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samedi, 09 mars 2019

JE HAIS LES SCIENCES HUMAINES

ÉPISODE 2

(voir épisode 1, le 27 février)

Je hais les sciences humaines, je l’ai dit, mais, comme j’espère qu’on l’a compris dans mon premier billet, c’est moins en elles-mêmes qu’à cause de l’usage effréné qui en est fait par la société en général et par les acteurs de la communication de masse en particulier, qui transforment ainsi le savoir universitaire en outil de propagande et de bourrage de crâne.

Il suffit de se retourner sur les bientôt quatre mois de « crise des gilets jaunes » pour voir à quels excès mène le recours massif des journalistes aux sociologues (est-ce la « France périphérique » ? la ruralité contre les métropoles ? les élites mondialisées contre les populations enracinées ?), aux historiens (est-ce une insurrection ? une jacquerie ? une révolution ?), aux philosophes et autres "science-humanistes".

Aujourd’hui, si plus personne n’a une compréhension claire et homogène de l’événement et de la situation, c’est tout bénéfice pour Emmanuel Macron, qui se frotte les mains (parfois pas trop discrètement, quand il traite les manifestants de « complices » des casseurs), grâce au Niagara de discours et d’interprétations qui a submergé les antennes et qui fait que toutes les interprétations, même les plus malveillantes, sont devenues possibles : si tout peut être dit, plus rien n'est vrai, et le poisson, méticuleusement "noyé", est mort. Ce rideau de fumée-là est diablement efficace. 

Soit dit en passant, quand même, on reste ahuri devant la violence, non seulement des casseurs, non seulement des policiers (vous avez dit LBD ?), mais aussi des juges qui ont vu passer les interpellés (la plupart "primo-délinquants" et "inconnus des services de police") en comparution immédiate et les ont durement assaisonnés, sans doute sur consigne du ministère (voir la circulaire publiée récemment).

Revenons à nos moutons. Je disais donc que je ne hais pas les sciences humaines en elles-mêmes. La preuve, c'est que j'ai lu, au cours de ma vie, un nombre appréciable d’ouvrages savants qui m’ont marqué, quelques-uns particulièrement, au point que je les considère, encore aujourd'hui, comme des points de repère sur une trajectoire. Les visiteurs de ce blog l'auront peut-être perçu au fil du temps. Pour les curieux, je cite quelques-unes de mes lectures un peu récentes le 4 juin 2016

Cela dit, il n’empêche que je vois dans l’extension et l'expansion du champ d’intervention des sciences humaines l’origine d’effets pervers non négligeables, qui tiennent à l’usage immodéré que la société en fait. Car au motif que « rien de ce qui est humain ne leur est étranger », elles ont introduit les ventouses de leurs tentacules jusque dans les plus infimes interstices de ce qui constitue la vie des gens ordinaires et l'ensemble des structures qui servent de cadre à leur vie sociale, pour nous expliquer leurs significations et nous dire d'un ton péremptoire pour quelles raisons valables il faut admettre ou dénoncer. 

Je ne crois pas dire de bêtise en affirmant qu’aucune société avant la nôtre ne s’est observée elle-même avec tant d’attention, et même de voyeurisme (et même de fatuité). L’inflation extraordinaire des connaissances autocentrées, souvent microscopiques, aboutit à un curieux résultat. On constate que plus la société se connaît, moins elle se comprend, et moins elle sait pour quoi et pourquoi elle existe. Plus les sciences humaines décrivent et expliquent les faits humains dans leurs moindres détails, plus le sens de tout ça devient inaccessible, nébuleux et confus.

Dans ce brouillard, rien de plus facile pour des « fake news » que de paraître vraisemblables, ouvrant un boulevard aux thèses complotistes. La société est comme un grand corps vivant, étendu sur un marbre d'autopsie, bardé de toutes sortes d'instruments intrusifs, sondes, électrodes, thermomètres, palpeurs, anémomètres, baromètres, stigmomètres, tensiomètres, autant d’instruments de mesures qui la dissèquent à tout instant « in vivo », à chaud, en « temps réel ».

