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jeudi, 16 septembre 2021

QU'EST-CE QU'UN HISTORIEN MÉDIATIQUE ?

La définition que je préfère de l'historien moyen — je veux parler du commun des historiens invités par le commun des journalistes à donner leur avis dans le poste, en gros, c'est la quintessence de l'historien : l'historien médiatique —, c'est : un monsieur ou une dame qui vient, avec l'autorité du "sujet supposé savoir" (en français : le savant de service), au secours du journaliste culturellement démuni (en français : l'ignorant de service), pour vous dire que la situation dans laquelle nous sommes dans le présent, eh bien savez-vous, elle remonte à la plus haute antiquité (au passage, merci Vialatte).

Pour dire, en gros, qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil (« Nil novi sub sole », disait un ahuri d'il y a bien des siècles), que l'expérience que les vivants d'aujourd'hui font de leur existence et de la forme de la société dans laquelle ils se meuvent a déjà été faite par tous les humains qui les ont précédés.

Sous-entendu : vous croyez que ce que vous vivez est unique, mais détrompez-vous : votre vie n'est pas différente de celle de vos ancêtres. Sous-entendu du sous-entendu : rien n'a changé. La faculté d'un tel historien d'établir dans ses commentaires des "séries" dans les événements du passé pour donner un sens à celui qui nous bouscule ou nous terrasse dans le présent a quelque chose a mes yeux d'inhumain.

Car du coup l'auditeur, écrasé par cette vérité assenée au marteau-pilon, convaincu de ne pouvoir rien apporter de nouveau et de personnel à l'histoire des humains telle qu'ils se la racontent, et donc de n'y être d'aucune utilité, se demande : « Cela vaut-il le coup de vivre ce que je vis, si cela a déjà été vécu par d'autres dans le passé ? » Vous ne trouvez pas ça écœurant ? Décourageant ?

Ce que je trouve pour ma part tout à fait RÉPUGNANT dans cette façon de nous expliquer le présent, c'est précisément qu'on ne nous parle jamais de ce qu'il y a d'irréductiblement unique, neuf, original et inconnu dans les faits, les événements, les situations et les processus dans lesquels nous sommes plongés, et qui se présentent à notre compréhension à l'instant même où nous vivons.

Le répugnant ici, c'est la prétention d'un "spécialiste" de priver les vivants de leur faculté d'inventer quoi que ce soit des conditions de leur propre existence. L'historien médiatique qui tient un tel raisonnement disqualifie par avance l'action qu'ils pourraient envisager de mener. C'est à cet égard peut-être qu'on peu parler d'idéologie universitaire.

Le journaliste culturellement démuni et l'historien médiatique (en français : l'ignorant et le savant) s'entendent comme cul et chemise pour rattacher coûte que coûte l'inconnu au connu. Pour éliminer tout ce qui pourrait, à travers une radicale affirmation de nouveauté, infuser dans les esprits ce qui ressemblerait à de l'angoisse. L'historien médiatique et le journaliste s'entendent comme larrons en foire pour RASSURER.

N'a-t-on pas entendu de dignes historiens (médiatiques), au moment où de drôles de Français se sont mis à occuper les ronds-points en se travestissant en ouvriers des Travaux Publics en grève (gilet jaune réfléchissant), aller chercher sur leurs rayons poussiéreux ce qu'ils avaient appris autrefois des "jacqueries" du moyen-âge pour expliquer ce mouvement radicalement neuf ?

Ce faisant, je me plais à penser qu'ils ont contribué à RASSURER les gens au pouvoir en général et Emmanuel Macron en particulier : ah, ce n'est que le feu de paille d'un mécontentement momentané ! J'envoie les bâtons de la République redresser les échines de cette racaille. Encore une goutte de ce délicieux Château Haut-Brion 1973, cher ami ? Très volontiers, cher ami. 

