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dimanche, 20 janvier 2019

HOUELLEBECQ

Je termine aujourd'hui ma "grande révision" des romans de Michel Houellebecq. Voici celui par lequel je suis finalement entré dans cette œuvre, unique dans la littérature française d'aujourd'hui. Des quatre billets d'origine (17 au 20 août 2011), j'ai fait un seul, trop long certes, mais dont j'ai éliminé énormément de graisse superflue. Il reste peut-être quelques bourrelets.

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Une amie avait prêté à H. La Carte et le territoire, le petit dernier de l’auteur controversé. Le livre était là, sur la table, inoccupé, il s’ennuyait. Je l’ai ouvert – avec réticence. Autant l’avouer : je craignais le pire. Eh bien tenez-vous bien, je n’ai pas regretté. Franchement, c’est une heureuse surprise. J’ai donc lu récemment La Carte et le territoire. J’ai trouvé ce livre réjouissant. 

L’action se passe aujourd’hui, ou peu s’en faut : il ne faut pas compter sur une reconstitution historique. Et l’époque, on entend la détestation. On sent que le narrateur ne peut pas la sentir. Et pour moi, ça tombe bien, c’est une attitude que non seulement je comprends, mais que je partage. Ce qui est vraiment bien, c’est que Michel Houellebecq, non seulement ne dit jamais « je » comme dans ces pseudo-romans que sont les soi-disant « auto-fictions », mais encore met en scène un personnage qui s’appelle Michel Houellebecq, qui meurt atrocement, soit dit en passant, dans la troisième partie. 

Le personnage principal, c’est l’artiste Jed Martin, fils de l’architecte Jean-Pierre Martin, à la riche et belle carrière d’architecte, qui a pris sa retraite, un jour. Le roman commence sur l’impossibilité de finir le tableau dont le sujet consiste en Jeff Koons et Damien Hirst, les deux artistes les plus chers du marché de l’art contemporain. Déjà, cette impossibilité de finir un pareil tableau me rend le livre sympathique. Ça ne suffit pas, mais ça aide. D’autant que le futur tableau s’intitule « Jeff Koons et Damien Hirst se partageant le marché de l’art ». 

Damien Hirst a réalisé l’œuvre d’art la plus chère de tous les temps, avec un véritable crâne humain recouvert de (environ) 8000 diamants authentiques. Il a, par cette « invention », gagné son bras de fer avec Jeff Koons. Ce dernier a dû chercher longtemps le moyen de se replacer au sommet du podium mais, apparemment, il n’a pas trouvé. Moralité : l’argent a eu la peau du sexe (cheval de bataille de Koons autour de 1992, voir la série de photos kitsch où Koons exhibe in vivo son membre à l'œuvre dans la Cicciolina extatique). 

Dit autrement : la marchandise a triomphé de la morale, puisque pour « heurter les sensibilités », exhiber une copulation in vivo est dépassé : il faut maintenant des diamants, et des diamants comme s’il en pleuvait. Et ça ne heurte même plus personne. C’est sans doute ce dont Michel Houellebecq est convaincu, au moins apparemment, car ce tableau, que Jed Martin finira d’ailleurs par détruire, symbolise l’escroquerie cynique et arrogante que constituent désormais, d'une part la gratuité obscène, voire pornographique (et je ne parle pas forcément de sexe), de certains "gestes artistiques" contemporains (Koons vs Hirst), d'autre part l’étalage sans vergogne des montagnes de fric (Arnaud vs Pinault) sous le nez même de ceux que l’ultralibéralisme racle jusqu’à l’os.

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Koons et Pinault : deux hommes d'affaires. 

"La carte et le territoire" est une expression qu’on rencontre deux ou trois fois dans les Essais de Philippe Muray (Les Belles Lettres, 2010), ainsi que dans Festivus festivus (Fayard, 2005, p.389) : « La fameuse distinction de la carte et du territoire était encore rassurante : c'était la distinction du réel et de l'imaginaire ; mais il n'y a plus de territoire, et c'est le peuple de la carte qui s'exprime. Sans drôlerie, comme de juste. Sans imagination. Ou qui ne s'exprime pas du tout, d'ailleurs ». Cela ouvre comme un horizon, une sorte de profondeur de champ, sur notre monde désormais entièrement artificialisé. 

Jed Martin a été photographe avant de virer peintre. Il a commencé par « trois cents photos de quincaillerie », avec « écrous, boulons et clefs à molette », tout ça en « lumière neutre », sur « fond de velours gris moyen ». Puis il a l’illumination, un jour où, sur une aire d’autoroute, son père lui demande d’acheter la carte Michelin du département. Ils sont dans la Creuse. Le passage vaut, comme on dit dans le Guide Michelin, le détour. 

