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lundi, 22 mai 2017

GEORGES PEREC DANS LA PLÉIADE

PLEIADE4.jpgA peine apprends-je que Georges Perec entre dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard) que voilà le coffret de deux volumes installé sur mes rayons. Et qui plus est accompagné de l’Album de l’année de la collection, consacré à Perec par un de ses plus grands connaisseurs, c’est-à-dire par l'excellent et Lyonnais Claude Burgelin.

Je ne dis pas "connaisseur" par hasard : non content d’avoir côtoyéPLEÏADE ALBUM1.jpg l’homme et l’écrivain, il en a donné, en 1988, une biographie littéraire (Georges Perec, Seuil, coll. Les contemporains). On lit même, dans l’extraordinaire biographie que David Bellos a consacrée à Perec (Seuil, 1994), que Burgelin est compté dans le cercle des « vieux amis de Perec » (p.712). On peut compter sur lui pour faire partager au lecteur la connaissance, précise et chaleureuse, qu’il a de l’homme et de l’écrivain, tant par le choix des documents que par le propos qu’il tient.

Les deux volumes (n°623 et 624) sont sobrement présentés sous l’appellation d’ « Œuvres », pour la raison que la diversité des tâches auxquelles s’est livré Perec au cours de sa brève existence (il est mort à quarante-six ans) mettrait la collection de prestige de l’éditeur en infraction à sa vocation presque (il y a quelques exceptions, comme Henri Michaux) exclusivement littéraire. Il a en effet donné des jeux à la revue Ça m’intéresse, des mots croisés, etc.

Et je ne parle pas du – qu’on me pardonne –  fatras des publications posthumes : on dirait que, à l’instar des bouts de nappe en papier signées ou griffonnées par Picasso précieusement conservés dans le restaurant, il fallait absolument immortaliser le moindre brimborion qui porte la trace du grand homme. Je ne suis pas sûr qu’il faille absolument ennoblir par la publication ce que Perec lui-même appelait « l’infra-ordinaire », mais bon. Son œuvre proprement littéraire est déjà assez placée sous le signe du disparate qu’il n’y a peut-être pas à vouloir à tout prix inclure dans d’improbables « Œuvres complètes » jusqu’au plus petit souvenir laissé par l’homme, si grand qu’on puisse le considérer.

Personnellement, si je suis touché par W ou le souvenir d’enfance ou Je me Souviens, intéressé par Les Choses, amusé par les performances lexicales de La Disparition ou la désinvolture osée de Les Revenentes, immergé dans la matière océanique de La Vie mode d’emploi, je reste sceptique devant la virtuosité des « onzains hétérogrammatiques », et la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien me laisse indifférent : inventorier les plus minuscules faits (y compris chaque passage de bus) observés depuis le Café de la Mairie ou le Tabac de la place Saint-Sulpice, pourquoi pas, mais sans moi. Même si je passe à côté d'un aspect (l' « infra-ordinaire ») pour lequel Perec lui-même manifestait un grand intérêt.

1965 LES CHOSES.jpgIl y a, dans Les Choses (1965), une formidable « enquête de motivation » sur une future néo-bourgeoisie, faite de gens instruits et frustrés, Jérôme et Sylvie, qui participent à la naissance et à l’essor des premières entreprises de sondages d'opinion – si ce sont des « instituts », c’est au même titre que ces endroits qu’on appelle « instituts de beauté » –, goûtent à l’extrême les belles choses qu’ils sont hors d’état de s’offrir (mais à la fin, « ils auront leur canapé Chesterfield »). Ce n'est qu'en 1970 que Jean Baudrillard, philosophe quoique pataphysicien, publie La Société de consommation : il y a déjà quelque temps que la fascination des futures « classes moyennes » pour les objets et pour l'habileté diabolique avec laquelle ils sont vantés (la publicité) fait des ravages. 

Il y a, dans La Vie Mode d’emploi, les mille et une aventures d’une foule d’individus2016 1978 LA VIE MODE D'EMPLOI.jpg d’extractions variées, aux trajectoires imprévisibles, plus ou moins rectilignes ou sinusoïdales, et en particulier, en plein centre, la relation si étroite, si distante et si étrange entre le richissime Bartlebooth et Winckler, cet artisan machiavélique qui se vengera d’on ne sait trop quoi en rendant impossible l’achèvement d’un puzzle qui aura raison du cœur du milliardaire. Livre étourdissant et fascinant.

1978 JE ME SOUVIENS.jpgIl y a, dans Je me Souviens, la référence à un monde où je me reconnais en grande partie, un monde qui, pour l’essentiel, fut le mien : question de génération, certainement, mais pas seulement. Roland Brasseur a beau documenter soigneusement (Je me Souviens de Je me Souviens, Le Castor astral, 1998, sous-titré « notes pour Je me souviens de Georges Perec à l’usage des générations oublieuses ») les 479 + 1 souvenirs consignés dans le livre de Georges Perec, qui parmi les jeunes aurait la curiosité d’aller y jeter un œil ?1998 ROLAND BRASSEUR.jpg

Quand j’ai la curiosité d’ouvrir l’album de famille qui rassemble des photos de gens qui m’ont précédé il y a un siècle et demi, j’ai beau savoir que mon existence a quelque chose à voir avec la leur, ma mémoire n'est ici qu'une page blanche. Si le livre de Perec s’était intitulé Traces pour archéologues à venir, Brasseur aurait été le premier de ces derniers. Et peut-être le dernier.

