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lundi, 14 février 2022

MORT D'UNE GRANDE DAME

Une grande dame vient de mourir. Une grande dame du droit. Je ne suis pas juriste, mais j'avais lu avec un immense intérêt Libertés et sûreté dans un monde dangereux (Seuil, 2010). J'écoutais avec le même immense intérêt ses cours au Collège de France, vous savez, à l'époque où France Culture diffusait, à l'usage de « la France qui se lève tôt » (citation), une émission intitulée "L'Eloge du Savoir", sous les auspices de Christine Goémé, entre cinq et six heures du matin.

Pour rendre hommage à l'impeccable juriste qui vient de mourir, je ne trouve rien de mieux que de republier un texte que j'avais écrit en 2015 après la lecture du livre cité ci-dessus. Les réflexions qu'il m'inspire encore sur les restrictions apportées à l'état de droit par les gouvernements successifs pourraient, je crois, alimenter utilement certains débats actuels et en particulier certains "convois de la liberté". 

MADAME MIREILLE DELMAS-MARTY

DELMAS-MARTY 2010.jpg

L’inconvénient des formations juridiques, c’est qu’elles donnent en fin de parcours aux étudiants une tournure d’esprit excessivement attachée à la « lettre » du droit. D’où une certaine rigidité intellectuelle. Je ne sais pas si vous avez jamais mis le nez dans le texte de la « Convention Internationale relative aux Droits de l’Enfant » (1989) : à vous dégoûter de faire des enfants.

Et je ne parle pas du « Traité établissant une Constitution pour l’Europe », de sinistre mémoire, dont le pavé particulièrement indigeste (191 pages découpées en un déluge de parties, de chapitres, de sections, d'articles et de paragraphes), envoyé à tous les Français en 2005, après un rejet par référendum, leur a été enfoncé de force, légalement et démocratiquement dans la gorge par Nicolas Sarkozy, un peu plus tard, pour les punir d'avoir "mal voté" la première fois. 

Libertés et sûreté dans un monde dangereux (Seuil, 2010), le livre de Mireille Delmas-Marty n’échappe pas à cette rigidité. En revanche, si les formations juridiques ont l'inconvénient que j'ai dit, elles ont l'avantage qui en découle : précision et exactitude. On appellera ça la rigueur. Un certain aspect « scolaire », si l’on veut, dans l’effort de construction, un peu « dissertation », avec introduction générale, trois parties subdivisées et chaque fois introduites et conclues, et une conclusion générale. Personne ne peut se perdre sur un parcours aussi visiblement balisé. La supériorité indéniable de cette méthode, c’est son impeccable netteté.

Alors, de ce livre un peu ardu pour l'éternel néophyte que je suis dans la langue des juristes, je ne retiens pas tout. Je laisse en particulier de côté ce qui fait la complexité et les vents contraires qui agitent les relations entre les instances juridiques nationales, européennes et internationales, les subsidiarités, les conflits, les résistances. 

Je garderai juste la convergence de vues entre l’auteur et un juge dont j’ai lu récemment Le Rapport censuré (Jean de Maillard, voir mon billet du 9 mars), au sujet du poids incroyable que pèsent les Etats-Unis dans le domaine des relations (judiciaires et autres) internationales. Si je voulais résumer en simplifiant, je dirais que les Etats-Unis, non seulement se permettent tout quand leurs intérêts sont en jeu (Guantanamo, Bagram, …), mais font pression sur les autres nations pour qu’elles adoptent les mêmes critères qu’eux dans la « lutte contre le terrorisme ». Traduction : ils les y obligent, au motif de la loi du plus fort (le juge Maillard parle des transactions commerciales en dollar, qui doivent impérativement passer par une banque américaine sous peine de).

Ce qui m’a en revanche intéressé au plus haut point dans le livre de Mireille Delmas-Marty, c’est tout ce qu’elle dit de l’évolution inquiétante du droit, qu’il soit national ou international. Et pas dans le sens de l’Etat de droit. Je le dis tout net : tout en n’étant pas juriste, j’ai trouvé passionnante l’analyse qu’elle fait de deux conceptions opposées du droit, qui renvoient à deux conceptions antinomiques de l’humanité, l’une de tradition « humaniste », l’autre de tradition « guerrière ». Les gens au courant trouveront sûrement "basique" cette petite leçon de philosophie du droit. Elle est à mon niveau.

En France, traditionnellement, la justice attend qu'un individu ait commis un délit ou un crime pour le juger et le condamner, après établissement irréfutable des faits. L’auteur appelle cela « le couple culpabilité / punition », ajoutant que cette « école pénale » est « fortement influencée par Kant et Beccaria », c’est-à-dire qu’elle repose sur « l’universalisme des droits de l’homme » (p. 84-85)

Mais elle repose aussi sur l'idée que l'individu, sauf circonstances spéciales, sait ce qu'il fait. Il est mû par la raison, il est libre, donc il est responsable. "Justiciable", comme on dit. Le corollaire, c’est que personne ne peut être poursuivi avant. C’est l’acte qui fait le délinquant. C’est l’infraction qui justifie la poursuite. C’est un individu particulier qui est présenté au juge ("individualisation de la peine"). 

Or il existe une « école pénale » qui prône des idées radicalement autres. Une école dont la philosophie repose sur une « anthropologie guerrière ». Une école « positiviste », qui fait de l'homme, non un être libre et responsable, mais un être entièrement déterminé. Une école fondée par un certain docteur Lombroso au tournant du 20ème siècle. Une école qui invente le concept de « criminel-né ». Un juriste allemand, Carl Schmitt (1932), ira jusqu’à formuler l’idée d’ « ennemi absolu ». Deux concepts qui semblent s'imposer de nos jours.

Cette école divise donc l'humanité en une masse de gens normaux d'une part, et d'autre part une catégorie d’humains naturellement prédisposés à commettre des crimes. Des humains dans lesquels le Mal est inné (à supposer que tous les autres en naissent exempts). Mais le soupçon peut se porter pratiquement sur n'importe qui, étant donné que cette prédisposition ne se porte pas sur le visage. La preuve, c'est la stupéfaction des voisins quand le père tranquille tue sa femme, ou autres circonstances tragiques.

Selon cette conception, on ne parle plus de « culpabilité », mais de « dangerosité potentielle ». On ne parle plus de « peines de prison », mais de « mesures de sûreté », aux contours éminemment flous, à durée indéfinie. Ce n'est plus ce que vous avez fait qui compte, mais ce qu'un collège d' « experts » vous aura jugé capable de commettre dans l'avenir.

Autrement dit, on passe du diagnostic (acte avéré) au pronostic (acte potentiel, virtuel ). Sarkozy, on s’en souvient, était même allé jusqu’à proposer un « dépistage » précoce (dès trois ans) de la dangerosité future des enfants. Si vous enfermez un type pour des actes qu’on l’imagine potentiellement capable de commettre, il passera sa vie derrière les barreaux, plus sûr moyen de ne jamais savoir s’il en aurait commis.