Oui, par rapport à ce genre d'histoire et aux gognandises que dégoisent les historiens médiatiques, j'en reste à ce que Paul Valéry écrivait de l'histoire en tant que discipline : 

« L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout. »

Note : qui ne s'est pas fait suer, quand il était en Terminale, à se presser le citron pour produire quelques gouttes de jus de crâne pour répondre (on est en classe de philo) à la question : "Y a-t-il des leçons de l'histoire ?" ? Vous avez quatre heures pour recopier (en "ronde" !!!) cinq cents fois le propos de Paul Valéry.

mercredi, 27 février 2019

JE HAIS LES SCIENCES HUMAINES

Tiens, oui, au fait, je parlais de la haine. On verra ici qu'il n'y a pas que la tyrolienne (voir 25 février).

ÉPISODE 1

Oui, je hais les sciences humaines, mais pour quelques raisons précises que je vais m'efforcer de détailler ici. La première est leur omniprésence dans l’espace médiatique généraliste : pas un bulletin d’information où le journaliste n’invite pas un spécialiste, un chercheur, un expert d’un des sujets abordés pour tenter d’éclairer le pauvre monde qui écoute, à l’autre bout du poste, à l'affût de ses doctes analyses. A force, il y a saturation.

A croire que le journaliste ne se suffit plus à lui-même, puisqu’il ressent le besoin irrépressible de faire intervenir quelqu’un d’un peu plus qualifié que lui. A croire que la demande est forte et que l’Université (ou quelle que soit l’officine pourvoyeuse, tant les "think tanks" fleurissent en ribambelles) est devenue un indispensable auxiliaire de presse.

A croire aussi que le monde est devenu à ce point nébuleux, indéchiffrable et incompréhensible qu’il est nécessaire d’ajouter des lumières à l’information sur les faits : dans ce monde gouverné par la médiatisation, l’auditeur appartient à la catégorie méprisable des « non-comprenants » (Guy Bedos). Aujourd’hui c’est le sociologue qui s’y colle, demain ce sera l’historien, et puis le philosophe, et puis l’économiste, et puis le politiste, et puis, et puis …

Tous ces braves gens qui ont le nez au ras de l'histoire qui se fait (sont-ils payés pour intervenir ?) vous expliquent comment vous devez comprendre les faits dont le journaliste vient de rendre compte. On me dira que tous ces braves gens apportent leur contribution au nécessaire "débat démocratique". Alors là, je pouffe : en réalité, ils se précipitent sur l'actualité comme des vautours, et leurs commentaires "à chaud" se perdent dans les sables. 

Pour quelqu’un qui s’intéresse à ce qui se passe dans le monde et suit l’actualité avec une certaine constance, l’effet produit par cette inflation de gens supposés savoir est aux antipodes des attentes. Car j’ai l’impression que plus on cherche à éclairer ma lanterne, plus mon esprit s’embrouille, assiégé qu’il est par la multiplicité des savoirs et des points de vue : sans parler du narcissisme de l’expert (flatté d'être invité par un micro ou une caméra) ou des contradictions éventuelles qui opposent les grilles de lecture et les interprétations, aucun de ces savants spécialistes ne semble s’interroger sur l’effet de brouillage global du sens produit par la concurrence féroce entre les spécialités (sans même parler de la rivalité entre "écoles" à l'intérieur d'une même discipline) : quel sens se dégage de l'ensemble de ces savoirs juxtaposés ? Qui nous dira ce que cette juxtaposition permet de dégager comme signification d'ensemble ? Personne, malgré tout ce qu'on peut me dire de l'interdisciplinarité, de la transdisciplinarité ou ce qu'on veut. 

La raison en est que chaque savant intervenant dans sa spécialité est comme le type en blouse blanche qui rend compte de ce qui s’est passé dans les éprouvettes de son laboratoire : il ignore ce qui s’est passé dans celles du labo voisin. C’est ainsi qu’il ne faut pas demander à la biologie cellulaire d’intervenir en biologie moléculaire, en biochimie ou en microbiologie. Plus le spécialiste se spécialise, plus son champ d’investigation devient « pointu » (cela veut dire plus il pénètre dans le précis, plus le champ se rétrécit), et moins il peut se prononcer sur le champ voisin à cause de ses œillères : chacun opère exclusivement dans le compartiment qu’il occupe, aucun ne détient une vérité commune.