Grâce aux innovations techniques, même les individus passent beaucoup de temps à s’observer, s’ausculter, mesurer leurs capacités, s’inquiéter du nombre de leurs pas quotidiens, de leurs pulsations cardiaques à l'effort, de leur VO²max et qui, à cette fin, connectent leur corps à des banques de données, via des appareils sophistiqués, pour savoir où se situer sur l’échelle des êtres vivants. Chacun est ici invité à s’évaluer en termes de performances, tout en s'exposant à des cupidités dont il n'a même pas idée (collecte et commercialisation des données personnelles).

La société n’a plus le temps de vivre : avec les sciences humaines, elle veut aussi se regarder vivre. Elle veut être à la fois le technicien preneur d'images et le comédien qui s'agite devant l'objectif. Elle s'interroge en permanence avec angoisse sur le bien-fondé des options qu'elle met en œuvre. Elle vit sous l’œil vigilant de caméras introspectives impitoyables, et ne cesse de faire des « selfies » (disons des autoportraits grandeur nature) : le moindre fait, le moindre agissement est immédiatement étiqueté dans une catégorie précise, et placé dans un compartiment prévu à cet effet, pour s’inscrire dans une « série » permettant à l’observateur patenté d’en fixer la signification et d’en suivre l’évolution. 

On tient d'incroyables comptabilités. On quantifie les suicides, la délinquance, etc. ; il y a des gens qui sont payés pour suivre dans les médias les chiffres des temps de parole respectifs des hommes et des femmes, des blancs, des noirs et des basanés, qui mesurent la "visibilité" des noirs ou des arabes (ça s'appelle la "diversité"), et pour alerter la société sur l'"injustice" que constitueraient d'éventuelles "sous-représentations" ; il y a aussi, dans la foulée, des gens qui voudraient donner à l'INSEE assez d'autorité pour sélectionner le personnel médiatique, au moyen de "quotas", pour qu'il "reflète" exactement la composition de la population française. Bientôt, si ce n'est pas déjà fait, ce seront les statisticiens qui exerceront le pouvoir, et la société sera gouvernée selon la règle des "échantillons représentatifs". Ce sera le règne des comptables.

Avec les sciences humaines, la société est devenue Narcisse. La culture du narcissisme (titre d’un ouvrage essentiel de l’Américain Christopher Lasch) ne s’est pas contentée de placer chaque individu devant un miroir, elle a gagné l’ensemble du corps social : comme Narcisse, la société se perd dans son propre reflet, qu’elle n’arrive évidemment jamais à saisir. Pour une raison évidente : le personnage d’Ovide, dans Les Métamorphoses, tend les mains vers cet « autre » qui n’en est pas un, et ce faisant, agite la surface de l’eau, si bien que ce n’est plus un reflet qu’il aperçoit, mais une infinité de fragments du reflet. Il ne sait plus auquel de ces fragments s'adresse son amour.

Le miroir a éclaté en mille morceaux, pulvérisant à la fois l'unité du visage de Narcisse et l’unité du corps social en autant de vérités parcellaires et mouvantes, dont aucune ne peut prétendre détenir une quelconque Vérité globale, incontestable et durable. La société s’est ici décomposée, comme l’a montré en son temps le débat sur l’identité française, chaque morceau du miroir tirant en quelque sorte la couverture à lui. A cet égard, on pourrait dire que les sciences humaines, ou du moins leur présence sociale médiatisée, participent au processus de morcellement de la nation : chacune y découpe un champ du savoir bien délimité qu’elle laboure consciencieusement, avec méthode, indépendamment de ses congénères. L'ensemble (je veux dire l'intérêt général) ? Tout le monde s'en fout. C'est le particulier qui a pris les commandes.

