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dimanche, 17 juin 2018

CE QUE C'EST QUE DEUX FRÈRES

4 CE QUE C'EST QUE DEUX FRÈRES

Le Lambeau est un très dur et très beau livre. J'ai même parfois un peu de mal à comprendre comment, après un déchaînement de violence meurtrière où tant d'amis sont morts et où son propre corps est soumis à une torture de tous les instants, il est encore possible d'écrire de cette façon pacifiée, presque sereine. Et distanciée. Mais, comme le dit Philippe Lançon, il y a deux Philippe Lançon : celui d'avant et celui d'après. Celui d'après regarde de l'extérieur celui d'avant. Il le dit très simplement, d'ailleurs. Et sa prose dépassionnée place le lecteur que je suis (mentalement ficelé dans l'aventure de Charlie Hebdo depuis son tout début) au cœur de ce qu'il ressent encore de la tragédie, mais (miraculeusement) sans appuyer sur le moi et sur ce qu'il endure (en en parlant sans arrêt). Sortir de soi pour dire ce qui fut : chapeau, monsieur Lançon ! Du fond du cœur. Le Lambeau est un livre d'une grande dignité.

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« J'ai relevé les yeux et, à ma gauche, au-dessus de moi, est apparu le visage de mon frère Arnaud. J'ai alors senti pour la première fois qu'il m'était arrivé quelque chose de grave, que si le café et le reste étaient un rêve, l'attentat, lui, ne l'était pas, et j'ai regardé mon frère, moi l'aîné, comme je ne l'avais jamais regardé. Comme il était mince ! Et étrangement blafard ... Il avait maigri et pâli en si peu de temps ? Que faisait-il là ? Tout seul ? Depuis quand ne l'avais-je pas vu ? Quelques jours à peine ... Maintenant les lumières de cet endroit inconnu avaient déteint sur lui. On avait repeint mon frère aux couleurs de ma nouvelle vie et on l'avait rajeuni du même coup, du cœur même de la fatigue et de l'angoisse, rajeuni et affermi dans la mission qu'il acceptait et entamait. Cette mission allait faire de lui mon jumeau et mon directeur de cabinet pratique, administratif, social, intime, pendant plusieurs mois. L'ordre en a été ancé, malgré lui et malgré moi, dans ce premier échange de regards. J'ai déplacé ma main vers la sienne avec une double exigence de consolation : je devais le consoler et il devait me consoler, l'un n'allait pas sans l'autre, il n'y aurait pas de consolation à sens unique.

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Monument aux morts de 14-18 à Trévières (Calvados). Un obus de la bataille de Normandie en 1944 en a fait une "gueule cassée". Les municipalités successives ont eu la bonne idée de le laisser en l'état. 

J'ai pensé que chacun de nous n'avait qu'un frère, l'autre, et cherché ce que pourrait être sa vie sans la mienne, et, le regardant fixement, ma vie sans la sienne. Les enfants font parfois cette expérience, par jeu, pour se faire peur et pour tester les limites de leur endurance à l'effroi – pour mieux se rassurer finalement. L'exercice a besoin de complaisance – comme lorsqu'on appuie sur la dent qui fait mal pour vérifier la douleur qu'on augmente et avoir le délicat plaisir de s'en plaindre en la renouvelant. Ce qui m'arrivait était peut-être de même nature, mais d'intensité différente : je ne jouais pas, j'étais joué, et la vision me tomba dessus sans que j'y sois préparé.

Quand on imagine le moins imaginable avec une force  imprévue et comme détachée de soi-même, une force telle que la scène imaginée devient la seule possible, quelque chose crève dans le tissu fragile et résistant qui sert de conscience : la perspective de nos morts jumelles a ouvert un champ dont j'ai aussitôt pressenti, malgré l'abrutissement, que l'arpenter me rendrait tout aussi fou que de trop voir la cervelle de Bernard. Je voyais mon frère mort et j'ai vu défiler la suite, son enterrement, nos parents défaits, moi les prenant en charge, etc. Je me voyais mort et j'ai vu défiler la suite, mon frère à mon enterrement, nos parents défaits, lui les prenant en charge, etc. Dans les deux cas, l'enterrement avait lieu dans notre village et la tombe de chacun était celle de nos grand-parents, à quelques mètres de celle de Romain Rolland [Vézelay]. Les scènes se détachaient de moi-même et tournaient, comme des chevaux de bois sur un manège, se mélangeaient pour m'envelopper et m'enferment dans leur fixité et leur répétition. Le manège allait revenir régulièrement dans les mois suivants. Il accueillait des scènes différentes, mais récurrentes, mais récurrentes, et qui tournaient, tournaient. Les unes me faisaient vivre ce que je craignais le plus ; les autres, les plus redoutables, ce que j'avais vécu et ne pourrais plus jamais vivre : j'assistais en boucle à l'enterrement de mes vies passées ; mais qui portait le deuil exactement ? Je n'en savais rien. C'était le champ du pire aussitôt là, une suite d'images qui m'acculaient pour étrangler les restes de ma propre existence et les remplir d'incertitude, de vide. Je devenais ce que je voyais et ce que je voyais me faisait disparaître. Comme un vol de corbeaux dans un champ de blé était devenu un jour, tandis qu'il le peignait, la seule réalité, celle de l'artiste à l'oreille coupée et du nuage dans lequel il s'est perdu.