Autrement dit, dès la naissance, il y a les humains et les autres. Des « monstres », pourquoi pas. Souvent présentés comme tels, en tout cas. Cette conception est éminemment anti-humaniste. Je reste convaincu qu'Adolf Hitler, Staline, Pol Pot et consort ne sont pas des monstres inhumains, mais qu'ils font hélas partie de l'espèce humaine. Hitler et Pol Pot sont nos semblables. Je déteste l'idée, mais je la crois vraie. L'horreur est humaine, trop humaine.

De plus, Mireille Delmas-Marty pointe, chez Carl Schmitt, une tendance à assimiler dans la même personne l’ « ennemi absolu » et le « criminel-né ». C’est-à-dire qu’il fusionne potentiellement deux institutions : celle destinée à maintenir l’ordre et celle destinée à défendre le territoire national contre une attaque étrangère.

Maintien de l’ordre et guerre reviendraient alors à une tâche unique. Armée et police même combat, avec pour conséquence l'extension de la notion d' « état d'urgence » dans le temps et dans l'espace, avec toutes les restrictions à l' « état de droit » que cela suppose. Je pose la question : qu'est-ce que c'est, l'opération « Vigipirate » (à laquelle vient de succéder « Sentinelle ») ? La « loi renseignement » est du même tonneau.

Elle cite un certain Gunther Jakobs, qui réclame le droit pour la société de « se défendre par des mesures radicales comme l’internement de sûreté ou la création de camps du type de celui de Guantanamo ou de Bagram ». Le vocabulaire employé pour justifier aujourd'hui l'action de l'armée française en Afrique et ailleurs (« Sécurité » ? « Maintien de la Paix » ? « Guerre au terrorisme » ?) est assez élastique pour tout confondre.

Pour le coup, l'état d'urgence tend à se pérenniser, étant entendu que l'urgence devient une norme permanente. C'est comme la drogue : ça commence par le plaisir, ça continue par la dépendance, et après une phase d'accoutumance (augmentation incessante de la dose), ça finit par une overdose.

Ce qui ressort, en définitive, de tout le livre, c’est ce qu’on voit se développer dans toutes les directions depuis le 11 septembre 2001 : la collecte généralisée des données, en particulier des données personnelles. Le nœud coulant policier, dans le monde entier, se resserre autour du cou des individus, que ce soit pour des raisons commerciales (profilage algorithmique des habitudes des consommateurs) ou pour satisfaire le besoin toujours accru de sécurité collective (repérage de mots-clés supposés se rapporter au terrorisme). 

Tout cela se passe avec la complicité des plus hautes instances juridiques (Conseil constitutionnel en France, Cour constitutionnelle de Karlsruhe en Allemagne, …) qui avalisent, non sans contradictions, des lois restreignant les droits, même si d’autres institutions font de la résistance (Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), par exemple). 

Bref, en plein débat sur la « loi renseignement », ce livre de 2010 est encore plus actuel, et devrait alerter les défenseurs de ce qui reste de l’ « état de droit ». Un témoignage de plus sur l’aspect peu ragoûtant du monde qui est en train de mijoter sur les fourneaux de tous les pouvoirs. 

Merci madame, pour la confirmation. Total respect.

Voilà ce que je dis, moi. 

Note : Je préfère ne pas trop évoquer l'optimisme de commande que Mireille Delmas-Marty manifeste en conclusion. Elle veut parier sur la raison des hommes et leur « communauté de destin », plutôt que sur la crainte que s'établissent des « sociétés de la peur ». Je veux bien. C'est son droit. En tant que grande universitaire, elle ne se sent peut-être pas le droit de faire autrement. On n'est pas obligé de partager cet optimisme, vu les évolutions actuelles sur de multiples terrains différents (politique, société, économie, écologie, ...). 

***

On a eu le temps de perdre de vue le contexte de l'époque qui a assisté aux débats sur la « loi renseignement », mais sept ans après cette lecture marquante et après deux ans d'alerte sanitaire constante quoique sinusoïdale au gré des navigations à vue et des "stop and go" du gouvernement, je ne suis pas sûr qu'il y ait beaucoup à changer ou ajouter.

Quand Mireille Delmas-Marty a pris sa retraite en 2012, c'est monsieur Alain Supiot qui lui a succédé. Si ses perspectives sont très différentes de celles de notre grande dame, son propos reste accroché à une altitude où la raréfaction de l'air nécessite une contention permanente de l'esprit : la densité des analyses n'est pas faite pour les paresseux.

En témoigne une lecture que je ne suis pas près d'oublier et que je conseille à tous les lecteurs avides de comprendre dans quel monde les pouvoirs modernes cherchent à nous faire vivre : La Gouvernance par les nombres

TOTAL RESPECT !!

jeudi, 19 juillet 2018

RETOUR A LEMBERG 1/2

SANDS PHILIPPE RETOUR A LEMBERG.jpgPHILIPPE SANDS : RETOUR A LEMBERG;

1 (Editions Albin Michel, 2017)

Voilà un livre remarquable en tout point. Si j’ai lu un nombre certain d’ouvrages traitant de la deuxième guerre mondiale et du programme d’extermination des juifs, des tziganes, des Polonais et des Slovènes (et autres) élaboré par Hitler et ses sbires, je n’avais jamais lu ce qu’un juif d’aujourd’hui, juriste de son état, pouvait avoir à dire d’un grand-père qui avait échappé à la mort et de la laborieuse mise en place du tribunal de Nuremberg : le rapport n'est pas évident. L’incroyable de ce livre, c’est qu’il marie parfaitement la reconstitution patiente du destin de plusieurs individus nettement  identifiés, et l'implacable « Solution finale » : l’extermination des juifs d’Europe en tant que groupe (mais avec les tziganes, ils n’étaient pas les seuls au programme d’Hitler : la défaite ne lui a pas laissé le temps).

Philippe Sands conçoit son livre en ouvrier tisseur impeccable : il ne lâche jamais le fil des destins individuels, tout en ourdissant la trame méticuleuse d’un destin collectif. La question centrale qu’il pose est de savoir s’il faut (s'il fallait), à Nuremberg, juger les crimes nazis au nom des droits inaliénables des individus ou de la défense de groupes nationaux (Slovènes, Polonais, …), ethniques ou religieux (juifs, tziganes, …).

Autrement dit, ce qui prime, est-ce le droit des individus ou le droit des groupes ? Question qui n'a l'air de rien a priori, mais une question ardue. Pour y répondre, il s’appuie, en juriste consommé, sur le conflit entre deux concepts juridiques entièrement nouveaux proposés par deux brillants juristes juifs dont les familles ont à peu près entièrement disparu – Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin –, même s’ils ignorent encore tout de la terrible réalité au moment de leur travail.

