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mercredi, 17 juin 2020

ADIEU FRANCE INTER

« Si j'ai trahi les gros, les joufflus, les obèses, ...», chante Georges Brassens dans Le Bulletin de santé (pas besoin de citer la suite, j'espère). Moi, c'est à France Inter que j'ai fait depuis longtemps une infidélité massive. J'ai divorcé sans états d'âme. J'ai déjà esquissé ici même quelques raisons de ce désamour. Je suis revenu y déposer mes oreilles pendant le confinement, les autres radios nationales ayant été mises en panne. Et ça ne m'a pas fait changer d'avis, je vous assure.

1 – Publicité.

La première des raisons qui m'avaient fait rompre avec la grande chaîne publique – je ne parlerai même pas des radios marchandises RTL, RMC, Europe 1, ennemis publics et interdits de séjour chez moi – était l’invasion progressive du temps d'antenne par l'ogre publicitaire. Je conçois parfaitement que les responsables de Radio France cherchent des ressources financières pour compenser la scélérate diminution des dotations de l'Etat.

Mais ce n'est pas une raison suffisante pour que l'auditeur reste fidèle, d'autant que j'ai cru comprendre que les "animateurs" de belles émissions ont, comme sur France Culture, le statut d'intermittents du spectacle, et qu'ils bénéficient des indemnités chômage au moment de la mise en vacances d'été de toute l'antenne, crise ou non du coronavirus.

Pour moi le scandale est précisément dans l'abandon de la radio publique par les pouvoirs publics aux forces du marché (je ne parlerai surtout pas du retour du règne des comptables dans la "gestion" des hôpitaux parce que là). Et c’est une diarrhée de réclames pour des marchandises (MAF, MMA, Euromaster et autres fadaises crétinisantes)  qui vient polluer mon environnement sonore.

Par exemple, en ce moment sur France Inter, est diffusée une publicité apparemment grande et généreuse : tous les dimanches, Isabelle Autissier vient demander aux auditeurs de ne pas oublier le WWF au moment de rédiger leur testament (« Faites un legs ! »). Autissier vendue à la marchandise régnante ! C’est obscène, immonde et ordurier. Le WWF ne défend pas une cause : c'est une multinationale pratiquant le "greenwashing". J'exagère peut-être, mais.

J'en reste à cette forte maxime martelée en son temps par le grand Charlie Hebdo, attention, pas celui du petit Philippe Val [un temps directeur de France Inter sous Sarkozy], mais le vrai, le beau drageon d’Hara Kiri fait par une bande de vrais complices : « La publicité nous prend pour des cons, la publicité nous rend cons ». C'est une ligne rouge.

A cette occasion, je préviens France Culture que s'il prend aux dirigeants de la chaîne l'envie de truffer l'antenne de tels excréments, je n'hésiterai pas à fermer les écoutilles (mais je ne me fais pas d'illusions : je sais que je fais partie statistiquement des epsilon qui interviennent dans la courbe à partir du troisième zéro après la virgule).

2 – La deuxième des raisons qui m'ont fait quitter le navire France Inter est à la fois plus globale et plus fondamentale. Il y avait, il y a longtemps, des émissions qui retenaient mon attention pour une raison ou pour une autre (je ne détaille pas). Cela a changé. Je n'essaierai pas de reconstituer le fil de l'évolution : juste deux points de repère.

a – Course à l'audience.

D'abord la "course à l'audience". Pour être premier dans les statistiques d’Audimat, il est nécessaire de ratisser le plus large possible. « Ratisser large » ? Pas besoin d'être sorti de l'ENA pour comprendre : le point d'aboutissement, c'est la porcherie de "Loft Story" (1991), autrement nommée "Télé Réalité".

La course à l’audience, c’est ce qu'on appelle le nivellement par le bas : le Peuple de 1789, c'est l'éducation, l'élévation, la Déclaration des Droits de l'Homme, l'abolition des privilèges. La Populace de 1793, c'est la guillotine à plein régime, des droits et du pouvoir à la "canaille" et aux Sans-culottes aussi fiers de tutoyer "Capet" que d'étaler leur ignorance et leur arrogance.