« Cette carte était sublime ; bouleversé, il se mit à trembler devant le présentoir. Jamais il n’avait contemplé d’objet aussi magnifique, aussi riche d’émotion que cette carte Michelin au 150.000ème de la Creuse, Haute-Vienne. L’essence de la modernité, de l’appréhension scientifique et technique du monde, s’y trouvait mêlée avec l’essence de la vie animale. » C’est le coup de foudre. On ne comprend pas bien, mais le roman, c’est aussi ça. 

Donc Jed Martin est tombé amoureux des cartes Michelin. Il se fait une sorte de nom avec ses photos de cartes. Le titre de son exposition est d’ailleurs : « La carte est plus intéressante que le territoire ». Cela tombe bien : la Compagnie Financière Michelin est intéressée par cette mise en valeur inattendue. Et puis c'est l'occasion pour lui de tomber un peu amoureux d’Olga. Bref, je ne vais pas vous le refaire. Le premier thème du livre, c’est d’abord l’état du monde, pas brillant, on l’a vu. 

Le deuxième thème, c’est le monde de l’esthétique, ou plutôt le monde de la beauté. Le père est architecte : la beauté qu’il élabore reste lestée par l’ « utile », le fonctionnel, le monde concret. Il conçoit des stations balnéaires. Il peut y avoir de l’art dans l’architecture, mais par principe, ça n’encourage pas l’oiseau à déployer ses ailes, ou alors il s’agit d’un oiseau attaché au sol, trop lourd pour voler, en quelque sorte. D’ailleurs le père ne se gêne pas pour qualifier de « totalitaires » les élucubrations urbanistiques de Le Corbusier, sorte d'Albert Speer des démocraties, au sujet de Paris ou Rio de Janeiro. 

Jed, quant à lui, est un artiste. Il part de ses « objets de quincaillerie », dont l’exposition forme un « hommage au travail humain ». Il prend ensuite de l’altitude, avec les cartes Michelin, pour regarder le monde d’en haut, avec tout le sens conféré par les dessins, les formes, et puis surtout les noms. 

Puis il devient peintre, avec des tableaux qui représentent le monde, ou plutôt qui essaient de dégager une signification du spectacle du monde. Les titres disent quelque chose : « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique », « Aimée, escort-girl », « L’architecte Jean-Pierre Martin quittant la direction de son entreprise ». 

Wong Fu Xin, un essayiste chinois qui a travaillé sur le peintre, le voit « désireux de donner une vision exhaustive du secteur productif de la société de son temps ». Le roman, à travers le personnage de Jed Martin, parle bien du monde. Et il en dit quelque chose, qui a quelque chose à voir avec l’étriqué qui enserre l’humanité depuis que l’économique (pour ne pas dire le financier) est seul aux manettes. 

« Je veux rendre compte du monde… Je veux simplement rendre compte du monde ». C’est ce que répète Jed Martin qui, ayant pris de l’âge et marqué le monde de l’art de son empreinte, est interviewé pour la revue Art press. Pour dire, la dernière partie de son œuvre consistera, le matin, à poser son caméscope, à cadrer, par exemple « une branche de hêtre agitée par le vent », ou « une touffe d’herbe, le sommet d’un buisson d’orties, ou une surface de terre meuble et détrempée entre deux flaques ». Il déclenche, et vient récupérer son matériel le soir ou le lendemain. Il en tire par montage des « œuvres », « qui constituent sans nul doute la tentative la plus aboutie, dans l’art occidental, pour représenter le point de vue végétal sur le monde ». Le point de vue végétal sur le monde : cette trouvaille m’enchante. 

Il y aura aussi ces composants électroniques, qu’il asperge d’acide sulfurique pour « accélérer le processus de décomposition ». A la suite d’un long travail qu’il est inutile de détailler, il aboutit à de « longs plans hypnotiques où les objets industriels semblent se noyer, progressivement submergés par la prolifération des couches végétales ». 

Il fera subir un sort analogue à des photographies laissées à « la dégradation naturelle », puis à des « figurines jouets, représentations schématiques d’êtres humains ». On aura constaté que la place de l’homme, dans tout ça, est si réduite qu’elle a pour ainsi dire disparu.