Lauterpacht proposait l’inscription du « crime contre l’humanité » dans le droit international, alors que pour Lemkin, le terme de « génocide » devrait s’imposer en priorité. Le premier considère que la fin ultime du droit est l'individu, alors que le second se donne pour objectif la défense des groupes, c'est-à-dire des individus en tant qu'ils appartiennent à une entité collective (ethnique, religieuse, ...). Les deux hommes sont originaires d’un territoire, la Galicie, tour à tour polonais ou ukrainien et placé sous l’autorité successive de la Pologne, de l’Allemagne et de l’Union Soviétique, avec des allers-retours. Le livre oscille avec obstination entre Žołkiew et Lemberg (alias Lwów, alias Lviv, suivant les annexions successives).

SANDS.jpg

Philippe Sands relate en détail la longue et laborieuse trajectoire des deux concepts, depuis les deux cerveaux qui en ont eu l’idée jusqu’à leur gravure dans le marbre du nouveau droit international : vu les horreurs absolument inouïes que l’on découvre à la Libération – dans les usines à tuer imaginées par les nazis, mais pas seulement – il est nécessaire d’enrichir la panoplie des armes juridiques à même de les prévenir ou de les châtier.

A cet égard, Hersch Lauterpacht a plus de chance que Raphael Lemkin : le concept de « crime contre l’humanité » fait quasiment l’unanimité au sein de la communauté des juristes impliqués dans le futur procès. Il faut dire que son auteur a l'opportunité, avant même la fin de la guerre, de capter l'attention d’un haut responsable américain du futur tribunal, alors que Lemkin, de son côté, indispose ses interlocuteurs par son caractère passionné, jugé incompatible avec l’impassibilité supposée du juriste. D’autant que le concept de génocide gêne un certain nombre de gens, à commencer par les Américains, qui craignent un jour d’en être la cible, à cause du sort qu'ils ont réservés à toutes les ethnies amérindiennes lors de la "conquête de l'ouest", les survivants étant condamnés à vivre parqués dans des réserves.

Mais si Lauterpacht a fait entrer comme dans du beurre le « crime contre l’humanité » dans le droit international, Lemkin a dû batailler jusqu’à la fin pour qu’il en soit de même pour le « génocide ». Beaucoup, au sein du consortium de juristes internationaux, jugeaient le concept indésirable, et l'homme déséquilibré, caractériel.

Le mot a cependant fini par s’imposer (de justesse), mais par malheur avec un effet pervers que Philippe Sands souligne : « … élevant la protection des groupes au-dessus de celle des individus. La puissance du terme forgé par Lemkin l’explique peut-être, mais, comme l’avait craint Lauterpacht, sa réception a entraîné une bataille entre victimes, une concurrence, où le crime contre l’humanité a été perçu comme le moindre des deux maux » (p.445).

On n’a pas fini de mesurer les effets indésirables entraînés par cette concurrence victimaire, qui interdit en principe d’établir une hiérarchie des malheurs collectifs, donc qui ouvre la porte, sans distinction de gravité, à toutes sortes de victimisations extensives, voire abusives. Je suis effaré, par exemple, du nombre des gens qui se sont portés parties civiles au procès d'Abdelkader Merah (plus de 200, selon son défenseur Me Dupond-Moretti). Que dire des parties civiles du futur procès de Salah Abdeslam (environ 2000 pour l'instant) ? Je ne savais pas que les attentats de novembre 2015 avaient fait tant de victimes collatérales. Après tout, moi aussi, comme la France entière, j'ai reçu en plein cœur la tragédie du Bataclan. On pourrait se demander si la motivation de certains n'est pas, tout simplement, l'espoir d'un dédommagement bien concret. J'ai peut-être tort, mais je n'aime vraiment pas cette prolifération vertigineuse des victimes, avec en perspective le fonds d'indemnisation.

L'effet pervers souligné par Philippe Sands agit comme une bombe à retardement : « C'est un défi sérieux pour notre système de droit international confronté à une tension tangible : d'une part, les gens se font tuer parce qu'ils appartiennent à un groupe ; d'autre part, en insistant sur le sentiment d'identité collective, la reconnaissance de cette appartenance par le droit rend le conflit entre groupes plus probable. Leopold Kohr ["un individu remarquable", p. 235] avait peut-être raison de noter, dans la lettre personnelle et puissante qu'il avait adressée à son ami Lemkin, que le génocide finirait par susciter les situations mêmes qu'il cherchait à corriger » (p.446). 

Je ne suis pas juriste : je n'ai pas compris la raison pour laquelle le tribunal de Nuremberg s'est déclaré incompétent en ce qui concerne les atrocités commises par les nazis avant l'ouverture officielle des hostilités (juste à cause d'une virgule dans le texte, d'après l'auteur). De toute façon, je n'ai jamais éprouvé d'attirance pour le droit : je crois que la réalité de la vie déborde constamment le droit. On peut s'en féliciter (qui peut avoir pour but de vivre en restreignant son existence à l'observance scrupuleuse de tous les articles d'un code ?). On peut aussi le regretter (combien de crimes – personnels ou internationaux – restent impunis ?). Il reste que le droit est, selon moi, une construction plus ou moins abstraite dont la validité et la légitimité dépendent du bon vouloir des vivants. Et on ne peut pas dire que les vivants d'aujourd'hui (je parle surtout des hauts dirigeants) en aient beaucoup, de bon vouloir.

Philippe Sands dresse d'ailleurs une liste de procès intentés à de grands criminels par la CPI depuis sa formation en 1998 (Rwanda, Pinochet, Milosevic, Omar al Bashir, Charles Taylor, et sans doute quelques autres : l'auteur ne cite pas Pol Pot, c'était avant). Il le dit : « Les procès se succèdent, comme les crimes eux-mêmes. Aujourd'hui, je travaille sur des cas impliquant le génocide ou les crimes contre l'humanité en Serbie, en Croatie, en Libye, aux Etats-Unis, au Rwanda, en Argentine, au Chili, en Israël et en Palestine, en Grande-Bretagne, en Arabie Saoudite et au Yémen, en Iran, en Irak et en Syrie » (p.444). Il en oublie probablement (rien sur la Chine de Xi Jin Ping ? Rien sur les Philippines du président Duterte ?).

Le seul fait qu'une telle liste puisse être dressée est décourageant, car elle éclaire l'impuissance du droit à prévenir et empêcher les grands crimes. Si le droit se réduit à courir après les coupables pour les châtier une fois les crimes commis, je me dis, à tort ou à raison, que le Mal n'a pas grand-chose à craindre du Code Pénal des démocraties, et que c'est vain et désespérant : il a fallu quelques mois pour que disparaissent des centaines de milliers de Rwandais (surtout Tutsis, mais aussi Hutus). Et combien d'années pour traîner quelques responsables devant le tribunal ? 

