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mercredi, 16 octobre 2019

MON POINT DE VUE SUR LA POLICE ...

... FRANÇAISE. (1/2)

Intro

Il y a un problème avec la police en France, c’est certain, mais j’ai du mal à voir clair dans la situation. Les policiers manifestent parce qu'ils sont en colère. Ils ont sûrement  de bonnes raisons pour cela, mais ils ne sont pas les seuls. Regardez du côté des infirmiers, des services d'urgence, de la psychiatrie, de l'Education nationale, et même des pompiers (il paraît qu'il y a eu des affrontements pompiers-flics). De quoi se demander quel corps de métier n'est pas en colère. Je trouve même ça inquiétant, cette « convergence des colères » (pour pasticher une invocation à la mode dans certains milieux).

Rien de plus que citoyen ordinaire (spécialiste de rien du tout, mais toujours un peu aux aguets), j'essaie ici de mettre quelques réflexions noir sur blanc. 

D’un côté, des gens en uniforme, payés par l’Etat, envoient des tas de "balles de défense" qui font de gros dégâts parce qu'elles sont lancées "à tir tendu" (je traduis : "pour faire de vrais dégâts"), tabassent des gens (y compris pacifiques), bousculent des vieilles dames et donnent ainsi l’impression de se conduire comme des brutes cassant tout sur leur passage (il faudrait nuancer, mais).

De l’autre, quelques dizaines ou quelques centaines de délinquants et gangsters de diverses origines, masqués et armés, très rapides à la manœuvre, très bien entraînés, profitent d’une manif annoncée comme pacifique pour venir casser des centres-villes et piller des magasins de luxe, suscitant l’incrédulité du monde entier au spectacle des photos de guerre dans les avenues de Paris (« La France à feu et à sang »).

Entre les deux, une population ordinaire et normale, en général hébétée quand elle voit les images de tout le mal qu'elle n'a pas fait, venue marcher dans la rue, avec des banderoles et des mégaphones, pour donner son avis sur des mesures gouvernementales qui lui paraissent injustes.

Voilà, en gros, les données du problème : au centre, « la population », ceux que les journalistes adorent, dans les grands enterrements ou les grands drames, appeler « la foule des anonymes », qui vaque à des occupations plus ou moins politiques (= qui font leur métier de citoyens), cernée d’un côté par les incroyables forces – disproportionnées aux yeux de la simple raison – déployées par le gouvernement (ou l’Etat ?), cernée de l’autre par la violence avide de carnage de groupes – finalement très peu nombreux – accourus là pour faire la guerre.

1 – Liberté de manifester ?

Conséquence de cet affrontement : le silence imposé par la force aux voix qui s’élèvent des profondeurs du peuple pour dire sans violence leur souffrance ou leur refus. Le message qui en découle directement, c’est : « Fermez vos gueules, le peuple ! ».  

Car cette situation entraîne de fait l’interdiction de manifester dans les formes légales et légitimes, puisque ce que retiennent les images médiatiques, c'est le plus sanglant, le plus violent, le plus spectaculaire. Dans le jeu atroce du spectacle de tout comme condition de l'existence aux yeux des autres, les manifestants pacifiques ont tout à perdre. Car ceux qui manifestent n'ont, au départ, aucune mauvaise intention : ils veulent qu'on les entende. La surdité des "hautes sphères" est pour beaucoup dans la tentation de la violence. Dans la rue, les plus violents ne tiennent pas à se faire entendre, ils n'ont rien à demander : ce qu'ils veulent, ils le prennent par la force.

Les gilets jaunes l'ont eu dans l'os, et au-delà du supportable. Je ne cherche pas à savoir qui est le coupable ou à qui le crime profite, mais je remarque que le premier bénéficiaire visible est le gouvernement en place : les « black blocks » sont objectivement des ennemis du peuple et des copains du gouvernement. Est-ce que les policiers sont pour autant les amis du peuple ? On pourrait le penser en entendant les propos d'un gradé de rang moyen, proche de la retraite, entendu récemment sur France Culture (série "LSD"), mécontent en priorité de l'organisation de la police, et de la façon dont ses missions sont pensées. Mais si l'on s'en tient aux contusions, blessures et mutilations obtenues par LBD, on peut en douter.

