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vendredi, 05 juin 2020

L'IRIS DE SUSE, FORCÉMENT 2

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L’Iris de Suse, qu’est-ce que c’est ? 

La réponse à cette question figure pages 212-213 de l’édition « Blanche » de Gallimard du livre de Jean Giono qui porte ce titre. Casagrande, un jour où il profite de son séjour en alpage (il vient examiner et soigner Louiset) pour herboriser dans la montagne, il rapporte dans sa poche un drôle de petit rongeur avec lequel il a, dit-il, « conclu un pacte » (p.138), bien qu’il échoue à l’identifier (ça ressemble à une gerboise, mais seulement à première vue – moi, j'ai vu une gerbille au col Agnel, Queyras).

La grande marotte de Casagrande, dans sa solitude du château de Quelte, c’est la reconstitution minutieuse de squelettes d’animaux. Oiseaux de jour ou de nuit (dont monsieur Hiou, le hibou centenaire du grenier), mammifères carnassiers ou non, tout y passe. Il lie les os, du plus gros au plus minuscule, au moyen de « fil d’archal » (laiton). Il a appelé « rat d’Amérique » le petit rongeur de la montagne, et ça l’occupe beaucoup : « Casagrande s’obstina des jours et des jours, le nez baissé sur le rat d’Amérique ».

Mais, de même que Giono lui-même, qui semble se mettre humblement à l'écoute de ce que ses personnages ont à dire, je préfère laisser carrément la parole à Casagrande (« Je parle beaucoup. J'aime parler », dit-il p.134), même si l’auteur ne s'absente pas complètement, tant le passage entier semble porter l’espèce de clé qui ouvre l’espèce de serrure qui permet d'entrevoir ce qu'il y a derrière la porte secrète du livre :

« On peut dire que je l’ai aimé ce petit animal unique en son genre ; et je lui convenais. Il fourrait son museau sous mon aisselle comme dans sa tanière. Ses petites dents, je les ai toutes dans une enveloppe de carte de visite. Oh ! certains de ses os étaient encore plus minuscules, notamment les tarses et les métatarses. Il me les confiait gentiment ; je les faisais rouler sous mes doigts ; je les comptais. A un moment, j’ai même cru qu’il n’avait que six osselets à la patte antérieure droite, eh bien ! non, tout décortiqué maintenant, je sais qu’il en avait sept ; le septième était un peu érodé ou aplati, c’est pourquoi je ne le sentais pas à la palpation. Non, il est bien complet, ou, plutôt, dans quelques jours, quand je l’aurai remonté, il sera complet. Il était dodu comme une caille. Je lui offrais des noisettes, même carrément du lard. J’ai été obligé de faire fondre toute sa graisse, de la réduire à petit feu, enfin de la passer à l’étamine. J’avais peur de perdre le plus petit de ses os imperceptibles. Tenez : qu’est-ce que c’est celui-là ? Il faut le regarder à la loupe. Ah ! c’est l’os qu’on appelle l’Iris de Suse, en grec : Teleios, ce qui veut dire : "celui qui met la dernière main à tout ce qui s’accomplit", une expression heureuse qu’on ne saurait rendre que par une périphrase. Regardez-moi ça ! Une périphrase ? Et il n’est pas plus gros qu’un grain de sel. Ça sert à quoi ? Mystère, on ne l’a jamais su ; ça ne sert à rien ; en principe sa nécessité nous échappe, dit-on. En tout cas il existe : le voilà au bout de ma pince. Je vais le placer où il doit être, comme l’a voulu Dieu-le-Père, un très vieux Dieu, vieux comme les rues. Voilà, il est caché derrière le maxillaire supérieur. On ne le voit pas, on ne le soupçonne pas, on ne le soupçonnera jamais mais, s’il n’y était pas, il ne serait pas complet. Je ne le sentirais pas complet.

Ce petit salaud, je l’ai cajolé à l’extrême, il peut le dire ! Sa peau ? Je l’ai tournée et retournée comme un gant. Sa chair ? Je l’ai détachée pièce à pièce, jusque dans tous les contours osseux. Ses articulations ? J’aurais pu me servir de ses tendons en guise de fil d’archal. J’ai été attentif à tout, absolument tout. On ne peut rien me reprocher ; mieux : je ne peux rien me reprocher. Ses os ont été lavés et relavés, poncés, huilés, séchés et maintenant reconstruits. Il est devenu un résumé clair et précis ; comme je vous le disais : une sorte de Grande Ourse, d’étoile polaire ».