Quant à W ou le Souvenir d’enfance, il touche le lecteur de façon très indirecte, je2016 1975 W OU LE SOUVENIR D'ENFANCE.jpg dirai : par l’effet que produit la cohabitation de deux univers « violemment clivés », pour reprendre des termes de Claude Burgelin, l’un désespérément vide pour cause d’absence à sa propre vie (« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance »), mais désespérément et patiemment reconstitué, comme fait Bartlebooth (« I would prefer not to », serine le Bartleby de Herman Melville, un autre grand absent) avec les puzzles de Winckler ; l’autre, concentrationnaire et impitoyable, où l’auteur imagine un ailleurs utopique, mais un ailleurs qui a concrètement existé, et dont sa mère n’est pas revenue.

2016 1994 DAVID BELLOS.jpgPour entrer dans l’univers extraordinairement polymorphe, voire éclaté de l’œuvre créée par Georges Perec, je ne peux cependant que recommander de passer par la biographie de David Bellos (Seuil, sous-titré « une vie dans les mots »). J’en avais parlé ici le 14 février 2016. La lecture de ce monument - un grand roman, pour ainsi dire - avait bouleversé ma perception de l’homme et de l’œuvre, en même temps qu’elle me bouleversait personnellement.

Je garderai mes réticences à l’égard de tout ce qu’il y a eu d’expérimental, voire d’excessivement « cérébral » dans les multiples activités du cerveau fertile de l’auteur, mais je ne peux oublier la substance vivante et vibrante dont est constitué l’ensemble de son œuvre.

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 23 mars 2014

LES VARIATIONS MUSICALES DE CLAUDE MONET

Comme je parlais des trente Cathédrales de Rouen peintes par Claude Monet, en évoquant la notion de « thème et variations », qu'on croit à tort réservée au domaine musical, j'ai eu envie de revenir à une des plus fortes émotions esthétiques que j'aie jamais éprouvées.

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C'était en 1994. Il se trouve que je courais cet été-là les cathédrales gothiques qu'on trouve au nord de la Loire, en me déplaçant d'est en ouest.

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Arrivé à Rouen, j'apprends que le musée des Beaux-Arts accueille un nombre impressionnant, en tout cas jamais vues ensemble, de toiles peintes par Claude Monet de la cathédrale de la ville. Le musée d'Orsay en possède quelques-unes, tout le reste est dispersé dans les musées et collections particulières du monde. Moment unique, donc. Occasion à saisir.

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Je cours, je paie l'entrée, je me dirige vers l'expo. Alors là, on dira ce qu'on voudra, mais ceux qui n'ont pas eu la chance de la visiter n'ont vraiment pas eu de chance.

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Si je me souviens bien, on entre en descendant quelques marches dans une vaste salle très lumineuse. Tous les tableaux rassemblés sont là, bien rangés côte à côte à la même hauteur. Le choc !

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Car rencontrer une de ces cathédrales, par exemple au musée d'Orsay (prenez « Le portail, soleil matinal », « Le portail, plein soleil », ou « Le portail et la tour d'Albane, effet du matin  »), cela fait son effet, certes. Non, rassurez-vous, je ne ferai pas dans le lyrique. Je veux dire qu'on peut admirer chaque tableau en particulier, c'est sûr. Malheureusement, on connaît l'existence de la série : il manque tous les autres.

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Car voyez maintenant se déployer sous vos yeux, d'un seul regard, à trente reprises, comme démultipliée en dizaines de reflets, dont chacun recèle son irisation particulière, le gigantisme de l'obsession du peintre, croyez-moi, il y a de quoi se sentir terrassé par une sorte de démesure. Je précise cependant que quelques tableaux de la série manquaient à l'appel.

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Le problème, quand l'homme se met en tête d'épuiser le réel (disons de créer un monde, c'est la même chose, puisque ce sont deux façonsclaude monet,peinture,cathédrale de rouen,art d'en faire le tour complet), c'est que, se prétendant rival de Dieu, il se rend compte très vite de sa vaine prétention, puisqu'il est obligé, dans l'espoir d'arriver à la Totalité, de procéder par l'Enumération, ce qui est le plus sûr moyen de ne jamais y parvenir. Dieu commence par le Tout. Et Georges Perec n'a pas davantage épuisé « un lieu parisien » (en l'occurrence la place Saint-Sulpice) que Claude Monet la cathédrale de Rouen (Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Christian Bourgois, 1982).

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Et rien n'est plus fascinant que de se trouver devant une de ces tentatives prométhéennes, où un peintre entreprend de rivaliser avec l'infini en énumérant les différentes circonstances spécifiques dans lesquelles s'inscrit l'objet de son choix, où les paramètres de la vision changent au gré du temps qu'il fait et du moment de la journée.

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Ainsi Monet, au cours des années 1890, tente d'en finir avec les effets de lumière et de couleur sur la cathédrale de Rouen, depuis son poste d'observation chez Louvet, puis chez Mauquit.

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Qu'on le veuille ou non, cette tentative est parente de celle du musicien qui entreprend un « thème et variations » : on retrouve bien toujours la base reconnaissable, basse ou cantus firmus, revêtue à chaque fois de vêtements différents, d'ornements nouveaux, d'harmonies surprenantes, de couleurs imprévues.

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Cette façon de composer des sons ou des tableaux me touche particulièrement.

Voilà ce que je dis, moi.

 

Note : je fais figurer ci-dessus onze des trente tableaux, reproduits tant bien que mal, évidemment. Pour les curieux, j'ai ouvert un album complet qu'ils peuvent aller consulter dans la colonne de droite.