Ce qui est sûr, c’est que la France présente au monde, dans ces circonstances, un visage absolument étrange, pour ne pas dire absurde. Comment se fait-il qu’à la moindre manifestation, le gouvernement mette sur le terrain sept ou huit milliers de gendarmes et de policiers (annoncés à son de trompe dans tous les canaux médiatiques), quand les gouvernements de nos voisins (Grande-Bretagne, Allemagne, …) – du moins d'après ce que j'en sais – en envoient quelques centaines ? Et des policiers et gendarmes français dotés de tenues, d’équipements et d’armes faits a priori pour mener, non des négociations sociales, mais des "guerres de basse intensité".

2 – Le pouvoir a peur.

Qu’est-ce qui motive la tenue de combat façon « robocop » des forces de police pour faire face à des manifestations de foules a priori pacifiques ? C’est, à mon avis, au-delà du mimétisme américano-centré, l’attitude mentale des autorités en place (légales : gouvernement, préfets, etc.) : le pouvoir a peur, il anticipe le pire. Cela crève les yeux : nos gouvernants, qu'ils soient élus, hauts responsables politiques ou hauts fonctionnaires, ont peur des Français.

Ils ont peur que la situation leur échappe, et qu'il se produise alors quelque chose qui les mettrait en danger ou dont ils devraient porter le chapeau. Je pose une question bête : s'ils n'avaient pas peur, pourquoi Emmanuel Macron et sa majorité auraient-ils, par voie législative, introduit dans le droit commun des mesures jusqu'alors réservées à l'état d'urgence ? Qu'on m'excuse, mais quand on est soucieux des libertés publiques, introduire l'urgence dans le droit commun, c'est une contradiction dans les termes.

On a l'impression que le pouvoir entre leurs mains ressemble à un fer rouge qu'ils ne savent pas comment empoigner. Je me suis d'abord demandé s'ils ne pétaient pas de trouille parce qu'ils sont clairement et complètement conscients des conséquences ultimes dévastatrices des politiques qu'ils sont chargés de mettre en oeuvre par leurs promesses, par leurs convictions et par leurs commanditaires. Rationaliser les tâches à toute berzingue et adapter la machine économique nationale en cavalant derrière les pays à bas coût de main d'œuvre, cela ne se fait pas sans dévastations sociales dans le pays. Bah, on verra après.

Ils anticipent le pire. Je me suis dit qu'ils mettaient tout en place pour se préparer à une terrible violence future : si la casse sociale induite par "les réformes" (les sacro-saintes réformes) se produit, il faut s'attendre à quelques "mécontentements". Et que ceux-ci, alimentés par l'avancée des "réformes", finissent par ressembler à de l'exaspération. Sait-on jamais ?

C'est peut-être pour ça que la préoccupation (normale en temps normal) de l'ordre public est devenue pour les récents pouvoirs en place une véritable obsession. C'en est au point que le général Richard Lizurey, directeur général de la gendarmerie, se plaint : « L'ordre public a hypothéqué le reste de nos missions » (interview dans Le Progrès du 15 octobre 2019). Ce propos rejoint celui du gradé de rang moyen proche de la retraite cité plus haut.

Ensuite, en les mettant en vrac, j'ai eu tendance à attribuer cette peur à la déconnexion intellectuelle et psychologique dont on a coutume d'accuser, avec raison, une classe politique vivant plus ou moins en vase clos, et qui les empêche de percevoir et de partager le sort commun des citoyens ordinaires : aussi bizarre que ça puisse paraître, tout se passe comme s'ils ne savaient pas à qui ils ont à faire.

Pour les responsables politiques français, les Français sont, pour faire court, des dossiers à traiter. Finalement, ils ont une vision abstraite de la citoyenneté et de la vie ordinaire. Tout ce qui outrepasse le contenu du dossier est illégal. Je plaisante, mais seulement à moitié.

Plus on se rapproche de l'altitude zéro (alias « le terrain », alias « on entre dans le dur », alias « on est dans le concret »), plus le message global des étages supérieurs de la société aux sous-fifres est que la population qui manifeste est un adversaire, une menace, qu’il faut traiter comme tels.

Plus le haut responsable consent à descendre de son empyrée, plus il s'attend à l'hostilité : quand Macron part en balade dans la France profonde, il est bien à l'abri, derrière un épais rideau de muscles policiers, et il ne se gêne pas pour paralyser toute la presqu'île (dernièrement à Lyon, pour je ne sais plus quel machin international).