L'espace des sciences humaines est aujourd'hui le résultat d'un découpage à la petite scie du savoir humain, qui fait penser à l'obsession de Percival Bartlebooth, le personnage principal de La Vie mode d'emploi de Georges Perec, qui ne vit que pour l'entreprise désespérée qui consiste à peindre 500 aquarelles dans le monde entier, à les faire fixer sur autant de supports de bois qu'il demande à Gaspard Winckler de découper artistement en 750 pièces, pour passer le reste de sa vie à reconstituer les images ainsi décomposées. Il finira terrassé par une crise cardiaque au moment où la dernière pièce du puzzle (en forme de W) refusera d'entrer dans la dernière loge disponible (en forme de X).  

Au cours du temps, le monde de la connaissance s’est fragmenté en territoires de plus en plus nombreux, de plus en plus étroits et de plus en plus jalousement gardés (on appelle ça la "rigueur scientifique"). Il s’ensuit de cette évolution – mais ça, on le savait depuis quelques siècles (Pic de la Mirandole, 1463-1494, l’homme qui savait tout), ça n’a fait que s’aggraver au point de devenir ridicule – une pulvérisation à l’infini du paysage du savoir en options de toutes sortes. Impossible de reconstituer l'homogénéité, donc la signification de ce puzzle-là.

On ne s’aperçoit pas assez que l’unité du savoir est intimement liée à l’unité de la personne qui sait et de la société dans laquelle elle s’insère : si plus personne ne peut tout savoir, le monde de la connaissance devient un puzzle infernal, et la société se craquelle. L'exemple de Histoire mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron, illustre ce morcellement : le gâteau de l'histoire de France découpé en 122 parts (= chapitres) confiées à 122 "spécialistes". Belle image d'une France définitivement démembrée. Image aussi de l'individu qui a définitivement perdu le sentiment de sa propre unité. 

L’univers actuel de la connaissance est devenu un gigantesque hypermarché dans les rayons duquel l’amateur n’a qu’à circuler et pousser son chariot pour le remplir des marchandises qu’il préfère : tel yaourt de sociologie, tel pot de moutarde d’histoire, tel paquet de sucre d'économie orthodoxe, telle friandise de politologie, etc. Le savoir est devenu une marchandise comme une autre, et les chercheurs, les intellos, les travailleurs du ciboulot sont devenus de vulgaires producteurs de matière grise, sur un marché obéissant comme tout le monde à la loi de l’offre et de la demande, sachant que le sommet de l’offre est lié à la « notoriété » du producteur (c’est lui qui est en tête de la page Google, grâce au nombre de « requêtes »).

La réalité de ce système, c’est que plus personne n’est en mesure de comprendre la logique du fonctionnement global du dit système. La réalité, c’est que tous les intellos de toutes les chapelles science-humanistes courent comme des fous après la réalité du monde tel que le fabriquent les véritables acteurs, qui se moquent des théories et des concepts, parce que leur seule préoccupation demeure le pouvoir, la puissance et la richesse, ainsi que l’accroissement indéfini de ceux-ci. La vérité du système, c'est que plus aucun des éminents innombrables spécialistes qui nous font la leçon tout au long de France Culture n'est en mesure de nous dire ce que signifie le monde actuel dans sa globalité. Les intellos ont rejoint les politique dans l'impuissance à agir sur le réel.

Les science-humanistes viennent sur les lieux du crime après qu’il a eu lieu, pour constater le décès et procéder à l’autopsie du cadavre pour tenter d’en déterminer les causes. Non contents d’être les virgules dans le texte de l’histoire qui s’écrit, les science-humanistes de tout poil font les avantageux dès que l’oreille d’un micro ou l’œil d’une caméra leur offre sa tribune. Pris individuellement, ils peuvent être risibles ou passionnants, mais pris collectivement, aussi sérieux, sagaces et pertinents soient-ils, ils ne sont, dans l’histoire qui se fait, que des jean-foutre.