En 2020, France Inter "se met à l'écoute" constante et complaisante des auditeurs, à coups de sondages et d'enquêtes marketing : pas un bulletin d’information sans un petit reportage « sur le terrain » pour recueillir un « son », du « vécu », une ambiance, un témoignage, des réactions « en direct » de « gens ordinaires ». On peut dire que le micro de France Inter, comme toute bonne gagneuse qui se respecte, « fait le trottoir ».

La place prise aujourd'hui par les interventions de tous les M. et Mme tout-le-monde (je parle surtout des tranches d'informations) est telle que l'information elle-même se trouve étouffée ou noyée. Je n'ai jamais appelé et n'appellerai jamais le standard du "Téléphone sonne", et je ne comprends pas l'empressement qui pousse tous ces gens à se bousculer pour "parler dans le poste". S'imaginent-ils ainsi participer au "Grand Débat" social ? Je sais l'epsilon que vaudrait ma voix à partir de l'antenne de France Inter : un simple prénom, un gravier qui fait "floc" en tombant dans la mare aux canards. De toute façon, qui cela peut-il intéresser de savoir que M. Untel regrette amèrement que la plage de Royan soit interdite d'accès pour cause de confinement ? 

Mais il paraît que « ça fait plus vrai ». Et ça donne quoi ? Les auditeurs plébiscitent par exemple "La Bande originale" de Nagui, Daniel Morin et consort, consternant, affligeant, déprimant moment de "divertissement" où les animateurs éclatent sans cesse en rires mécaniques parce qu'ils sont payés pour ça, et que ça booste - paraît-il - l’Audimat. Qui nous délivrera de ces "humoristes" ? Pour moi, accepter d'entendre ça sur une chaîne publique, c'est élire domicile dans une poubelle.

b – Le tronçonnement de la durée.

Ensuite, le découpage des tranches horaires en lamelles de plus en plus minces : pas le temps de s'installer dans un sujet que c'est déjà reparti dans une autre direction. Partant du principe que l’auditeur actionne la zappette dès qu’il sent l’ennui pointer le bout de l’oreille, les manitous de la programmation semblent gagnés par une fringale d’interventions extérieures, et multiplient à plaisir des « chroniques » dont le point commun à l’arrivée est qu’on a un mal fou à reconstituer le fil et le contenu : sitôt prononcées, sitôt oubliées. Essayez donc de vous souvenir du thème et du propos précis des chroniques ainsi entendues. Il ne reste rien : un clou chasse l’autre. On a suivi, l'intérêt étant constamment "renouvelé", mais à l'arrivée, plus rien.

3 – L'instrument de propagande gouvernementale.

Le confinement de la population a donc mis en panne bien des services de Radio France, en particulier France Culture, ne laissant émerger en pointe d’iceberg que l’antenne de France Inter (je ne supporte pas France Info pour la raison indiquée ci-dessus). Mais pendant cette période bizarre, il est admirable qu'au premier rang des invités, aient figuré systématiquement (je n’ai pas fait le compte mais) des ministres, des secrétaires d’Etat, des conseillers, des députés de la majorité présidentielle, pour que l’auditeur se rende bien compte que le gouvernement faisait tout ce qui était humainement possible pour « lutter contre la pandémie ». Oui, pendant le confinement, France Inter a bien été "La Voix de son Maître". On peut dire que, grâce à France Inter, la parole officielle a été correctement relayée, copieusement retransmise, abondamment répercutée. Ce débouché offert à la propagande gouvernementale m'a écœuré.

C'est pourquoi je redis aujourd'hui : « Adieu France Inter ! ».

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 24 septembre 2015

L'HOMME OBSOLÈTE

GÜNTHER ANDERS : L’OBSOLESCENCE DE L’HOMME 4 

Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’Apocalypse 

La remarque la plus étonnante – la plus amusante si l’on veut – qu’on trouve dans ce dernier essai composant L’Obsolescence de l’homme, se trouve p. 283. C’est le titre du §8 : « L’assassin n’est pas seul coupable ; celui qui est appelé à mourir l’est aussi ». Il se trouve que j’étais en train de lire Maigret et le clochard. Les hasards de l’existence … On lit en effet au chapitre IV ce petit dialogue entre M. et Mme Maigret : « – Les criminologistes, en particulier les criminologistes américains, ont une théorie à ce sujet, et elle n’est peut-être pas aussi excessive qu’elle en a l’air … – Quelle théorie ? – Que, sur dix crime, il y en a au moins huit où la victime partage dans une large mesure la responsabilité de l’assassin ». Le rapprochement s’arrête évidemment à cette coïncidence. 