Il faut, d’après la haute hiérarchie policière, se méfier du français moyen (craint-on d'éventuelles fraternisations type "bas-clergé-tiers-état" ?). C'est nouveau : le français moyen, voilà l'ennemi. Quand il manifeste, il faut s’attendre au pire (sous peine d’être traité de laxiste ou d’incompétent en cas de). La façon dont est pensée et conçue l'action de la police est selon moi l'expression de la peur des couches dirigeantes de la société.

Je veux dire que le Français moyen n’est pas un partenaire avec qui il serait légitime de discuter, mais un ennemi dont il faut à tout prix contrer le potentiel de nuisance. Et il n’y a pas besoin des « black blocks » pour cela : je n’oublie pas l’hallucinant cadre en acier soviétique qui avait entouré une manif contre les « lois El Khomri », qui avait obligé les protestataires à tourner autour du bassin de l’Arsenal (quai de Seine-Bastille et retour).

Le manège à manif n'est pas loin : il ne reste plus qu’à mettre tout ce beau monde sur un plateau tournant avec un air de musette, les flics autour et la CGT au milieu. Une sinistre farce, dans ma mémoire, à laquelle s’étaient prêtés les syndicats. 

Face aux manifs, le pouvoir se comporte en général, même sans les « black blocks », comme en face de forces dangereuses : le gouvernement sait que les mesures qu’il est en train de prendre sont « impopulaires ». Il prévoit logiquement le refus, mais il se prépare alors à un affrontement physique, comme s’il redoutait une révolution. Et c’est finalement le pouvoir qui, en mobilisant en masse des forces de l’ordre en tenue de combat, crée une atmosphère de guerre civile. Le pouvoir anticipe le pire, au détriment des réalités raisonnables et négociables. Et en l’anticipant, il le crée.

Je me demande si cette image d’une plèbe toujours prête à l’insurrection, propre aux représentations que s’en fait le pouvoir, n’est pas la nourriture « culturelle » qu'on fait ingurgiter à tous les futurs flics pendant toute la période de leur formation. Ira-t-on jusqu'à parler pour cela d'endoctrinement ? 

Je me demande si cette conception n'imprègne pas toute la chaîne de commandement : toujours s'attendre au pire. Je me demande si ce ne sont pas tous les membres des forces de l’ordre qui sont, après l’obtention de l’habilitation et une fois dans l’exercice pratique du métier, imprégnés de cet état d’esprit où domine la méfiance à l’égard de la population. La méfiance et l'hostilité du pouvoir à l'égard du peuple ressemble à un principe, à un dogme, à une philosophie globale.

Bref, je me demande si cette méfiance des pouvoirs et des forces détentrices de la « violence légitime » à l’égard des gens ordinaires n’est pas une simple construction mentale, une pure élucubration de quelqu’un qui a besoin de s’inventer un adversaire et de lui prêter a priori un potentiel de "violence délinquante", pour se prétendre autorisé à faire usage de la "violence légitime".

La population manifestante est ainsi revêtue par le pouvoir d’un costume chamarré d’énergumène déchaîné et de voyou potentiel prêt à tout casser et à « bouffer du flic ». Or, comme l’ont montré les embrassades chaleureuses qui ont suivi le 7 janvier et le 13 novembre 2015, celle-ci est toute prête à entretenir avec sa police une relation de respect, et même d’amitié. Ce genre d’occasion est rare et malheureusement éphémère. Tout revient vite à la « normale » (= au désamour). 

Il est loin, le temps de la « police de proximité », que regrette le gradé de rang moyen proche de la retraite, déjà cité.

A suivre.

samedi, 09 mars 2019

JE HAIS LES SCIENCES HUMAINES

ÉPISODE 2

(voir épisode 1, le 27 février)

Je hais les sciences humaines, je l’ai dit, mais, comme j’espère qu’on l’a compris dans mon premier billet, c’est moins en elles-mêmes qu’à cause de l’usage effréné qui en est fait par la société en général et par les acteurs de la communication de masse en particulier, qui transforment ainsi le savoir universitaire en outil de propagande et de bourrage de crâne.

