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jeudi, 19 juillet 2018

RETOUR A LEMBERG 1/2

SANDS PHILIPPE RETOUR A LEMBERG.jpgPHILIPPE SANDS : RETOUR A LEMBERG;

1 (Editions Albin Michel, 2017)

Voilà un livre remarquable en tout point. Si j’ai lu un nombre certain d’ouvrages traitant de la deuxième guerre mondiale et du programme d’extermination des juifs, des tziganes, des Polonais et des Slovènes (et autres) élaboré par Hitler et ses sbires, je n’avais jamais lu ce qu’un juif d’aujourd’hui, juriste de son état, pouvait avoir à dire d’un grand-père qui avait échappé à la mort et de la laborieuse mise en place du tribunal de Nuremberg : le rapport n'est pas évident. L’incroyable de ce livre, c’est qu’il marie parfaitement la reconstitution patiente du destin de plusieurs individus nettement  identifiés, et l'implacable « Solution finale » : l’extermination des juifs d’Europe en tant que groupe (mais avec les tziganes, ils n’étaient pas les seuls au programme d’Hitler : la défaite ne lui a pas laissé le temps).

Philippe Sands conçoit son livre en ouvrier tisseur impeccable : il ne lâche jamais le fil des destins individuels, tout en ourdissant la trame méticuleuse d’un destin collectif. La question centrale qu’il pose est de savoir s’il faut (s'il fallait), à Nuremberg, juger les crimes nazis au nom des droits inaliénables des individus ou de la défense de groupes nationaux (Slovènes, Polonais, …), ethniques ou religieux (juifs, tziganes, …).

Autrement dit, ce qui prime, est-ce le droit des individus ou le droit des groupes ? Question qui n'a l'air de rien a priori, mais une question ardue. Pour y répondre, il s’appuie, en juriste consommé, sur le conflit entre deux concepts juridiques entièrement nouveaux proposés par deux brillants juristes juifs dont les familles ont à peu près entièrement disparu – Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin –, même s’ils ignorent encore tout de la terrible réalité au moment de leur travail.

Lauterpacht proposait l’inscription du « crime contre l’humanité » dans le droit international, alors que pour Lemkin, le terme de « génocide » devrait s’imposer en priorité. Le premier considère que la fin ultime du droit est l'individu, alors que le second se donne pour objectif la défense des groupes, c'est-à-dire des individus en tant qu'ils appartiennent à une entité collective (ethnique, religieuse, ...). Les deux hommes sont originaires d’un territoire, la Galicie, tour à tour polonais ou ukrainien et placé sous l’autorité successive de la Pologne, de l’Allemagne et de l’Union Soviétique, avec des allers-retours. Le livre oscille avec obstination entre Žołkiew et Lemberg (alias Lwów, alias Lviv, suivant les annexions successives).

SANDS.jpg

Philippe Sands relate en détail la longue et laborieuse trajectoire des deux concepts, depuis les deux cerveaux qui en ont eu l’idée jusqu’à leur gravure dans le marbre du nouveau droit international : vu les horreurs absolument inouïes que l’on découvre à la Libération – dans les usines à tuer imaginées par les nazis, mais pas seulement – il est nécessaire d’enrichir la panoplie des armes juridiques à même de les prévenir ou de les châtier.

A cet égard, Hersch Lauterpacht a plus de chance que Raphael Lemkin : le concept de « crime contre l’humanité » fait quasiment l’unanimité au sein de la communauté des juristes impliqués dans le futur procès. Il faut dire que son auteur a l'opportunité, avant même la fin de la guerre, de capter l'attention d’un haut responsable américain du futur tribunal, alors que Lemkin, de son côté, indispose ses interlocuteurs par son caractère passionné, jugé incompatible avec l’impassibilité supposée du juriste. D’autant que le concept de génocide gêne un certain nombre de gens, à commencer par les Américains, qui craignent un jour d’en être la cible, à cause du sort qu'ils ont réservés à toutes les ethnies amérindiennes lors de la "conquête de l'ouest", les survivants étant condamnés à vivre parqués dans des réserves.

Mais si Lauterpacht a fait entrer comme dans du beurre le « crime contre l’humanité » dans le droit international, Lemkin a dû batailler jusqu’à la fin pour qu’il en soit de même pour le « génocide ». Beaucoup, au sein du consortium de juristes internationaux, jugeaient le concept indésirable, et l'homme déséquilibré, caractériel.