Faire justice après coup est indispensable, évidemment, mais je crois que l'humanité serait plus efficace et mieux inspirée dans la lutte contre le Mal en agissant effectivement (et en amont) contre les inégalités et les injustices : faire en sorte que chaque être humain puisse se trouver justement rétribué pour ses efforts, je veux dire tarir la source des tensions (économiques, sociales, ethniques, etc.), est la meilleure façon de prévenir les aigreurs et les haines. Mais là, tout le monde va dire que je suis un doux rêveur. Parti comme c'est, le dernier génocide et le dernier crime contre l'humanité ne sont pas pour demain, et l'on n'en a pas fini avec ce genre de procès. Mais bon, ça donne un gagne-pain de longue durée – et une raison de vivre – aux juristes spécialisés. Il faut voir le bon côté des choses, non ?

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 28 mai 2015

POUR TEDI PAPAVRAMI 1

1/2 

PAPAVRAMI.jpgJe n’ai jamais mis les pieds en Albanie. Je connais fort peu d’Albanais. Un très curieux livre d’un nommé Rexhep Qosja (prononcer Redjep Tchossia, paraît-il), intitulé La Mort me vient de ces yeux-là. TBC EUROPA 1.jpgUne BD d’un nommé TBC, Europa, en deux épisodes, sur quelques mafias venues de par là-bas (on va dire Balkans) : plus brutal, plus noir et plus désespéré, j’imagine que c’est toujours possible, mais. 

Oh, et puis il y a les faits divers : quelques saisies d’héroïne dans les milieux albanais de la banlieue lyonnaise. Et puis un drôle de business, aussi : un immeuble destiné à la démolition dans un quartier en rénovation, squatté par une bande d’Albanais qui « louent » les « logements » à des compatriotes au tarif de 150 € la semaine. Et la police n’a pas le droit d’intervenir tant que personne n’a porté plainte. Mais est-ce qu’un sans-papiers porte plainte ? Ce serait étonnant, non ? Le monde actuel est décidément délicieux. 

2015 MAI 27 2.jpg

Le Progrès, 27 mai 2015 (p. 10).

Non, l’Albanie, ce n’est pas que ça, faut pas croire. Il y a le grand Ismaïl Kadaré et ses livres, Le Pont aux trois arches, Le Général de l’armée morte, Avril brisé, Les Tambours de la pluie, Qui a ramené Doruntine ?, …. Et puis il y a Tedi Papavrami. Il n’est pas écrivain. Il a quand même écrit un récit autobiographique, à l’incitation des quelques amis conseilleurs. Le livre s’intitule Fugue pour violon seul (éditions Robert Laffont, 2013). 

Ne pas s’attendre à de la littérature. L’ouvrage se veut un témoignage. Car l’Albanie dont il parle est celle d’Enver Hoxha (prononcer Hodja ?), alias « Oncle Enver », l’avatar albanais du « Guide Suprême », l’égal des Staline, Ceaucescu, Pol Pot, à l’échelle d’un pays de 3.300.000 habitants, grand comme la région Poitou-Charente (dixit l’auteur, je n'ai pas vérifié). Je veux dire leur égal dans la folie tyrannique, la joie sanguinaire et la férocité des méthodes policières. 

Le cher homme était même assez atteint pour quitter le Pacte de Varsovie, au grand dam du « Grand-Frère » soviétique, et se brouiller avec l’autre « Grand-Frère » Mao Dze Dong, et transformer son petit pays en forteresse retranchée du reste du monde, derrière ses barbelés. Ceux qui voulaient s’échapper de ce « paradis communiste » avaient tout intérêt à réussir du premier coup. Il va de soi que le niveau de vie et l’état économique et industriel du pays sont tombés plus bas que ceux du Burkina-Faso, ou même du Malawi. Ça explique peut-être les mafias.

Mais Tedi Papavrami n’était pas un gamin ordinaire : il appartient à l’espèce rarissime des enfants prodiges, des génies précoces. Ça ne s’explique pas : c’est comme ça. Lui, c'est le violon. Quelqu’un qui vous aligne aussi net les Caprices de Paganini à neuf ans, vous dites comme Victor Hugo dans William Shakespeare (2, IV, 3) : « A Pégase donné, je ne regarde point la bride. Un chef d’œuvre est de l’hospitalité, j’y entre chapeau bas ; je trouve beau le visage de mon hôte ». Il faut voir comment un gamin de onze ans est capable de vous envoyer dans la figure la Campanella de Paganini, en Grèce en 1982 (cliquez pour 10' 21" d'étonnement, ce n'est pas toujours « propre » dans les sautillés, mais bon). Il a onze ans. Et même pas peur.

J’ai commenté, il y aura bientôt un an (22-24 juin 2014) le livre de Nikolai Grozni, Wunderkind (« enfant prodige »), qui m’avait frappé de saisissement, par la terrible âpreté de l’aventure. Lui, c'était le piano. Le monde bulgare de l'époque soviétique, comme une jungle où n’évoluent que des fauves, qui n’attendent que l’occasion de s’entredéchirer, sous un ciel de pierre, dans un air irrespirable, au fond d'une bassine où bouillonne la noirceur. Un livre absolument glaçant et passionnant, avec au centre un Chopin hissé jusqu'au tragique. 

Avec Papavrami, l’ambiance est plus amène, parfois même pleine d'urbanité. Grozni détestait son père, n’aimait pas trop sa mère. C’était sans doute réciproque. La famille Papavrami, d’origine bourgeoise, est tolérée par le régime communiste, qui lui laisse la maison ancestrale, avec son jardin, ses mandariniers, son mur protecteur, ses souvenirs. Mais c'est une famille solide, à l'ancienne. Une famille, quoi.

L’équilibre, socialement et politiquement, est toutefois instable. Papa travaille au « lycée artistique », dans la section musique, où sa réputation d’excellent pédagogue du violon fait merveille, en même temps qu’elle le protège tant soit peu des rigueurs du régime. C’est simple : tout le monde le respecte, voire le craint.

Il est frustré dans sa carrière depuis la sortie du Pacte de Varsovie, qui l’a obligé à retourner à Tirana avant d’avoir achevé ses études à Vienne (où il a acheté un violon Bergonzi, dans lequel un luthier parisien ne verra plus tard qu'un faux). Mais la famille vit dans une bonne ambiance de tranquillité, dans une maison agréable, avec un jardin clos de murs.

Des privilégiés, somme toute. 

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 03 mai 2015

L'ETAT DE DROIT FOUT LE CAMP

DELMAS MARTY MIREILLE.jpgY a pas que la littérature, dans la vie. Y a aussi des lectures sérieuses. « Nous l'allons montrer tout à l'heure » (air connu). 

