mercredi, 27 février 2013
ELIAS CANETTI ET LA MASSE
L'EXTRATÊTE DE PASCUAL PINON
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Je viens d’achever la lecture des écrits autobiographiques d’Elias Canetti (Pochothèque). Je tiens à dire, avant toute autre considération, qu’au fur et à mesure que j’avançais, je suis passé de l’état de lecteur intéressé à celui de lecteur captivé, pour finir dans une jubilation intense, qui confine, il faut bien le dire, à de l’enthousiasme. C'est au moins, depuis la lecture (très récente) de Moby Dick, que je n'avais ressenti euphorie de lecture aussi puissante.
Ces trois temps correspondent rigoureusement aux trois volumes qui composent ce récit d’une vie : La Langue sauvée (1905-1921), publié en 1971, Le Flambeau dans l’oreille (1921-1931), paru en 1980, Jeux de regards (1931-1937), paru en 1985. Cette histoire va donc de la naissance de l’auteur à l’année de ses trente-deux ans. Il est mort en 1994, à l’âge de 89 ans.
Cette "Histoire d'une vie", tout d'abord, n'est certes pas une accumulation de faits et de souvenirs alignés dans l'ordre chronologique. Il y a bien de la chronologie dans l'ensemble, mais l'oeuvre, dans ses trois parties frappe d'abord par son aspect mûrement composé : par exemple, ce n'est pas pour rien que la journée du 15 juillet 1927 est située comme un pivot, comme une détermination centrale, au centre de symétrie des volumes : le milieu du deuxième.
J’avais lu, du même auteur, Masse et puissance (1960), ouvrage d’un poids de connaissances inouï, mais qui m’avait laissé perplexe : je n’arrivais pas à comprendre où Canetti voulait en venir. Mais les allusions au thème central de la « masse » sont constantes dans les volumes autobiographiques. On apprend que cette préoccupation tout à fait majeure trouve son origine dans un « traumatisme » (désolé d’utiliser ce terme galvaudé) vécu dans l'enfance. Au sujet de l'origine, rien n'est plus éclairant que ce qu'il raconte dans le premier volume, même si le thème de la masse affleure constamment, sous la plume de Canetti.
La première fois que l’idée lui vient, en 1914, il est à Vienne, l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Au centre du parc où la mère emmène les enfants, un orchestre joue dans un kiosque. Le chef lit l’avis officiel qu’il vient de recevoir, et fait jouer l’hymne autrichien, que la foule entonne, puis l’hymne allemand, dont la musique est la même que pour le « God save the King ».
Les trois enfants le chantent, mais en anglais, car débarqués de Manchester peu auparavant, ils connaissent mieux cette langue. La foule réagit violemment : « Je vis autour de moi des visages grimaçant de colère puis des bras et des mains s’abattirent sur moi. Mes frères eux-mêmes, le tout petit Georg également, eurent leur part des coups qui me visaient moi, le grand garçon de neuf ans. Avant même que ma mère, repoussée légèrement à l’écart, s’en fût aperçue, on nous tapait dessus à tour de bras. Mais ce qui m’impressionnait le plus, c’étaient les visages déformés par la haine ».
Cette scène suffit pour qu’Elias Canetti ait passé cinquante années de sa vie à creuser l’idée de « masse », pour aboutir à cet ouvrage devenu un grand classique. On voit que le terme de « traumatisme » n’est pas impropre.
Plus tard, à Francfort, il assiste à des manifestations d’ouvriers, puis, le 15 juillet 1927, à Vienne, il va vivre au plus près un événement capital : « un événement qui eut la plus profonde influence sur ma vie ultérieure ». La troupe a tiré sur des ouvriers dans la province du Burgenland. Il assiste à l’énorme procession des ouvriers viennois qui convergent de tous les coins de la ville vers le Palais de Justice, auquel ils mettront le feu :
« La police donna l’ordre de tirer : il y eut quatre-vingt-dix morts.
Il y a cinquante-trois ans de cela et l’émotion de cette journée est toujours aussi présente pour moi, dans la moelle de mes os. C’est la chose la plus proche de la révolution que j’aie jamais éprouvée personnellement. Je sais très précisément que je n’ai pas besoin de lire une ligne sur la manière dont s’est déroulée la prise de la Bastille. Je devins une partie de la masse ; je m’absorbais totalement en elle, je ne ressentais pas la moindre réticence face à sa volonté, quelle qu’elle fût ».
Comme l'appelle Henri Cartier-Bresson, mais c’est à propos de photographie : « l’instant décisif » venait de se produire pour Elias Canetti. Son idée a été d’un accouchement plus lent qu’un escargot, plus laborieux que la journée de l’ouvrier quand elle était à douze heures, plus compliqué que la théorie de la relativité générale d'Einstein. Il a bien essayé d’en parler à des gens qu’il estimait à même de comprendre, mais tout ça les laissait aussi perplexes que moi.
Même le docteur Sonne, dont il fait un éloge tonitruant dans Jeux de regards (le dernier des trois), à cause de son érudition quasiment universelle jointe à un effacement social total et volontaire, à cause aussi d’une intelligence supérieure qui lui faisait pressentir avec effroi les désastres à venir, même le docteur Sonne lui dira : « Vous avez ouvert une porte. Il vous faudra entrer et explorer ce qu’il y a derrière. En tout état de cause, c’est votre livre ». C’est dire si les prémices exposées par Canetti le laissaient perplexe. Je suis content, en la matière, d'être finalement comme tout le monde.
Eh bien pour parler franchement, moi qui suis si loin d’être un docteur Sonne, ça m’a fait pareil.
Voilà ce que je dis, moi.
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