « basses eaux » de l’intérêt ou de l’attention, et malgré les agacements – le lecteur trouve constamment de quoi alimenter son envie de poursuivre. 

 

Parce que l’action, si on veut la résumer, est très simple : c’est l’histoire d’un gamin maladif qui a au départ la très vague idée de se lancer dans la littérature, et qui met un certain nombre de dizaines d’années à s’y décider pour de bon, parce qu’un beau jour, il a la révélation que c’est le but de toute sa vie. Et l’on peut vraiment parler de révélation. 

 

Bon, c’est sûr qu’il faut à Proust presque 3000 pages pour arriver au moment où tout se dénoue, et où sa vocation d’auteur devient brusquement d’une luminosité aveuglante, en même temps qu’elle synthétise et justifie les milliers de pages qui précèdent. 

 

Tout est évidemment dans le « certain nombre de dizaines d’années », où Marcel, le narrateur, ne fait rien, où il s’en veut d’être un paresseux invétéré qui passe le plus clair de son temps à observer et analyser ses sentiments, la nature, les œuvres humaines, les choses et les êtres dans leurs manèges sociaux et sentimentaux. 

 

Il aura fallu un certain nombre de dizaines d’années pour qu’il prenne conscience que c’étaient ces dizaines d’années qui constituaient l’objet même de sa vocation. Autrement dit, il a fallu que le narrateur vive sa vie pour qu’il se rende compte que c’était cette vie-là qu’il était fait pour raconter. C’est vrai qu’il se défend de tomber dans l’autobiographie, et il prend bien soin de rappeler qu’on est dans un roman, même s’il ne peut s’empêcher de laisser parfois tomber le masque. 

 

Tiens, c’est dans La Prisonnière (derniers tiers de l’œuvre) :

 

« Et pourtant, cher Charles Swann, que j’ai si peu connu quand j’étais encore si jeune et vous près du tombeau, c’est déjà parce que celui que vous deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d’un de ses romans, qu’on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez. Si dans le tableau de Tissot représentant le balcon du Cercle de la rue Royale, où vous êtes entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parle tant de vous, c’est parce qu’on voit qu’il y a quelques traits de vous dans le personnage de Swann ».

 

Le balcon en question domine la place de la Concorde. Le tableau de James Tissot est peint en 1868 (Proust naît en 1871). Charles Haas, qui est sans doute le dernier à droite, a donc, parmi d’autres, servi de modèle à Proust pour le personnage de Swann.

 

Toujours dans La Prisonnière, Albertine fait porter un mot urgent par un cycliste : « "Mon chéri et cher Marcel, j’arrive moins vite que ce cycliste dont je voudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt près de vous. (…) Quelles idées vous faites-vous donc ? Quel Marcel ! Quel Marcel ! Toute à vous, ton Albertine" ». 

 

La « vocation » littéraire du petit Marcel est très tôt exprimée. Il compose son premier texte dans la voiture du docteur Percepied au spectacle des clochers de Martinville. Il est très jeune. Il montrera ce texte à Monsieur de Norpois qui, sans décourager Marcel, fait la fine bouche et doute sérieusement qu’il pourra faire, comme il l’espère, carrière dans les lettres. Mais déjà, dans Du Côté de chez Swann, l’idée est présente : 

 

« Et ces rêves m’avertissaient que, puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit s’arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être une maladie cérébrale l’empêchait de naître. » 

 

Le thème de la vocation littéraire jalonne tout l’ouvrage, mais comme sans conviction, comme une simple hypothèse. C’est vrai, à un moment, la mère de Marcel, l’air de rien, dépose sur sa table de nuit le numéro du Figaro où un article de lui vient d’être publié, mais c’est comme « en passant », elle fait semblant de n’y prêter aucune attention. C’est qu’il lui semblerait impudique d’exprimer ses sentiments. Mais la manière même dont ce sentiment d’impudeur est exprimé est tout simplement remarquable.  

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

A suivre.

mardi, 24 janvier 2012

AU FIL DE "LA RECHERCHE" (5)

Résumé : La façon dont PROUST conduit « Un amour de Swann » est donc un chef d’œuvre par sa progressivité.