Le problème des sciences humaines, à ce stade, ce n'est pas chacune des disciplines prises isolément, bien sûr : c'est l'effet de masse et le rôle que cette masse joue dans l'évolution de la société, car il est indéniable qu'elles sont devenues un acteur à part entière de la fabrication de la société. Leur finalité de départ était "la connaissance de l'homme", détachée par principe de tout objectif concret. Elles voulaient être utiles, mais en tant que "recherche fondamentale", je veux dire désintéressée, gratuite, comme on oppose "recherche fondamentale" et "recherche appliquée". Pur savoir universitaire à la destination indéterminée, bien catalogué et rangé en ligne sur des rayons spécialisés, réservés à la catégorie des rats de bibliothèque passionnés. Cette belle idée (le définitif "gnôthi séauton" : connais-toi toi-même) a été pervertie.

En plus de leur finalité traditionnelle d'érudition, les sciences humaines sont devenues des instruments entre diverses sortes de mains. Les mains principales sont celles des militants associatifs et celles des responsables économiques et politiques, qui se sont tous rappelé, à un moment donné, le vieux dicton : « Savoir c'est pouvoir ». Des tas de gens se sont dit qu'ils avaient un moyen d'"améliorer la société", à condition que ce fût en leur faveur. Il y a plus de militantisme de combat que de curiosité "scientifique" dans l'usage que certains groupes font des sciences humaines.

Voilà, ce sera le thème de l'épisode 3, à paraître prochainement.

mercredi, 11 janvier 2017

LA GAUCHE COSMÉTIQUE 3

3/3 – Les nouveaux opprimés.

La gauche esthétique et cosmétique s'est introduite dans les consciences, et s'est reconvertie dans la "direction de conscience", vous savez, ce truc mis au point par l'Eglise catholique pour agir sur les individus, en particulier les femmes, par l'intermédiaire de leur confesseur. Le curé, chargé de la conscience des fidèles, était supposé conduire le troupeau de ses brebis dans la bonne direction en leur disant ce qu'il fallait ou non penser, en leur glissant dans l'oreille des « c'est très bien, mon fils » ou « ce n'est pas bien du tout, ma fille », et en leur donnant l'absolution, mais à condition qu'elles fissent pénitence, dissent leur acte de contrition, corrigeassent leurs mœurs et promissent de ne plus recommencer. La gauche cosmétique a adopté le principe mais, faute de curés, s'est tournée vers les juges, les tribunaux, le Code pénal. Il n'y eut plus d'encouragements, il n'est plus resté que le bâton.

Ayant délaissé l'essentiel au profit de l'accessoire et promu au premier rang de ses préoccupations l’attention portée aux relations entre les individus plutôt qu’aux archaïques, prosaïques et dépassés rapports de production, d’exploitation ou de domination de classe, on peut dire que la gauche cosmétique a inventé la moderne « police des mœurs », de la « police des mots », de la « police de la pensée », toutes au taquet pour surveiller comme du lait sur le feu la qualité du « vivre-ensemble », de la « solidarité », de la « tolérance », et prêtes à dénoncer la moindre infraction à ce code d’un nouveau genre sous l’appellation englobante et pratique de « discrimination » (voire pire). Si j'ose dire, "nous n'avons pas les mêmes valeurs" qu'auparavant.

Mieux : un peu comme dans l'ancienne RDA quadrillée par la Stasi, tout le monde s'est mis à surveiller et contrôler tout le monde, au nom de grilles de lectures corrigées, confectionnées par des sociologues, historiens, statisticiens, etc., mais aussi et surtout par de vigilants militants associatifs, activistes de toutes sortes de « causes », souvent influents car bien introduits tout près des lieux de décision. Les féministes se sont mises à guetter la moindre manifestation de machisme ou de sexisme, les juifs ont hurlé à l'antisémitisme, les homosexuels ont traqué le moindre signe d'homophobie, les musulmans se sont mis à l'affût de la moindre allusion islamophobe, les handicapés, obèses, noirs, nains, basanés, yeux bridés se sont mis à monter en épingle le moindre soupçon de discrimination (avec ses subdivisions "à l'embauche", "au logement", "au faciès", ...). Traqueur de "haine" est désormais un métier.