Les sciences humaines, telles que le monde actuel en a l’usage, n’aident plus à comprendre celui-ci : elles produisent des lumières tellement aveuglantes et éclatées qu’elles contribuent à son inintelligibilité. Chacun des intellos qui envahissent en troupes serrées les plateaux de radio-télé et les pages "Débats" de Libération, du Figaro ou du Monde vient en réalité chercher son « quart d'heure de célébrité » (Andy Warhol). Ils n'ont pas conscience qu'ils travaillent activement (sans en avoir conscience) à rebâtir un monument que la Bible a rendu célébrissime : la Tour de Babel. 

Voilà ce que je dis, moi.

Note : ce n'est pas un sociologue, mais bien l'écrivain Michel Houellebecq qui parle du "plan social" d'une envergure jamais vue, à propos de l'agriculture paysanne et de sa disparition programmée sous le rouleau-compresseur ultralibéral qui généralise l'industrialisation des métiers agricoles et le productivisme à outrance (mariage totalitaire du machinisme et de la chimie). Ici le sociologue ne sert à rien. Peut-être bien que Houellebecq ne sert pas non plus à grand-chose, mais au moins, il est moins chiant.

Moralité : seule la littérature est en mesure de réaliser l'unité du savoir.

mardi, 29 mai 2012

PROUST ET LA CONFITURE

Pour mon titre, je ne me suis pas cassé la tête. Je sais qu'il vaut ce qu'il vaut. C'était bêtement et vaguement en rapport avec « moins on en a, plus on l'étale ».

 

Qu’est-ce qui me reste de ma récente relecture d’A la Recherche du temps perdu, de MARCEL PROUST ? Je vais tâcher d’être sincère. De ne pas tergiverser. De ne pas tourner autour du pot. Ce n’est pas aussi facile qu’on pense, s’agissant d’un monument littéraire aux dimensions écrasantes, et pas seulement en nombre de pages. A peu près 3500, notes comprises, dans l’édition « Clarac » de la Bibliothèque de la Pléiade (3134 une fois enlevé le « gras » des notes). 

 

C’est l’édition de 1954, qui est en trois volumes. La plus récente (l'édition « Tadié »), tenez-vous bien, qui est en quatre volumes, tient sur 7400pages (plus du double), coûte 241 € (selon le catalogue), parce qu'elle est surchargée de notes et variantes savantissimes. Mais de nos jours qui lit les notes, imprimées en Garamond corps 5 ou 6, qu’il faut une loupe pour les déchiffrer ? J'aimerais bien savoir le nombre de pages qu'il faudrait ajouter, si les notes et variantes étaient imprimées à égalité. 

 

Et même, faut-il lire les notes des modernes sorbonagres (merci RABELAIS) ? Qu’est-ce que ça veut dire, lorsque le nombre de « signes » (au sens informatique) accordé aux « notes et variantes » surpasse, et de très loin, celui consenti au texte de l’œuvre proprement dite ? 

 

Il y a dans cette surenchère de glose, cette inflation de recherche, cette turgescence phallique de commentaires universitaires et, pour tout dire, ce débordement libidinal dégoulinant d’un vain sperme exégétique globalement stérile, quelque chose d’infiniment ridicule, futile et désespéré. 

 

Ce n’est plus « les Français parlent aux Français » (vous savez, pom-pom-pom-pom, radio-Londres, PIERRE DAC, les « messages personnels »), c’est « les savants parlent aux savants ». Or, comme tout le monde fait semblant de ne pas le savoir, de même qu’en 1940, le nombre de « Résistants » s’élevait à environ 0,01 % de la population, de même les éditions Gallimard font-elles payer les maigres subsides qu’elles versent aux savants savantissimes dont elles utilisent les services pour la Pléiade, par les acheteurs de leurs volumes ainsi bodybuildés au clenbutérol chlorhydrate ou à la nandrolone phénylpropionate.

 

A propos du monument de PROUST, je disais donc qu’il n’y a pas que le nombre de pages : il y a aussi la dimension de l’ensemble, la stature morale dinosaurienne de l’objet, qui le fait unanimement appartenir aux chefs d’œuvre du patrimoine littéraire mondial, stature qui se mesure aux kilomètres de rayons qu’occupent les épais ouvrages que des gens extrêmement savants ont consacrés à l’ouvrage. Tout ça est bien fait pour impressionner. 

