mercredi, 21 juin 2017
LIRE LES MÉMOIRES DE S.-S.
Louise de Priel, maréchale de la Motte-Houdancourt.
De quoi sont faits les Mémoires de Saint-Simon ? Ayant tant soit peu avancé dans cette traversée au long cours, je commence à en avoir une idée assez nette : on voit se succéder les campagnes militaires, invariablement commencées en avril-mai et terminées en octobre-novembre ; des anecdotes plus ou moins croustillantes ou mémorables ; les portraits des gens auxquels l’auteur accorde un intérêt ou de l’importance ; les manèges, manœuvres, manigances et intrigues de la cour ; les démêlés de l’auteur en personne avec divers personnages (duc de Luxembourg au sujet des préséances). L'essentiel, à la cour, est de paraître constamment au courant de tout : c'est le règne de la "conversation". Et l'on peut compter sur le mémorialiste pour tout faire pour se tenir au courant.
On trouve aussi la généalogie méticuleuse (parfois interminable) des lignées de premier ou de second plan, avec à chaque fois mention du déluge des noms, des parentés et des unions, et jugement sur la basse extraction des uns ou la grandeur des autres, mais aussi sur la légitimité des prétentions. Il arrive à Saint-Simon de faire sa révérence à telle grande famille en remontant son fil jusqu'au XI° siècle, signe de haute noblesse. Et quand il ne peut remonter que jusqu'à 1350, on sent que sa plume fait sur le papier une moue de dédain. Il tient aussi une rubrique nécrologique soigneuse au fur et à mesure des décès de divers courtisans, agrémentée de l’intensité des regrets ou du soulagement que ceux-ci laissent en partant, ainsi que des éventuels problèmes ayant marqué leur succession.
Certains récits sont passionnants : la longue imposture du duc de Vendôme à la tête de l’armée, qui consiste à faire valoir ses moindres actions militaires dans des courriers dithyrambiques, à entraver en Italie le génie militaire du duc d’Orléans, finalement obligé d’abandonner l’Italie aux armées de l’empereur d’Autriche, puis, en Flandre, à essayer de faire retomber sur le duc de Bourgogne, petit-fils légitime du roi et « héritier nécessaire de la couronne », la responsabilité des revers essuyés par l’armée française, aidé en cela par une « cabale » redoutable, sorte de complot fomenté par un petit nombre de gens haut placés, au premier rang desquels on trouve le duc du Maine, fils naturel de Louis XIV, dont Saint-Simon dénonce à plusieurs reprises la manifeste préférence de Louis XIV pour ses enfants bâtards (enfants de l'amour) et l'obstination du roi à leur donner la préséance sur les "fils de France" et les "princes du sang". Il va jusqu'à parler quelque part de « cette souillure de la bâtardise qui me faisait horreur ».
On sent par ailleurs que Saint-Simon n’a que mépris pour madame de Maintenon : d’abord à cause de sa basse extraction (elle fut l’épouse obscure de Scarron, qu’il lui arrive de nommer « madame Scarron, devenue reine »). Ensuite et surtout à cause de son appétit de pouvoir et de l’habileté diabolique avec laquelle elle a étendu son emprise sur l’esprit de Louis XIV, qui ne prend aucune décision sans en référer à elle. L’auteur évoque remarquablement la volonté de la reine de tout régenter (indirectement) à la cour de Charles V d’Espagne (petit-fils du roi), en se servant de la princesse des Ursins, qui est à sa dévotion.
Je viens d’achever le passionnant récit où Saint-Simon raconte comment, secondé par Besons, il s’y est pris (on est alors en 1710) pour que le duc d’Orléans, neveu du roi, abandonne sa maîtresse madame d’Argenton, avec laquelle il entretient une liaison scandaleuse aux yeux de tous, pour revenir auprès de son épouse légitime. Il finit par le convaincre – et il faut voir avec quel déploiement d’éloquence ! – qu’au regard de sa proximité avec le roi et des éventuelles responsabilités qu’il aura à exercer dans l’Etat (dont il est un des premiers personnages, au point d'exercer la Régence à la mort du roi), il est nécessaire de faire le sacrifice de son puissant amour.