Pardon pour la longueur, mais je crois que ça valait la peine. Je me demande si le mot important qui organise tout le passage n’est pas « résumé ». Je me rappelle ce passage de Un Roi sans divertissement où Giono prend un détour pour décrire la curieuse relation qui s'est établie entre les gens du village et le capitaine : tout le village, faute de pouvoir exprimer son amitié au capitaine Langlois (29 février en cliquant) trop distant, a reporté sur le cheval de celui-ci sa recherche d'un peu de familiarité : un passage qui sert en quelque sorte de résumé allégorique à ce qui ne peut être exprimé trop directement.

Même chose ici, me semble-t-il, quoiqu’avec une portée « métaphysique » supérieure, quelque chose qui n’est « pas plus gros qu’un grain de sel », et qui ne vise rien de moins que « l’étoile polaire ». C’est au moins aussi ambitieux que Des Canyons aux étoiles d’Olivier Messiaen, ou que « du brin d’herbe au cosmos sans lâcher le fil » de Gébé (L’An 01, p.41). Pensez, un squelette de rien du tout, "unique en son genre", qui met dans le même sac infinitésimal l’infiniment petit et l’infiniment grand, grâce à un os improbable blotti derrière le maxillaire supérieur et dont personne ne sait à quoi il sert, même un mathématicien de la trempe de Cédric Villani n’y comprendrait goutte. Voilà ce que c’est, un « résumé clair et précis ». Et maintenant circulez, nous dit Giono.

Un résumé de quoi, se demandera-t-on ? Casagrande se prend-il pour Dieu ? L’Iris de Suse est-il une métaphore de Dieu ? Le poids de l'impondérable ? La mesure de l'incommensurable ? Le débat fait rage et les interprétations prolifèrent. Visiblement, l'énigme chatouille les imaginaires. D’autant que Jean Giono s'amuse à inventer des voies de garage, affirmant par exemple dans le "prière d’insérer" (et non une "préface", comme le dit Monique Saigal dans une revue savante) de l’édition originale que ce n’est pas une fleur, mais « un crochet de lapis-lazuli qui fermait les portes de bronze du palais d’Artaxerxès ». Mais malgré ce que dit Giono au lecteur pour mieux le fourvoyer, on sait que l’Iris de Suse est une vraie fleur, dûment répertoriée, comme on le voit, par exemple ci-dessous, sur le blog d’Olivier Ricomini (merci à J.-J. Faivre pour le tuyau et au père Ricomini pour l'image).

OL RICOMINI IRIS SUSIANA.jpeg

Iris Susiana, collecté par l'abbé Michon en Palestine en 1852, coll. du Muséum National d'Histoire Naturelle.

J’imagine que les mânes de Jean Giono – qui était rusé – se frottent les mains en ricanant, ravies du tour pendable qu'elles ont joué à la postérité, en particulier aux intellectuels qui continuent à se pencher avec gravité sur la question, et à disséquer le problème en hochant et se grattant la tête, à coups de théorie du zéro et autres abstractions oiseuses (voir, entre autres, la notice Pléiade écrite par madame Luce Ricatte, pp. 1020 à 1052 – 32 pages en tous petits caractères : il faut digérer – du vol. VI ; j'ai aussi vu un truc pas triste sur un site "French Review", ou quelque chose d'approchant : je préfère oublier).

S'il y a des abstractions dans l'œuvre de Jean Giono, elles sont diantrement vivantes : il n'est pas un abstracteur. Et ce sont ces "Absentes"-là qui me ravissent, à cause des vibrations. 

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 09 janvier 2016

REGARD SUR OLIVIER MESSIAEN 2

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NOTANT DANS LA NATURE.jpgLa preuve que tout l’être de Messiaen respire en musique, c’est la place qu’il a donnée dans son œuvre au chant des oiseaux (et à toute la « musique » de la nature, si l’on en croit le texte dont il a accompagné chaque pièce de son Catalogue d’oiseaux - ci-contre l'ornithologue en train de noter ce qu'il entend). Dans ces conditions, les étiquettes peuvent bien valser : son insatiable curiosité pour toutes sortes de sonorités et de rythmes interdit de le classer. Bien sûr, il a tâté de la musique atonale, de la « musique concrète », mais jamais pour s’y arrêter, et surtout : jamais pour en faire un système d’écriture. 