Il suffit de se retourner sur les bientôt quatre mois de « crise des gilets jaunes » pour voir à quels excès mène le recours massif des journalistes aux sociologues (est-ce la « France périphérique » ? la ruralité contre les métropoles ? les élites mondialisées contre les populations enracinées ?), aux historiens (est-ce une insurrection ? une jacquerie ? une révolution ?), aux philosophes et autres "science-humanistes".

Aujourd’hui, si plus personne n’a une compréhension claire et homogène de l’événement et de la situation, c’est tout bénéfice pour Emmanuel Macron, qui se frotte les mains (parfois pas trop discrètement, quand il traite les manifestants de « complices » des casseurs), grâce au Niagara de discours et d’interprétations qui a submergé les antennes et qui fait que toutes les interprétations, même les plus malveillantes, sont devenues possibles : si tout peut être dit, plus rien n'est vrai, et le poisson, méticuleusement "noyé", est mort. Ce rideau de fumée-là est diablement efficace. 

Soit dit en passant, quand même, on reste ahuri devant la violence, non seulement des casseurs, non seulement des policiers (vous avez dit LBD ?), mais aussi des juges qui ont vu passer les interpellés (la plupart "primo-délinquants" et "inconnus des services de police") en comparution immédiate et les ont durement assaisonnés, sans doute sur consigne du ministère (voir la circulaire publiée récemment).

Revenons à nos moutons. Je disais donc que je ne hais pas les sciences humaines en elles-mêmes. La preuve, c'est que j'ai lu, au cours de ma vie, un nombre appréciable d’ouvrages savants qui m’ont marqué, quelques-uns particulièrement, au point que je les considère, encore aujourd'hui, comme des points de repère sur une trajectoire. Les visiteurs de ce blog l'auront peut-être perçu au fil du temps. Pour les curieux, je cite quelques-unes de mes lectures un peu récentes le 4 juin 2016

Cela dit, il n’empêche que je vois dans l’extension et l'expansion du champ d’intervention des sciences humaines l’origine d’effets pervers non négligeables, qui tiennent à l’usage immodéré que la société en fait. Car au motif que « rien de ce qui est humain ne leur est étranger », elles ont introduit les ventouses de leurs tentacules jusque dans les plus infimes interstices de ce qui constitue la vie des gens ordinaires et l'ensemble des structures qui servent de cadre à leur vie sociale, pour nous expliquer leurs significations et nous dire d'un ton péremptoire pour quelles raisons valables il faut admettre ou dénoncer. 

Je ne crois pas dire de bêtise en affirmant qu’aucune société avant la nôtre ne s’est observée elle-même avec tant d’attention, et même de voyeurisme (et même de fatuité). L’inflation extraordinaire des connaissances autocentrées, souvent microscopiques, aboutit à un curieux résultat. On constate que plus la société se connaît, moins elle se comprend, et moins elle sait pour quoi et pourquoi elle existe. Plus les sciences humaines décrivent et expliquent les faits humains dans leurs moindres détails, plus le sens de tout ça devient inaccessible, nébuleux et confus.

Dans ce brouillard, rien de plus facile pour des « fake news » que de paraître vraisemblables, ouvrant un boulevard aux thèses complotistes. La société est comme un grand corps vivant, étendu sur un marbre d'autopsie, bardé de toutes sortes d'instruments intrusifs, sondes, électrodes, thermomètres, palpeurs, anémomètres, baromètres, stigmomètres, tensiomètres, autant d’instruments de mesures qui la dissèquent à tout instant « in vivo », à chaud, en « temps réel ».

Grâce aux innovations techniques, même les individus passent beaucoup de temps à s’observer, s’ausculter, mesurer leurs capacités, s’inquiéter du nombre de leurs pas quotidiens, de leurs pulsations cardiaques à l'effort, de leur VO²max et qui, à cette fin, connectent leur corps à des banques de données, via des appareils sophistiqués, pour savoir où se situer sur l’échelle des êtres vivants. Chacun est ici invité à s’évaluer en termes de performances, tout en s'exposant à des cupidités dont il n'a même pas idée (collecte et commercialisation des données personnelles).