L'épiderme de chacune de ces « communautés » est devenu chatouilleux et d'une sensibilité d'écorché, et chacune n'a plus eu d'yeux que pour ses propres intérêts, klaxonnant dans les médias (très bien relayée par les journalistes) chaque fois qu'elle se sentait lésée, même si peu que ce soit : le « regard des autres » n'est pas encore un délit, mais ça ne saurait tarder (dans la cour de récré, les petites féministes de CE2 iront se plaindre : « Maîtresse, il m'a regardée ! »). 

Nul ne s'est inquiété de ce que pouvait devenir dans ces conditions le sentiment d'appartenance à la société française tout court. Les parties sont devenues plus importantes que le tout, enfin, pas toutes les parties, car il y a du favoritisme en la matière. Pendant ce temps, les puissants ont commencé à sourire, puis à ricaner, puis à rire grassement. En ce moment, ils se marrent à gorge déployée : tout le monde se dispute, tout le monde a oublié qu'ils existent et que c'est eux qui organisent le système et tirent profit des dissensions, ils peuvent dormir tranquilles.

Sous prétexte d'exiger le respect et le droit de ne pas être blessées dans leur être, les minorités, grâce à l'appui de la gauche morale, ont fini par devenir autant de pères fouettards, en se bâtissant sur l'obsession d'interdire à ceux qui ne sont pas d'accord le droit de dire qu'ils ne sont pas d'accord (cf. la citation rebattue de Voltaire : "je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais ..."), et de punir ceux qui osent le faire, au moyen d'autant de lois "ad hoc". Les minorités se plaignirent en se présentant comme des victimes. Leur lobbying intense fait qu'elles sont aujourd'hui habilitées à porter plainte. De la plainte à la plainte, il n'y a qu'une petite polysémie à franchir : les « victimes » (1) sont devenues de vraies parties civiles qui réclament justice, sans oublier les dommages-intérêts. Et pendant que toutes les piétailles se chamaillent, les puissants sont au spectacle : les débats "sociétaux" les arrangent. Ça les divertit, de voir les petits s'étriper. Et ça leur donne tout le temps de s'occuper de faire fructifier leurs affaires.

Cette gauche de langage adore créer légalement des délits verbaux pour punir ceux qui ne pensent pas comme elle et qui osent égratigner la susceptibilité de ses protégés. La droite n’est pas exempte de ce genre de dérive : si je me souviens bien, c’est elle qui a ajouté le « négationnisme » à la liste des délits passibles du tribunal, comme s'il était interdit ou impossible de raconter l'histoire ("détail" compris) autrement qu'elle s'est déroulée : franchement, on se demande, parce que, depuis que l'histoire existe, je ne suis pas sûr qu'un seul historien ait fait l'unanimité sur sa façon de la raconter. Cela n'a pas empêché le collège des censeurs modernes d'inscrire au Code pénal des infractions légales comme « sexisme », « homophobie », « islamophobie », « discrimination » « incitation à la haine » (« raciale » ou du fait de l’ « orientation sexuelle »).

Qu’on se le dise : la gauche, tel un chevalier blanc, se porte naturellement au secours des opprimés. Mais chose très étrange : elle a changé d’opprimés. Comme si l’oppression ancienne avait disparu (huit millions de pauvres, pourtant, cela devrait "interpeller"), ou qu’elle avait changé de visage. Autrefois, on luttait pour de meilleurs salaires et une redistribution plus équitable de la richesse produite. Autrefois, personne ne discutait la légitimité de la régulation de l’économie et des lois sur le travail.