Un autre thème apparaît au début de la troisième partie. Enfin, pas un « thème » : on change de roman, du moins en apparence. On était dans la « littérature », on entre dans le polar. L’écrivain Michel Houellebecq et son chien sont retrouvés, enfin, quand je dis « retrouvés », c’est beaucoup dire, car il n’y a plus que leurs têtes qui trônent sur des fauteuils, par la police, éparpillés aux quatre coins de la pièce, pas exactement « façon puzzle », comme dit Bernard Blier dans un des films français les plus célèbres de tous les temps. La façon dont les restes sont disposés évoque les toiles de Jackson Pollock, « mais un Pollock qui aurait travaillé presque en monochrome ». 

L’assassinat a duré à peu près sept heures, selon les enquêteurs. Cette scène de crime m’a fait penser à Un Lieu incertain de Fred Vargas, où on lit : « Comme si le corps avait éclaté ». La police patauge, au sens propre, jusqu’à ce que Jed Martin fasse part à Jasselin, le policier, de la disparition du tableau « Michel Houellebecq écrivain » dont il lui avait fait cadeau. 

Il y a des idées marrantes, dans cette troisième partie. Par exemple, l’auteur pensait-il à François Bégaudeau en créant un « brigadier Bégaudeau » qui face à la scène de crime se met à osciller sur lui-même : « il fallait juste aller le coucher c’est tout, dans un lit d’hôpital ou même chez lui, mais avec des tranquillisants forts » ? Par exemple, pensait-il à la « trilogie marseillaise » de Jean-Claude Izzo, en faisant boire à ses flics du whisky Lagavulin, comme celui que préfère Fabio Montale ? « Il est impossible d'envisager un travail de police sérieux sans une réserve d'alcool de bonne qualité (...) ».

« L’affaire est résolue », s’écrie Jasselin quand Jed Martin estime la valeur de son tableau à 900.000 euros. Il faut dire que l’exposition organisée par Franz a fait du peintre un homme très riche, qui peut acheter du jour au lendemain un vaste domaine. Trois ans plus tard, quand l’assassin est retrouvé (mort), le tableau est estimé à 12.000.000. Jed Martin est devenu une « valeur ». Il peut tout se permettre. 

Le dernier pan de ce livre que je voudrais retenir, c’est la relation au père, qui quadrille pour ainsi dire le roman. Et c’est un des beaux aspects du livre. Le père intervient comme une ponctuation. Le mot « intervient » est d’ailleurs impropre : disons qu’il est là, présent à intervalles réguliers, tous les 25 décembre pour être précis, c’est le jour de l’année où ils prennent un repas en commun, et un repas de fête, qui plus est. En général, ce n’est pas très gai. Mais ce n’est pas lugubre non plus. L’événement est présenté comme allant de soi : le fils passe avec son père le réveillon de Noël. C’est tout simple, ça ne se discute pas. 

C’est d’ailleurs intéressant, cette relation entre le fils et son père, car la mère est à peu près absente, simplement mentionnée comme un souvenir, mais un souvenir anodin. On apprend qu’à la vérité, elle s’est suicidée au cyanure. Cette absence de la mère change de l’habituelle dégoulinade de maternite aiguë dont sont atteints bon nombre de nos contemporains. 

Jed Martin est étonné quand son père déclare, au cours de leur premier repas du roman, « dans une brasserie de l’avenue Bosquet appelée Chez Papa », avoir lu deux romans de Michel Houellebecq : « C’est un bon auteur, il me semble. C’est agréable à lire, et il a une vision assez juste de la société. ». C’est vrai qu’ « il y a une petite bibliothèque à la maison de retraite ». Il a donc du temps pour lire. 

Le deuxième repas qu’ils partagent se passe chez le fils. D’abord en silence, au point que Jed s’assoupit. Et puis soudain : « Jed se figea. Ça y est, se dit-il. Ça y est, nous y voilà ; après des années, il va parler. » Cela ne viendra pas tout de suite, mais le père se met à parler. De lui, de son histoire, du choix de l’architecture, de l’organisation sociale, de la mère et de William Morris, le peintre d’un seul tableau (La Reine Guenièvre), de genre préraphaélite. Aussi architecte. Une belle scène, économe de moyens. Jean-Pierre Martin est malade, il le sait. Cette conversation lui tient donc lieu de testament, de chaîne de transmission, avant sa disparition prochaine. Et le fils recueille ce legs avec une grande attention. 

Eh bien voilà. C’est La Carte et le territoire, écrit par Michel Houellebecq, écrivain. 

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 29 mars 2015

IL N’Y A PAS DE "SCIENCE ÉCONOMIQUE"

1/2 

Parlant des économistes, qui a écrit ce qui suit ? 