 

 

***

 

 

On admire que tout se passe indépendamment de la volonté de Swann. Odette ne lui plaît pas. C’est elle qui a décidé de se placer dans son champ de vision, d’y cultiver la rémanence de son image. C’est par effraction que le sentiment amoureux s’introduit en lui. Et il entre dans l’amour à reculons. Il en jouit naïvement, tout en se permettant de courir toujours la cuisinière et la couturière. La leçon est claire : l’amour rend bête. Il dit le plus grand bien des Verdurin, l’idiot.

 

 

L’histoire commence à devenir drôle quand Odette s’éloigne de Swann. PROUST se débrouille qu’on n’ait pas plus que ça de sympathie pour ce presque « grand seigneur » juif, ami des princesses et du boulevard Saint-Germain, qui se dévoie avec des parvenus et des nouveaux riches. L’auteur détaille minutieusement les soupçons qui commencent à se glisser dans son esprit, les efforts et démarches qu’il fait pour rester dans les bonnes grâces d’Odette.

 

 

 

PROUST MAIN.jpg

 

 

 

Il narre par le menu les allées et venues qu’il fait dans sa voiture, conduite par Lorédan (ainsi nommé parce que dans l’esprit de Swann, il ressemble au doge de Venise peint par BELLINI), puis par un remplaçant, quand Odette lui dit qu’elle ne supporte plus celui-ci. Il raconte cette soirée où, bourré de soupçons sur des infidélités qu’elle lui fait avec Forcheville, il va toquer au carreau qu’il croit être de sa fenêtre, et où ce sont deux vieux très surpris qui ouvrent, à sa grande confusion.

 

 

Bref, il se ridiculise. L’épisode amoureux dure (sans que ce soit nettement précisé) quand même quelques années. Il se termine ainsi : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pôur une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! ».

 

 

EPISODE 3 : NOMS DE PAYS : LE NOM

 

 

Ce « chapitre » clôt le livre sur la juxtaposition de trois thèmes : la rêverie du garçon sur les noms, les rencontres avec Gilberte Swann aux Champs Elysées, et le Bois des femmes, autrement dit le Bois de Boulogne.

 

 

Pour lui, le nom de Balbec, d’après ce que Legrandin et Swann lui en ont dit : l’un en parle comme de la partie terminale de la civilisation, à moitié sauvage, habitée par des pêcheurs, des brouillards et des tempêtes ; l’autre parle de la petite église de Balbec, « le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière ! on dirait de l’art persan ». Du coup, la rêverie « mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec celui d’une tempête sur la mer ».

 

 

L’indicateur des chemins de fer soutient sa rêverie du nom de toutes les gares de Bretagne dont les sonorités se parent de couleurs particulières (MESSIAEN affirmait voir un bleu outremer dans telle harmonie, etc.). On apprend aussi que les chambres de Combray sont « saupoudrées d’une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote ». Cette liste est extraordinaire, ne trouvez-vous pas ?

 

 

Un des intérêts de ce « chapitre » est que le narrateur parle de ce qu’il est « avide de connaître » : « ce que je croyais plus vrai que moi-même ». Il y revient plusieurs fois.

 

 

Il imagine ensuite Venise et Florence (« le Ponte Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses et d’anémones » : le pauvre, s’il y allait aujourd’hui, il y verrait surtout les fabricants d’objets en or). Il imagine les peintres dont il a vu des reproductions.

 

 

 

VENISE.jpg

CANALETTO

 

 

 

On assiste ensuite à ses rencontres avec mademoiselle Swann aux Champs Elysées, son amour pour elle, et les tourments qu’il éprouve quand il sait qu’elle sera absente tel jour. Chacun de ces gamins est doté d’une bonne. C’est là qu’on retrouve Françoise, d’ailleurs. Les enfants « jouent aux barres ».

 

 

J’ai eu la très curieuse impression de revoir les affres amoureuses de Swann pensant à Odette. Il s’ingénie à analyser ce qui se passe en lui. Son œil est aiguisé, et appuie sur le contraste irréductible entre l’image intérieure qu’on se fait d’une personne et la réalité objective de cette personne.

 

 

On lit dans ce passage une phrase assez ahurissante. Swann vient parfois attendre et chercher sa fille, sans toutefois daigner saluer le narrateur, avec la famille duquel une brouille s’est installée depuis le mariage avec Odette.