Foin de ces vieilles lunes ! Vous pensez, maintenant on est cul et chemise avec les patrons. Alors aujourd’hui, des travailleurs désenchantés peuvent se battre pour que le Code du travail ne soit pas trop mis en pièces ou que leur usine ne soit pas fermée. Manuel Valls n'a-t-il pas lancé cette déclaration d’amour : « Entreprises, je vous aime ! » ? Les nouveaux opprimés (les minorités), ceux qui sont défendus devant les tribunaux par les avocats de cette gauche (lilliputienne à tout point de vue, mais supérieurement armée de lois), sont de l'espèce dont les puissants raffolent : celle qui ne risque pas de faire vaciller le socle de leur pouvoir, juste parce qu'aucun de ces malheureux ne songerait à faire de ces puissants la cible d'un procès, d'un débat ou même d'une simple interrogation.

La classe ouvrière et les exploités du capitalisme déchaîné peuvent aller se rhabiller et s’inscrire à Pôle emploi (fusion de l'Agence Nationale Pour l'Emploi, ex-ANPE, et de l'Assurance Chômage, ex-UNEDIC, résultat : huit millions de pauvres !). Place à la promotion des « droits des minorités » et du « vivre ensemble ». Au PS, on se fout éperdument de combattre pour de meilleures conditions de vie. Au PS, il n’y en a plus que pour le combat des juifs, des femmes, des immigrés, des homosexuels (n’oublions pas les bi-, les trans- et les inter-), des musulmans, des handicapés, etc. (catégories pas tout à fait ad libitum : il faut réussir l'examen de passage).

On parle à satiété de « retisser du lien social », de « refaire société », mais la vérité est qu’une société n'est pas une liste des minorités qui la composent : que fait-on de la masse des gens normaux, repérables au fait tout bête qu’ils ne sont protégés par aucun des signes particuliers dont ils pourraient se targuer pour se proclamer victimes ? Les militants des minorités, en luttant pour faire reconnaître la justesse de leur cause particulière, ignorent-ils l'effet dissolvant que la promotion de celle-ci a sur le ciment social ? L'effet d'exclusion que leur revendication (finalement identitaire) entraîne sur toutes les catégories qui ne sont pas celle pour laquelle ils militent ? Non, de ça, les minorités se foutent comme de l'an quarante. Leur cri de ralliement : nous d'abord ! Les autres s'il en reste !

Question annexe, quand les individus ne sont plus reliés aux individus qu'ils côtoient par des liens de nécessité (les anciennes sociétés rurales), quand l'interdépendance bien concrète qui les attachait les uns aux autres se fait très indirecte, ténue et, pour ainsi dire, abstraite (comme c'est le cas aujourd'hui dans nos sociétés trop complexes), que reste-t-il du sentiment d'appartenance ? Quand les "communautés", qui sont aussi, après tout, des composantes de la société, interviennent en tant que telles pour inspirer les lois, que reste-t-il de la société au sens fort ? Passons.

La vérité est que la « question des minorités » est en France un vulgaire produit d’importation, car si aux Etats-Unis elle est cruciale pour des raisons historiques, la France n’est pas logée à la même enseigne. Et des groupes de militants (« minorités agissantes ») se sont jetés sur le produit américain pour calquer sur ce modèle leur vision, leurs croyances, leurs réseaux, leur organisation, leur stratégie, leur comportement et leurs revendications, pour profiter de cette aubaine inespérée et finalement tirer la couverture à eux. Et ont fait en sorte que certaines parties du tout surpassent le tout en efficience et en pouvoir. C'est chose faite. La "société", au moins en tant que sentiment d'appartenance, est en lambeaux. Au moins en reste-t-il les structures administratives.