Günther Anders analyse ici les implications et significations de la bombe atomique. Il reprend une idée exprimée dans Sur la Honte prométhéenne : « Nous lançons le bouchon plus loin que nous ne pouvons voir avec notre courte vue » (p.315). Autrement dit, nous agissons sans nous préoccuper des conséquences de nos actes, et nous inventons des choses qui finissent par nous dépasser, voire se retourner contre nous. 

Je me contenterai de picorer ici des réflexions qui m’ont semblé intéressantes. D’abord cette idée que, aujourd’hui, « c’est nous qui sommes l’infini », qui dit assez bien ce que la bombe, fruit de l’ingéniosité humaine, a d’incommensurable avec l’existence humaine : nous éprouvons désormais « la nostalgie d’un monde où nous nous sentions bien dans notre finitude ».  

Faust est mort, dit l’auteur, précisément parce qu’il est le dernier à se plaindre de sa « finitude ». Je ne sais plus où, dans le Second Faust, le personnage s’adresse à Méphisto : « Voilà ce que j’ai conçu. Aide-moi à le réaliser ». Notons au passage qu’aux yeux de Goethe, c’est la technique en soi qui a quelque chose de diabolique, puisque c’est Méphisto qui l’incarne. 

Une autre idée importante, je l’ai rencontrée récemment dans la lecture de La Gouvernance par les nombres d’Alain Supiot (cf. ici, 9 et 10/09) : ce dernier appelle « principe d’hétéronomie » l’instance d’autorité qui, surplombant et ordonnant les activités des hommes, s’impose à tous. Or ce principe, dans une civilisation dominée par la technique, tend à devenir invisible, conférant alors au processus lui-même une autorité d’autant plus inflexible qu’elle n’émane pas d’une personne. Ce qui fait que la finalité de la tâche échappe totalement à celui qui l’accomplit, avec pour corollaire : « Personne ne peut plus être personnellement tenu pour responsable de ce qu’il fait » (p.321). 

C’est aussi dans le présent essai qu’on trouve le chapitre intitulé « L’homme est plus petit que lui-même ». Je ne reviens pas en détail sur cette idée formidable, qui développe d’une certaine manière les grands mythes modernes suscités par la créature du Dr Frankenstein (Mary Shelley) ou par le Golem (Gustav Meyrink) : l’homme, en déléguant sa puissance à la technique, a donné naissance à une créature qui lui échappe de plus en plus. Avec pour conséquence de multiplier les risques pour l’humanité : « Ce qui signifie que, dans ce domaine, personne n’est compétent et que l’apocalypse est donc, par essence, entre les mains d’incompétents » (p.301). Autrement dit, l’humanité a construit un avion pour lequel il n’existe pas de pilote. 

Je signale une expression qui m’a aussitôt fait penser à Hannah Arendt : « cette horrible insignifiance de l’horreur » (p.304). 

Pour terminer, ce passage (l'auteur vient d'évoquer Les Frères Karamazov) : « Accepter que le monde qui, la veille encore, avait un sens exclusivement religieux devienne l’affaire de la "physique" ; reconnaître, en lieu et place de Dieu, du Christ et des saints, "une loi sans législateur", une loi non sanctionnée, sans autre caution que sa seule existence, une loi absurde, une loi ne planant plus, « implacablement », au-dessus de la nature, bref la « loi naturelle » – ces nouvelles exigences imposées à l’homme de l’époque, il lui était tout simplement impossible de s’y plier » (p.333). Le « Système technicien » (Jacques Ellul) s’est autonomisé. L’homme se contente de suivre la logique de ce système, de se mettre à son service pour qu’il se développe encore et toujours et, pour finir, de lui obéir aveuglément. 