 

Remettre l’ouvrage sur l’ouvrage sur le métier semble d’ailleurs être une constante de la mission universitaire. La société en mouvement commande la production de travaux, de mémoires, de thèses, de publications multiples, qui n’ont pour but que d’effacer de la mémoire universelle les travaux, mémoires, etc... précédents. 

 

Et tout ça s’empile dans les réserves des bibliothèques justement nommées « universitaires », sans jamais en sortir, jusqu’au jour où un incendie, comme cela s’est produit à Lyon dans la nuit du 11 au 12 juin 1999, fasse partir en poussière et fumée entre 300.000 et 400.000 volumes. Qui l’a déploré ? Qui s’en souvient ? 

 

Le problème, avec l’irruption de l’informatique dans le domaine du savoir, c’est que plus personne n’a le droit d’oublier le plus petit détail. C’était déjà plus ou moins le cas, mais s’il m’est arrivé d’être en « correspondance » avec des gens comme PAUL GAYOT (Collège de ’Pataphysique) ou RENÉ RANCŒUR (pape de la « Bibliographie de la France » dans la Revue d’Histoire Littéraire de la France, alias RHLF), il n’y a jamais eu, d’eux à moi, cette manifestation d’autorité imposée, semble-t-il, par l’irréfutabilité de la référence informatique, mais la belle courtoisie humaniste et manuscrite, que la dite référence élimine sans violence, mais impitoyablement. Appelons ça un totalitarisme « soft ». 

 

L’informatique a donc débarqué, elle règne incontestablement, moyennant quoi, le « plus petit détail » est noyé sous des cataractes niagaresques de « données », entre lesquelles il est quasiment impensable d’espérer accéder à quelque chose qu’on pourrait appeler, par exemple, la « vérité ». 

 

PROUST, maintenant. Ben oui, quoi, ça intimide, PROUST, on n’ose pas dire quoi que ce soit de négatif, par peur de passer pour un moins que rien, un minus qui ne comprend pas la beauté et la grandeur de l’entreprise. Le risque a de quoi faire réfléchir, non ? Si vous voulez mon avis, on a tort. Il y a une différence notable entre ce qu’il « faut savoir » (Lagarde et Michard pour le lycéen, mais aussi, dans le fond, tous les bouquins qui paraissent dans la série bêtement intitulée POUR LES NULS) et ce qu’on aime en réalité. Moi, j’essaierai de m'en tenir au deuxième principe (si c’en est un). 

 

Par exemple – il me semble l’avoir déjà dit – j’ai en très grand respect les œuvres de BALZAC ou DIDEROT, mais je ne suis jamais arrivé à renoncer à mon goût pour le San Antonio de FREDERIC DARD ou le Maigret de GEORGES SIMENON. Même chose en musique : ma mémoire laisse voisiner sans bisbille aucune l’Etude opus 25 n° 11 de CHOPIN ou le quatuor opus 132 de BEETHOVEN, avec Belle belle belle, de CLAUDE FRANÇOIS ou Les Funérailles d’antan de GEORGES BRASSENS. Disons que j’ai la mémoire culturelle plus pommelée, plus bigarrée, plus mosaïquée, plus losangée qu’un costume d’Arlequin, et n’en parlons plus. 

 

Il ne faut pas faire comme VICTOR HUGO, qui dit, parlant de SHAKESPEARE : « Quand je visite un génie, j’entre chapeau bas ». Non, non, Victor, il ne faut pas oublier d’exister, quand on est face à un monument majeur du génie humain, et il ne faut pas taire, en même temps qu’on avoue quelles en sont les parties qui nous touchent, celles qui nous laissent indifférent, quitte à passer pour un béotien parmi les idolâtres. 

 

« Un béotien parmi les idolâtres » : les amateurs de formules ne pourront pas me reprocher de leur avoir fait perdre leur temps. 