L’inconvénient des formations juridiques, c’est qu’elles donnent en fin de parcours aux étudiants une tournure d’esprit excessivement attachée à la « lettre » du droit. D’où une certaine rigidité intellectuelle. Je ne sais pas si vous avez jamais mis le nez dans le texte de la « Convention Internationale relative aux Droits de l’Enfant » (1989) : à vous dégoûter de faire des enfants.

Et je ne parle pas du « Traité établissant une Constitution pour l’Europe », de sinistre mémoire, dont le pavé particulièrement indigeste (191 pages découpées en un déluge de parties, de chapitres, de sections, d'articles et de paragraphes), envoyé à tous les Français en 2005, leur a été enfoncé de force, légalement et démocratiquement dans la gorge par Nicolas Sarkozy, un peu plus tard, parce qu'ils avaient "mal voté" la première fois. 

Libertés et sûreté dans un monde dangereux (Seuil, 2010), le livre de Mireille Delmas-Marty n’échappe pas à cette rigidité. En revanche, si les formations juridiques ont l'inconvénient que j'ai dit, elles ont l'avantage qui en découle : précision et exactitude. On appellera ça la rigueur. Un certain aspect « scolaire », si l’on veut, dans l’effort de construction, un peu « dissertation », avec introduction générale, trois parties subdivisées et chaque fois introduites et conclues, et une conclusion générale. Personne ne peut se perdre sur un parcours aussi visiblement balisé. La supériorité indéniable de cette méthode, c’est son impeccable netteté.

Alors, de ce livre un peu ardu pour l'éternel néophyte que je suis dans la langue des juristes, je ne retiens pas tout. Je laisse en particulier de côté ce qui fait la complexité et les vents contraires qui agitent les relations entre les instances juridiques nationales, européennes et internationales, les subsidiarités, les conflits, les résistances. 

Je garderai juste la convergence de vues entre l’auteur et un juge dont j’ai lu récemment Le Rapport censuré (Jean de Maillard, voir mon billet du 9 mars), au sujet du poids incroyable que pèsent les Etats-Unis dans le domaine des relations (judiciaires et autres) internationales. Si je voulais résumer en simplifiant, je dirais que les Etats-Unis, non seulement se permettent tout quand leurs intérêts sont en jeu (Guantanamo, Bagram, …), mais font pression sur les autres nations pour qu’elles adoptent les mêmes critères qu’eux dans la « lutte contre le terrorisme ». Traduction : ils les y obligent, au motif de la loi du plus fort (le juge Maillard parle des transactions commerciales en dollar, qui doivent impérativement passer par une banque américaine sous peine de).

Ce qui m’a en revanche intéressé au plus haut point dans le livre de Mireille Delmas-Marty, c’est tout ce qu’elle dit de l’évolution inquiétante du droit, qu’il soit national ou international. Et pas dans le sens de l’Etat de droit. Je le dis tout net : tout en n’étant pas juriste, j’ai trouvé passionnante l’analyse qu’elle fait de deux conceptions opposées du droit, qui renvoient à deux conceptions antinomiques de l’humanité, l’une de tradition « humaniste », l’autre de tradition « guerrière ». Les gens au courant trouveront sûrement "basique" cette petite leçon de philosophie du droit. Elle est à mon niveau.

En France, traditionnellement, la justice attend qu'un individu ait commis un délit ou un crime pour le juger et le condamner, après établissement irréfutable des faits. L’auteur appelle cela « le couple culpabilité / punition », ajoutant que cette « école pénale » est « fortement influencée par Kant et Beccaria », c’est-à-dire qu’elle repose sur « l’universalisme des droits de l’homme » (p. 84-85)

Mais elle repose aussi sur l'idée que l'individu, sauf circonstances spéciales, sait ce qu'il fait. Il est mû par la raison, il est libre, donc il est responsable. "Justiciable", comme on dit. Le corollaire, c’est que personne ne peut être poursuivi avant. C’est l’acte qui fait le délinquant. C’est l’infraction qui justifie la poursuite. C’est un individu particulier qui est présenté au juge ("individualisation de la peine"). 

Or il existe une « école pénale » qui prône des idées radicalement autres. Une école dont la philosophie repose sur une « anthropologie guerrière ». Une école « positiviste », qui fait de l'homme, non un être libre et responsable, mais un être entièrement déterminé. Une école fondée par un certain docteur Lombroso au tournant du 20ème siècle. Une école qui invente le concept de « criminel-né ». Un juriste allemand, Carl Schmitt (1932), ira jusqu’à formuler l’idée d’ « ennemi absolu ». Deux concepts qui semblent s'imposer de nos jours.

Cette école divise donc l'humanité en une masse de gens normaux d'une part, et d'autre part une catégorie d’humains naturellement prédisposés à commettre des crimes. Des humains dans lesquels le Mal est inné (à supposer que tous les autres en naissent exempts). Mais le soupçon peut se porter pratiquement sur n'importe qui, étant donné que cette prédisposition ne se porte pas sur le visage. La preuve, c'est la stupéfaction des voisins quand le père tranquille tue sa femme, ou autres circonstances tragiques.

Selon cette conception, on ne parle plus de « culpabilité », mais de « dangerosité potentielle ». On ne parle plus de « peines de prison », mais de « mesures de sûreté », aux contours éminemment flous, à durée indéfinie. Ce n'est plus ce que vous avez fait qui compte, mais ce qu'un collège d' « experts » vous aura jugé capable de commettre dans l'avenir.

Autrement dit, on passe du diagnostic (acte avéré) au pronostic (acte potentiel, virtuel ). Sarkozy, on s’en souvient, était même allé jusqu’à proposer un « dépistage » précoce (dès trois ans) de la dangerosité future des enfants. Si vous enfermez un type pour des actes qu’on l’imagine potentiellement capable de commettre, il passera sa vie derrière les barreaux, plus sûr moyen de ne jamais savoir s’il en aurait commis.

Autrement dit, dès la naissance, il y a les humains et les autres. Des « monstres », pourquoi pas. Souvent présentés comme tels, en tout cas. Cette conception est éminemment anti-humaniste. Je reste convaincu qu'Adolf Hitler, Staline, Pol Pot et consort ne sont pas des monstres inhumains, mais qu'ils font hélas partie de l'espèce humaine. Hitler et Pol Pot sont nos semblables. Je déteste l'idée, mais je la crois vraie. L'horreur est humaine, trop humaine.

De plus, Mireille Delmas-Marty pointe, chez Carl Schmitt, une tendance à assimiler dans la même personne l’ « ennemi absolu » et le « criminel-né ». C’est-à-dire qu’il fusionne potentiellement deux institutions : celle destinée à maintenir l’ordre et celle destinée à défendre le territoire national contre une attaque étrangère.