Au total, un livre qui secoue pas mal de cocotiers. 

Voilà ce que je dis, moi.

 

FIN

mercredi, 23 septembre 2015

L'HOMME OBSOLÈTE

GÜNTHER ANDERS : L’OBSOLESCENCE DE L’HOMME 3 

Le Monde comme fantôme et comme matrice 

Le monde qu’analyse cet essai est celui de la médiatisation triomphante de tout. Günther Anders parle seulement de la radio et de la télévision, mais je suis sûr qu’il ne verrait aucun obstacle à étendre ses analyses aux médias qu’une frénésie d’innovation technique a inventés depuis son essai (1956). Aujourd’hui, tout le monde est « connecté », au point qu’être privé de « réseau » peut occasionner de graves perturbations psychologiques. 

Il commence par nier la valeur de l’argument habituel des défenseurs de la technique face à ceux qui s’indignent de certains « dommages collatéraux » : ce n’est pas la technique qui est mauvaise, ce sont les usages qu’on en fait (air connu). Cet argument rebattu fait semblant d’ignorer que « les inventions relèvent du domaine des faits, des faits marquants. En parler comme s’il s’agissait de "moyens" – quelles que soient les fins auxquelles nous les faisons servir – ne change rien à l’affaire » (p.118). 

Notre existence, dit-il, ne se découpe pas en deux moitiés séparées qui seraient les « fins » d’une part, les « moyens » d’autre part. L’ « individu », par définition, ne peut être coupé en deux (cf. le jugement de Salomon). L’argument n’a l’air de rien, mais il est puissant. Conclusion, il est vain de se demander si c’est la technique qui est mauvaise en soi, ou les usages qui en sont faits ensuite : une poêle sert à griller des patates, elle peut servir à assommer le voisin qui fait du bruit à deux heures du matin. 

Pour qui est familiarisé avec les critiques lancées contre la télévision dans la dernière partie du 20ème siècle, le propos de Günther Anders compose un paysage connu. Les Situationnistes en particulier, à commencer par Guy Debord, ont constamment passé dans leur moulinette virulente la « société spectaculaire-marchande ». Il n’est d’ailleurs pas impossible que Debord (La Société du spectacle date de 1967) ait picoré dans l’essai d’Anders (paru en 1956). 

Si les films, marchandises standardisées, amènent encore les masses à se réunir dans des salles pour assister collectivement à la projection, la télévision semble livrer le monde à domicile. Pour décrire l’effet produit par ce changement, Anders a cette expression géniale : « Le type de l’ "ermite de masse" était né ». « Ermite de masse » est une trouvaille, chacun étant chez soi, en quelque sorte, « ensemble seul ». 

On peut ne pas être d’accord avec l’auteur quand il met exactement sur le même plan radio et télévision, car la réception d’images visuelles change pas mal de choses. Le point commun réside dans l’action de médiatisation : l’écran de télévision, et dans une moindre mesure le poste de radio, littéralement, « font écran » entre le spectateur et la réalité concrète du monde, qui du coup n’est plus l’occasion d’une expérience individuelle par laquelle chacun teste sa capacité d’action sur celle-ci. 

L’auteur le dit : le monde, qui est servi « à domicile », n’est plus que le « fantôme » de lui-même : « Maintenant, ils sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites – non pas pour fuit le monde, mais plutôt pour ne jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde "en effigie" ». L’exagération ne peut toutefois s’empêcher de ressurgir : « Chaque consommateur est un travailleur à domicile non rémunéré [il faudrait même dire "payant"] qui contribue à la production de l’homme de masse ». Mais on a bien compris l’idée. 

Autrement intéressante est l’idée que radio et télévision induisent l’établissement, entre la source et le récepteur (entre les animateurs du spectacle et les auditeurs et téléspectateurs) une « familiarité » pour le moins étrange, qui semble tisser entre eux des liens de proximité immédiate, du seul fait que ces voix semblent s’édresser à eux personnellement. On pense ici à tout ce que peuvent déclarer de charge affective et d’identification les consommateurs quand ils s’adressent aux animateurs par oral ou par écrit. De plus, ces liens apparents entraînent une relative déréalisation des proximités concrètes (exemple p. 148-149). Ces liens sont en réalité une grande imposture qui fait que l’ « individu devient un "dividu" » (p.157). C’est bien trouvé. 