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Le champ Van Gogh est apparu pour la première fois à cet instant, dans la nuit du réveil. J'ai fermé les yeux pour lui échapper, espérant retrouver l'illusion du café et de l'haleine de Gabriela, les retrouver par la réalité. Mais l'attentat ne permet pas ce genre de fiction : il dissout toute tentative de retour en arrière. Il est l'avenir qu'il détruit, le seul avenir, sa seule destruction, et tant qu'il règne il n'est que ça. J'ai rouvert les yeux. Mon frère était toujours là et il était vivant. Moi aussi. Le champ Van Gogh a disparu. L'infirmière est arrivée pour vérifier mon état et celui des perfusions. Elle nous a donné une tablette Velleda et un feutre bleu pour qu'on puisse communiquer. 

Quels rapports ont les frères, les sœurs ? Comment se mêlent les souvenirs d'une intimité quotidienne – celle de l'enfance – à l'éloignement progressif qui généralement lui succède ? Arnaud et moi nous entendions bien, sans tensions ni conflits, mais sans nous voir beaucoup, sinon aux repas familiaux. Nous avions des vies et des amis aussi différents que possible – deux chiens d'une même portée mais de race différente, et qui ne retrouvent leurs réflexes communs que dans la niche qui les renvoie au temps perdu et partagé. Acquise ou innée, cette distance a sauté dans la salle de réveil – ou bien notre intimité, latente, a profité d'une occasion dont nous nous serions passés pour ressurgir. Nos parents n'étaient pas encore là, je ne savais pas si c'était l'aube, la journée ou la nuit ; c'était Arnaud qui prenait en charge ma vie et mon emploi du temps. Il l'a fait avec la fiabilité, la diplomatie et le sens moral qui le caractérisaient. notre enfance commune, nos vacances, nos blagues à deux balles, nos déjeuners rapides et réguliers dans un restaurant chinois situé sur l'avenue de la République où nous mangions toujours exactement la même chose, les mille et un liens qui nous tenaient sans que nous y pensions, tout ne semblait avoir eu lieu que pour aboutir là, dans cette salle de réveil, premier cadre de l'épreuve qui nous attendait. L'attentat a pesé sur nous avec une telle puissance qu'il n'y a jamais eu besoin, dans les mois suivants, de commentaires ni d'explications : sa violence et la violence de ses conséquences simplifiaient tout.

Arnaud était arrivé en se demandant ce qu'il faudrait affronter. Il ignorait à quel point j'étais touché, conscient ou diminué. Sa hantise était de tomber sur un légume ou un homme entièrement défiguré. Il a découvert un visage aux deux tiers intact. Le troisième tiers, inférieur, était couvert de pansements. On ne pouvait qu'imaginer l'absence de lèvres, de dents, et le trou. L'opération avait duré entre six et huit heures. Les orthopédistes ont attendu que les stomatologues aient fini leur boulot pour rafistoler les mains et l'avant-bras droit. Ma chirurgienne, Chloé, déjeunait avec une amie quand on l'a appelée. "Et vous savez de quoi on parlait ? m'a-t-elle dit deux ans plus tard. De Houellebecq ! Mon amie était venue avec Soumission, qu'elle m'a offert ..." Leur repas s'est arrêté là. Plus tard, elle a lu le livre et l'a aimé. Qu'en aurait-elle pensé si mon arrivée au bloc n'avait pas abrégé son déjeuner ? Quand elle m'en a parlé, nous étions dans son cabinet de consultation, je n'étais plus en position horizontale et nous avons simplement ri de la coïncidence, mais, après tout, en était-ce une ? Houellebecq me semblait bien loin, désormais. Il appartenait à mes souvenirs, comme il appartient à mon livre. Je me demande qui a récupéré l'exemplaire annoté de Soumission, que j'ai perdu. 

J'ignorais quelle heure il était, si une heure, un jour ou un mois avait passé. Plus tard, j'ai su qu'il était minuit. Arnaud m'a dit d'une voix douce : "Nous avons eu beaucoup de chance, mon frère. Tu es vivant..." Je n'ai compris qu'en écoutant ces mots que j'aurais pu être mort et, regardant de nouveau mes mains et mes bras bandés, me rappelant que la mâchoire était détruite, me suis demandé pourquoi je ne l'étais pas. Il n'y avait ni colère ni panique ni plainte dans cette question muette, adressée à je ne sais qui. Il n'y avait qu'une recherche du nord. J'étais désorienté. J'ai de nouveau regardé mon frère, senti que j'avais du mal à respirer. Mon ancien corps s'en allait pour laisser place à un encombrement de sensations précises, désagréables et inédites, mais assez bien élevées pour n'entrer que sur la pointe des pieds.

Arnaud me regardait, je le trouvais décidément maigre et blafard comme la lumière dont il semblait sortir. Il avait l'air si jeune, si seul ! Pour un peu, je l'aurais plaint et l'aurais pris dans mes bras ; mais mes bras ne voulaient pas bouger. Et, cette fois ensemble, nous nous somme regardés comme deux frères qui avaient failli ne plus jamais se voir et que la perspective de la mort venait de souder. Je n'ai même pas essayé de parler. Je n'avais pas encore conscience des pansements qui fermaient le visage et de la trachéotomie, la trach' comme on allait vite m'apprendre à dire, ni de la sonde nasale qui allait bientôt m'irriter insupportablement la gorge et le nez, mais quelque chose m'avertissait que parler était impossible. Le patient pressent ce qu'il ignore. Son corps violé est un aboyeur. Il annonce des invités, inconnus et presque tous indésirables, à la conscience qui se croyait maîtresse de maison. J'ai fait un signe lent à Arnaud, un tout petit geste de souverain moribond, et il a commencé à me parler. De quoi ? Peu importe. Il me parlait. »

Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018, pp. 114-119.

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