Maintien de l’ordre et guerre reviendraient alors à une tâche unique. Armée et police même combat, avec pour conséquence l'extension de la notion d' « état d'urgence » dans le temps et dans l'espace, avec toutes les restrictions à l' « état de droit » que cela suppose. Je pose la question : qu'est-ce que c'est, l'opération « Vigipirate » (à laquelle vient de succéder « Sentinelle ») ? La « loi renseignement » est du même tonneau.

Elle cite un certain Gunther Jakobs, qui réclame le droit pour la société de « se défendre par des mesures radicales comme l’internement de sûreté ou la création de camps du type de celui de Guantanamo ou de Bagram ». Le vocabulaire employé pour justifier aujourd'hui l'action de l'armée française en Afrique et ailleurs (« Sécurité » ? « Maintien de la Paix » ? « Guerre au terrorisme » ?) est assez élastique pour tout confondre.

Pour le coup, l'état d'urgence tend à se pérenniser, étant entendu que l'urgence devient une norme permanente. C'est comme la drogue : ça commence par le plaisir, ça continue par la dépendance, et après une phase d'accoutumance (augmentation incessante de la dose), ça finit par une overdose.

Ce qui ressort, en définitive, de tout le livre, c’est ce qu’on voit se développer dans toutes les directions depuis le 11 septembre 2001 : la collecte généralisée des données, en particulier des données personnelles. Le nœud coulant policier, dans le monde entier, se resserre autour du cou des individus, que ce soit pour des raisons commerciales (profilage algorithmique des habitudes des consommateurs) ou pour satisfaire le besoin toujours accru de sécurité collective (repérage de mots-clés supposés se rapporter au terrorisme). 

Tout cela se passe avec la complicité des plus hautes instances juridiques (Conseil constitutionnel en France, Cour constitutionnelle de Karlsruhe en Allemagne, …) qui avalisent, non sans contradictions, des lois restreignant les droits, même si d’autres institutions font de la résistance (Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), par exemple). 

Bref, en plein débat sur la « loi renseignement », ce livre de 2010 est encore plus actuel, et devrait alerter les défenseurs de ce qui reste de l’ « état de droit ». Un témoignage de plus sur l’aspect peu ragoûtant du monde qui est en train de mijoter sur les fourneaux de tous les pouvoirs. 

Merci madame, pour la confirmation. Total respect.

Voilà ce que je dis, moi. 

 

Note : Je passe sous silence l'optimisme de commande que Mireille Delmas-Marty manifeste en conclusion. Elle préfère parier sur la raison des hommes et leur « communauté de destin », plutôt que sur la crainte que s'établissent des « sociétés de la peur ». Je veux bien. C'est son droit. En tant que grande universitaire, elle ne se sent peut-être pas le droit de faire autrement. On n'est pas obligé de partager cet optimisme, vu les évolutions actuelles sur de multiples terrains différents (politique, société, économie, écologie, ...). 

lundi, 03 juin 2013

QUI EST NORMAL ?

 

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HENRI MATISSE, PHOTOGRAPHIÉ PAR HENRI CARTIER-BRESSON

***

 

J’ai donc décidé de réhabiliter le mot « normal », ainsi que son frère ennemi « anormal », et de les rétablir dans l’honneur dont une modernité aussi légère qu’inconséquente les avait injustement privés. Dans le couple « normal / anormal », la barre oblique fait office de frontière. Les philosophes et les linguistes appellent ça un discriminant. Qu'est-ce qu'un discriminant ? « Qui établit une séparation entre deux termes » (Nouveau Larousse illustré, 1903). Le même dictionnaire définissait "discrimination" : « Faculté de discerner, de distinguer ». 

 

Inutile de préciser que c'est cette barre oblique qui donnait de l'urticaire à tous les abolisseurs de frontières qui, sous prétexte de lutte pour les droits et pour l'égalité, n'ont rien trouvé de mieux que d'envoyer dans l'enfer de la bien-pensance la notion même d'anormal, en l'assortissant du poids infâme de la culpabilité, et en faisant de la « faculté de discerner, de distinguer » (la barre oblique) une sorcière à envoyer au bûcher séance tenante.

 

Le mot « anormal » est désormais un pestiféré. C'est même le couple « normal / anormal ». Peut-être une preuve que l'idée même de norme a définitivement filé à l'anglaise, déménagé à la cloche de bois, disparu à l'horizon. Puisque "normal" égale "anormal", plus besoin des termes. C'est logique.

 

Je ne me défais pas pour autant d’une certaine méfiance envers le mot, et je dirai pourquoi. Cette méfiance date au demeurant de bien avant les caricatures qui en ont été faites, me semble-t-il, au sortir de la 2ème guerre mondiale. Peut-être même dans les années qui ont suivi les « événements » de mai 1968. Ces « heureux temps » (paraît-il) où il était « interdit d’interdire ».

 

On pense ce qu’on veut de mai 68. De toute façon, tout ça n’a plus guère d’importance. Ce qu’a véhiculé mai 68 dépassait de très loin les petits lanceurs de pavés et autres goguenards se foutant des CRS sur les photos de Gilles Caron (DCB pour ne pas le nommer). photographie,henri matisse,henri cartier-bresson,normal,anormal,larousse,définition,dictionnaire,il est interdit d'interdire,gilles caron,daniel cohn-bendit,crs,mai 68,l'internationale,eugène pottier,pierre degeyter,europe,amérique,droits de l'homme,licra,mrap,cran,lgbt,ong,milosevic,pol pot,hermann,bande dessinée,onu,guerre yougoslavie,michel foucault,pierre bourdieu,mariage pour tous,mariage homosexuelMai 68, dans ses soubassements, c’était une civilisation qui voulait en déloger une autre. Où l’Amérique avait décidé de virer la vieille Europe d’un coup de pied occulte.

 

« Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! », lisait-on alors sur les murs. Sous-entendu : le vieux monde avec le carcan insupportable de ses normes admises. Si Eugène Pottier et Pierre Degeyter avaient pu imaginer que leur chansonnette triompherait dans la réalité vers la fin des années 1960, peut-être auraient-ils brûlé leur manuscrit de L’Internationale, avec son célèbre : « Du passé faisons table rase … Le monde va changer de base ». Et c’est l’Amérique protestante qui est à l’origine de ce triomphe. Mais ne nous égarons pas.

 

Car le monde a vraiment changé de base. A la poubelle de l’Histoire, les valeurs universelles. Quant aux Droits de l’Homme, en dehors de donner lieu aux glapissements de justiciers autoproclamés (ONG, « associations » genre Licra, Mrap, Cran, Lgbt, etc.) érigés en gendarmes moraux de l’humanité, et pointant leur « Gros Doigt Grondeur » sur tous les Milosevic et Pol Pot coupables d’abominations, que sont-ils devenus, dans la réalité concrète ? 