Anders évoque aussi l’espèce d’ubiquité que produit le média et la schizophrénie artificiellement produite qui en découle. S’il voyait aujourd’hui avec quelle attention fascinée passants, clients de terrasses de bistrots et passagers du métro fixent l’écran de leur téléphone, même marchant ou en compagnie, il serait encore plus catastrophé par le monde que les hommes ont continué à fabriquer. 

Faisant semblant d’être ici (puisqu’ils « communiquent » et sont « connectés ») et faisant semblant d’être ailleurs (pour les mêmes raisons !), ils constituent une sorte d’humanité « Canada dry », cette boisson qui « ressemble à de l’alcool, mais ce n’est pas de l’alcool ». Voilà : ça ressemble à de l’humanité, mais ce n’est pas de l’humanité. L’incessante innovation technique au service de la marchandise tient l’humanité en laisse. 

Je n’insiste pas sur le conditionnement du désir, en amont de la manifestation d’une volonté et d’une liberté, pour orienter celui-ci sur des marchandises. Je n’insiste pas sur le caractère impérieux, voire vaguement totalitaire, de cette façon d’imposer une représentation du monde (une idéologie) : « Que ma représentation soit votre monde » (p. 195), façon plus sophistiquée que celle qu’Hitler utilisait pour formater les esprits. Günther Anders suggère que le règne de la radio et de la télévision produit un autre totalitarisme. 

L’essai Le monde comme fantôme et comme matrice (titre pastichant Schopenauer), par sa radicalité dans l’analyse de la radio et de la télévision, indique assez que son auteur n’attend rien de bon de l’évolution future de l’humanité et du sort que l’avenir, sous l’emprise de la technique, lui réserve. 

Il serait désespéré que ça ne m’étonnerait pas. Sa réflexion, qui remonte à plus d’un demi-siècle, n’a en tout cas rien perdu de sa force. 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 22 septembre 2015

L’HOMME OBSOLÈTE

 

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Je disais que, selon Günther Anders, l'homme n'est plus à la hauteur du monde qu'il a fabriqué.

 

Sur la honte prométhéenne 

Le premier essai de l’ouvrage, développe cette idée. L’auteur parle de la réaction de son ami T. lors de leur visite à une exposition technique : « Dès que l’une des machines les plus complexes de l’exposition a commencé à fonctionner, il a baissé les yeux et s’est tu ». Il va jusqu’à cacher ses mains derrière son dos. L'auteur en déduit que T. est saisi de honte devant tant de perfection, honte motivée par la cruauté de la comparaison entre l’organisme humain, fait d’ « instruments balourds, grossiers et obsolètes » et des « appareils fonctionnant avec une telle précision et un tel raffinement ». 

J’imagine que certains trouveront gratuite l’interprétation de l’attitude de T., mais je pense à une page de Zola (L’Assommoir ?), où Coupeau et Gervaise visitent une usine, page où Zola décrit les machines comme douées de vie propre, alors que les visiteurs semblent rejetés hors de l’existence. Et Coupeau, abattu et découragé après une bouffée de colère contre les machines, de conclure : « Ça vous dégomme joliment, n’est-ce pas ? ». C’est bien une réaction du même genre. 

Moralité : l’homme est « inférieur à ses produits ». J’avoue que je me tapote le menton quand il énonce : « Avec cette attitude, à savoir la honte de ne pas être une chose, l’homme franchit une nouvelle étape, un deuxième degré dans l’histoire de sa réification ». Mais après tout, quand on sait ce que suppose l’apprentissage des gestes sportifs et la discipline requise dans les sports de haut niveau aujourd’hui, on est obligé de se dire que le corps des plus grands champions que les foules vénèrent s'est peu ou prou mécanisé. 