Le mot a cependant fini par s’imposer (de justesse), mais par malheur avec un effet pervers que Philippe Sands souligne : « … élevant la protection des groupes au-dessus de celle des individus. La puissance du terme forgé par Lemkin l’explique peut-être, mais, comme l’avait craint Lauterpacht, sa réception a entraîné une bataille entre victimes, une concurrence, où le crime contre l’humanité a été perçu comme le moindre des deux maux » (p.445).

On n’a pas fini de mesurer les effets indésirables entraînés par cette concurrence victimaire, qui interdit en principe d’établir une hiérarchie des malheurs collectifs, donc qui ouvre la porte, sans distinction de gravité, à toutes sortes de victimisations extensives, voire abusives. Je suis effaré, par exemple, du nombre des gens qui se sont portés parties civiles au procès d'Abdelkader Merah (plus de 200, selon son défenseur Me Dupond-Moretti). Que dire des parties civiles du futur procès de Salah Abdeslam (environ 2000 pour l'instant) ? Je ne savais pas que les attentats de novembre 2015 avaient fait tant de victimes collatérales. Après tout, moi aussi, comme la France entière, j'ai reçu en plein cœur la tragédie du Bataclan. On pourrait se demander si la motivation de certains n'est pas, tout simplement, l'espoir d'un dédommagement bien concret. J'ai peut-être tort, mais je n'aime vraiment pas cette prolifération vertigineuse des victimes, avec en perspective le fonds d'indemnisation.

L'effet pervers souligné par Philippe Sands agit comme une bombe à retardement : « C'est un défi sérieux pour notre système de droit international confronté à une tension tangible : d'une part, les gens se font tuer parce qu'ils appartiennent à un groupe ; d'autre part, en insistant sur le sentiment d'identité collective, la reconnaissance de cette appartenance par le droit rend le conflit entre groupes plus probable. Leopold Kohr ["un individu remarquable", p. 235] avait peut-être raison de noter, dans la lettre personnelle et puissante qu'il avait adressée à son ami Lemkin, que le génocide finirait par susciter les situations mêmes qu'il cherchait à corriger » (p.446). 

Je ne suis pas juriste : je n'ai pas compris la raison pour laquelle le tribunal de Nuremberg s'est déclaré incompétent en ce qui concerne les atrocités commises par les nazis avant l'ouverture officielle des hostilités (juste à cause d'une virgule dans le texte, d'après l'auteur). De toute façon, je n'ai jamais éprouvé d'attirance pour le droit : je crois que la réalité de la vie déborde constamment le droit. On peut s'en féliciter (qui peut avoir pour but de vivre en restreignant son existence à l'observance scrupuleuse de tous les articles d'un code ?). On peut aussi le regretter (combien de crimes – personnels ou internationaux – restent impunis ?). Il reste que le droit est, selon moi, une construction plus ou moins abstraite dont la validité et la légitimité dépendent du bon vouloir des vivants. Et on ne peut pas dire que les vivants d'aujourd'hui (je parle surtout des hauts dirigeants) en aient beaucoup, de bon vouloir.

Philippe Sands dresse d'ailleurs une liste de procès intentés à de grands criminels par la CPI depuis sa formation en 1998 (Rwanda, Pinochet, Milosevic, Omar al Bashir, Charles Taylor, et sans doute quelques autres : l'auteur ne cite pas Pol Pot, c'était avant). Il le dit : « Les procès se succèdent, comme les crimes eux-mêmes. Aujourd'hui, je travaille sur des cas impliquant le génocide ou les crimes contre l'humanité en Serbie, en Croatie, en Libye, aux Etats-Unis, au Rwanda, en Argentine, au Chili, en Israël et en Palestine, en Grande-Bretagne, en Arabie Saoudite et au Yémen, en Iran, en Irak et en Syrie » (p.444). Il en oublie probablement (rien sur la Chine de Xi Jin Ping ? Rien sur les Philippines du président Duterte ?).

Le seul fait qu'une telle liste puisse être dressée est décourageant, car elle éclaire l'impuissance du droit à prévenir et empêcher les grands crimes. Si le droit se réduit à courir après les coupables pour les châtier une fois les crimes commis, je me dis, à tort ou à raison, que le Mal n'a pas grand-chose à craindre du Code Pénal des démocraties, et que c'est vain et désespérant : il a fallu quelques mois pour que disparaissent des centaines de milliers de Rwandais (surtout Tutsis, mais aussi Hutus). Et combien d'années pour traîner quelques responsables devant le tribunal ? 