La société n’a plus le temps de vivre : avec les sciences humaines, elle veut aussi se regarder vivre. Elle veut être à la fois le technicien preneur d'images et le comédien qui s'agite devant l'objectif. Elle s'interroge en permanence avec angoisse sur le bien-fondé des options qu'elle met en œuvre. Elle vit sous l’œil vigilant de caméras introspectives impitoyables, et ne cesse de faire des « selfies » (disons des autoportraits grandeur nature) : le moindre fait, le moindre agissement est immédiatement étiqueté dans une catégorie précise, et placé dans un compartiment prévu à cet effet, pour s’inscrire dans une « série » permettant à l’observateur patenté d’en fixer la signification et d’en suivre l’évolution. 

On tient d'incroyables comptabilités. On quantifie les suicides, la délinquance, etc. ; il y a des gens qui sont payés pour suivre dans les médias les chiffres des temps de parole respectifs des hommes et des femmes, des blancs, des noirs et des basanés, qui mesurent la "visibilité" des noirs ou des arabes (ça s'appelle la "diversité"), et pour alerter la société sur l'"injustice" que constitueraient d'éventuelles "sous-représentations" ; il y a aussi, dans la foulée, des gens qui voudraient donner à l'INSEE assez d'autorité pour sélectionner le personnel médiatique, au moyen de "quotas", pour qu'il "reflète" exactement la composition de la population française. Bientôt, si ce n'est pas déjà fait, ce seront les statisticiens qui exerceront le pouvoir, et la société sera gouvernée selon la règle des "échantillons représentatifs". Ce sera le règne des comptables.

Avec les sciences humaines, la société est devenue Narcisse. La culture du narcissisme (titre d’un ouvrage essentiel de l’Américain Christopher Lasch) ne s’est pas contentée de placer chaque individu devant un miroir, elle a gagné l’ensemble du corps social : comme Narcisse, la société se perd dans son propre reflet, qu’elle n’arrive évidemment jamais à saisir. Pour une raison évidente : le personnage d’Ovide, dans Les Métamorphoses, tend les mains vers cet « autre » qui n’en est pas un, et ce faisant, agite la surface de l’eau, si bien que ce n’est plus un reflet qu’il aperçoit, mais une infinité de fragments du reflet. Il ne sait plus auquel de ces fragments s'adresse son amour.

Le miroir a éclaté en mille morceaux, pulvérisant à la fois l'unité du visage de Narcisse et l’unité du corps social en autant de vérités parcellaires et mouvantes, dont aucune ne peut prétendre détenir une quelconque Vérité globale, incontestable et durable. La société s’est ici décomposée, comme l’a montré en son temps le débat sur l’identité française, chaque morceau du miroir tirant en quelque sorte la couverture à lui. A cet égard, on pourrait dire que les sciences humaines, ou du moins leur présence sociale médiatisée, participent au processus de morcellement de la nation : chacune y découpe un champ du savoir bien délimité qu’elle laboure consciencieusement, avec méthode, indépendamment de ses congénères. L'ensemble (je veux dire l'intérêt général) ? Tout le monde s'en fout. C'est le particulier qui a pris les commandes.

Le problème des sciences humaines, à ce stade, ce n'est pas chacune des disciplines prises isolément, bien sûr : c'est l'effet de masse et le rôle que cette masse joue dans l'évolution de la société, car il est indéniable qu'elles sont devenues un acteur à part entière de la fabrication de la société. Leur finalité de départ était "la connaissance de l'homme", détachée par principe de tout objectif concret. Elles voulaient être utiles, mais en tant que "recherche fondamentale", je veux dire désintéressée, gratuite, comme on oppose "recherche fondamentale" et "recherche appliquée". Pur savoir universitaire à la destination indéterminée, bien catalogué et rangé en ligne sur des rayons spécialisés, réservés à la catégorie des rats de bibliothèque passionnés. Cette belle idée (le définitif "gnôthi séauton" : connais-toi toi-même) a été pervertie.

En plus de leur finalité traditionnelle d'érudition, les sciences humaines sont devenues des instruments entre diverses sortes de mains. Les mains principales sont celles des militants associatifs et celles des responsables économiques et politiques, qui se sont tous rappelé, à un moment donné, le vieux dicton : « Savoir c'est pouvoir ». Des tas de gens se sont dit qu'ils avaient un moyen d'"améliorer la société", à condition que ce fût en leur faveur. Il y a plus de militantisme de combat que de curiosité "scientifique" dans l'usage que certains groupes font des sciences humaines.

Voilà, ce sera le thème de l'épisode 3, à paraître prochainement.