xTaBhN

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

lundi, 24 avril 2017

CHRONIQUES DE PAUL JORION

JORION SE DEBARRASSER.jpg1/2 

Dans la vie, il n’y a pas que Saint-Simon, le cardinal de Retz (qui écrit lui-même parfois Rais) et leurs Mémoires. Je viens de lire le dernier livre paru de Paul Jorion. Il aime les titres à rallonge. Après Penser l’économie avec Keynes (billet des 28-29 sept. 2015) et Le Dernier qui s’en va éteint la lumière (billet des 28-29 mars 2016), voici Se Débarrasser du capitalisme est une question de survie. Il y rassemble un assez gros ensemble de chroniques (environ quatre-vingts) parues ici et là – principalement dans Le Monde, de 2008 (les subprimes) à aujourd’hui. Ce qui ressort principalement, une fois le livre refermé, c’est la prodigieuse cohérence du regard que l’auteur porte sur les choses de l’économie (j’excepte les quelques dernières chroniques, de portée plus « morale » ou « philosophique »).

Une chose est sûre : l’économie n’est pas une science. Un ensemble de techniques et de recettes ne suffit pas à faire une science. L'économie est définitivement infoutue de constituer une science, puisqu'il lui manque l'essentiel : la capacité de prédire la survenue d'un phénomène. Les principaux acteurs actuels de l'économie (financiarisée) se foutent pas mal de la réalité, puisqu'ils sont seulement des joueurs, et qu'ils ne font que parier. Pour preuve, les échanges financiers sur les matières premières atteignent à l'occasion quarante fois le volume effectivement produit. 

J’étais convaincu de tout cela avant même de connaître les travaux de Paul Jorion, pour la simple raison que les économistes, en même temps qu’ils font de l’économie, font en même temps, qu’ils le veuillent ou non, de la politique, puisque les modèles de systèmes économiques auxquels ils se réfèrent sont aussi, par force, des propositions d’organisation sociale et politique. Il ne saurait y avoir d’économie sans politique (de même, il n'y a pas d'historiens neutres, idem dans d’autres « sciences humaines »), puisqu'elle touche aux intérêts des personnes, donc a quelque chose à voir avec le pouvoir et sa distribution dans la société.

Cette évidence, qui fait l’objet d’une dénégation catégorique de la part des économistes « orthodoxes », amène Jorion à ne jamais écrire "science" économique sans guillemets. On n’est pas étonné non plus de voir l’auteur descendre en flamme, dans sa chronique du 27 septembre 2016, pp. 198-201, le livre de Cahuc et Zylberberg, Le Négationnisme économique (voir mon billet sur ce bouquin infâme au 4 octobre 2016), vulgaires bandits qui osent affirmer que l’économie est une science exacte, à égalité avec les vraies sciences « dures », authentiquement expérimentales, et qui se sert pour cela effrontément du livre de Naomi Oreskes et Erick Conway, Les Marchands de doute (voir billet des 26-27 février 2015). Le culot de Cahuc et Zylberberg consiste à faire faire une pirouette complète à l'argumentation d'Oreskes et Conway pour la retourner comme un gant - magie magie - en leur faveur. C'est à peu de choses près la définition psychiatrique de la perversion.

Jorion dénonce à bon droit l’arrogance des théories dominantes à présenter comme des mesures purement techniques des convictions foncièrement idéologiques, qui reposent en fin de compte sur le postulat que c’est l’homme qui est fait pour (et par) l’économie, et non l’économie qui doit avoir en vue le seul bonheur de l’humanité. Les théories économiques ne peuvent être politiquement neutres, étant par nature porteuses d'idéologie implicite. Le tour de passe-passe consiste à affubler l'idéologie du masque de la technique pure.