Les minorités ? La mise au point de leur discours et de leur argumentaire a été longue et laborieuse, mais a fini, avec l’aide de quelques « grands intellectuels » (des noms ! des noms !), par circonvenir les esprits des responsables de la gauche morale, qui ont alors inscrit ces « légitimes revendications » d’un nouveau genre sur leur programme électoral. C’est ainsi que le sociétal (forcément « progressiste et émancipateur ») a supplanté le social (les conquêtes sociales, "avantages acquis", "privilèges", ...), que le verbe a chassé le réel et que les représentations des choses ont détrôné les choses.

Plus personne de sérieux pour défendre « la France qui se lève tôt ». L'exploité se retrouve à poil (pensons à la désillusion des "chauffeurs Uber").

Enfin désencombrée de tous les laborieux, la gauche esthétique peut s’occuper du plus important : rester au pouvoir.

Plus pour longtemps j'espère, mais pour être remplacée par quoi ?

Voilà ce que je dis, moi.

(1) Il en est beaucoup d'authentiques, mais des victimes, on a parfois l'impression qu'il en tombe de partout. Le plus curieux dans cette promotion de la « victime » en icône des dégâts et des cruautés du monde contemporain, c'est qu'on entend venir, aussitôt après l'appellation, l'exigence, devenue presque "naturelle", d'un « dédommagement » sonnant et trébuchant. Ce quasi-corollaire véhiculé par l'air de notre temps ne laisse pas que de m'interroger gravement. 

jeudi, 01 novembre 2012

LA MALEDICTION DE LA CURIOSITE

Pensée du jour :

 

« L'intellectuel est si souvent un imbécile que nous devrions toujours le tenir pour tel, jusqu'à ce qu'il nous ait prouvé le contraire ».

 

GEORGES BERNANOS

 

 

Résumé : le champ des sciences humaines, fruits abondants de la curiosité de l'homme pour l'homme, est aussi vaste que l'humanité elle-même, mais encore plus morcelé, tronçonné, parcellisé et cloisonné (si c'est possible). Personne n'y comprend plus rien. Personne n'y voit plus goutte. Il fait plus noir que dans l'anus d'un nègre.

 

 

 

On se demande un peu ce qui explique cette prolifération de disciplines et de "sciences". Je me dis quant à moi qu'il ne faut pas chercher des poires sous un pommier et la main de ma soeur dans la culotte du zouave. Nous vivons dans un système industriel et technique voué au changement permanent. Quand ça bouge sans arrêt, impossible de fixer une quelconque définition. 

 

 

Ce changement incessant fait que le système est totalement incapable de se connaître lui-même, et qu'il est constamment obligé de réajuster sa connaissance de soi, s'il veut garder une chance de se gouverner. Est-ce qu'on ne peut pas dire que les sciences humaines découlent de cet effort ? Et que leur prolifération cancéreuse va avec l'accroissement et le creusement de l'ignorance à laquelle notre système est condamné ?

 

 

 

Le résultat, rétrospectivement prévisible, c’est que les disciplines intellectuelles qui consistent à décortiquer le fonctionnement et l’évolution des sociétés humaines et de l’esprit des individus n’ont jamais autant foisonné, et que quand il s’agit de faire appel à un spécialiste, quelle que soit la question soulevée, le journaliste ne sait plus où donner de la tête, tellement son carnet d’adresses ressemble à un bottin pour le nombre de pages.

 

 

Jamais autant qu’aujourd’hui, les sociétés n’ont rémunéré autant d’experts en toutes sortes de spécialités pour qu’ils auscultent les groupes humains d’une multitude de points de vue. Impossible d'allumer la radio ou la télé sans tomber sur de l'expert ou du spécialiste. Parce qu’en fait, chaque discipline, dès le moment qu’elle dispose d’un enseignement à l’université, n’a de cesse que de faire comme n’importe quel groupuscule trotskiste : se subdiviser en deux. Quel disciple n’aspire pas à devenir un maître ? Avec son école et ses adeptes bien à lui ?