Il est de notoriété publique que l’industrie européenne a été amplement délocalisée dans les pays à bas coût de main d’œuvre. Et que quand on parle aujourd’hui de « relocalisation industrielle », c’est pour installer des usines entièrement robotisées, où une quinzaine d’humains suffisent pour surveiller et maintenir en état, quand l’installation précédente, avant délocalisation, avait besoin de plusieurs centaines d’ouvriers. Et Günther Anders a publié L’Obsolescence … en 1956 ! L’homme devient l’accessoire de la machine. 

De même, l’auteur attige quand il affirme : « … les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas ». De même : « Il espère, avec leur aide, obtenir son diplôme d’instrument et pouvoir ainsi se débarrasser de la honte que lui inspirent ses merveilleuses machines ». C’est la qu’on voit à l’œuvre la méthode de « l’exagération ». Il y a visiblement, dans cette façon de prendre les perceptions ordinaire à rebrousse-poil, un goût du paradoxe et un désir de provoquer. 

Il n’empêche que, quand on prend conscience de l’emprise de plus en plus grande des machines sur le cadre et les conditions de notre vie, on se dit que les caricatures et hyperboles formulées par Günther Anders recèlent leur part de vérité. Il est assez juste de soutenir comme il le fait que l’homme « n’est plus proportionné à ses propres productions », même si ce qu’il dit un peu plus loin de « l’hybris » (démesure, orgueil) le conduit à tenir un raisonnement alambiqué. 

Ce qui reste très étonnant malgré tout dans la lecture de « Sur la honte prométhéenne », c’est que l’auteur pressent quelques conséquences de la frénésie d’innovation technologique. Je pense au clonage, évoqué indirectement dans un très beau passage : « Mais si on la considère en tant que marchandise de série, la nouvelle ampoule électrique ne prolonge-t-elle pas la vie de l’ancienne qui avait grillé ? Ne devient-elle pas l’ancienne ampoule ? Chaque objet perdu ou cassé ne continue-t-il pas à exister à travers l’Idée qui lui sert de modèle ? L’espoir d’exister dès que son jumeau aura pris sa place, n’est-ce pas une consolation pour chaque produit ? N’est-il pas devenu "éternel" en devenant interchangeable grâce à la reproduction technique ? Mort, où est ta faux ? » (p.69). Devenir éternel en devenant interchangeable, c’est à peu de chose près le programme du héros de La Possibilité d’une île, de Michel Houellebecq. Il suffit de remplacer par l’être humain l’objet fabriqué. Pour Anders, l’homme est inférieur puisqu’une telle immortalité lui est refusée : à son époque, le clonage était inconcevable. 

Pour être franc, je ne suis guère convaincu, à l’arrivée, par le concept de « honte », qui me semble inopérant. L’expression oxymorique « honte prométhéenne » est à prendre (selon moi) pour un tour de force intellectuel, pour un jeu conceptuel virtuose si l’on veut. 

Dernier point : tout le §14 est étonnamment consacré à la musique de jazz. Je ne sais pas bien à quel genre de jazz pense Günther Anders en écrivant. En 1956, la vague « be-bop » est encore bien vivante. Miles Davis (Ascenseur pour l’échafaud, 1957) et Ornette Coleman (Change of the century, 1959) vont bientôt donner quelques coups de fouet à cette musique. Inutile de dire que le développement est fait pour choquer l’amateur de jazz, à commencer par celui (dont je suis) qui préfère les petites formations fondées sur le trio rythmique, éventuellement augmenté d’un ou plusieurs « souffleurs », où les uns et les autres ne cessent de se relancer, de se répondre et de se stimuler. 

Le §14 est intitulé « L’orgie d’identification comme modèle du trouble de l’identification. Le jazz comme culte industriel de Dionysos » (p.103). Je me demande ce qui prend à l’auteur d’affirmer : « La "fureur de la répétition", qui neutralise en elles tout sentiment du temps et piétine toute temporalité, est la fureur du fonctionnement de la machine » (p.104). Je me dis pour l’excuser que la techno n’existait pas : il faut avoir assisté (je précise : par écran interposé !) à une « rave party » pour avoir une idée modernisée de ce qu’est le « culte industriel de Dionysos ». 

Désolé, M. Anders, rien de moins machinal que le jazz auquel je pense. 

Voilà ce que je dis, moi.