Messiaen est étranger à tout esprit de système, contrairement à d’autres (suivez mon regard), qui ont peut-être d'autant plus à démontrer qu'ils sont moins musicalement « inspirés ». La musique de Messiaen ne démontre pas : elle exprime, elle témoigne, elle habille de formes un monde intérieur intensément habité. Ça ne l'empêche pas d'innover. On lui doit, certes, les « modes à transposition limitée » (le mode 1 ne se transpose pas, le mode 2 se transpose une seule fois, etc…), les « rythmes non rétrogradables » (l’équivalent en musique du palindrome en littérature), etc.

Mais il n’en fait pas un usage systématique. Car Messiaen existe si intensément qu’il n’a pas besoin de béquilles techniques. Pour lui, la technique fournit des outils, rien de plus : l'instrument est un moyen. Il doit rester à sa place utilitaire et être mis au service de ... disons, allez, l'inspiration (puisqu'il faut nommer la chose). Ce qui prime sur tout le reste, c'est l'intention, c'est le contenu, c'est la signification. La forme musicale découlera toujours : elle ne sera jamais à la source. La recherche formelle est un moyen au service d'une intention. Même si l'auditeur, nécessairement et en toute liberté, traduit dans sa langue à lui (y compris athée) le "message" du compositeur. 

Chez Messiaen, cette vie intérieure qui recèle l'intention est au premier chef celle d’une foi catholique profondément enracinée. Je me demande d’ailleurs si cet aspect n’est pas pour quelque chose dans mon attirance pour les Vingt Regards, comme la nostalgie sécularisée, paganisée, esthétisée (je dis des horreurs !) d’un temps plus ou moins religieux de ma vie, où je n’avais pas encore assisté, en moi, à l’extinction de la foi et à l'effacement de Dieu. Savoir ce qu’il en est demeure cependant le cadet de mes soucis : je me contente de prendre les plaisirs comme ils viennent, sans leur demander leurs papiers.

Mais s’il célèbre le Ciel, Messiaen n’en est pas pour autant un pur esprit. Il ne renie rien, bien au contraire, de ce que peut lui offrir la Terre, en matière de beauté ou de désir, comme le montre sa longue histoire d’amour avec Yvonne Loriod, son élève au Conservatoire et sa cadette de seize ans (la pièce la plus longue des Visions de l’amen (1943) s’intitule « Amen du désir »), qu'il attendit, pour l'épouser, le temps raisonnable du deuil, après le décès de sa première femme (en asile psychiatrique), Claire Delbos (la dédicataire de Poèmes pour Mi). 

Comme le montre aussi sa contemplation passionnée des richesses de la nature, qu’il aura célébrées en plus d’une occasion. « Seigneur, j'aime la beauté de votre maison, et le lieu où habite votre Gloire ! », écrit-il d'ailleurs, en citant un psaume, pour le choral qui clôt La Transfiguration de N.S.J.C. Par exemple dans son monument sonore intitulé Des Canyons aux étoiles, qui eut un tel succès aux USA que les Américains baptisèrent une montagne de l’Utah du nom du musicien (Mount Messiaen). 

Sans vouloir trop me hasarder sur le terrain proprement musical, je dirais volontiers qu’aucune des œuvres produites par Olivier Messiaen au cours de sa vie n’est conçue selon un schéma reproductible. Je me hasarde peut-être, mais je crois qu'aucune n'est conçue selon un "pattern". Messiaen a inventé son langage musical, mais il n'applique pas des "recettes". Chaque œuvre est animée d’une vie qui lui est propre, obéissant à une logique particulière.

Ce qui caractérise la musique de Messiaen, c’est la singularité : chaque morceau semble conçu en fonction d’une nécessité intérieure, à partir de laquelle s’élaborera l’unicité de la forme (par exemple, Cinq rechants, qui m’avait saisi dès la première audition, il y a bien longtemps, dans la version ORTF de Marcel Couraud ; par exemple le Quatuor pour la fin du temps, écrit au Stalag VIII A de Görlitz, pour un improbable ensemble d'instruments et d'instrumentistes, piano déglingué, clarinette, violon et violoncelle à l'avenant : ce qu'il avait sous la main, quoi !). C'est la spécificité de l'intention créatrice qui décide de la forme aboutie.