Il faut vraiment lire les moments, palpitants et pathétiques, où le duc, conscient de la nécessité et ayant fait part de sa décision au roi (à la grande satisfaction de celui-ci), mais torturé jusqu’au fond de l’âme, se laisse aller à l’immensité de sa souffrance : « Alors vaincu par sa douleur, sa voix s’étouffa, et il éclata en soupirs, en sanglots et en larmes. Je me retirai dans un coin ». Même les princes peuvent éprouver de vrais sentiments.
Ce qui ressort aussi de cette lecture, entre beaucoup d’autres choses, c’est l’omniprésente préoccupation du « rang » des membres les plus éminents de la cour, parmi lesquels il faut évidemment compter Saint-Simon lui-même. Les notations au sujet des « fauteuils », des « chaises à dos » ou des « tabourets des grâces », sur lesquels on a droit ou non de s’asseoir en présence du roi ou des plus hauts personnages sont constantes. En présence de qui le roi reste-t-il debout ? En chapeau ou découvert ? Qui a droit de « manger et d’entrer dans les carrosses » ? En présence de qui le roi reste-t-il assis, se lève-t-il, va-t-il accueillir à la porte, à l’escalier ?
Ce qu’on a aujourd’hui bien du mal à comprendre est cette méticulosité dans l’attention apportée au respect des rangs, des hiérarchies, des préséances, et la conclusion que j’en tire personnellement est qu’une telle obsession a quelque chose d’enfantin. C'était sans doute le but recherché par le roi : quand on prête une attention aussi grande à ces tout petits détails, on ne pense pas à fronder.
Le très long reportage que nous livre Saint-Simon jette une lumière crue sur un monde faisandé jusqu’au cœur, tenaillé par des jalousies de toutes sortes, muselé et tenu en laisse par un souverain absolu, mais vieillissant, lui-même savamment gouverné par une femme assoiffée d’influence et de pouvoir.
On s’explique mal qu’il ait fallu presque un siècle pour que ce monde soit balayé. En tout cas, Saint-Simon ne nous laisse rien ignorer des petitesses et des misérables cruautés auxquelles peuvent descendre des gens prétendant à ce point à la grandeur : « Pour tout le reste du monde, c'était une cour anéantie, accoutumée à toutes sortes de jougs et à se surpasser les uns les autres en flatteries et en bassesses ».
Une curiosité de cette lecture est de voir l’auteur déplorer à maintes reprises l’avilissement des dignités. Très imbu de sa propre dignité de « duc et pair » et de « chevalier de l’ordre », très à cheval sur la légitimité des prétentions, il n’oublie jamais de mentionner l’année de la promotion de tel ou tel, et ne peut s’empêcher de regretter la confusion des vrais mérites dans laquelle le roi laisse, à la fin de son règne, tomber l’attribution des titres. De même, il désapprouve le roi quand il accorde le bâton de « maréchal de France » à des gens qui ne le méritent pas, tel Villeroy après la défaite de Malplaquet, heureusement secondé par l’intègre et prestigieux Boufflers qui réussit à sauver le gros de l’armée en organisant une magnifique retraite, qui lui vaudra des louanges unanimes.
La cour de Louis XIV ? Un panier de crabes dans un bac à sable.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature française, duc de saint-simon, mémoires de saint-simon, louis xiv, madame de maintenon
mardi, 04 avril 2017
LOUIS XIV EN COLÈRE
Marguerite-Louise de Béthune, duchesse du Lude.
LA GRANDE (ET SEULE CONNUE) COLÈRE DE LOUIS XIV
Où l’on voit le roi Louis XIV « percé jusques au fond du cœur d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle » (Le Cid, I, 6). Il a placé le maréchal de Villeroy à la tête de son armée, juste pour pouvoir donner au duc du Maine, son fils « naturel » (= bâtard), le commandement de l’aile gauche des troupes. Malgré les ordres maintes fois réitérés de Villeroy, le duc du Maine n’ose pas attaquer, alors même que son avantage est énorme et amènera une victoire certaine, et que les hommes piaffent d’impatience d’en découdre (« … son aile en ordre et qui y était depuis longtemps et pétillait d’entrer en action »). Il laisse stupidement passer cette occasion de gloire. Toute la cour est bientôt au courant, mais nul n’a le courage ou la franchise d’informer le roi de la lâcheté de son fils. Il finit par avoir quelques soupçons, et s’adresse pour en avoir le cœur net à La Vienne, un des quatre premiers valets de chambre, connu pour son, disons, "manque de subtilité".