 

 

Gilberte et lui vont jusqu’à une baraque où une dame vend des friandises. Elle est particulièrement aimable avec eux « – car c’était chez elle que M. Swann faisait acheter son pain d’épice, et par hygiène, il en consommait beaucoup, souffrant d’un eczéma ethnique et de la constipation des Prophètes – ». J’avoue que la phrase me laisse sur le cul (pardon pour l’élégance). « Eczéma ethnique », « constipation des Prophètes » ? C’est du brutal.

 

 

Il pousse parfois ses promenades avec Françoise jusqu’au Bois de Boulogne, où des gens distingués se croisent, et où surtout Mme Swann se promène, parfois en voiture, parfois à pied, « dans une polonaise de drap, sur la tête un petit toquet agrémenté d’une aile de lophophore, un bouquet de violettes au corsage ».

 

 

Odette, de sa voiture, envoie aux messieurs qui la saluent au passage des sourires, dont l’un veut dire : « Je me rappelle très bien, c’était exquis ! », l’autre : « Comme j’aurais aimé ! ç’a été la mauvaise chance », le suivant : « Mais si vous voulez ! Je vais suivre encore un moment la file et dès que je pourrai, je couperai ». Non, Odette ne se refait pas.

 

 

La fin est consacrée à l’aspect artificiel et composé du Bois de Boulogne, qui : « répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres ». On trouve répété de page en page le mot « factice ». En fait, l’essence du Bois est de servir de cadre aux évolutions des belles promeneuses.

 

 

Quelques phrases à relever, quand il considère le passage du temps et la disparition de la beauté dans le passé : « Quelle horreur ! me disais-je : peut-on trouver ces automobiles élégantes comme étaient les anciens attelages ? Je suis sans doute déjà trop vieux, mais je ne suis pas fait pour un monde où les femmes s’entravent dans des robes qui ne sont même pas en étoffe ». « Quelle horreur ! Ma consolation, c’est de penser aux femmes que j’ai connues, aujourd’hui qu’il n’y a plus d’élégance ».

 

 

Ainsi finit Du Côté de chez Swann. Que me reste-t-il de la lecture ? Pas facile à dire. La première chose qui me frappe, c’est que j’ai lu déjà deux fois A la Recherche du temps perdu, et j’ai l’impression, aujourd’hui, que je n’avais jamais ouvert le livre.

 

 

Il y a bien des éléments qui m’étaient restés, Swann et Odette, la maison de Combray, etc. Mais d’une manière générale, en l’ouvrant pour la troisième fois, c’est comme si c’était la première. Peut-être que c’est toujours la première fois, après tout.

 

 

Ce que je trouve incommensurable et inextricable, c’est l’infinité des détails qui composent le récit, une matière tellement foisonnante, une végétation tellement luxuriante qu’il est impossible à l’observateur de tout saisir, de tout retenir. Impression que MARCEL PROUST a fait le choix de cette  syntaxe hors du commun pour se donner la capacité d’embrasser un vaste univers de sensations, d’aperçus.

 

 

Syntaxe hors du commun : je n’apprends rien à personne. Les phrases de MARCEL PROUST sont construites de manière à ce que le lecteur, quand il arrive au milieu, doit revenir au début pour rétablir mentalement la structure grammaticale. Je comparerais ça à la marche dans une forêt vierge encombrée de lianes : on avance de quelques mètres, on se retourne, et il est impossible de seulement discerner le point où l’on était auparavant. Oui, c’est inextricable.

 

 

PROUST ne s’y prendrait pas autrement, s’il voulait se donner les moyens d’envisager la vie subjective et le monde extérieur dans leur complexité et jusque dans les plus subtiles de leurs interactions. Autant dire que la lecture de ce monument littéraire est par définition et définitivement inépuisable : l’auteur s’est ingénié à entrelacer considérations et données comme des ronces inermes grimpant autour du lecteur, sinon jusqu’à l’étouffer, au moins à l'étourdir. Dans La Recherche, le lecteur est forcément perdu (pardon pour le jeu de mot, trop évident pour que je m’en prive). En réfléchissant un peu, je comprends mieux cette histoire de « première fois ».