C’est sûr que quand Paul Jorion attaque les subtilités techniques de certains instruments économiques, je suis largué. Par exemple, si j’ai bien compris qu’il y a quelque chose de « diabolique », disons de profondément dangereux dans les « Credit Default Swaps » (CDS), mes connaissances en économie sont trop sommaires pour me permettre de remonter tout le fil de l’analyse qui mène à cette conclusion. De même pour ce qui différencie le CDO du CDO synthétique (instrument de dette) et diverses autres notions. Quoi qu'il en soit, je garde intactes les conclusions.

Après une introduction visant à légitimer la publication des chroniques en volume, Jorion répond aux questions de la revue Sciences critiques en 2016. A ce sujet, j’ai dit mon désaccord avec l’auteur (7 avril dernier) en ce qui concerne la façon dont il innocente la technique de ses conséquences désastreuses, refusant de voir en elle autre chose qu’une preuve du génie propre à l’humanité, au motif qu’il ne faut pas confondre l’instrument et l’usage qui en est fait par l’homme. Je réponds que si c'était le cas, cela voudrait dire que l'homme aurait inventé ses outils techniques sans jamais anticiper leurs destinations possibles. A-t-on idée ? C'est fort peu vraisemblable : fabriquerait-on en effet des outils, si l'on n'avait pas déjà une petite idée de ce à quoi ils pourraient servir ? Comme le dit Günther Anders, ce qui peut être fait sera fait. La conception et la fabrication de l'outil est inséparable de son usage, et même de tous ses usages possibles.

Ensuite, Jorion a regroupé ses textes en quatre chapitres, où ils se suivent dans l’ordre chronologique de parution : 1 - Que s’est-il passé ? 2 - Pourquoi cela s’est-il passé ? 3 - Les grands points de faiblesse. 4 - Que faire ? Un « épilogue » clôt l’ouvrage. On ne saurait être plus clair et pédagogique.

L’impression qu’a produite sur moi la lecture de ce livre, c’est que le monde actuel subit l'impitoyable dictature de l’économie. On assiste à la grande compétition de tous contre tous dans laquelle, face à une folle financiarisation qui s’est emballée comme un cheval furieux, le salaire et le salarié sont la seule et unique « variable d’ajustement » qui, si l’on considère le travail comme un « coût » et non comme un investissement ou comme une avance sur la valeur produite, tend à aligner sur les miséreux du Bangladesh (« Sommes-nous assez compétitifs face au Bangladesh ? », chronique du 17 mai 2016, p.253) la rémunération de tous ceux qui, y compris dans les pays « riches », ne possèdent que leur force de travail.

Globalement, le monde est moins pauvre, mais nous n’avons pas fini de voir exploser chez nous le nombre des pauvres. Les optimistes refusent de voir l'essentiel et de désigner les vrais responsables (huit individus possédant autant que la moitié pauvre de l'humanité), et font diversion en appelant ça "rééquilibrage", ajoutant à l'occasion "la roue tourne" ou "ce n'est que justice".

Ils refusent de voir à qui le crime profite, et profitera de plus en plus.

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 04 octobre 2016

CAHUC ET ZYLBERBERG, OU ...

… OU LE BANDITISME ÉCONOMIQUE 

Un certain Cahuc et un certain Zylberberg, deux économistes paraît-il, ont joint leurs fanatismes doctrinaires pour confectionner Le Négationnisme économique, un titre qui illustre à merveille un ouvrage déjà ancien de Viviane Forrester (L’Horreur économique, qui dénonçait les méfaits et la folie de l'économie ultralibérale, dont nos deux auteurs sont, comme bien on pense, de fervents thuriféraires), en même temps que l’imposture arrogante qui habite tout le courant des économistes faussaires, dont les théories tiennent aujourd’hui le haut du pavé dans les universités du monde entier, particulièrement aux Etats-Unis, et qui font régner leur ordre militaire dans la pensée économique. Le Négationnisme économique, de Cahuc et Zylberberg ? Un vrai Coran, une authentique Charia, une fatwa véritable, édictée par deux ayatollahs enragés.