Faire justice après coup est indispensable, évidemment, mais je crois que l'humanité serait plus efficace et mieux inspirée dans la lutte contre le Mal en agissant effectivement (et en amont) contre les inégalités et les injustices : faire en sorte que chaque être humain puisse se trouver justement rétribué pour ses efforts, je veux dire tarir la source des tensions (économiques, sociales, ethniques, etc.), est la meilleure façon de prévenir les aigreurs et les haines. Mais là, tout le monde va dire que je suis un doux rêveur. Parti comme c'est, le dernier génocide et le dernier crime contre l'humanité ne sont pas pour demain, et l'on n'en a pas fini avec ce genre de procès. Mais bon, ça donne un gagne-pain de longue durée – et une raison de vivre – aux juristes spécialisés. Il faut voir le bon côté des choses, non ?

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 15 août 2014

LE LIEVRE DE PATAGONIE 4/4

LANZMANN 1 CLAUDE.jpgLe titre du livre, pour finir. L’auteur tente d’expliquer l’incongru de la formule avant de poser le point final. J’avoue que j’ai beau écarquiller les yeux, je n’arrive pas à discerner les contours des raisons de ce choix. Et pourtant j'essaie.

 

Claude Lanzmann est un « passionné » congénital. Il a un impérieux besoin de se sentir en parfaite adéquation avec ce qu’il fait. Il a un impérieux besoin de ressentir, d’éprouver intimement le « vrai » de la situation où il se trouve. Un « vrai » capable de justifier pleinement sa présence en ce lieu à ce moment. Et tant qu’un certain déclic ne s’est pas produit, il a l’impression d’avancer en aveugle dans sa vie. De ne pas "y être" complètement.

 

Je suis d'accord avec ce besoin d'authenticité, mais je dirai qu'après tout, ça le regarde : ce lièvre patagon-là exprime l'émoi particulier de l'auteur dans une circonstance qui lui appartient. Il n'apporte rien de significatif au lecteur parce qu'au fond c'est un lièvre gratuit. Un cheveu sur la soupe si vous voulez.

 

Lanzmann évoque le déclic qui s'est produit sur la « piazza del Duomo » de Milan, où il s’est mis à réciter à voix haute le début de La Chartreuse de Parme. Il évoque le même déclic, de façon beaucoup plus forte, par la façon dont lui est venue l’idée des images de Treblinka pour Shoah : « Il y a eu, à Treblinka, l’ébranlement hallucinant, aux conséquences sans fin, déclenché par la rencontre d’un nom et d’un lieu, la découverte d’un nom maudit sur les panneaux ordinaires des routes et de la gare, comme si rien, là-bas, ne s’était passé ». Que vient donc faire le lièvre, face à un tel choc ?

 

Certes, on croise des lièvres, au cours du récit. Son pare-chocs n’en tue que trois au cours d’un voyage nocturne (Serbie ?), sur les dizaines qui traversent les faisceaux de ses phares (à la différence du lièvre qui bondit en travers, le lapin, lui, quand il voit les phares, se met à courir le long de la route). Il observe les animaux qui franchissent en toute insouciance les barbelés de Birkenau. Mais son choix se porte sur ce lièvre aperçu, là encore de nuit, non loin d’El Calafate, dont il parle à la page 192.

 

Il affirme, dans la conclusion du livre : « …me poignardant littéralement le cœur de l’évidence que j’étais en Patagonie, qu’à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble. C’est cela, l’incarnation » (p. 546, antépénultième et pénultième phrases du livre). Bon, moi je veux bien, ce lièvre qui poignarde le cœur. J'espère, je veux bien croire que l’éditeur n’est pour rien dans le choix de la Patagonie, parce que : « C’est un titre qui pète, ça, coco ! ». Car ce lièvre n’occupe dans la réalité du livre et de la vie (racontée) de Claude Lanzmann qu’une toute petite lucarne à peine visible. Disons que ce sont des "hors-champ". Mais pourquoi pas ?