 

 

Faut-il aimer la musique de RICHARD WAGNER pour aimer La Recherche du temps perdu ? C'est probable. Songez que pour aller d'un bout à l'autre de la Tétralogie, il ne faut pas moins de quinze heures et quinze minutes, sans compter les trajets, les entractes et les collations. Non, je rigole, mais il y a de ça. Combien d'heures, quand même, pour aller d'un bout à l'autre de La Recherche ?  J'arrête.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

 

 

 

dimanche, 15 janvier 2012

AU FIL DE LA "RECHERCHE" (4)

UN AMOUR DE SWANN

 

Cette deuxième partie nous fait atterrir abruptement dans le salon de M. et Mme Verdurin, présenté illico comme abritant un clan, dont les membres se rassemblent autant par leurs affinités que par ce qu’ils repoussent : le pianiste et le Dr Cottard sont bien supérieurs à ceux que la renommée célèbre, appelés les « ennuyeux ». 

 

Mme Verdurin est dans la pose continuelle, elle surjoue, elle affecte au dernier degré, bref, elle en fait trop. Elle ne cesse de jouer à gronder par antiphrase. Elle est fort bien dépeinte comme insupportable (et vulgaire). M. Verdurin suit le mouvement. Il a intérêt, parce que c'est Madame qui règne, qui donne le ton, mais aussi le ticket d'entrée au sein du cénacle. C'est elle aussi qui, tel l'archange chassant Adam et Eve hors du Paradis de la pointe de son épée de feu, prononce le bannissement de celui qui a déplu. 

 

On fait connaissance d’Odette de Crécy, qui voudrait présenter Swann au cercle Verdurin. Swann, l’homme raffiné, l’habitué du faubourg Saint-Germain et de la plus haute aristocratie, plongé dans ce milieu qui a surtout la culture de l’argent, ça jure. Mais Swann est présenté comme un amateur infatigable de femmes, une sorte de Don Juan, intéressé autant par la grande dame que par la cuisinière ou la couturière, en même temps que l’ami de tout ce qui compte dans la très haute société. 

 

Avec ça, volontiers désinvolte dans les « manières ». Il dîne presque chaque jour chez des cousins de la grand-mère, puis cesse de venir du jour au lendemain, et l’on trouve la raison dans le livre de cuisine : amant de la cuisinière, c’est à elle seule qu’il a envoyé la lettre de rupture. 

 

Son goût pour Odette de Crécy est entré en lui comme par effraction : « Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés ». Et vlan ! Et puis c’est elle qui s’immisce auprès de lui, allant chez lui, rapprochant ses visites. Une notation marrante sur la mode féminine du moment : « … donnait à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres ; … ». On apprend le goût de Swann pour Ver Meer (sic), dont Odette ignore jusqu’au nom. 

 

Le grand-père a bien connu Verdurin, mais a rompu lorsque le « petit Verdurin » est tombé (avec ses millions) dans la « bohème et la racaille ». Il refuse d’introduire Swann dans la famille Verdurin. C’est donc Odette qui s’en charge. Le portrait du Dr Cottard fait de celui-ci un imbécile : ne sachant jamais si l’autre est sérieux ou plaisante, il adopte une mine immuable, entre incrédulité d’initié et interrogation naïve. En attendant, sa plus grande pente est de prendre tout ce qui se dit au pied de la lettre. 

 

Dans le milieu Verdurin, Swann est « smart » avec classe et naturel. Il veut faire la connaissance de tout le monde : le peintre (monsieur Biche), la tante du pianiste (qu’il brocarde indûment auprès de Verdurin), le docteur. On a l’histoire du siège suédois de Mme Verdurin, en sapin ciré et de tous les autres cadeaux reçus qui finissent par faire chez elle un drôle de bric-à-brac. 

 

Et puis vient l’épisode de la sonate de Vinteuil, une merveille de considérations remarquables sur la musique. Le récit commence par les amabilités que fait Swann au pianiste après l’exécution. « De même qu’il ne se demandait pas s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde… ». Goûtons la triple négation. 