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Je précise : « Gros Doigt Grondeur » se réfère à la très belle BD Sarajevo Tango (1995), où Hermann rend hommage aux défenseurs de la capitale bosniaque et ridiculise la « communauté internationale », au temps de la guerre de Yougoslavie, époque où l’ONU impuissante et réduite aux rodomontades et remontrances était « dirigée » par un certain Boutros Boutros Ghali. Il y a aussi un président « Franz Mac Yavel Druhat-Delohm » (je suis d’accord, ça fait un peu épais). Mais ne nous égarons pas. 

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Disons donc qu’être « normal » est considéré comme une tare depuis le mouvement de transformation idéologique qui a achevé d’installer la société de consommation vers la fin des années 1960. C’est à partir de là qu’il est devenu de plus en plus risqué de parler des « anormaux » et d’affirmer la valeur des « normes », devenues de plus en plus intolérables à mesure qu’était mis au jour leur caractère « arbitraire », arbitraire voulant dire « lié aux circonstances spatio-temporelles » qui ont présidé à leur établissement. C’est le règne de la contingence : l’essence est très mal vue, « essentialiste » étant devenu une injure, valant disqualification automatique.

 

Nos institutions, c'est entendu, sont le résultat contingent de circonstances historiques données dans une région donnée du monde. A ce titre, elles ne sont porteuses d'aucune vérité absolue, c'est entendu. C'est entendu, il y a de l'arbitraire dans nos institutions, parce qu'elles résultent de conventions établies entre les membres de la société française. 

 

Qu’importe que toute institution humaine entre dans cette définition, puisqu’il s’agit précisément de « déconstruire » les dites institutions, regroupées sous l’appellation générique « ordre établi » (Foucault, Derrida, auxquels on peut ajouter Bourdieu, bien que pour des raisons différentes).

 

Toutes les institutions humaines dépendent des conditions qui furent celles de leur élaboration, en un temps et en un lieu donné, nous sommes d’accord là-dessus. Est-ce à dire pour autant qu’elles sont toutes à chier comme des coliques ?

 

S’il en était ainsi, les « déconstructeurs » ne s’en prendraient pas seulement aux structures mises au monde par la société française, et soumettraient au même régime draconien que celui qu'ils lui font subir toutes les institutions élaborées depuis l’aube des temps dans toutes les régions du monde. On verrait alors ce qu'il en reste, des institutions, mais aussi des élucubrations déconstructionnistes.

 

Franchement, j’attends qu’on me dise ce qui fait que, dans l’intégralité des sociétés humaines telles que nous en avons connaissance aujourd’hui, seules nos institutions à nous (je pense évidemment au mariage) méritent pareille flagellation.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

jeudi, 12 mai 2011

EUGENISME : HITLER A GAGNE

Adolf Hitler : tout le monde a sa photo dans l’esprit, tout le monde a son nom à la bouche. C’en est au point que les « Guignols de l’info » avaient un temps, si je me souviens bien, baptisé la marionnette figurant Le Pen : « Adolf », avant d’être sommés d’abandonner cette idée, tant par l’intéressé lui-même que du fait de l’exagération manifeste : n’est pas Adolf Hitler qui veut.

Bref, ce sinistre personnage (là, tout le monde est d’accord) occupe aujourd’hui la place d’épouvantail number one, cette place, bien d’autres ont espéré s'en emparer, et ont fait quelques réels efforts pour y parvenir. Ils ont nom Pol pot ou, jusqu’à hier, Oussama Ben Laden. Mais c’est comme avec les guerres, dans la chanson de Georges Brassens : « Chacune a quelque chose pour plaire, chacune a son petit mérite, mais mon colon celle que je préfère, c’est la guerre de quatorze-dix-huit ». Bon je ne vais pas me mettre à fredonner : « Moi le tyran que je préfère, c’est la gueule d’Adolf Hitler» (notez que ça rime).

 

Mais je remarque au passage que c’est la gueule qui se présente en général la première quand n'importe qui veut faire comprendre ce qu'est pour lui le Mal absolu. C’est une sorte de fascination bizarre, dont l’effet est de rejeter le nommé Adolf Hitler dans une anti-humanité, somme toute commode : tout le monde est d’accord pour dire que c’est un monstre. Conclusion obligatoire : donc il n’est pas humain. C’est logique : s’il est un monstre, il n’a rien à voir avec nous, les humains ordinaires, et pour tout dire normaux. Ça rassure, c’est d’ailleurs fait pour ça. Cela arrange tout le monde, de se dire qu’il n’est pas du tout comme nous, pas du tout du tout du tout, je vous jure. La gueule d’Adolf Hitler a ceci de commode qu’elle incarne le mal hors de chacun de nous. Et puis c’est de l’histoire ancienne, et puis il est mort, et puis « plus jamais ça » (le refrain).

 

Le problème, c’est que les monstres se sont mis à proliférer, et de façon tellement sournoise qu’ils se sont fondus dans la population, au point de ressembler à tout le monde : ça pourrait être n’importe qui, ça fout l’angoisse. Finalement, c’était bien commode, une gueule d’Adolf Hitler : tous les projectiles lancés par la bonne conscience pouvaient se concentrer sur elle avec une touchante unanimité. Mais il y a eu Dutroux, il y a eu Fourniret, il y a eu Priklopil (celui-là s’est fait voler la vedette par sa victime Natascha Kampusch : c'en serait presque injuste !). Il y a eu Outreau, avec sa rafale de monstres (lisez le portrait de Cherif Delay, fils de Myriam Badaoui, dans Libération du samedi 7 mai 2011). En fait de monstres, on a aujourd’hui l’embarras du choix : un comble !


Et le doute gagne : et s’il y avait du monstre en chacun ? Et si le « Bien » et le « Mal » coexistaient par nature à l’intérieur de tout individu ? Ça la fout mal. Mme Opinion Publique (c’est qui ?), à cette idée révoltante, s’emporte, bronche, proteste. Il n’y a qu’à voir le « débat » qui a accompagné le succès des Bienveillantes de Jonathan Littell : comment peut-on se mettre dans la peau d’un nazi ? Dans quel cerveau malade une telle idée a-t-elle pu germer ? Et le « débat » suscité par le film La Chute. Le monstre, jusqu’à récemment au moins, c’était une sorte d’ « Alien » radicalement autre.

 

Relisez la description de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris. Feuilletez à l’occasion le passionnant ouvrage de Martin Monestier, Les monstres (Editions du Pont Neuf, refondu sous le même titre aux éditions du Cherche Midi) : splendide collection de toutes les sortes d’aberrations qui touchaient les fœtus humains (et animaux, éventuellement), avant que la science ne triomphât. Voyez ou revoyez le film – ô combien célèbre et peu regardé – de Tod Browning : Freaks, où Madame Tetrallini déclare au propriétaire du terrain où jouent plusieurs monstres microcéphales, ce qui scandalise le contremaître : « Mes enfants ne font pas de mal. – Vos « enfants » ? murmure le propriétaire, avant d’autoriser cette présence pour le moins inhabituelle.