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

A suivre. Promis, demain, le train arrive en gare de PROUST, quelques minutes d’arrêt, vérifiez la fermeture des portières, attention au départ, tûuut.

vendredi, 11 mai 2012

BOGDANOFFONNERIE 2

Pour revenir aux BOGDANOFFONNERIES, disons que les deux frères ont « soutenu » des « thèses », sans doute « universitaires », puisqu’un « jury » dûment habilité pour cela les a « validées ». Le journal Libération écrit à ce propos : 

 

« En effet, une poignée de mathématiciens et de physiciens théoriciens, probablement aveuglés par les paillettes des aristos du PAF, ont commis l’erreur de les laisser publier un article dans une revue scientifique [la prestigieuse Classical and Quantum Gravity] – article dont certains scientifiques se sont d’abord demandé s’ils n’avaient pas affaire à un canular ». 

 

Fait rarissime, la direction de la revue a publié un communiqué reconnaissant qu’elle n’aurait jamais dû publier ça. Trop tard, le mal est fait. Du coup, j’espère que sa réputation de sérieux en aura pris un coup. Libé a raison de dire « qu’il y a eu dysfonctionnement de la communauté scientifique ». C’est un minimum. 

 

Mais les jumeaux télévisuels sont officiellement titulaires de doctorats. Comment se fait-ce ? L’un des rapporteurs d’une des thèses, IGNATIOS ANTONIADIS, écrit pourtant : « Le langage scientifique était juste une apparence derrière laquelle se cachaient une incompétence et une ignorance de la physique, même de base ». Net et sans bavures. Enfoncés, les funambules BOGDANOFF. 

 

Le physicien URS SCHREIBER, de son côté, dont le nom a été utilisé par les frères comme caution scientifique, écrit au physicien FABIEN BESNARD (sur le site duquel j’invite fortement à aller trouver une illustration lumineuse de l’imposture, pour ceux qui voudraient en avoir le cœur net) : « On ne peut pas nier que les Bogdanovs ont réellement des capacités hors du commun, mais ce n’est malheureusement pas dans le domaine de la physique théorique ». J’ai envie de dire : « Arrêtez le massacre ». 

 

On croit rêver, non ? Sur quelle planète cela se passe-t-il ? C’est peut-être pour ça que, très curieusement, les frères BOGDANOFF ne semblent pas du tout pressés que leurs thèses soient publiées et deviennent alors publiques. Mais de quoi ont-ils peur, ma parole ? Tout simplement, de ce que leurs élucubrations, atterries au milieu du lieu du débat, révèlent leur inconsistance et leur vanité intrinsèque. Leur nature de jargon jargonnant se faisant passer pour un discours solide. 

 

Il est vrai que leurs thèses n’ont reçu que la mention « honorable » qui, contrairement à l'apparence flatteuse, dans le climat hyperconcurrentiel de la recherche universitaire, équivaut à un coup d’arrêt de la carrière (la règle étant la mention « très honorable »). Mais la télévision n’est pas exactement l’université. 

 

Tiens,  sur un plateau de télévision, devant les caméras, essayez un peu de contester  les jumeaux, qui évoluent le plus souvent en formation serrée et sont en plus très aguerris pour ce qui est de donner du spectacle. C'est KONRAD LORENZ, le fondateur de l'éthologie, qui, dans son fameux ouvrage L'Agression, observe que chez les oies cendrées, quand il se forme un couple de mâles (des oies pédés, en quelque sorte), le couple devient presque aussitôt dominant. 

 

Car sur un plateau de télé, le bluff est une arme redoutable. Demandez à NICOLAS SARKOZY (tiens au fait, un copain des BOGDANOFF), qui en connaît un rayon. C’est certain, les frères IGOR & GRICHKA BOGDANOFF ne tiennent pas à ce que des empêcheurs de bluffer en rond viennent nuire à leur commerce. Ils sont très vigilants, je dirais même chatouilleux sur ce point. Ils ne laissent rien passer, et réagissent au quart de tour quand il s’agit de défendre les affaires et l’image de leur boutique. 