« La "secte" disait-on du temps de Louis XV, pour ricaner des économistes et de leurs raisonnements compliqués. Le mot est extraordinairement juste : il s’agit, dès le départ, d’une secte qui rabâche un discours hermétique et fumeux. On les respecte parce que l’on n’y comprend rien. La secte révère les mots abscons, l’abstraction et les chiffres. On opine à ses contradictions. » 

Eh bien je vous le donne en mille : c'est un économiste. L’auteur s’appelle en effet Bernard Maris. Ce sont les premières lignes de son Houellebecq économiste (Flammarion, 2014, voir ici-même les 11 et 12 mars). C'est son dernier ouvrage paru avant l'assassinat. 

On comprend que Maris, qui vient d’être tué par un fanatique, en compagnie de Cabu, Wolinski et les autres de Charlie Hebdo, n’était pas fait pour s’entendre avec Jean-Marc Sylvestre, Eric Le Boucher et autres adulateurs fanatiques du libéralisme économique à outrance, qui vont sûrement lui reprocher de cracher dans la soupe ou de scier la branche sur laquelle la profession est assise, d'où elle jette les pavés contondants de ses oracles.  

Soit dit en passant, on sait que Cabu détestait les romans de Michel Houellebecq. Ce que confirme Dominique Noguez dans son Houellebecq, en fait (Fayard, 2003). Pour dire que l’équipe massacrée du journal était loin d’être monolithique.  

Qu’est-ce qu’il leur met, Bernard Maris, aux économistes ! Tiens, pour preuve, voici la suite : « Comme jamais, notre époque est gorgée d’économie. Et si elle fuit le silence, shootée à la musique des supermarchés et au bruit des voitures tournant sur elles-mêmes, elle ne se passe plus non plus des rengaines de la "croissance", du "chômage", de la "compétitivité", de la "mondialisation". Au chant grégorien de la Bourse, ça monte, ça baisse, répond le chœur des experts, emploi, crise, croissance, emploi. "Dismal science", disait outre-Manche Carlyle. Lugubre science. Diabolique et sinistre, l’économie est la cendre dont notre temps se couvre le visage » (pp. 13-14).  

Et si on trouve à la fin de son bouquin la phrase : « Il n’y a pas de science économique » (p. 146), il faut croire que c’est une conviction enracinée, puisque, toujours p. 14, il écrit, dans l’avoinée-maison dont il assaisonne le dos de ses confrères : « L’économiste est celui qui est capable d’expliquer "ex post" [drôle d’expression, je trouve, alors qu'on a le bien rodé "a posteriori" !] pourquoi il s’est, une fois de plus, trompé. 

Discipline qui, de science, n’eut que le nom, et de rationalité que ses contradictions, l’économie se révélera l’incroyable charlatanerie idéologique qui fut aussi la morale d’un temps ». 

Non, il n’y a pas de science économique. Tout au plus existe-t-il des recettes, des techniques, un catalogue de mécanismes, à la rigueur une méthodologie. Contrairement à l’astrophysique, mais comme toutes les « Sciences Humaines » (ethnologie, sociologie, psychologie, …), l’économie souffre d’un vice rédhibitoire : son incapacité congénitale à prédire. 

Très fortes pour dresser un inventaire du monde connu, c’est-à-dire d’événements, de situations passés, pour faire un tour méticuleux du donné et d’en agencer les morceaux en édifices conceptuels, elles sont gravement sourdes, aveugles et muettes sur le monde à venir. Très douées pour observer, elles sont infirmes à pronostiquer. 

Ce qui n'empêche nullement les économistes de vaticiner, d'augurer et de nous dire à satiété la bonne aventure, à coups répétés de « Il faut » incantatoires. L’objet des recherches, dans toutes les disciplines « humaines », appartient forcément à l’existant, c’est-à-dire au PASSÉ. 

L’humanité ne saurait en aucun cas tirer des « Sciences Humaines » des règles de vie en société ou des modèles pour des systèmes politiques valables pour l’avenir, car quand on a fait le tour de la dite humanité (tour à jamais incomplet au demeurant), on se rend compte que, dans les dizaines de milliers d’ouvrages produits par les chercheurs en « Sciences Humaines » au cours du temps, on trouve absolument TOUT, en même temps que LE CONTRAIRE DE TOUT. 

C'est ce qu'écrivait Paul Valéry à propos de l'histoire : « L'histoire justifie ce que l'on veut. Elle n'enseigne rigoureusement rien car elle contient tout et donne des exemples de tout. C'est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré » (Regards sur le monde actuel). 

Je suis d’accord. 

Voilà ce que je dis, moi.