lundi, 12 juin 2017
L'EUROPE MISE A LA QUESTION
La fusion de tous les pays européens en un seul bloc continental unifié est-elle possible ? Il est permis d’en douter fortement. D’abord en jetant un coup d’œil sur l’histoire qui a façonné le continent.
Au fur et à mesure que j'avance dans la lecture des Mémoires de Saint-Simon, je suis frappé par l’énergie déployée par les souverains (Angleterre, Autriche, France, Etats italiens, Savoie, Lorraine, Espagne, Hollande, …) à se disputer des territoires, des couronnes royales, et même des chapeaux de cardinaux, à rivaliser de puissance et animer des querelles de préséance, je me dis que l’Europe est irréductiblement composée de nations trop nettement individuées pour disparaître dans une instance plus vaste qui les subsumerait toutes et en laquelle chacune pourrait à bon droit se reconnaître.
Et ne parlons pas des affrontements qui ont ensanglanté le continent au cours des deux derniers siècles. Tout ce qui façonne ce qu'il faut bien appeler l'identité des peuples s'appelle l'histoire, et ce n'est pas le trait de plume que voudraient bien tirer sur celle-ci les signataires de tous les traités européens qui peut effacer cette réalité ni changer les peuples à volonté.
En même temps que les différences de langues et de coutumes, ces rivalités, querelles et autres guerres ont accentué tous ce qui forme les traits par lesquels les peuples européens se distinguent les uns des autres (on ne devient soi-même qu’en s’opposant, aux parents, au chef, au prof, aux autres, etc. : penser, c’est dire non, disait le philosophe Alain), produisant autant d’identités nettement marquées, voire irréductibles, donc difficilement fusibles les unes dans les autres.
Et ce n’est pas la lecture de L’Ombre des aïeux, du Serbe Slobodan Selenić (Gallimard, 1999, en 1985 dans la langue originale), qui incitera à croire encore possible l’édification d’une Europe unie. Dans ce remarquable roman, à travers les relations complexes des deux protagonistes, Stevan le Serbe et Elizabeth l’Anglaise (qui se partagent inégalement la narration), l’auteur aborde, parmi une multitude de sujets, l’impossibilité pour les nations d’Europe de perdre une identité en perdant une souveraineté qui bien souvent leur a coûté si cher à conquérir : leur mariage donne naissance à un garçon – Mihajlo pour son père, Michael pour sa mère – qui, pris entre les deux cultures, ne parviendra jamais à trouver un socle assez solide pour fonder son existence et son identité. Il en mourra. L’action se déroule sur plusieurs décennies à partir des années 1920, si l’on excepte les éléments remontant à l’enfance de Stevan.
Le premier dépaysé, dans l’histoire, est Stevan, qui achève à Bristol ses études de droit. Elizabeth lui a littéralement tapé dans l’œil, avec sa grande allure et sa chevelure flamboyante de rousse. Lui est plutôt du genre timide, mais elle ne semble pas effarouchée par ses travaux d’approche. Mieux, sous son aspect tellement « british », fait de réserve et de distance dans la conversation, elle répond à ses avances, au point qu’il ose la demander en mariage, allant même jusqu’à l’amener dans la petite chambre qu’il occupe dans une pension de la ville, pour « faire vraiment connaissance ». Il découvre à cette occasion qu’Elizabeth, sous des dehors froids, cache un tempérament de feu, presque déraisonnable.
Stevan est, par tempérament, un être tant soit peu torturé : élevé seul entre son père Milutin, ancien commerçant cossu, et Nanka, la vieille servante analphabète venue de la Serbie profonde et imprégnée de la tradition populaire, il s’inquiète, à l’occasion de son séjour anglais, de constater qu’il pourrait trahir la culture authentiquement serbe qui lui a été fidèlement transmise, et il s'en sent vaguement coupable.
L'auteur, par son personnage de Stevan, étudie en profondeur ce qui se passe dans l'esprit et dans la personnalité d'un homme confronté à une telle division de son propre moi. Dans son cas particulier, d'ailleurs, ce qui se passe à la longue illustre le poids des atavismes : lancé dans des travaux universitaires qui doivent lui assurer un rayonnement intellectuel, il se laisse peu à peu gagner par la nature lymphatique, et même paresseuse du peuple serbe. Le message est clair : si le processus d'acculturation ne va pas à son terme, le long passé historique et traditionnel reprend le pouvoir.
Car il découvre en Angleterre un peuple imprégné d’une culture radicalement autre, fait de coutumes et de rituels extrêmement codifiés, pour ne pas dire rigides, à l’opposé de ceux, primitifs, voire archaïques, en usage dans le peuple serbe : « Tout à coup, je n’avais plus du tout honte de mon pays inculte, perdu dans l’isolement, encore marqué de traits orientaux ; tout à coup, je découvrais, dans la gravité avec laquelle mon peuple affamé considérait la vie, une noblesse humaine et morale plus élevée que la frivolité douillette de celui qui, autour de moi, prenait, depuis des centaines d’années, son thé "at five o’clock", avait depuis huit siècles ses universités et une famille royale qui, dès le seizième siècle, avait résolu ses conflits dynastiques, à l’opposé de ce qui se faisait chez nous ».