 

Relisez ce passage de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, dans lequel un bébé né avec une vraie queue (= prolongement osseux de la colonne vertébrale) se la voit tranchée au hachoir sur une table de cuisine. On savait alors ce que voulait dire le mot anormal, et la réaction première, face à cela était : « On n’en veut pas. », ou alors dans des cirques, comme phénomènes propres à attirer les foules qui payaient autant pour se faire peur que pour se rassurer. Trop différents, ils sont humains, mais en partie seulement, à moitié, au quart, que sais-je ? Ci-dessous Pasqual Piñon et Prince Randian (il faut voir ce dernier, dans Freaks, allumer sa cigarette seulement avec la bouche : essayez voir, pour comprendre l'exploit). 


C’est là que je reviens à Adolf Hitler. On sait que l’une de ses obsessions, c’était de restaurer la pureté de la race, en particulier en éliminant purement et simplement les anormaux, qui constituaient autant d’impuretés porteuses de dégénérescence. Intolérable, je vous dis ! Cette manie mortifère porte un nom : Eugénisme. Il s’inspirait sans doute des pratiques en vigueur à Sparte, dans l’antiquité grecque, où l’on éliminait sans sourciller, après examen (néonatal, notez bien), les individus jugés non conformes. C’est aussi là que je reviens sur la touchante unanimité qui fait condamner avec horreur la folie de Adolf Hitler : qui aurait l’insanité aujourd’hui de soutenir qu’il faisait bien ? Qui oserait risquer de se faire étriper par la foule en soutenant qu’il avait raison ? Qui voudrait passer aujourd’hui pour un odieux nazi ? C'est vrai qu'ils sont quelques-uns à oser. Mais dans l'ensemble, le Bien a triomphé de Adolf Hitler, c’est donc une affaire entendue : L'eugénisme, c'est le mal, l'eugénisme est un crime.
 

 

Or, si l’on se contente du seul registre de l’eugénisme, Adolf Hitler a gagné. Pour l’instant, laissons de côté les autres aspects, pour nous intéresser à cette seule exigence : contrôler la normalité de ceux qui vont naître. Notre si douce époque est devenue capable, grâce à ses prouesses techniques, à ses exploits scientifiques, de prédire (pas toujours) dans quel état naîtra l’être humain encore à l’état fœtal. On avait l’amniocentèse, on a maintenant l’échographie pour observer en direct ce qui se passe dans le ventre de la future mère. En Inde, ils ont vite compris tout le bénéfice qu’ils pouvaient en tirer, eux qui trouvent que les filles coûtent beaucoup trop cher aux familles, et qui avaient fait de l’échographie un moyen d’élimination des filles, avant que le gouvernement y mette le holà (avec quel succès ?).

 

Chez nous, autrefois, on conservait dans les sous-sols des hôpitaux les rangées de bocaux remplis de formol et d’anormaux, ces humains qui osaient naître monstrueux. Mais aujourd’hui, dans notre époque qui a sans arrêt plein la bouche de tolérance, de droit à la différence, de métissage, et de bien d'autres grands principes,  dites-moi, combien de monstres et d'anormaux sont autorisés par les autorités scientifiques et médicales à seulement apparaître à la surface de la Terre, et à y demeurer (ne parlons pas des éventuelles conditions qui leur seraient faites : même les cirques sont devenus bien-pensants) ? Et l'exception de ce bébé à deux têtes qui vient de naître en Chine, au Si Chuan, confirme globalement la règle. Ci-dessous, un autre au Bangla Desh. 

 

La règle, au moins dans nos pays (industriels, développés, déliquescents), reste : on a trouvé le moyen légal, admissible selon les « critères moraux » officiels, d’éliminer l’humain jugé anormal, avant même qu’il ait aperçu la lumière du jour. Toutes les procédures qui le permettent portent des noms savants, les seuls capables de faire passer l’amertume de cette terrible pilule. Cela s’appelle « diagnostic prénatal », « avortement thérapeutique » ; cela s’appelle même maintenant « médecine prédictive » : on se propose d’analyser l’ADN des futurs parents, pour repérer les éventuels gènes défectueux qui risquent de déclencher on ne sait quelles maladies autour de trente ou quarante ans. Le contrôle de normalité accroît sans cesse ses pouvoirs. Et c’est un processus en marche, qu’on se le dise.

 

On me rétorquera que donner la vie à un individu anormal transforme en enfer l’existence de ses malheureux parents. Je suis totalement d’accord (et très bien placé pour le savoir, par-dessus le marché). Mais il faut savoir : si j’approuve ce qui est aujourd'hui le contrôle de normalité, logiquement, je dois cesser de renvoyer l’épouvantail Adolf Hitler hors de l’espèce humaine, de le considérer comme un monstre inhumain. Je suis obligé de le réintégrer parmi les hommes. En somme, il faut admettre Adolf Hitler au sein de l’espèce humaine. Son très grand tort fut de s’en prendre à des humains déjà dotés d’un nom, d’une histoire personnelle, et d’un état civil. Mais sur le fond, en quoi sommes-nous différents des nazis ? Nous nous glorifions d’avoir progressé : les abattoirs qui alimentent nos boucheries sont tous carrelés de blanc, et c’est à peine si l’animal y meurt. On y pratique la « mort douce » (ça veut dire euthanasie, même si Jacques Pohier, un jésuite, a écrit La Mort opportune). Et à l’ombre des murs de nos très modernes et progressistes hôpitaux, il se passe …

 

En matière d’eugénisme, ce qui différencie le régime nazi de nos façons de faire modernes et démocratiques, ce n’est même pas la méthode (élimination pure et simple) : c’est que, chez nous, aujourd’hui, ceux que nous éliminons, simplement, nous ne les avons pas encore vus. Ils n’ont encore accédé ni à l’existence ni, surtout, à l’état-civil. Somme toute, on ne fait qu'éliminer du rien. Même si les motivations semblent (je dis bien « semblent ») moralement ou socialement acceptables, la finalité et le résultat sont identiques : empêcher des humains jugés défectueux d’accéder à l’existence. Ce cousinage a de quoi gêner et laisser perplexe, et de quoi nous interroger : si notre monde est vraiment meilleur qu’avant, n’a-t-il pas, aussi, quelque chose du Meilleur des mondes ?

 

N’y a-t-il pas quelques raisons d’affirmer, comme je le fais dans mon titre, que, au moins en ce qui concerne l’eugénisme, Adolf Hitler a gagné ?