 

Le titre du film, c'est autre chose. L'auteur raconte à la fin du Lièvre de Patagonie (pp. 525-526) comment et pourquoi il a choisi ce mot de la langue hébraïque : « Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie "catastrophe", "destruction", "anéantissement", il peut s'agir d'un déluge, d'un tremblement de terre, d'un ouragan. Des rabbins ont arbitrairement décrété après la guerre qu'il désignerait "la Chose". Pour moi, "Shoah" était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable. Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l'organisation de la première du film, voulant faire imprimer les bristols d'invitation, me demanda quel était son titre, je répondis : "Shoah". - Qu'est-ce que cela veut dire ? - Je ne sais pas, cela veut dire "Shoah". - Mais il faut traduire, personne ne comprendra. - C'est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne ». On me dira ce qu'on voudra, cette intention est proprement géniale.

 

Je veux dire qu'elle se place à la hauteur du crime : l'extermination d'une race, aucun mot humain ne peut la signifier. Même si le mot est aujourd'hui devenu un nom propre, passé tel quel dans le langage (pour Lanzmann, le film en est de toute évidence à l'origine), mais plus ou moins galvaudé, utilisé par les uns et les autres, tour à tour, comme bouclier, comme étendard, comme arme, voire comme image de marque.  

 

Ce que je ne comprends pas, pour achever le parcours, complexe parce que contrasté, dans ce livre généreux, d’une richesse bourrée jusqu’à la gueule, c’est la raison pour laquelle le film a été refusé par beaucoup de Juifs. Lanzmann raconte ça : c’est comme si le film se heurtait à un tabou. Et pour moi, c'est un mystère. Et c'est l'étonnement de l'auteur.

COFFRET DVD 1.jpg

Simon Srebnik rejoue à 47 ans, pour Claude Lanzmann, la scène de ses treize ans. Il chante la même chanson (un petite maison blanche). Il dit, en parcourant paisiblement le site de Chelmno, où fut expérimentée l'extermination des Juifs par le gaz : « C'était aussi paisible à l'époque qu'aujourd'hui ».

Car chez beaucoup de Juifs, d'après Lanzmann, le refus est total et spontané. Si absolu que beaucoup d’entre eux n’ont même pas pu envisager de visionner Shoah. Comme si un mur sacré s’était tenu devant eux pour leur en interdire l’accès. Même que le cardinal Lustiger, grand Catholique mais Juif à l’origine, a joué devant l’auteur la comédie : « Je l’ai vu ! », avant d’avouer lamentablement que cela ne lui était vraiment pas possible.

 

Il y a là quelque chose qui me reste en point d’interrogation : que se passe-t-il, là, précisément ? Peut-être est-ce, tout simplement, insoutenable.

 

Ce qui me vient alors, c'est une scène au début du film. C'est vrai qu'on est frappé par le visage obstinément souriant de Michael Podchlebnik, comme s'il l'avait figé en y appliquant un masque. Il s'est comme cuirassé dans son sourire, ouvert sur ses dents impeccables. Mais Claude Lanzmann est impitoyable : « Pourquoi souriez-vous toujours ? – Si on est vivant, il vaut mieux sourire ». Mais il poursuit, cruel : « Quand vous étiez dans le Sonderkommando, quelle a été votre réaction ? – Un jour, j’ai reconnu le cadavre de ma femme et de mes enfants, et là … ».

 

La tête, soudain, de Michael Podchlebnik, quarante ans après !

 

La décomposition du sourire de Michael Podchlebnik !

 

Les sanglots de Michael Podchlebnik, ! …

PODCHLEBNIK.png

Je comprends que ce ne soit pas possible, là où ma raison s’arrête.

 

Vous voulez que je vous dise ? Le film Shoah, de Claude Lanzmann, est la version contemporaine du Mur des Lamentations : le vestige d’un Temple détruit. Et c'est Claude Lanzmann et nul autre qui l'a édifié, ce vestige. 

 

Et Le Lièvre de Patagonie, en racontant concrètement comment le cinéaste est finalement parvenu, après douze ans de démarches de toutes sortes, à bâtir ce monument, en donne une idée d'une force irrésistible. Toute cette partie du livre est parcourue d'une profonde et puissante vibration, imposant un sentiment d'oubli de soi, d'urgence et de nécessité impérieuse. Tout cela emporte le lecteur.

 

De ces « Mémoires » de Claude Lanzmann, c'est décidément ce que je retiendrai, loin devant tout le reste.

 

Voilà ce que je dis, moi.