Des faussaires qui, détenant le pouvoir et dictant leur Vérité au monde, ont l’incroyable culot de se présenter comme les victimes des contestataires qu'ils persécutent (les « économistes atterrés », par exemple, ou Paul Jorion, dont ils ont eu la peau à l’université libre de Bruxelles), parce que ceux-ci ont le toupet de mettre en doute le bien-fondé de la doxa ultralibérale, celle même qui conduit les peuples de l’Europe à leur perte (voir le traitement infligé à la Grèce). 

Je ne lirai pas le livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg. Il me suffit d’avoir entendu le premier, invité l’autre jour sur une antenne du service public, débiter longuement ses certitudes en acier trempé, pour être dissuadé d’en faire la dépense.

Autant le dire d’entrée : l’insupportable klaxon publicitaire que les auteurs ont placé dans ce titre (le mot « négationnisme », qui claque aussi fort au vent médiatique que « crime contre l'humanité ») dénonce à lui seul leur volonté de frapper l’opinion publique à l’estomac (comme jadis la littérature, sous la plume de Julien Gracq). Vous dites « négationnisme » ? « Position idéologique qui consiste à nier l’existence des chambres à gaz utilisées par les nazis dans les camps d’extermination » (Grand Robert 2001, qui fait apparaître le mot en 1990, sans doute au moment de la loi criminalisant la chose, je n'ai pas vérifié). Une transposition brutale du terme de l'univers de l'extermination nazie dans le domaine de l'économie ordinaire, voilà la première imposture.

La deuxième, dans les propos du sieur Cahuc, consiste à se placer sous l’égide protectrice du formidable livre de Naomi Oreskes et Patrick Conway, Les Marchands de doute (j’en ai parlé ici), et d'amalgamer les économistes hétérodoxes aux industriels du tabac, qui soudoyaient des scientifiques peu regardants pour nier « scientifiquement » les risques que la substance fait courir à ses usagers. Comme si les "économistes atterrés" avaient les mêmes intentions inavouables, les mêmes prétentions, mais surtout les mêmes moyens financiers de pression que les Philippe Morris et consort.

La troisième et plus grosse imposture, celle qui disqualifie toute la démarche des deux auteurs, c’est quand Cahuc soutient mordicus que le premier tort des « atterrés » et de toute cette engeance est de présenter la science économique comme une simple « science humaine » (ce que la ’pataphysique qualifie de « science inexacte »), et non comme une « science dure », ce qu’elle est indubitablement, selon lui.

Alors comme ça, monsieur Cahuc, l’économie serait une science exacte ? Une « science expérimentale » ? Avec protocole expérimental en double aveugle et tout le toutim ? C’est évidemment se foutre du monde, monsieur Cahuc. Et pour une raison simple : les sciences exactes ont une particularité, celle d’être capables de prédire ce qui va se produire, c’est-à-dire, si possible, avant que cela se soit produit.

Alors monsieur Cahuc, puisque vous êtes si fort, allez-y ! Allez-y donc ! Prédisez ! J’attends. Mais je peux toujours attendre. Combien de vos semblables ont prédit dès 2007 la « crise des subprimes » ? Je peux citer deux noms : Paul Jorion et Nouriel Roubini, qui, en se contentant d'observer les mécanismes à l'oeuvre dans le marché immobilier américain, et en disposant exactement des mêmes données que tout le monde (mais sans doute en les sélectionnant différemment), ont annoncé la catastrophe. Il y en a sans doute d’autres qui ont alors vu juste. En revanche, la crise de 2008 est tombée brutalement sur la tête de tous les autres savants « économistes orthodoxes », vous savez, ceux pour lesquels vous militez avec tant d’assurance, monsieur Cahuc.

Conclusion : les économistes « orthodoxes » sont aveugles, sourds, paralytiques (et malheureusement pas muets) et ne sont capables d’expliquer les phénomènes que le lendemain de leur survenue. Les économistes orthodoxes sont de vulgaires idéologues, donc des propagandistes. Comme l’écrit Bernard Maris dans Houellebecq économiste : « L’économiste est celui qui est toujours capable d’expliquer ex post pourquoi il s’est, une fois de plus, trompé ». Ajoutant : « Discipline qui, de science n’eut que le nom, et de rationalité que ses contradictions, l’économie se révélera l’incroyable charlatanerie idéologique qui fut aussi la morale d’un temps ». Et ce n’est pas moi qui le dis, c’est un orfèvre en la matière. Assassiné un certain 7 janvier.

