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mercredi, 27 février 2019

JE HAIS LES SCIENCES HUMAINES

Tiens, oui, au fait, je parlais de la haine. On verra ici qu'il n'y a pas que la tyrolienne (voir 25 février).

ÉPISODE 1

Oui, je hais les sciences humaines, mais pour quelques raisons précises que je vais m'efforcer de détailler ici. La première est leur omniprésence dans l’espace médiatique généraliste : pas un bulletin d’information où le journaliste n’invite pas un spécialiste, un chercheur, un expert d’un des sujets abordés pour tenter d’éclairer le pauvre monde qui écoute, à l’autre bout du poste, à l'affût de ses doctes analyses. A force, il y a saturation.

A croire que le journaliste ne se suffit plus à lui-même, puisqu’il ressent le besoin irrépressible de faire intervenir quelqu’un d’un peu plus qualifié que lui. A croire que la demande est forte et que l’Université (ou quelle que soit l’officine pourvoyeuse, tant les "think tanks" fleurissent en ribambelles) est devenue un indispensable auxiliaire de presse.

A croire aussi que le monde est devenu à ce point nébuleux, indéchiffrable et incompréhensible qu’il est nécessaire d’ajouter des lumières à l’information sur les faits : dans ce monde gouverné par la médiatisation, l’auditeur appartient à la catégorie méprisable des « non-comprenants » (Guy Bedos). Aujourd’hui c’est le sociologue qui s’y colle, demain ce sera l’historien, et puis le philosophe, et puis l’économiste, et puis le politiste, et puis, et puis …

Tous ces braves gens qui ont le nez au ras de l'histoire qui se fait (sont-ils payés pour intervenir ?) vous expliquent comment vous devez comprendre les faits dont le journaliste vient de rendre compte. On me dira que tous ces braves gens apportent leur contribution au nécessaire "débat démocratique". Alors là, je pouffe : en réalité, ils se précipitent sur l'actualité comme des vautours, et leurs commentaires "à chaud" se perdent dans les sables. 

Pour quelqu’un qui s’intéresse à ce qui se passe dans le monde et suit l’actualité avec une certaine constance, l’effet produit par cette inflation de gens supposés savoir est aux antipodes des attentes. Car j’ai l’impression que plus on cherche à éclairer ma lanterne, plus mon esprit s’embrouille, assiégé qu’il est par la multiplicité des savoirs et des points de vue : sans parler du narcissisme de l’expert (flatté d'être invité par un micro ou une caméra) ou des contradictions éventuelles qui opposent les grilles de lecture et les interprétations, aucun de ces savants spécialistes ne semble s’interroger sur l’effet de brouillage global du sens produit par la concurrence féroce entre les spécialités (sans même parler de la rivalité entre "écoles" à l'intérieur d'une même discipline) : quel sens se dégage de l'ensemble de ces savoirs juxtaposés ? Qui nous dira ce que cette juxtaposition permet de dégager comme signification d'ensemble ? Personne, malgré tout ce qu'on peut me dire de l'interdisciplinarité, de la transdisciplinarité ou ce qu'on veut. 

La raison en est que chaque savant intervenant dans sa spécialité est comme le type en blouse blanche qui rend compte de ce qui s’est passé dans les éprouvettes de son laboratoire : il ignore ce qui s’est passé dans celles du labo voisin. C’est ainsi qu’il ne faut pas demander à la biologie cellulaire d’intervenir en biologie moléculaire, en biochimie ou en microbiologie. Plus le spécialiste se spécialise, plus son champ d’investigation devient « pointu » (cela veut dire plus il pénètre dans le précis, plus le champ se rétrécit), et moins il peut se prononcer sur le champ voisin à cause de ses œillères : chacun opère exclusivement dans le compartiment qu’il occupe, aucun ne détient une vérité commune.

L'espace des sciences humaines est aujourd'hui le résultat d'un découpage à la petite scie du savoir humain, qui fait penser à l'obsession de Percival Bartlebooth, le personnage principal de La Vie mode d'emploi de Georges Perec, qui ne vit que pour l'entreprise désespérée qui consiste à peindre 500 aquarelles dans le monde entier, à les faire fixer sur autant de supports de bois qu'il demande à Gaspard Winckler de découper artistement en 750 pièces, pour passer le reste de sa vie à reconstituer les images ainsi décomposées. Il finira terrassé par une crise cardiaque au moment où la dernière pièce du puzzle (en forme de W) refusera d'entrer dans la dernière loge disponible (en forme de X).  