 

Le moment se caractérise d’abord par l’insaisissable de la sensation qu’il a éprouvée l’année précédente en entendant une phrase donnée, dans le même morceau, sensation qu’un effort intellectuel lui permet d’attacher à un moment précis. La musique est un art du temps, et les notes, aussitôt retenties, s’évanouissent. Saisir cet insaisissable-là, voilà à quoi travaille Proust, par Swann interposé. 

 

Et Swann, qui semblait jusqu’alors pris dans une routine qui devait apparemment durer jusqu’à sa mort, commence à sentir en lui renaître un goût vivant pour la vie en train de se dérouler. Le passage vaut le coup : « Or, comme certains valétudinaires chez qui, tout d’un coup, un pays où ils sont arrivés, un régime différent, quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse, semblent amener une telle régression de leur mal qu’ils commencent à envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer, pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte d’influence élective, il se sentait de nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie ». Il trouve donc une nouvelle raison de vivre dans cette « phrase de Vinteuil ». 

 

Le soir du concert Verdurin, il y a donc un an que Swann a entendu la sonate, et il a cessé d’y penser. « Rentré chez lui, il eut besoin d’elle ». On ne sait pas si c’est à Odette de Crécy ou à la phrase musicale que l’expression s’applique. En à peine trois pages, PROUST écrit à quatre reprises « tout d’un coup ». Et Swann le blasé semble alors heureux. 

 

Même s’il n’arrive pas à associer le bonheur musical qu’il vient de ressentir au Vinteuil qu’il connaît (« une vieille bête »). Alors même que : « La sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de tendances très avancées, mais était entièrement inconnue du grand public ». 

 

Swann glisse incidemment dans la conversation qu’il connaît le président de la République (Jules Grévy), qu’il a avec lui des amis communs (sans dire que c’est le Prince de Galles). Le clan Verdurin n’en a cure, et ne montre même que mépris pour le « grand monde » de l’aristocratie et du boulevard Saint-Germain. 

 

Le tour de force romanesque que constitue l’épisode « Un Amour de Swann » n’est pas dans tel ou tel « moment », avant tout parce qu’il est très délicat de vouloir en isoler tel ou tel en y voyant une « unité », vu la fluidité permanente du récit, qui fait de ses deux cents pages un tout homogène, un flux continu. 

 

Le tour de force romanesque est dans l’intensité maintenue égale dans tout l’épisode de trois lignes de récit : la musique, avec la « phrase » de la sonate de Vinteuil, qui semble amener Swann à un renouveau de son goût de la vie ; l’amour, avec le personnage d’Odette de Crécy, dont la sonate de V. n’est au vrai qu’une métaphore, les deux étant intimement liés ; la société, avec l’entrée de Swann dans le « clan » Verdurin. Là, je m’incline et je dis : « Chapeau, Maître Proust ». 

 

L’éveil musical de Swann écoutant ce morceau, son éveil amoureux dans la compagnie apparemment inoffensive d’Odette, et sa découverte d’un milieu social dans lequel, selon toute apparence, il subit un déclassement – tout cela suit une seule et même courbe, d’abord ascendante, jusqu’à son point de rayonnement maximum, puis descendante, jusqu’à son retour à un point zéro. 

 

En musique, ce sera la sonate figurant d’abord la présence d’Odette, avant qu’il l’entende, pour finir, sans elle, au cours d’une soirée mondaine. En amour, ce sera l’irruption à son insu, voire contre son gré, d’Odette dans sa vie, avant la prise de distance, puis la fin de la liaison. En société, ce sera l’entrée officielle dans le cercle Verdurin, puis le froid qui s’installe dans les relations, jusqu’à l’éviction définitive de Swann. Un seul et même mouvement, dépeint sur trois registres, comme une oeuvre musicale fondée sur plusieurs thèmes simultanés. Je m'incline derechef : « Chapeau, Maître Proust ». 

 

Ce que je trouve très fort, c’est l’extrême, imperceptible et constante progressivité de l’évolution des sentiments, des personnages, des situations. On a vraiment l’impression d’une coulée, assez lente pour pouvoir en saisir le moindre détail en l’isolant, mais en même temps assez rapide pour que le lecteur n’ait pas l’occasion de s’arrêter à un état d’esprit. Tout est à la fois net et précis, mais instable et mouvant. Je dis que ça, c’est du grand art.

 

Voilà ce que je dis, moi.