Un soir de réunion du groupe, en évoquant son pays, par provocation, il va jusqu’à raconter le cas du berger Milomilj qui, « par une froide journée de novembre », est pieds nus pour garder son troupeau dans la montagne. Et quand le père et le fils s’étonnent de cela, il répond : « Y’a qu’à attendre un peu, avait répondu Milomilj, jusqu’à ce que la première vache bouse. Alors, c’est le paradis : les pieds dans la bouse chaude, y’a rien de meilleur ; la chaleur te monte jusqu’aux oreilles ». Précisons que l’anecdote se situe aux alentours de 1925. On imagine la stupeur des Anglais, mais aussi le vague mépris qu’ils éprouvent pour un peuple aussi arriéré.
Mais Stevan, au moins, retourne dans son pays une fois terminées ses études, en emmenant Elizabeth, désormais son épouse. Et c’est au tour de celle-ci d’éprouver la cruauté qu’il y a dans une telle transplantation en terre étrangère, à plus forte raison sachant que c’est définitif, et que, entre les deux nations, il ne s’agit pas de petites différences : la Serbie est carrément un autre monde, où apparaissent alors encore les traces très visibles (et souvent misérables) de l’empire ottoman. Et pourtant, elle fait des efforts inouïs pour s’adapter, par exemple en essayant d’apprendre le serbe, sans jamais arriver à le maîtriser totalement. Et puis, avec sa chevelure rousse, comment pourrait-elle passer inaperçue et se fondre dans la masse ?
Le pire, peut-être, est que, avec les meilleures intentions du monde, elle se fait un point d’honneur d’élever son Michael-Mihajlo selon les préceptes qu’elle a elle-même reçus. Pendant les premières années, le jeune garçon laisse entrevoir des aptitudes exceptionnelles, maîtrisant très tôt les deux langues et passant sans heurts de l’une à l’autre, lisant très tôt Shakespeare, enfin bref, montrant tous les caractères de l’enfant docile et surdoué.
Et puis un jour tout change. Les parents, de jour en jour plus effarés, voient leur fils s’éloigner d’eux. Ils constatent que le compréhensible besoin de s’intégrer dans le « groupe des pairs » (comme disent les psychosociologues) amène Mihajlo à délaisser d’abord l’anglais pour le serbe, puis à imposer le respect à son groupe – qui le traite encore d’Anglais – en relevant un défi lancé par les autres (ramener une des pastèques qui flottent en nombre sur le Danube). Pour s’intégrer, il faut choisir, or choisir, c’est éliminer. Mihajlo choisit ses camarades, bien que n'ayant pas trop d'estime pour eux, plus rustauds et rustiques.
Au sortir de la guerre, alors que se livrent les derniers combats contre les Allemands, juste avant que ne s’installe le régime communiste de Tito, Mihajlo rejoint un groupe de partisans, dont il impose la présence à ses parents, au motif qu’ils possèdent une table assez vaste pour confectionner à l'aise les banderoles des manifestations, au grand dam des parquets et tapis, aimablement souillés par les chaussures crottées.
Les relations du jeune homme avec ses parents deviennent tous les jours plus exécrables. Il va jusqu’à se mettre en colère contre sa mère, qui lui a donné les mêmes cheveux rouges qui le distinguent de tous les autres Serbes. Il n’hésite même pas à l’agonir des injures les plus violentes. Que peuvent les pauvres parents face à de telles explosions ?
Un jour, cependant, Stevan, n’en pouvant plus, éclate contre son fils et lui lance : « I wish you were dead » (je voudrais que tu sois mort). Le point de non-retour est dépassé. Mihajlo, sans rien dire, s’engage dans les troupes envoyées sur le front, soit pour échapper à un milieu devenu pour lui haïssable, soit pour exécuter inconsciemment la malédiction de son père. Peut-être les deux. Ce qui devait arriver arrive. Est-ce le père qui a renié son fils ? L’inverse ? Quoi qu’il en soit, la rupture entre les générations est consommée. Le fil de la transmission est cassé.
Inutile de dire que la lecture de ce livre – qui n’est qu’un roman, mais la seule science exacte n’est-elle pas la littérature (c’était Jean Calloud qui l’affirmait) ? – a été une belle occasion pour moi de m’interroger sur l’état actuel des relations entre les pays européens et sur les conséquences de l’entreprise de marche forcée des peuples européens vers « une ténébreuse et profonde unité » (en réalité purement et simplement réduite à la marchandise et à l’argent), qui fait allègrement fi de tout ce qui sépare ou éloigne les unes des autres chacune de ses entités élémentaires.
De tels arrangements mercantiles et de tels dénis de démocratie ne peuvent produire que des Donald Trump.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature serbe, slobodan selenic, selenic l'ombre des aïeux, mémoires de saint-simon, europe, construction européenne, éditions gallimard, donald trump, populisme