 

 

Tenez, tapez « liste branches "sociologie" » sur Gogol, pour voir, allez sur wiki, et vous serez content du voyage. Rien que pour les méthodologies, vous avez l’embarras du choix : vous pouvez opter pour la « sociologie clinique, économique, historique, juridique, mathématique, politique, rurale, urbaine », et j’en oublie. Quant aux domaines d’étude, c’est la rafale de kalachnikov : « sociologie de l’art, des catastrophes, de la communication, de la connaissance, de l’éducation, de la famille, de l’imaginaire », et j’arrête, parce que trop c’est trop et qu’on a compris.

 

 

Et je n’ai pas parlé des « écoles », dont chaque maître à penser (DURKHEIM, WEBER, GURVITCH, BOURDIEU, ...) élève entre ses adeptes et le reste de la profession des cloisons étanches, et gare à eux s’ils vont voir ailleurs, comme on l’a beaucoup vu dans la psychanalyse : c’est l’excommunication. On ne dit plus "bondieuserie", on dit "bourdieusien" ("champ", "habitus", ...) : génuflexion conseillée, sous peine de ...

 

 

Prenez ce que vous voulez, histoire, « sciences [sic !!!] de l’éducation » (excusez-moi, je pouffe, c'est nerveux), économie, psychologie, prenez n’importe quelle « science humaine », vous tombez sur un champ d’étude si vaste et si « éparpillé par petits bouts façon puzzle » (BERNARD BLIER dans Les Tontons flingueurs), qu’il faudrait un cartographe de l’IGN pour que la poule retrouve chacun de ses poussins bien à sa place. Soit dit en passant, quelle prétention ne faut-il pas à des gens qui se prétendent sérieux pour s’intituler « chercheurs en sciences de l’éducation » ?

 

 

Conclusion ? Je m’en tiendrai à l’essentiel : déjà que dans les « sciences dures », un spécialiste en biologie moléculaire est incompétent en microbiologie ou en biochimie (malgré le "bio" commun aux trois), imaginez ce que ça donne, la parcellisation des tâches (cf. GEORGES FRIEDMANN) dans les « sciences molles » ! Sans parler de l’incroyable prétention à toutes ces dernières à se voir conférer le statut de « sciences » !

 

 

Je veux dire que, sans même parler de la « scientificité » (disons le mot) de ces disciplines, quel imposteur oserait prétendre qu’il est capable de faire la SYNTHÈSE de ce magma ? De proposer une explication globale ? Certainement aucun des « experts » ou « spécialistes » issus de l’une quelconque des spécialités.

 

 

L’explication de notre monde, qu’on se le dise, ne saurait en aucun cas venir d’un tenant de quelque discipline précise que ce soit. Il faudrait, pour avoir le sens de la chose, un PHILIPPE MURAY, un JACQUES ELLUL, une HANNAH ARENDT. Autrement dit un philosophe moraliste. Cela signifie à mes yeux que plus personne, parmi les médiocres et les bandits qui nous gouvernent, n’a de cap pour diriger le navire. Que plus personne n’est en mesure de dire où nous allons, ni même où il faudrait aller. A commencer par les "experts" et les "spécialistes". Plus ça va, moins nous y voyons clair.

 

 

 

La dernière preuve m'en a été fournie hier ou avant-hier chez MARC VOINCHET, sur France Culture, qui avait invité deux économistes (experts en « science économique », excusez-moi, je pouffe, c'est nerveux) pour parler de la crise. Ils n'étaient pas de la même "école". Chacun a pu parler en paix environ trois minutes vingt-deux secondes. Après, comme c'était sans doute trop, il a fallu que l'animateur s'interpose entre les ennemis pour éviter qu'il y ait du sang sur la moquette du studio. J'en conclus qu'on n'est pas sortis de la crise.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Allez, promis cette fois, à demain la dernière louche. Je vous assure que je n'y peux rien. Et surtout, je ne veux pas faire trop long. Enfin, j'essaie. Là, ce sera vraiment le dernier feu.