Prétendre que l’économie est une science exacte est un énorme bluff, pour la raison simple qu’il n’y a pas d’économie sans choix et décisions politiques, et que les événements politiques sont éminemment imprévisibles et imprédictibles. En fait de « négationnisme économique », Cahuc et Zylberberg en connaissent un fameux rayon de bicyclette, et leur ouvrage est une éclatante et exacte illustration de la perversion qu’ils dénoncent. Le négationnisme ici est de nier qu'il y ait une once de politique dans l'économie.

Contre ce banditisme économique, le verdict d’Ubu est sans appel : « A la trappe, Cahuc, Zylberberg et leurs complices ! ». Il n'y a pas de controverse : c'est une guerre.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : je viens d'entendre, sur la même radio de service public, un certain Jean-Marc Daniel, adepte lui aussi de la scientificité de l'économie. Il a une comparaison résolument - involontairement - comique, faisant de l'économie une science analogue à la géologie, qui est classée parmi les sciences dures. Au prétexte que les géologues connaissent les sols, leur nature et leurs caractéristiques dans leurs moindres détails, en largeur et dans la profondeur, mais sont incapables de prédire la date du « Big One » qui anéantira la Californie, dit-il. Pareil pour l'économie. Cette objection, qui semble solide comme un roc, est encore un énorme bluff. Les économistes, à commencer par les ultralibéraux, sont d'invétérés joueurs de poker.

Car les géologues savent qu'ils sont dans la science dure tant qu'ils analysent de la matière inerte (de la matière morte si l'on veut, comme dans la médecine légale), mais ils refusent comme des ânes butés d'annoncer le moment exact d'événements futurs (séismes, éruptions, etc.), comme aucun médecin ne se hasarderait à dire à quelle date et à quelle heure le malade mourra. Le médecin ne décèle les causes de la mort que quand elle s'est produite. Encore une fois, la raison de cette timidité est d'une simplicité et d'une justesse angéliques : les géologues reconnaissent bien volontiers qu'ils sont incapables de prédire des dates de séismes parce qu'ils savent (et disent) qu'ils ne savent pas tout. Ils ne disposent pas de l'intégralité des données qui leur permettraient une telle prédiction, qui perdrait alors son caractère prophétique pour devenir une prévision, comme on peut affirmer que l'eau portée à 100°C entrera en ébullition (au niveau de la mer).

Pour prédire un événement ou un phénomène, il faut disposer en effet de TOUTES les données (d'où la rigueur des protocoles en double aveugle), et les géologues reconnaissent bien volontiers qu'ils n'auront jamais en main la TOTALITÉ des données nécessaires pour les autoriser à prévoir les résultats des mouvements qui agitent en permanence notre planète vivante, tant que celle-ci sera vivante. De même, les spécialistes d'astrophysique se gardent d'exprimer des certitudes : ils en sont à chercher des preuves de vie sur des exoplanètes dont l'essentiel leur échappe. Quand les économistes se décideront-ils à présenter des preuves ? Le jour des calendes grecques, sachant que dans le calendrier grec, il n'y a pas de calendes. Si l'humanité reste humaine, si la planète humaine reste vivante, les économistes ne disposeront JAMAIS de la totalité des données qui leur donnerait la clé de l'avenir. Car Monseigneur le Temps et son Altesse la Vie leur échappent.

Quand les économistes orthodoxes accepteront-ils de reconnaître qu'ils ne disposent pas d'assez de données pour faire de leur domaine une science exacte ? L'économie ne sera jamais une science exacte : tant qu'il y aura de l'humain, il y aura du politique dans l'économique, éternellement inséparables. Éternellement imprévisibles. La vie n'est pas scientifique.