Au cours du temps, le monde de la connaissance s’est fragmenté en territoires de plus en plus nombreux, de plus en plus étroits et de plus en plus jalousement gardés (on appelle ça la "rigueur scientifique"). Il s’ensuit de cette évolution – mais ça, on le savait depuis quelques siècles (Pic de la Mirandole, 1463-1494, l’homme qui savait tout), ça n’a fait que s’aggraver au point de devenir ridicule – une pulvérisation à l’infini du paysage du savoir en options de toutes sortes. Impossible de reconstituer l'homogénéité, donc la signification de ce puzzle-là.

On ne s’aperçoit pas assez que l’unité du savoir est intimement liée à l’unité de la personne qui sait et de la société dans laquelle elle s’insère : si plus personne ne peut tout savoir, le monde de la connaissance devient un puzzle infernal, et la société se craquelle. L'exemple de Histoire mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron, illustre ce morcellement : le gâteau de l'histoire de France découpé en 122 parts (= chapitres) confiées à 122 "spécialistes". Belle image d'une France définitivement démembrée. Image aussi de l'individu qui a définitivement perdu le sentiment de sa propre unité. 

L’univers actuel de la connaissance est devenu un gigantesque hypermarché dans les rayons duquel l’amateur n’a qu’à circuler et pousser son chariot pour le remplir des marchandises qu’il préfère : tel yaourt de sociologie, tel pot de moutarde d’histoire, tel paquet de sucre d'économie orthodoxe, telle friandise de politologie, etc. Le savoir est devenu une marchandise comme une autre, et les chercheurs, les intellos, les travailleurs du ciboulot sont devenus de vulgaires producteurs de matière grise, sur un marché obéissant comme tout le monde à la loi de l’offre et de la demande, sachant que le sommet de l’offre est lié à la « notoriété » du producteur (c’est lui qui est en tête de la page Google, grâce au nombre de « requêtes »).

La réalité de ce système, c’est que plus personne n’est en mesure de comprendre la logique du fonctionnement global du dit système. La réalité, c’est que tous les intellos de toutes les chapelles science-humanistes courent comme des fous après la réalité du monde tel que le fabriquent les véritables acteurs, qui se moquent des théories et des concepts, parce que leur seule préoccupation demeure le pouvoir, la puissance et la richesse, ainsi que l’accroissement indéfini de ceux-ci. La vérité du système, c'est que plus aucun des éminents innombrables spécialistes qui nous font la leçon tout au long de France Culture n'est en mesure de nous dire ce que signifie le monde actuel dans sa globalité. Les intellos ont rejoint les politique dans l'impuissance à agir sur le réel.

Les science-humanistes viennent sur les lieux du crime après qu’il a eu lieu, pour constater le décès et procéder à l’autopsie du cadavre pour tenter d’en déterminer les causes. Non contents d’être les virgules dans le texte de l’histoire qui s’écrit, les science-humanistes de tout poil font les avantageux dès que l’oreille d’un micro ou l’œil d’une caméra leur offre sa tribune. Pris individuellement, ils peuvent être risibles ou passionnants, mais pris collectivement, aussi sérieux, sagaces et pertinents soient-ils, ils ne sont, dans l’histoire qui se fait, que des jean-foutre.

Les sciences humaines, telles que le monde actuel en a l’usage, n’aident plus à comprendre celui-ci : elles produisent des lumières tellement aveuglantes et éclatées qu’elles contribuent à son inintelligibilité. Chacun des intellos qui envahissent en troupes serrées les plateaux de radio-télé et les pages "Débats" de Libération, du Figaro ou du Monde vient en réalité chercher son « quart d'heure de célébrité » (Andy Warhol). Ils n'ont pas conscience qu'ils travaillent activement (sans en avoir conscience) à rebâtir un monument que la Bible a rendu célébrissime : la Tour de Babel. 

Voilà ce que je dis, moi.

Note : ce n'est pas un sociologue, mais bien l'écrivain Michel Houellebecq qui parle du "plan social" d'une envergure jamais vue, à propos de l'agriculture paysanne et de sa disparition programmée sous le rouleau-compresseur ultralibéral qui généralise l'industrialisation des métiers agricoles et le productivisme à outrance (mariage totalitaire du machinisme et de la chimie). Ici le sociologue ne sert à rien. Peut-être bien que Houellebecq ne sert pas non plus à grand-chose, mais au moins, il est moins chiant.

Moralité : seule la littérature est en mesure de réaliser l'unité du savoir.

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