 

C’est ainsi qu’ils ont attaqué en justice Monsieur ALAIN RIAZUELO, pour avoir osé, comme je le disais, publier sans leur autorisation une version préliminaire (brouillon ?) d’une de leurs thèses. Sitôt après la plainte (quel empressement !), la police a fait subir au scientifique un interrogatoire impressionnant. Au procès, la présidente de la 31ème chambre correctionnelle du TGI parisien a dit son étonnement devant l’empressement de la police à entendre le « suspect » et du procureur à voir l’affaire jugée. Comme s’il y avait des ordres pour que l'affaire fût traitée en priorité.

 

Car il faut savoir que, s'il y avait une urgence, c'était celle d'empêcher que le "grand" public se rendît compte de l'indigence scientifique des frères B. Tout, quand un commerce dépend de l'image créée à et par la télévision, repose sur la crédibilité. La CREDIBILITE. On n'est pas dans le dur, mais dans le mou. Quand on vise, non la vérité, mais la crédibilité, c'est forcément qu'on s'en remet aux sondages et à la mesure Audimat. 

 

Au final (comme il faut dire aujourd’hui), la juge a rejeté toutes les demandes (lesquelles, au fait, car ce n'est pas dit ?) des BOGDANOFF, sauf une : la publication non autorisée du brouillon de salmigondis qui a servi de base à la thèse d’un des frères. La condamnation est lourde : 1 euro de dommages et 2000 d’amende, mais avec sursis. Elle est lourde, parce qu’il n’y a pas relaxe, tout simplement.

 

J'explique : on a deux personnes qui se proclament des scientifiques, qui attaquent un scientifique dûment répertorié. Pas pour diffamation, peut-être même pas pour contrefaçon, mais pour un motif finalement mineur. C'est révélateur d'une démarche constante chez les faussaires : déplacer le statut de la Vérité du champ scientifique vers le champ juridique. 

 

Conclusion : les frères BOGDANOFF sont des histrions qui utilisent tous les moyens juridiques à leur disposition pour réduire au silence les voix qui seraient tentées de jeter une ombre sur le caractère juteux de leur « petite entreprise » (cf. le regretté BASHUNG) commerciale. Les frères BOGDANOFF sont une boîte de communication. En plus, ce ne sont pas des gentils. 

 

Les scientifiques (je veux dire les vrais) ont commencé à réagir. D’abord un commando de 10 (voir le blog {Sciences²} sur le site de Libération), le 17 avril. A présent, ils sont 170 à avoir signé un texte réclamant le droit de blâmer les frères BOGDANOFF, « pour leurs écrits sans valeur scientifique ».

 

 

Ce qui est drôle, c'est que s'ils avaient fermé leurs gueules, leur business continuait tranquille peinard. Là, pour des gens qui voulaient rester le plus discrets possible sur le contenu de leurs « travaux », ça manque de discrétion et l'on peut penser que tout va être dans un proche avenir sur la place publique. Et vous allez voir que ça n'empêchera pas l'affaire de prospérer. 

 

Mais quand même, quand j’apprends des choses pareilles, je me persuade encore plus que j’ai raison d’avoir très tôt tiré la chasse d’eau sur la télévision : la concentration des menteurs, des faussaires et autres imposteurs au m² y dépasse de très loin mon seuil de tolérance. Cela frise l'occlusion intestinale (je pense bien sûr à la mort de MICHEL PICCOLI dans La Grande bouffe).

 

 

Accessoirement, ce genre d'affaire me renforce dans l'idée que, lorsqu'un « débat » est « relancé » (comme aime le dire dans ses titres le journal Le Monde), qu'une controverse s'ouvre sur une question scientifique, on aurait peut-être intérêt à se demander par la grâce de qui le débat et la controverse atterrissent dans la sphère médiatique, avec une prédilection pour les plateaux de télévision. En quelque sorte : à qui le crime profite. Les BOGDANOFF sont, disent les journalistes prudents, « controversés ». 

 

Je m'excuse de me répéter et d'enfoncer le clou, mais quand il s'agit de science, on voit tout à fait bien à qui profite le brouillard répandu par la CONTROVERSE, quand elle devient éminemment médiatique.  

 

Voilà ce que je dis, moi.