« Celui-ci montra son embarras, parce que, dans la surprise, il n’eut pas la présence d’esprit de le cacher. Cet embarras redoubla la curiosité du roi et enfin ses commandements. La Vienne n’osa pousser plus loin la résistance ; il apprit au roi ce qu’il eût voulu ignorer toute sa vie, et qui le mit au désespoir. Il n’avait eu tant d’embarras, tant d’envie, tant de joie de mettre M. de Vendôme [autre bâtard royal, légitimé par le roi] à la tête d’une armée que pour y porter M. du Maine. Toute son application était d’en abréger les moyens en se débarrassant des princes du sang par leur concurrence entre eux. Le comte de Toulouse, étant amiral, avait sa destination toute faite. C’était donc pour M. du Maine qu’étaient tous ses soins. En ce moment il les vit échouer, et la douleur lui en fut insupportable. Il sentit tout le poids du spectacle de son armée, et des railleries que les gazettes lui apprenaient qu’en faisaient les étrangers, et son dépit en fut inconcevable.
Ce prince, si égal à l’extérieur et si maître de ses mouvements dans les événements les plus sensibles, succomba sous cette unique occasion. Sortant de table, de Marly, avec toutes les dames, et en présence de tous les courtisans, il aperçut un valet du serdeau qui, en desservant le fruit, mit un biscuit dans sa poche. Dans l’instant, il oublie toute sa dignité, et sa canne à la main, qu’on venait de lui rendre avec son chapeau, court sur ce valet qui ne s’attendait à rien moins, ni pas un de ceux qu’il sépara sur son passage, le frappe, l’injurie et lui casse sa canne sur le corps ; à la vérité, elle était de roseau et ne résista guère. De là, le tronçon à la main et l’air d’un homme qui ne se possédait plus, et continuant à injurier ce valet qui était déjà bien loin, il traversa ce petit salon et une antichambre, et entra chez madame de Maintenon où il fut près d’une heure, comme il faisait souvent à Marly après dîner. Sortant de là pour repasser chez lui, il trouva le P. de la Chaise. Dès qu’il l’aperçut parmi les courtisans : "Mon père, lui dit-il fort haut, j’ai bien battu un coquin et lui ai cassé ma canne sur le dos ; mais je ne crois pas avoir offensé Dieu". Et tout de suite lui raconta le prétendu crime. Tout ce qui était là tremblait encore de ce qu’il avait vu et entendu ; la frayeur des spectateurs redoubla à cette reprise ; les plus familiers bourdonnèrent contre ce valet ; et le pauvre père fit semblant d’approuver entre ses dents pour ne pas irriter davantage, et devant tout le monde. On peut juger si ce fut la nouvelle, et la terreur qu’elle imprima, parce que personne n’en put alors deviner la cause, et que chacun comprenait aisément que celle qui avait paru ne pouvait être la véritable. Enfin tout vint à se découvrir ; et peu à peu et d’un ami à l’autre, on apprit enfin que La Vienne, forcé par le roi, avait été cause d’une aventure si singulière et si indécente.
Pour n’en pas faire à deux fois, ajoutons ici le mot de M. d’ Elbœuf, tout courtisan qu’il était. Le vol que les bâtards avaient pris lui tenait fort au cœur, et le repentir peut-être de son adoration de la croix après M. de Vendôme. Comme la campagne était à son déclin et les princes sur leur départ, il pria M. du Maine, et devant tout le monde, de lui dire où il comptait servir la campagne suivante, parce que, où que ce fût, il y voulait servir aussi. Et après s’être fait presser pour savoir pourquoi, il répondit que "c’est qu’avec lui on était assuré de sa vie". Ce trait accablant et sans détour fit un grand bruit. M. du Maine baissa les yeux et n’osa répondre une parole ; sans doute qu’il la lui garda bonne ; mais M. d’ Elbœuf, fort bien avec le roi, était d’ailleurs en situation de ne s’en soucier guère. Plus le roi fut outré de cette aventure, qui influa tant sur ses affaires, mais que le personnel lui rendit infiniment plus sensible, plus il sut de gré au maréchal de Villeroy, et plus encore madame de Maintenon augmenta d’amitié pour lui. Sa faveur devint depuis éclatante, la jalousie de tout ce qui était le mieux traité du roi, et la crainte même des ministres. »
Toute la scène est évidemment venue sous la plume de M. de Saint-Simon.