C’est pour ça que chaque œuvre a quelque chose de nouveau à dire. Ou plutôt à faire éprouver à celui qui écoute. Ce qui distingue en effet la musique de Messiaen des bidouillages de la musique concrète ou électronique, ainsi que des calculs formels et abstraits du sérialisme, c’est qu’elle est toujours profondément ressentie. Ce n’est pas une musique réduite au cérébral. Boulez pense trop, pour tout dire. Il lui arrive même de penser faux : n'affirme-t-il pas que la mitraillette du bec du pic-vert sur l'arbre ne produit pas un son, mais un bruit ? Comme si la résonance de l'arbre ne produisait pas une véritable note.

Dans la musique de Boulez (pour prendre cet exemple au hasard), il ne faut jamais perdre de vue qu'il compose en mathématicien, qui lorgne par-dessus le marché vers la physique. Il ne faut jamais perdre de vue que l'IRCAM, qu'il a fondé, est un "Institut de Recherche", et qu'il considère la production de musique sous l'angle "Acoustique" : la raison d'être de l'IRCAM est de "Coordonner" "Acoustique" et "Musique".

La réduction du domaine musical au service de la Science, quoi. La composition musicale confinée dans un laboratoire. La musique se fabriquant "à la paillasse", selon un "protocole" rigoureux, au moyen de "manips" menées par un musicien en blouse blanche. La musique "in vitro", quoi. C'est une musique chimiquement pure faite pour impressionner et pour faire peur. Pour faire taire. 

Messiaen est lui-même pourvu d'un vaste cerveau. Mais c'est aussi un sensoriel. Il dit quelque part qu’il veut faire une musique « chatoyante ». Je ne sais plus où il va jusqu'à parler de "volupté". Messiaen fait une musique certainement très savante (au moins autant que Boulez), mais en plus, une musique célébrant le bonheur d'exister. Messiaen ne travaille pas dans un laboratoire : il appartient au monde.

Je vais vous dire ce qui me botte définitivement dans les Vingt Regards sur l’Enfant Jésus : c’est la volupté. Ça fait peut-être bizarre, pour quelqu’un qui verrait dans la foi les seules exigences de macérations permanentes et de pénitences sans nombre, mais tant pis, c’est ce qui me rend cette musique intimement humaine et vivante. Il y a du bonheur voluptueux dans cette musique dont il fait l'offrande à son Dieu. Je ne crois pas que la musique ait un contenu précis. Y a-t-il vraiment des « musiques religieuses » ? Y aurait-il davantage des musiques érotiques, des musiques communistes, des musiques écologistes ? Non : la musique est vierge de tout contenu idéologique.  

Ma petite – mais constante, ô combien ! – expérience de la musique (même chose en peinture) me fait à présent rejeter les compositions purement cérébrales émanées à grands renforts de calculs de grands cerveaux penseurs et pondeurs de théories et de concepts sophistiqués et abstraits. Les musiques qui se réduisent à appliquer un système : l'esprit de système, dogmatique et réducteur par essence, est ennemi du mouvement de la vie. Car la musique, c’est d’abord des sons physiques que l'auditeur reçoit physiquement. 

Des sons, c’est d’abord des effets physiques produits sur les organes de la perception que sont les oreilles. Et les effets des sons ne se limitent pas aux oreilles : passez donc, une fois, au cours des "Nuits sonores" de Lyon, à proximité d’un boomer de 1,80 mètre de haut, et vous m’en direz des nouvelles au niveau du sternum. Mais ce qui est valable pour les sons percussifs est aussi valable pour les sons soufflés ou frottés : c'est tout votre sac de peau qui héberge la musique. Toutes les vibrations sonores vous atteignent. La destination de la musique est l’univers sensoriel de ceux qui la reçoivent. 

J’ai fini par nourrir de l'aversion à l’encontre de ce que produisent ces théoriciens qui veulent à tout prix faire avaler à notre oreille les concepts élaborés à froid par leurs cerveaux scientifiques. Ce sont gens à prétendre dompter l'auditeur en lui fouaillant les oreilles à grands coups d'éperons sonores. La musique ne doit jamais oublier qu’elle est faite pour être éprouvée par le corps, et un corps ne devient scientifique que sur la table de dissection. Pas seulement, bien sûr, mais en musique, on ne saurait atteindre l’esprit que si l’on touche les sens, pour commencer. 

Les sens sont la porte d’entrée qui conduit à l’esprit. 

C'est-y pas bien envoyé ?

Voilà ce que je dis, moi.

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